Du Système prohibitif en France dans ses rapports avec les classes ouvrières et avec les intérêts britanniques

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DU


SYSTEME PROHIBITIF


EN FRANCE


DANS SES RAPPORTS AVEC LES CLASSES OUVRIERES


ET AVEC LES INTERETS BRITANNIQUES





I. Rapport de M. Mimerel au conseil-général du Nord (session de 1856) sur le vœu à émettre au sujet du projet de loi portant retrait des prohibitions. — II. Plus de prohibition pour les filés de coton, par M. Jean Dollfus, Paris 1855.





O fortune propice ! faisons des libations aux dieux ! La littérature française vient de s’enrichir d’une nouvelle production de M. Mimerel ; c’est un rapport au conseil-général du Nord sur le projet de loi portant retrait des prohibitions auquel le corps législatif, au grand étonnement du public, fit le médiocre accueil que l’on connaît. Cette production est d’une haute importance. Ce n’est pas qu’elle ait un grand mérite littéraire : c’est d’un français assez négligé, on y rencontre des phrases qui rappellent cette sorte de latin qu’on nomme le latin de cuisine, et çà et la des métaphores qui feront dresser les cheveux sur la tête à M. Villemain. Le fond de cette œuvre est-il supérieur à la forme ? Non, la pensée ne s’y recommande ni par l’élévation ni par la justesse, et la dialectique en est faible ; mais qu’importent ici le style et la philosophie ? Les autres écrivains de notre temps, ceux-là même qui tiennent le sceptre de la littérature française, que font-ils, à quoi réussissent-ils ? Le résultat de toutes leurs veilles est de nous intéresser à Mme de Longueville, à Cromwell ou à la comtesse de Stafford, à Marie Stuart ou à Charles-Quint, ou de nous faire tressaillir au récit de la soirée de la bataille d’Essling. Qu’est-ce que tout cela auprès des succès de M. Mimerel ? pendant que les plus illustres auteurs barbouillent du papier, il écrit, lui, sur les tables de bronze de l’histoire ; tandis que les princes des lettres font le récit des événemens, de sa puissante main il les pétrit et les jette dans le moule. Que dis-je ? il répète les prodiges de Josué ! Le vaillant capitaine d’Israël, un jour de victoire, dit au soleil de s’arrêter, et il fut obéi. Le chef des prohibitionistes, un jour où son armée était ébranlée par le mouvement général qui porte les peuples à unir leurs intérêts et à resserrer leurs relations commerciales, où la cause de la prohibition semblait perdue sans retour, a signifié à ce mouvement, qu’on eût supposé aussi irrésistible que la marche des astres, qu’il eût à s’arrêter, et le mouvement s’est suspendu : regardez plutôt autour de vous. La levée des prohibitions n’est-elle pas ajournée à cinq ans ? Josué fit remonter le Jourdain vers sa source, M. Mimerel oblige le courant de la civilisation d’aller en arrière. Josué, du son de sa trompette, a renversé les murailles de Jéricho : à la voix de M. Mimerel, la muraille de Chine érigée autour de nos frontières, qui croulait de toutes parts, a réparé ses brèches, et la voilà qui, de nouveau solide sur ses fondemens, défie tous les assauts. Auprès de ce pouvoir surnaturel, qu’était celui de nos rois, qui se bornait à guérir un vilain mal au cou ? Si M. Mimerel conserve de la modestie, il a un mérite sans égal, et pour tant de vertu stoïque le moins que puisse faire l’Académie française est de venir en corps déposer à ses pieds le prix Montyon.

Rappelons dans quelles circonstances cette œuvre s’est produite. L’industrie française s’était montrée tellement avancée, tellement forte aux deux expositions universelles de Londres et de Paris, et surtout à la dernière, que, de toutes parts, ce ne fut plus qu’une voix contre la prohibition, qui eût l’alpha et l’oméga du tarif des douanes françaises pour les objets manufacturés. La prohibition succombait ainsi, étouffée sous les couronnes décernées à l’industrie nationale. Les prohibitionistes les plus renforcés en avaient fait leur deuil. Si, le lendemain de la distribution solennelle des récompenses, le Moniteur avait contenu un décret portant l’abolition de toutes les prohibitions dans un délai d’un an ou de six mois, personne n’en eût été surpris, pas une plainte n’eût été proférée. On fut même généralement étonné alors du silence que gardait le gouvernement, on regrettait qu’il ne profitât pas de l’unanime disposition des esprits ; mais tout le monde semblait si bien convaincu ou résigné, que le gouvernement ne voyait pas d’inconvénient à attendre. Il aurait pu procéder par la voie d’un décret, sauf à demander la sanction législative après que l’expérience aurait prononcé et rassuré les esprits timides. Il payait parfaitement le droit. Qu’un homme impartial étudie, dans ses origines et dans ses rapports avec les modifications successivement apportées au tarif des douanes, l’art. 34 de la loi du 17 décembre 1814, dont on s’appuie pour prétendre que la loi est le seul instrument. Avec lequel il soit permis de toucher à la prohibition : il reconnaîtra bien vite que c’est là une disposition désormais caduque. Le gouvernement cependant, par un scrupule honorable en soi ; ou par esprit de ménagement, crut convenable d’associer le corps législatif à la mesure, en faisant de la levée des prohibitions l’objet d’une loi. Malheureusement, par l’effet de causes toutes fortuites, le projet de loi fut présenté tardivement, lorsque le corps, législatif n’était plus qu’à quelques jours de la clôture de la session. Les intérêts, privés qui profitent ou croient profiter de la prohibition ; tirèrent parti de cette circonstance avec une habileté et une activité, qu’on doit admirer, tout en regrettant qu’il en ait été fait un pareil usage. Ils entreprirent de faire vivre la prohibition, que l’on supposait morte, et dont il semblait qu’on ne dût plus s’occuper que pour en célébrer les funérailles. Le ban et l’arrière-ban furent convoqués, ce qui était facile, au moyen d’une forte organisation qu’on s’était donnée de longue main, et ils apportèrent avec eux une montagne d’objections. Le projet de loi, qui ne péchait que par excès de circonspection, car en général les droits proposés pour remplacer la prohibition étaient exorbitans, fut sérieusement représenté ; comme mettant l’industrie nationale en danger. C’est en vain que le gouvernement, par une seconde édition du projet, augmenta encore ces droits démesurés : le corps législatif, entraîné par l’influence prohibitioniste, se sépara sans que le projet fût discuté.

À peu de temps de là, les conseils-généraux des départemens se réunirent. Ils résistèrent, beaucoup mieux que le corps législatif aux pressantes démarches du parti prohibitioniste ressuscité. Dans cinq ou six départemens tout au plus, ils se prononcèrent pour la prohibition. La campagne des prohibitionistes cependant ne fut pas stérile : le 17 octobre 1856, le Moniteur a parlé, et, tout en maintenant le principe de la levée de toutes les prohibitions on en ajourne l’application : au 1er juillet 1861, ce qui laisse aux prohibitionistes les plus grandes espérances. Parmi les causes de ce revirement, il paraît qu’on doit compter le rapport de M. Mimerel., C’est ainsi un document historique dont il sera parlé dans mille ans d’ici, lorsque quelque Heeren du temps récrira l’histoire du commerce dans l’antiquité. À plus forte raison pour l’époque actuelle cette pièce est-elle d’un intérêt considérable.

La thèse que soutiennent les prohibitionistes par l’organe de leur chef peut se résumer ainsi : la prohibition est le salut de nos populations ouvrières ; l’abandon du système prohibitif par la France serait pour l’Angleterre une bonne fortune incomparable, et pour notre patrie un désastre. Chacune de ces propositions appelle une discussion séparée, que je vais, essayer.


I. – SI LA PROHIBITION EST LE SALUT DES POPULATIONS OUVRIERES.

Parlons d’abord des classes ouvrières. M. Mimerel ne se lasse pas de dire que si l’on supprime la prohibition, les marchandises étrangères inonderont le marché français, et que du coup nos ateliers seront fermés. Il y a quelque quinze ans qu’on nous répète cette opinion, doublée de toutes les affirmations imaginables ; mais ces affirmations sont-elles bien convaincantes ? Quelle que soit l’autorité de M. Mimerel, sa parole n’est pas encore parole d’Évangile, et, pour s’accréditer, toute théorie, même celle de la prohibition, se produisant sous les auspices des hommes les plus puissans dans l’état, est tenue de s’appuyer sur l’expérience. Or, depuis l’époque où M. Mimerel est entré en campagne dans l’intérêt de la prohibition et l’a proclamée le palladium de l’industrie, ce que personne n’avait fait avant lui, la prohibition a été abolie dans bien des, états, en Angleterre d’abord, en Hollande de même, ainsi qu’en Piémont ; elle l’a été en Autriche ; l’Espagne et la Russie n’en ont plus que des vestiges. La Prusse ne l’a jamais connue, depuis 1814 au moins. Les ateliers de ces peuples sont-ils déserts pour cela ? Assurément non ; ils sont de plus en plus actifs. La France est hors ligne pour la prohibition : les 19/20es des objets manufacturés sont prohibés par notre tarif ; mais enfin Il y a bien çà et là quelques articles qui ne sont pas prohibés, — les tissus de soie et de lin par exemple, la filature du lin, et certaines variétés de la filature de la laine. Or la production de ces articles, chez nous, est-elle nulle ? N’est-elle pas au contraire considérable et toujours croissante ? En France même, depuis 1836, on a levé quelques prohibitions ; les industries qui ont perdu cet abri ont-elles succombé ? ne sont-elles pas plus florissantes ? Il y a un peu plus d’un an, un décret a provisoirement levé la prohibition dont étaient frappés les navires construits à l’étranger, et ces navires ont la faculté d’être francisés moyennant un droit modique. La construction des navires en France en a-t-elle éprouvé du dommage ? Il ne faut donc pas dire que la prohibition est la condition de l’existence de nos ateliers. Et pour qu’elle le fût, pendant que les autres nations s’en passent si aisément, il faudrait que nous fussions au plus bas degré de l’échelle.

La prohibition n’est pas le seul moyen de garantir l’industrie nationale de ce qu’il peut l’avoir de trop vif dans l’étreinte de la concurrence étrangère. Il y a les droits protecteurs, qui ont leur efficacité apparemment. Quand le gouvernement a voulu abolir la prohibition par ce projet de loi que M. Mimerel a foudroyé, il proposait d’y substituer non pas la liberté commerciale, mais dès droits pour la plu part excessifs. En fait, la situation commerciale de la France n’eût pas été modifiée ; elle ne l’eût été qu’au point de vue des principes qui servent de fondement aux sociétés policées et civilisées. Les prohibitionistes tiennent au fait et se soucient fort peu des principes d’une civilisation avancée, car ils se jouent volontiers de la liberté du domicile, de la liberté individuelle et de la dignité humaine, puisque les visites domiciliaires, les visites à corps et la dénonciation soldée sont l’escorte obligée de la prohibition, qui est leur idole. Il semble donc qu’ils auraient dû en conscience remercier le gouvernement, au lieu de repousser son projet. Leurs adversaires naturels, les partisans de la liberté du commerce, leur donnaient un exemple qu’il eût été de bon goût de suivre. Suivant les amis de la liberté commerciale en effet, les droits protecteurs eux-mêmes, du moment surtout qu’ils sont élevés, ont de graves inconvéniens, et on ne saurait les admettre que sous la condition qu’ils soient modérés et décroissans, de manière à permettre toujours l’action stimulante de l’industrie étrangère sur les producteurs nationaux ; mais tout en trouvant fort exagérés la plupart des droits proposés, les partisans de la liberté du commerce ne combattaient pas le projet de loi. Ils se résignaient à attendre que la pratique de ces droits exorbitans eût éclairé les esprits rebelles. Pourquoi, du côté des protectionistes, n’a-t-on pas imité ces dispositions conciliantes ?

On dit : La concurrence étrangère causerait la baisse des prix ; cette baisse elle-même amènerait forcément la réduction des salaires ; donc il faut absolument, dans l’intérêt des populations, écarter la concurrence étrangère et fermer hermétiquement notre territoire aux produits étrangers ; donc il faut perpétuer la muraille de Chine en conservant à jamais la prohibition. Ce raisonnement pèche par la base. Il n’est pas exact de dire que la concurrence étrangère ferait nécessairement baisser le prix des marchandises manufacturées, de manière à en compromettre la production. Un grand nombre d’objets manufacturés sont produits chez nous à aussi bon marché qu’au dehors ; ce sont tous les articles que nous exportons. Ils représentent déjà près de 1,100 millions. Si l’auteur du manifeste prohibitioniste voulait bien se reporter au Tableau du Commerce de 1855, il t verrait, page XIII, que le montant de nos exportations en produits fabriqués a été de 1 milliard 80 millions : de la il l’aurait à défalquer ce qui va dans nos colonies, qui sont des marchés réservés ; mais on peut lire, page IX du même document, que les colonies, l’Algérie comprise, ne figurent dans notre commerce extérieur que pour une proportion de 8 pour 100, ce qui laisse un bon milliard au commerce de concurrence. Si ensuite on examine de quoi se compose ce milliard, on reconnaîtra que toutes les grandes catégories de marchandises à peu près y figurent (tableau 10, page XLIII). On l’aperçoit en effet les tissus de laine, de coton, de lin et de Chanvre, de soie, de fleuret, ainsi que ceux de crin, le papier et ses applications, les ouvrages en métaux, les peaux ouvrées ou simplement tannées, l’orfèvrerie, la bijouterie, les modes, l’horlogerie, la coutellerie, les articles multiples de l’industrie parisienne, la par fumerie et les savons, les armes, les plaqués, les fils de coton et de laine, les sucres raffinés, la poterie, les verres et cristaux. C’est en un mot, à peu de chose près, toute l’encyclopédie industrielle, et la plupart de ces articles figurent sur la liste pour de grosses sommes. Je ne parle pas des produits naturels, des denrées agricoles proprement dites, telles que les vins et les spiritueux, les céréales, les laines brutes, la garance, la soie, les bois communs, les œufs, le beurre, les fruits, les graines et fruits oléagineux, le bétail, et d’autres articles semblables qui forment une autre masse d’exportations de 478 millions. La conclusion à tirer de là, c’est que rigoureusement la presque totalité de l’industrie manufacturière de la France, sans parler de l’industrie agricole, pourrait se passer non-seulement de la prohibition, mais même d’un droit protecteur quelconque, car lorsqu’on exporte une marchandise, on va provoquer la concurrence étrangère sur son propre terrain, et c’est la preuve qu’on ne la craint pas.

Autre circonstance qui ressort du Tableau du Commerce, et qui vient corroborer cette conclusion : celles de nos industries qui sont protégées par la prohibition sont comprises dans nos exportations pour une somme de quatre cents millions environ.

Si le tarif des douanes était modifié et qu’on en effaçât la prohibition, la baisse des prix, en supposant qu’il s’en manifestât quelqu’une de notable tant qu’on n’aurait pas fixé les droits au point qu’il faut pour que l’industrie française ressente quelque peu l’aiguillon de la concurrence étrangère (et ce n’est pas ce dont il s’agis sait dans le projet de loi), — la baisse des prix causerait-elle du préjudice aux ouvriers ? Est-il vrai qu’elle entraînerait forcément la baisse des salaires ? M. Mimerel soutient que, pour que les prix tombent, il est nécessaire que les salaires soient amoindris. Est-ce juste ? n’est-ce pas une autre de ses illusions ou de ses assertions téméraires ?

Un moyen bien plus efficace que la diminution des salaires pour obtenir l’abaissement des prix est celui qui consiste à perfectionner les procédés. M. Mimerel dit lui-même, dans le rapport qui nous occupe, qu’actuellement en France le prix des étoffes est quatre fois moindre qu’en 1816. Si, comme il le prétend, il était impossible aux prix de diminuer sans que les salaires fussent atteints d’au tant, les salaires aujourd’hui ne seraient donc que le quart de ce qu’ils étaient il y a quarante ans. Or depuis cette époque les salaires n’ont pas été réduits, ils ont augmenté au contraire. Si le taux des salaires réglait seul le prix des marchandises, l’Angleterre est le pays d’Europe où tous les produits sans exception seraient le plus chers, puisque c’est incomparablement de toute l’Europe la contrée où la main-d’œuvre est au plus haut prix. Le royaume de Naples serait le pays qui produirait au meilleur marché, puisque les salaires y sont avilis. C’est précisément l’inverse de la réalité. L’Angleterre, qui a la main-d’œuvre la plus chère, produit à bon marché la plupart des articles manufacturés ; le royaume des Deux-Siciles, où la main-d’œuvre est à vil prix, les produit chèrement. D’où la différence ? C’est qu’en Angleterre on emploie les bons procédés, et on a le bon outillage. Dans les Deux-Siciles, on est mal outillé et on emploie des procédés arriérés.

Eh bien ! la prohibition et en général les droits protecteurs, lors qu’ils sont élevés, amortissent l’aiguillon qui oblige les chefs d’industrie à perfectionner les procédés et à s’emparer des perfectionnemens inventés soit à l’intérieur, soit chez les autres peuples. La concurrence étrangère est un stimulant indispensable pour suppléer à ce que la concurrence intérieure peut avoir et a souvent d’insuffisant. En l’absence de la concurrence étrangère, et surtout lorsque celle-ci est anéantie par la prohibition, il se produit des faits du genre de celui qu’a raconté M. Jean Dollfus au sujet de vieux métiers à filer le coton qui dataient de 1810, époque depuis laquelle trois ou quatre générations de métiers de plus en plus parfaits se sont rem placées l’une l’autre. Ces antiques appareils, que M. Jean Dollfus avait fait démonter, gisaient sous un hangar, lorsqu’un habitant des Vosges vint le trouver et lui proposa de les acheter. — Et que voulez-vous faire de ces vieilleries ? dit M. Jean Dollfus, je les ai de montées, et j’aurais dû le faire bien plus tôt. Il y a infiniment plus d’avantage à travailler avec les métiers modernes, les métiers renfileurs. — Que vous importe ? reprit l’habitant des Vosges ; sous le système prohibitif, qui rend le filateur maître du marché quels que soient ses mécanismes, je gagnerai encore de l’argent avec ces métiers. J’en gagnerai d’autant plus que vous me les aurez vendus comme vieux bois et vieux fer. — À l’heure qu’il est, ces gothiques métiers travaillent dans les Vosges. Verrait-on rien de pareil, si nous avions un tarif modéré, au lieu de la prohibition ?

Lorsque la concurrence étrangère est écartée par la prohibition ou par des droits exagérés, il est encore un autre abus que subit le public : c’est que les producteurs nationaux se coalisent pour n’améliorer leurs procédés qu’à leurs heures, ou, en supposant qu’ils les aient améliorés, pour fixer de la façon la plus arbitraire les prix que le public aura à payer. Cette entente cordiale contre la bourse du public consommateur est parfaitement aisée dans les industries qui ne comptent qu’un petit nombre d’ateliers. Elle devient possible dans les autres, sinon facile, aujourd’hui que la tendance aux fusions, est si fortement prononcée. Par le moyen des comités qui se sont constitués dans la plupart des industries, sous prétexte de la défense du travail national, ce concert entre les producteurs contre l’intérêt public est pratiqué même dans les industries ou Il existe un grand nombre d’établissemens. On en est venu à ce point, dans quelques-unes, qu’on notifie périodiquement au public qu’il a été convenu, dans une réunion tenue en telle ville, que désormais les prix, seraient tels ou tels. Contre de pareils coups d’autorité il n’y a de refuge que dans la concurrence extérieure. Qu’on tempère, s’il le faut l’action de l’industrie étrangère par des droits, mais du moins qu’on ne laisse pas plus longtemps le public, désarmé contre des exigences injustifiables, et à la merci de ces monopoles.

À titre de consommateurs, les populations ouvrières des champs et des villes sont victimes de ses combinaisons, que provoque ou favorise le système prohibitif. Elles sont ainsi dans la même situation que si leurs salaires ; avaient été diminués. Ce n’est pas tout cependant : il est facile de constater aussi que le régime prohibitif agit directement sur les salaires, pour en empêcher la hausse naturelle ou pour la restreindre.

Pour être dans le vrai en effet, il faudrait renverser le raisonnement de M. Mimerel, et dire : L’amélioration du sort des ouvriers a suivi d’une manière générale le perfectionnement des procédés et des méthodes, il est dans la nature des choses qu’elle le suive encore. Donc, pour, procurer, à l’ouvrier des conditions d’existence meilleures, il faut donner à l’industrie française un nouveau degré d’avancement. Il faut la placer dans une situation telle qu’elle n’ait plus rien à envier à personne en fait de progrès. À cet effet, il ne manque plus rien à l’industrie française, si ce n’est le stimulant de la concurrence étrangère. Forte comme elle est, c’est un aiguillon dont l’atteinte ne peut la blesser, et dont au surplus rien n’empêche de modérer l’action par des droits qui n’auraient pas besoin d’être élevés. Nous tous donc qui nous préoccupons d’améliorer le sort des ouvriers, provoquons l’intervention, convenablement tempérée, de la concurrence étrangère. Par là, en outre, on fera cesser cette organisation de monopole qui, lors même que les prix de revient ont été fortement diminués par le perfectionnement des procédés, maintient élevés les prix de vente. Tel est le langage que tiendra, si elle prend la peine d’y réfléchir après avoir examiné les faits, toute personne qui éprouve cette vive sympathie pour les masses populaires que professe sincèrement, je le crois, l’école prohibitioniste, mais dont il lui reste peut-être à administrer la preuve effective.

C’est ici le lieu d’insister sur l’étroite solidarité que je viens de signaler entre le degré d’avancement de l’industrie et les conditions de l’existence des populations. Avec une industrie perfectionnée, c’est-à-dire avec de bonnes machines, un bon outillage et des pro cédés conformes aux indications progressives de la science, on voit grandir rapidement, de manière à acquérir des proportions extra ordinaires, la quantité (à qualité au moins égale) des produits de toute sorte qui correspond à une quantité déterminée de travail humain. Dans les sociétés peu avancées, comme sont les tribus arabes ou les villages de l’intérieur de la Russie, où la mouture du grain se fait de la manière la plus arriérée, c’est-à-dire à bras, le travail d’une personne appliquée à faire de la farine produit de quoi nourrir vingt-cinq bouches environ. Dans les moulins organisés comme nous en voyons beaucoup en France, avec les moteurs inanimés et les mécanismes savans dont l’homme s’assiste, à chaque ouvrier employé correspond la production de trois mille rations.

Voilà donc une industrie où le perfectionnement des procédés a multiplié la puissance productive de l’homme dans le rapport de 25 à 3,000, ou de 1 à 120. Dans l’industrie de la filature du coton, depuis moins de cent ans, par la substitution du métier à filer au rouet, par les améliorations que ce métier a subies, et par la mise en œuvre de plus en plus générale, dans les opérations diverses des arts, des forces naturelles, la progression est dans le rapport de 1 à 300 ou 350. Dans l’industrie de la filature du lin, un changement analogue s’est accompli depuis vingt ans. Des faits de ce genre peu vent s’observer dans toutes les branches de l’industrie. C’est l’honneur des soixante dernières années d’avoir imprimé à ce mouvement une rapidité et une étendue jusqu’alors inconnues. Or cet accroissement de la puissance productive de l’individu est synonyme de l’accroissement de la richesse générale, car la richesse d’une nation ou du moins son revenu annuel, c’est la masse annuelle des produits qu’elle suscite en tout genre. Quand les produits sont plus abondans avec une même quantité de travail, ainsi que je viens de le dire, cette abondance se révèle et se constate par le bon marché, et avec un même salaire en argent le pauvre a une existence meilleure : il est mieux nourri, mieux vêtu, mieux meublé. Avec cette production plus abondante, on peut réserver une part des produits ; le montant de cette réserve représente ou plutôt constitue l’épargne annuelle de la nation, et c’est ainsi que se forment des capitaux qui fécondent encore davantage le travail et provoquent la hausse des salaires. Le taux des salaires en effet est déterminé par le montant des capitaux disponibles rapproché du nombre des ouvriers.

Dans ce mouvement de progrès, qui cependant économise à un si haut degré le travail humain et semble au premier abord devoir en rendre superflue une certaine quantité, les bras des ouvriers trouvent un emploi de plus en plus étendu, et les populations ouvrières peuvent se multiplier sans cesser d’être pleinement occupées. Tout le monde sait, et c’est pourquoi je suis presque honteux de le répéter ici, que les perfectionnemens de l’industrie, l’emploi des machines et des méthodes perfectionnées, au lieu d’enlever du travail aux populations, donnent un débouché de plus en plus large à la main-d’œuvre. C’est un fait d’observation qui traîne dans tous les recueils, qu’Il y a cent fois plus de personnes employées dans les imprimeries aujourd’hui qu’il n’y avait de copistes avant l’immortelle découverte de Guttenberg. Antérieurement à l’invention du métier à filer et des autres appareils ingénieux qu’emploie l’industrie du coton, on estimait que la Grande-Bretagne occupait, pour la filature et le tissage de ce textile, 7,900 personnes ; vingt ans après, c’était déjà 350,000. Aujourd’hui l’industrie cotonnière, avec ses accessoires, fait travailler dans la Grande-Bretagne quinze cent mille ouvriers peut-être, sinon bien davantage, et les entretient convenablement avec leurs familles. Les chemins de fer, qui semblaient devoir prendre la place des chevaux et supprimer une multitude de rouliers et de messagistes, et à l’égard desquels les propriétaires producteurs de fourrages exprimaient à l’origine de vives alarmes, font vivre aujourd’hui directement ou indirectement deux fois autant de personnes et de bêtes que l’organisation antérieure du transport des marchandises et des hommes. Le secret de cette multiplication du travail et des emplois réside dans l’abaissement de prix que le perfectionnement des procédés fait éprouver aux marchandises et aux services, et dans l’extension qui s’ensuit pour la consommation ou l’usage.

Le but que doivent poursuivre une philanthropie éclairée et une politique populaire digne de ce nom, c’est d’activer et non pas de ralentir ce progrès de l’industrie, qui traîne à sa suite l’abondance, le bon marché, les gros salaires. C’est par là, et non par de creuses paroles sur nos pauvres ouvriers, comme je regrette d’en lire dans le nouveau manifeste prohibitioniste, qu’on élèvera le niveau de l’existence des populations, et qu’on leur donnera le bien-être dont elles ont soif, le bien-être qu’elles méritent par leur patience et leur application au travail.

Avec la prohibition, par cela même qu’elle arrête le perfectionnement de l’industrie en paralysant une partie des forces qui doivent l’exciter, on arrête, on le voit, la progression des salaires. Ainsi, soyons franc et appelons les choses par leur nom, les prohibitionistes ont beau se représenter comme les amis exclusifs des ouvriers ; ils sont, malgré leur dire et malgré leur volonté, les adversaires systématiques de la cause populaire. Ils se croient les défenseurs du travail national, ils en sont les dangereux ennemis.

Il est un intérêt au contraire que la prohibition sert admirablement, et auquel elle sacrifie l’intérêt public : c’est cet intérêt de monopole auquel j’ai déjà fait allusion. Il existe un certain nombre d’industries, je citerai par exemple la filature du coton et les forges dont la production est fréquemment insuffisante pour les besoins nationaux. Avec la prohibition ou les droits prohibitifs dont ils jouis sent, les producteurs, dans ces deux industries, sont les maîtres absolus du marché. Ils se font payer dans la plupart des circonstances les prix qu’ils veulent. Des établissemens mal situés, mal outillés, mal dirigés, ne laissent pas de prospérer. Ceux qui sont bien placés et ont un bon outillage, ainsi qu’une bonne administration, réalisent (l’expression est d’un de ces messieurs) des profits impertinens[1]. Les bénéficiaires véritables du régime prohibitioniste ne sont donc pas les populations ouvrières, dont il importe tant, pour le repos et pour l’honneur de notre société, d’améliorer la condition pénible ; ce sont quelques catégories de personnes, fort peu nombreuses, qui n’ont aucun droit à jouir d’avantages exceptionnels au détriment de leurs concitoyens, et que le système prohibitioniste érige en une sorte d’aristocratie, levant sur le public des taxes, comme faisaient les seigneurs féodaux. Or apparemment, si la France a secoué la suprématie dès Montmorency, des Rohan et des Châtillon, et si elle n’a plus voulu leur payer de redevances, ce n’est pas pour en servir aux maîtres de forges et aux filateurs de coton. Nous vivons sous le principe du droit commun, principe protecteur pour tous, mais égal pour tous. Que les maîtres de forges, les filateurs de coton, et les autres intérêts que favorise par privilège le système prohibitif, se réclament avec courage et persévérance de ce principe salutaire toutes les fois que leurs droits légitimes seront méconnus, rien de mieux : ce n’est pas nous qui serions les derniers à joindre alors nos faibles efforts aux leurs ; mais qu’ils renoncent à l’espoir de faire durer un régime qui est contraire à l’égalité des droits et qui entrave la marche du travail national, sous prétexte de le protéger. Qu’ils cessent de prétendre que ce régime est au profit des ouvriers. En cette matière comme en toute autre, l’intérêt des ouvriers ne sera garanti que par le triomphe du principe d’égalité, par la victoire définitive des idées du droit commun. Et n’est-il pas puéril de soutenir que si l’on implante dans la société un principe d’inégalité, la main qui en recueillera les fruits sera celle du pauvre et du faible ?

Les prohibitionistes ont bien prévu qu’on leur demanderait pour quoi ils ne se contentaient pas de droits protecteurs. À cette objection, ils répondent, par l’organe de leur chef, que la prohibition est bien préférable, qu’avec la prohibition on a contre la marchandise étrangère des moyens d’action bien autrement efficaces, la recherche à l’intérieur, c’est-à-dire les visites domiciliaires escortées de la dénonciation soldée, et qui plus est, les visites à corps, par lesquelles on soumet à l’inquisition les parties les plus secrètes du vêtement. À cela, il est vrai, on réplique avec avantage que ce sont précisément ces formes violentes qui rendent odieuse la prohibition, si bien qu’aucun législateur, de sang-froid, n’a voulu l’adopter, qu’en effet elle ne s’est introduite dans notre tarif sur de grandes proportions que deux fois, alors que la passion publique était surexcitée, sous Louis XIV et sous la république française, et que dans ces deux cas elle s’y est établie à titre de mesure de guerre. On représente que les visites à corps et la dénonciation soldée, pour un objet pareil, sont des extrémités que repousse la morale publique ; que la liberté du domicile est un des droits sacrés du citoyen chez les peuples civilisés, à ce point que lors même qu’il a été commis un grand crime, comme serait un parricide ou un attentat contre la sûreté de l’état, le code d’instruction criminelle refuse au procureur impérial de procéder aux visites domiciliaires autrement qu’avec l’autorisation préalable et expresse du juge d’instruction. Comment donc peut-il se faire que les visites domiciliaires s’exécutent dans les formes les plus sommaires, sans l’intervention d’une justice protectrice, lorsqu’il ne s’agit que d’un intérêt privé, comme la prétention d’un manufacturier d’écarter absolument la concurrence étrangère ? Ces observations, qui pour d’autres auraient quelque poids, n’émeuvent pas nos prohibitionistes ; ce qu’il leur faut à tout prix, c’est que la prohibition subsiste, qu’elle soit une loi fondamentale du pays. Il leur paraît que le monopole d’une catégorie de fabricans qui trouveraient incommode de se tourmenter l’esprit pour égaler l’étranger, ou seulement pour résister à sa concurrence avec la protection d’un droit élevé, est quelque chose de sacré auquel on doit tout sacrifier, même les principes qui sont les garanties d’une société avancée. La répression de toute atteinte à un pareil monopole leur semble importer plus que la poursuite d’un forfait comme le parricide ou la tentative de bouleverser l’état ; telle est leur idée. Quant aux visites à corps, auxquelles est sujette la fille ou la femme de chacun de nous lorsqu’elle repasse la frontière, qu’est-ce que cela prouve, sinon que le régime prohibitioniste est l’héritier de certaines prérogatives un peu excessives, il est vrai, des seigneurs féodaux ? Mais c’est la démonstration du rang qu’occupe la prohibition parmi les institutions publiques de la France ; l’amour-propre des prohibitionistes en est flatté et empêche leur pudeur de s’en alarmer.

Puisque les prohibitionistes ont un si grand effroi de l’industrie étrangère, je prendrai la liberté de leur soumettre une idée. Les risques auxquels on s’expose en introduisant des marchandises étrangères malgré les lois prohibitives, l’ennui de vivre dans des transes continuelles, de toujours voir un douanier dans un acheteur, un dénonciateur dans un employé, un traître dans un concierge, tout cela n’empêche pas la contrebande, et les administrations publiques ont plusieurs fois déclaré, en France et autrefois en Angleterre, qu’elle avait un tarif d’environ 30 pour 100. Or une augmentation de prix de 30 pour 100, que trouve énorme un consommateur qui la paie, ne paraît aux prohibitionistes qui la reçoivent rien de plus qu’une protection pusillanime, et c’est pourquoi l’on a poussé tant de cris aigus lorsqu’il s’est agi, dans le projet de loi de l’été dernier, de remplacer la prohibition par des droits dont quelques-uns par mégarde n’étaient guère de plus de 30 pour 100. Mais il existe une loi fort bien inscrite au Bulletin des Lois, sous la date du dix-huitième jour du premier mois de l’an II, en vertu de laquelle toute personne qui fera importer, importera, introduira, vendra ou achètera, directement ou indirectement, des marchandises manufacturées ou fabriquées en Angleterre, sera punie de vingt ans de fers. À la bonne heure, voilà une répression efficace. Je ne sache pas que la loi du dix-huitième jour du premier mois de l’an II ait jamais été formellement rapportée. Les prohibitionistes seraient donc fondés à en revendiquer la mise en vigueur. Qu’il soit entendu que la peine de vingt ans de fers subsiste contre tout homme qui se sert de rasoirs anglais ou porte un gilet de piqué anglais, ou contre toute femme qui met des bas faits à Manchester ; ce sont des délits faciles à constater par des descentes domiciliaires ou par la visite des toilettes au beau milieu de quelque grand bal, éclat qui a un précédent tout trouvé dans les visites personnelles que les femmes les plus élégantes et les plus raffinées de Paris sont tenues de supporter à la frontière, quelquefois dans un grenier, de la part d’une matrone dont les procédés et les mains ont la délicatesse que comportent des appointemens de 400 francs par an. Si ensuite il est fait quelques exemples, la prime de contrebande sera immédiatement doublée ou triplée, et la prohibition deviendra, comme on le disait autrefois de la charte, une vérité.

Du moment qu’en dehors de la prohibition l’industrie française est sans possibilité d’existence (ces expressions se lisent dans le rapport de M. Mimerel), qui pourrait s’étonner de mesures de ce genre ? Il faudrait ne pas avoir une étincelle de patriotisme pour blâmer la résurrection de la loi du dix-huitième jour du premier mois de l’an II et des procédés au moyen desquels l’application en serait assurée.

M. Mimerel se plaint de ce que le gouvernement ait présenté le projet de loi portant retrait des prohibitions sans avoir procédé à une enquête préalable ; mais, on vient de le voir, elle est toute faite, cette enquête, elle est complète dans le Tableau du Commerce. Ce document officiel démontre la force de nos ateliers, et il est contre la prohibition même un acte d’accusation. Aussi M. Mimerel n’a-t-il garde de le citer ; on dirait qu’il le redoute à l’égal d’une composition librd-échangiste, de quelque ouvrage de Jean-Baptiste Say ou de Bastiat, ou d’un discours de Cobden. On assure que ce volume va être mis à l’index comme dangereux et subversif, et le directeur-général des douanes, qui a commis la faute de le rendre de plus en plus exact, lucide et lisible, est, dit-on, au moment d’être rangé au nombre des suspects, car enfin, c’est incontestable, par cette œuvre si bien élaborée il sert la cause de la liberté du commerce.

L’enquête est encore faite, non moins concluante, sous une autre forme dans le relevé des médailles décernées par les jurys des expositions de Londres et de Paris. À Londres, celles même de nos industries qui sont protégées par la prohibition absolue avaient rem porté d’éclatans succès ; mais les résultats de l’exposition de Paris sont plus frappans encore, et ils ont l’avantage de se rapporter mieux à la situation présente, puisqu’ils sont d’hier. Prenons pour exemple l’industrie cotonnière, celle de toutes pour laquelle les prohibitionistes ont poussé les plus grandes clameurs. Là, sur 245 médailles, dont 3 grandes médailles d’honneur collectives, 7 médailles d’honneur, 60 médailles de première classe, 175 de seconde classe, la France en a obtenu 136, savoir 1 grande médaille d’honneur collective (pour la ville de Rouen, si ardente aujourd’hui à vouloir qu’on prohibe), 3 médailles d’honneur ou près de la moitié, 38 médailles de première classe ou près des deux tiers, 94 médailles de seconde classe ou plus de moitié.


II. – CE QUE SERAIENT LES POSITIONS RESPECTIVES DE L’INDUSTRIE FRANCAISE ET DE L’INDUSTRIE ANGLAISE, SI LA FRANCE ABANDONNAIT LA PROHIBITION POUR UN TARIF LIBERAL.

Un des moyens qu’ont employés les prohibitionistes pour se faire une nombreuse clientèle, et qui atteste en eux la connaissance du cœur humain, est de répéter sans cesse à l’industrie française qu’elle a un ennemi acharné qui a juré sa perte, et qu’eux seuls possèdent le moyen d’en déjouer la rage. Cet ennemi, ils en donnent le signalement :

Son front large est armé de cornes menaçantes,
Tout son corps est couvert d’écaillés jaunissantes.

C’est un monstre marin, c’est en un mot la perfide Albion. Cet ennemi est terrible,

Le flot qui l’apporta recule épouvanté.

Il est irrésistible, il ne faut pas tenter la lutte, contre lui elle serait sans espoir. Il n’y a qu’à fuir

… sans s’armer d’un courage inutile,

et qu’à placer entre lui et soi l’obstacle d’une muraille à pic.

Voilà pourquoi les prohibitionistes recommandent de perpétuer la prohibition. On était pourtant plus brave quand on allait à l’assaut des médailles à l’exposition.

S’il est vrai qu’il y ait en France, parmi les classes les plus éclairées, un sentiment unanime et prononcé d’estime et de sympathie pour l’Angleterre, dont en effet la civilisation est tant avancée sous beaucoup d’aspects, on trouve des dispositions différentes parmi les masses populaires et même chez une bonne partie des classes moyennes. Là, les cris de haine tant répétés de 1792 à 1814 ont laissé des souvenirs, et l’Angleterre est réputée encore une irréconciliable ennemie employant tour à tour la violence et l’astuce, contre les maléfices de laquelle il faut constamment être en garde, et dont les bons procédés même sont suspects. Ces mauvais sentimens sont exploités par les prohibitionistes avec une persévérance et un esprit de suite qui les honorent peu, mais qui leur ont réussi. Ils ne se las sent pas de dire que la liberté du commerce est une invention Anglaise, qu’elle est recommandée dans un intérêt anglais ; ils ont même la charité de répandre des imprimés où il est dit que les personnes qui la réclament sont payées par l’Angleterre. Il y a dix ans, les meneurs de Paris firent imprimer à des myriades d’exemplaires un placard destiné à être affiché dans tous les ateliers de la France, afin d’exciter les populations et d’enflammer les haines nationales. On en adressa des ballots dans les différentes villes de fabriqués, et plus d’un de ces envois rencontra d’honorables manufacturiers qui en ; manifestèrent leur dégoût, et, au lieu d’afficher le placard, le renvoyèrent à ses auteurs[2].

La tactique des prohibitionistes est la même aujourd’hui qu’en 1846. Un des traits principaux du rapport de M. Mimerel est la même pensée, qui était particulièrement en relief dans le placard, qu’il s’agit d’affamer les Français pour nourrir les Anglais. Seulement, ce que le placard disait au figuré, M. Mimerel l’entend dans le sens propre. On prendrait littéralement de la bouche de nos ouvriers le pain qu’ils mangent, ce pain fait avec du blé qui a mûri dans les plaines de la Beauce ou de la Normandie, pour le mettre sous la dent des Anglais. La perfide Albion convoite nos céréales et notre viande ; pour se les approprier, son plan est fort simple : c’est d’en lever leur travail à nos populations ouvrières, qui aujourd’hui consomment ces denrées, parce que nos agriculteurs alors les lui livreraient pour rien. Telle est la principale raison pour laquelle, dans son machiavélisme, elle s’est proposé de nous faire renoncer à la prohibition ! M. Mimerel est au courant de toutes les circonstances de ce noir complot. Le placard de 1846 disait que c’était un Anglais qui avait apporté en France la doctrine commerciale dont on attendait la subversion de nos ateliers. M. Mimerel fait plus, il a découvert le nom de l’Anglais qui s’est chargé, en 1856, d’être l’artisan de notre ruine ; et il le révélé. C’est un sieur Mac Grégor, qui prétend avoir vu l’empereur à Saint-Cloud, et avoir obtenu de lui la promesse que toutes les prohibitions allaient être levées. Cet agent d’une politique infernale paraît avoir pour complices, sinon pour instigateurs, la chambre de commerce de Manchester et l’ambassadeur anglais lord Clarendon (lord Clarendon est plus qu’ambassadeur, il est ministre des affaires étrangères, et c’est une circonstance aggravante). « Les journaux font connaître, dit M. Mimerel, que la chambre de commerce de Manchester s’était rendue près de l’ambassadeur anglais, lord Clarendon, pour le prier de demander et d’obtenir, pour les tissus de l’Angleterre, un accès plus facile sur le marché français. Le noble lord promit ; il le fit avec d’autant plus d’empressement, qu’il appréciait à sa valeur la faveur réclamée. »

Heureusement pour nous, M. Mimerel veillait ; d’un œil ferme il suivait les pas des conspirateurs. S’il n’a pu empêcher la présentation du projet de loi portant retrait des prohibitions, il a fait mieux, Il y a fait échouer ; mais sans lui tout était perdu.

Nous l’avons, en dormant, madame, échappé belle.

Il est pénible d’avoir à le reconnaître, mais c’est incontestable, on a obtenu le succès le plus complet avec ces commérages sur les Anglais. Les populations se sont émues à Rouen et dans deux ou trois autres grandes villes ; plusieurs chambres de commerce ont éprouvé de vives inquiétudes ou ont parlé comme si elles en éprouvaient, et le 17 octobre le gouvernement, qui ne voulait pas compromettre la tranquillité publique, a publié par le Moniteur la note que l’on connaît, et qui remet au let juillet 1861 la levée des prohibitions. M. Mimerel se demande pourquoi ce frémissement d’opinion, pourquoi cette fièvre d’inquiétude qui agite tout le corps industriel ? Il n’a qu’à relire son rapport pour avoir la réponse à la question qu’il pose. Au même moment où il présentait son rapport au conseil-général du Nord, les mêmes idées qu’il l’expose au sujet de l’Angleterre étaient activement propagées parmi les ouvriers. On répandait parmi les populations ce qu’il dit en toutes lettres, que par le changement de nos lois (c’est-à-dire par la levée des prohibitions) nos ouvriers allaient être appauvris et désœuvrés au profit de l’Angleterre. On leur récitait cette fable, qu’il a consignée tout au long dans son rap port, que, dans les pays d’Allemagne où la prohibition n’existe pas, l’ouvrier reçoit un franc pour le même travail qui en vaut quatre à l’ouvrier français. Toutes ces assertions hasardées ont été commentées avec addition d’injures dans différentes brochures qu’on a distribuées aux ouvriers à Lille ou à Rouen. Voilà pourquoi l’opinion a frémi dans ces villes ; ce n’est pas pour autre chose. Je tiens quelques-uns de ces écrits à la disposition de M. Mimerel.

En de telles circonstances, il n’est pas hors de propos de dire un mot du rôle que joue l’Angleterre aujourd’hui dans la rénovation de la politique commerciale du monde civilisé, et des conséquences que pourrait avoir pour elle un changement du tarif des douanes françaises.

Rappelons d’abord que le principe de la liberté commerciale, vers lequel il est évident qu’on gravite de toutes parts en ce moment, n’est pas d’invention anglaise. Notre Turgot le soutenait énergiquement avant la publication de l’immortel ouvrage d’Adam Smith, la Richesse des nations. Avant Turgot, Franklin en avait parlé dans ce langage d’une saisissante simplicité qui lui est propre, et si l’on remontait plus avant dans l’histoire, on verrait que, dans plusieurs contrées, des esprits éminens l’avaient recommandé déjà depuis des siècles. Chez nous, les délibérations des états-généraux en avaient retenti, et Jean Bodin demandait la liberté du commerce dans les états de Blois, sous le règne de Henri III.

L’Angleterre est-elle pour quelque chose dans la présentation du projet de loi portant retrait des prohibitions, qui a marqué la fin de la session dernière du corps législatif ? Est-ce un sieur Mac Grégor qui l’a provoquée, ou bien est-ce la chambre de commerce de Manchester épaulée par lord Clarendon ? Pour trouver la réponse à cette question, il suffit de se souvenir de l’impression qu’avaient laissée sur tous les esprits l’exposition universelle de Londres en 1851 et plus encore celle de Paris en 1855. La pensée qu’a eue le gouvernement d’abolir les prohibitions est née des succès prodigieux qu’avait obtenus l’industrie française dans ces solennités. D’un bout à l’autre, le cabinet anglais a été aussi étranger à ce qu’a fait le gouvernement français qu’a pu l’être le roi de Tombouctou. L’administration française a agi de son propre mouvement, elle a voulu effacer du tarif français une disposition violente qui n’y avait été introduite qu’à titre de machine de guerre, dans des temps où la France était à l’état d’hostilité furieuse avec toute l’Europe ; elle s’est proposé de suivre l’exemple que les autres peuples nous avaient donné, car le bon sens du reste de l’Europe avait déjà répudié la prohibition. Pour cette amélioration, qui au surplus, dans les termes où elle se produisait, était purement négative au point de vue de l’agrandissement des relations commerciales, le gouvernement français n’avait besoin de l’avis de personne. Il était suffisamment averti par le sentiment qu’il a des hautes convenances de la politique internationale.

Que la chambre de commerce de Manchester ait exprimé au gouvernement de son pays le désir de voir adoucir les incomparables rigueurs de notre législation douanière, et qu’en conséquence le cabinet britannique ait fait quelques communications au gouvernement français, c’est assez douteux, je dirai bientôt pourquoi, mais ce n’est pas impossible ; des faits semblables se passent tous les jours entre les différens états. Combien de fois en France les chambres de commerce n’ont-elles pas pétitionné pour que le gouvernement facilitât l’écoulement des marchandises françaises à l’étranger, et à cet effet demandât des changemens à la législation douanière des autres peuples ! et combien de fois les agens de la France à l’étranger n’ont-ils pas été chargés de présenter des observations dans ce sens aux gouvernemens près desquels ils étaient accrédités ! En supposant donc que, sur la demande de la chambre de commerce de Man chester, lord Clarendon eût appelé l’attention du gouvernement français sur les exagérations de notre tarif, ce ne serait que la répétition de ce qui se pratique journellement en Europe, et dont la France a offert cent fois l’exemple. Ce n’était pas le lieu de s’émouvoir. M. Mimerel a, je n’en doute pas, la volonté d’être juste en vers tout le monde, même envers les Anglais ; pourquoi donc, lorsqu’il les fait apparaître, les place-t-il tant à contre-jour ? La démarche qu’il attribue au commerce de Manchester n’est pas la seule qui ait été faite dans cette importante cité au sujet des échanges avec la France. On l’a, par exemple, formellement sollicité, par une pétition au parlement, la suppression du droit protecteur de 5 à 15 pour 100 dont restent frappées en Angleterre les soieries françaises, et eux-mêmes, les fabricans anglais de soieries, se sont associés à cette démonstration. Cette attitude vis-à-vis de l’indus trie française n’est pourtant point celle de gens qui aspirent à affamer la population de nos ateliers, afin que la Beauce, la Normandie et la Bretagne ne soient plus labourées que pour nourrir les ouvriers anglais ; Puisque M. Mimerel voulait bien s’occuper de l’éducation des manufacturiers français au sujet des dispositions de l’Angleterre en vers eux, et des effets qu’aurait pour l’industrie nationale la levée des prohibitions, il aurait pu leur rappeler un fait sur lequel ils ne sont pas suffisamment édifiés, et qui ne laisserait pas de les éclairer sur leurs devoirs envers leur pays et envers eux-mêmes, à savoir que lors que le gouvernement anglais avait opéré la grande réforme douanière de 1842 et 1846, il avait non-seulement aboli ce qui restait de prohibitions, mais encore réduit à un taux modique et dans plusieurs cas complètement supprimé les droits sur les marchandises étrangères, sans demander la réciprocité à personne, non par l’effet d’un de ces sentimens d’abnégation irréfléchie dont la politique n’est pas la place naturelle, mais parce qu’il avait considéré ce qui est éminemment vrai dans la situation actuelle des choses parmi les peuples civilisés, que, par elle-même, la liberté du commerce est un grand bien, une source de travail et de richesse pour les états, indépendamment des changemens que l’étranger peut, en retour, apporter à son tarif. Il aurait ajouté que l’événement avait justifié, au-delà de toute espérance, ces prévisions d’une politique à la fois généreuse et féconde ; que depuis que l’Angleterre reçoit avec tant de libéralité les productions des autres peuples, la masse de ses exportations a doublé, ses populations ont plus que jamais du travail et vivent dans un bien-être qui jusqu’alors leur avait été inconnu. Il aurait terminé en leur apprenant que l’opinion protectioniste, très puissante encore en Angleterre à l’époque où sir Robert Peel accomplit la grande réforme, l’avait été successivement abandonnée de ses fidèles, et aujourd’hui n’y comptait plus un adhérent, tant les faits ont parlé haut et tant la liberté commerciale s’est trouvée bienfaisante pour ceux-là même qui l’avaient redoutée !

Dire que l’Angleterre a fortement réduit ou supprimé les droits dont naguère étaient frappées chez elle les marchandises étrangères, sans demander la réciprocité à personne, c’est énoncer implicitement cet autre fait, qu’elle a renoncé aux traités de commerce particuliers avec telle ou telle nation, et qu’elle s’est imposé la règle de s’abstenir d’observations à l’adresse des autres gouvernemens touchant leurs tarifs de douanes. Si elle prêche aux autres nations, et en particulier à la France, le principe de la liberté du Commerce, ou les mesures préparatoires de ce grand progrès politique et social, comme serait chez nous la levée des prohibitions, ce n’est plus par des notes diplomatiques, c’est, ainsi que lord Palmerston le disait l’autre jour à Liverpool, uniquement par son exemple ; c’est par le spectacle éloquent des immenses avantages qu’elle en retire pour le développement de sa richesse et de son travail, pour le bien-être de ses populations et pour sa tranquillité intérieure.

On s’expliquerait le langage de M. Mimerel au sujet de l’Angle terre, s’il fût tombé dans une léthargie profonde, semblable à celle de la Belle au bois dormant, Il y a quelque soixante ans, sous le directoire, lorsqu’on venait de promulguer la loi du 10 brumaire an V, dont on sait que le titre est : Loi qui prohibe l’importation et la vente des marchandises anglaises, lorsque tous les échos répétaient des cris de haine contre Pitt et Cobourg, et s’il ne se fût réveillé qu’en 1856, juste au moment de la présentation du projet de loi portant retrait des prohibitions. Mais M. Mimerel n’a pas dormi de l’an V à 1856 ; il a été mêlé aux affaires de sa patrie. Il connaît l’industrie française, et il en exalte la force, le génie et les ressources dans toutes les occasions, excepté lorsqu’on parle d’apporter une modification aux lois de douanes, car alors, à ses yeux et dans son langage, l’industrie nationale, par un changement à vue, devient la dernière de l’Europe, la plus impuissante, la plus incapable de résister à une épreuve quelconque. Il a été membre du jury international à Londres dans l’exposition universelle de 1851, à Paris dans celle de 1855. Dans l’un et l’autre de ces deux grands concours, il n’aura pas manqué d’interroger ses collègues au sujet de cette question des douanes qui le préoccupe tant. Il a été en mesure d’acquérir des notions précises sur les effets de la réforme en Angleterre, sur l’opposition violente qu’y avaient faite d’abord certains intérêts des plus considérables, tels que celui des propriétaires fonciers, celui des armateurs maritimes et des constructeurs de navires, celui des exploitans de mines de cuivre, gens très puissans de l’autre côté du détroit, qui prétendaient, comme chez nous les maîtres de forges, que leur industrie était perdue, si on laissait entrer librement le produit des exploitations étrangères. Moyennant des efforts qu’en tout pays on est en droit, non-seulement de demander des producteurs, mais encore de leur commander, ces industries, qui étaient bien autrement menacées par le bill de sir Robert Peel que les manufacturiers ne l’étaient chez nous par le projet de loi portant retrait des prohibitions, se sont placées au-dessus de toute atteinte, et aujourd’hui elles sont les premières à rire de leurs frayeurs passées, les premières à proclamer l’excellence du principe de la liberté commerciale. M. Mimerel a pu constater tout cela par lui-même. Il a pu savoir par les jurés du continent européen que dans tous les pays où le tarif avait été modifié dans le même esprit libéral et progressif, le résultat avait été le même, fort avantageux pour l’intérêt général, inoffensif ou même profitable pour les intérêts des industries qui, au premier abord, avaient pu se croire compromises, à la condition qu’elles fissent ce dont nous sommes tous tenus ici-bas, preuve d’activité et d’intelligence. C’est ce qu’il a pu vérifier pour les filatures de coton du Piémont, par exemple, qui aujourd’hui prospèrent plus que jamais et se félicitent du changement que M. de Cavour a apporté au système commercial de sa patrie.

Même sans prendre aucune information à Londres ou à Paris, M. Mimerel avait un autre moyen de s’édifier, au moins partiellement, sur ce qui s’est passé en Angleterre. Il est membre du conseil-général du Nord ; il l’est entouré de propriétaires et de manufacturiers qui, profitant de la réforme de sir Robert Peel, expédient leurs produits en Angleterre, et de représentans des ports dont les navires, grâce à l’abolition des anciennes lois sur la navigation par les successeurs de sir Robert Peel, fréquentent les ports anglais. Il ne peut donc ignorer que, par la réforme douanière de sir Robert Peel, la France a obtenu, sans réciprocité, des facilités inespérées pour placer ses marchandises de l’autre côté du détroit, car en Angleterre les droits sur les tissus de laine et sur les tissus de coton ont été complètement supprimés, de même les droits sur le bétail ; les droits sur les blés n’y sont plus que des droits de balance ; les droits sur la mercerie, la poterie, la cordonnerie, les bronzes, les modes et en général tous les articles manufacturés l’ont été fixés à un taux fort modique, de 10 pour 100 au plus, si bien que le marché britannique, qui, avant les réformes de 1842 à 1846, ne recevait de nos produits que pour une centaine de millions, en a absorbé en 1855 pour 307 millions. Il doit savoir que ce système libéral a été appliqué non pas seulement à la métropole, mais aussi bien aux colonies que l’Angleterre a éparses sur tous les continens et dans tous les parages. Ses collègues au conseil-général du Nord pour les cantons de Dunkerque et de Gravelines ne lui auront pas caché qu’ils trouvaient en Angleterre le même traitement que le pavillon national, qu’ils faisaient, pour l’Angleterre, sans surtaxe, la navigation non-seulement étrangère, mais coloniale, que le cabotage même venait de leur être livré sans aucune différence avec les navires britanniques.

Voilà ce qu’il n’a tenu qu’à M. Mimerel de connaître en détail, ce qu’il n’est pas possible qu’il ignore, lui si grand partisan des enquêtes préalables. Pour tout homme qui n’a pas un prisme devant les yeux, cette conduite n’est pourtant pas celle d’une nation qui machinerait la ruine de nos industries. Certes, en apportant ces grands changemens à sa législation commerciale, l’Angleterre a recherché la satisfaction de ses intérêts propres, et l’événement a prouvé qu’en cela elle avait été bien inspirée ; mais on ne peut nier que les mesures qu’elle a adoptées ne soient éminemment favorables aussi aux intérêts français, et ce n’était pas le lieu d’incriminer sa politique. Si jamais un gouvernement a mérité les applaudissemens du monde, c’est celui de l’Angleterre en cette circonstance. Et que diraient donc les prohibitionistes, si les rôles étaient renversés, si c’était le gouvernement français qui eût ouvert, sans demander aucune réciprocité, toute l’étendue de notre territoire aux productions de l’Angleterre affranchies de droits ou tarifées seulement à 10 pour 100 ? Que diraient-ils même, si ce changement dans notre tarif était limité aux articles dans lesquels il est notoire que nous excellons, les modes, les bronzes, les toiles peintes un peu au-dessus du commun, les articles de Paris, les soieries, les mérinos ? Ils feraient déborder le torrent de leurs métaphores ; M. Mimerel répéterait, avec un redoublement de solennité, ce qu’il a dit Il y a vingt ans quand on a laissé entrer les cotons filés du n° 143 et au-dessus, et Il y a trois ans quand on a autorisé l’entrée sous un droit de 30 pour 100 des cotonnettes de Belgique : que la fabrication de tous ces articles est perdue pour la France. Il le dirait, qu’il me permette de l’ajouter, avec tout aussi peu de fondement, car on sait ce qui est advenu de toutes ses pré dictions sinistres : la fabrication des fils de coton du n° 143 et au-dessus a décuplé en France depuis que l’importation en a été auto risée, et quant aux cotonnettes de la Belgique, qui devaient nous inonder, il n’en a été introduit que la quantité la plus insignifiante, moins de cinq quintaux en 1855.

Mais alors, que deviennent toutes les allégations sur les machinations de l’Angleterre dont M. Mimerel s’est fait l’organe, et auxquelles il a prêté l’appui de son influence ? Ne serait-ce pas quelque chose comme la métaphore familière aux prohibitionistes, qui consiste à dire qu’ils n’ont qu’une ambition, celle d’empêcher la nation de payer un tribut à l’étranger, alors qu’ils préconisent un système dont le but est de leur en faire servir un très substantiel à eux-mêmes ?

Parmi ces allégations, il en est cependant une encore qui mérite une mention parce qu’elle a été d’un grand effet sur l’imagination des ouvriers et même des chefs d’industrie. Elle consiste à dire qu’après la levée des prohibitions, les Anglais emploieront la puissance de leurs capitaux à nous expédier des masses de marchandises qu’ils nous vendront à perte jusqu’à ce qu’ils aient ruiné nos manufactures. Ce serait un singulier procédé pour s’enrichir, en exploitant notre marché, que de commencer par perdre les centaines et les centaines de millions qu’il faudrait sacrifier pour écraser nos fabriques par l’avilissement des prix. Il ne faut pas de longues réflexions pour comprendre que de la part de l’Angleterre ce serait un faux calcul, car à l’issue de la lutte ce serait un troisième combattant, c’est-à-dire le groupe des autres nations manufacturières, telles que les Allemands, les Belges, les Suisses, les Américains, qui prendrait l’avantage sur les Anglais. Après un pareil effort et un pareil sacrifice, en effet, ceux-ci ne seraient guère moins épuisés que les Français eux-mêmes. Sérieusement, une pareille entreprise est-elle possible ? Il n’est pas nécessaire d’être initié aux affaires commerciales pour reconnaître qu’une tentative de ce genre porterait dans ses flancs plusieurs causes de ruine pour ses auteurs. Si l’on voulait ; subitement développer la fabrication anglaise, et même celle des articles pour lesquels la Grande-Bretagne à le plus de ressources comme les tissus de coton, de manière à l’ajouter la grande masse qu’il en faut à la France, par cela même les prix de revient de ces articles éprouveraient en Angleterre une hausse qui seconderait mal la spéculation à la baisse. Ainsi, premier point, dans la grande spéculation montée pour l’anéantissement de l’industrie française, on aurait à payer cher les marchandises qu’on voudrait nous vendre à vil prix, indépendamment des droits dédouanes à acquitter à l’entrée en France, droits qui dans le système du projet de loi combattu par M. Mimerel seraient fort élevés ; second point, il faudrait vendre à perte non pas seulement pour l’approvisionnement du marché français, mais pour la fourniture accoutumée des marchés étrangers et du marché anglais lui-même, car du moment qu’on saurait que les marchandises anglaises se donnent pour, rien ans les entrepôts français, c’est dans ces entrepôts que de toutes parts, et de l’Angleterre même, le commerce viendrait les acheter. La somme qui devrait être perdue dans une entreprise érigée sur de semblables bases est tout simplement incalculable.

Faisons cependant une concession. Admettons qu’un projet aussi insensé, hérissé d’autant d’impossibilités, puisse séduire l’esprit pratique et calculateur des manufacturiers britanniques. Voilà donc la spéculation montée ; elle va se mettre à opérer ; mais rien ne serait plus facile que de la faire manquer avant même qu’elle eût franchi les préliminaires, car un pareil dessein ne peut être mis à exécution sans d’immenses préparatifs, tant pour faire souscrire des uns et des autres la somme énorme qu’il y faudrait sacrifier que pour monter la fabrication sur les proportions qu’exigerait la fourniture, même partielle, d’un marché aussi vaste que la France par-delà ce que fabrique déjà l’Angleterre. La France en serait donc avertie d’avance, et notre gouvernement, qui apparemment ne serait pas le complice de la machination, la ferait aussitôt avorter. Il n’aurait en effet qu’à user du pouvoir qui lui appartient, d’élever le montant des, droits de tout ce qu’il faudrait, pour guérir de leur fantaisie ces spéculateurs d’une nouvelle espèce. La faculté dont il est investi va jusqu’à faire, inter venir par décret la prohibition même.

Mais où donc M. Mimerel a-t-il aperçu la preuve que le commerce britannique nourrit de semblables pensées ? La France exceptée, la prohibition est abolie partout à peu près, et dans plusieurs pays, en Belgique, en Hollande, en Piémont, dans le Zollverein, aux États-Unis, les droits sur la plupart des produits anglais sont plus ou moins modérés. Parmi ces nations, il en est dont l’Angleterre redoute la rivalité politique ou manufacturière pour le moins autant que celle de la France : je citerai les États-Unis. Or s’est-il jamais tenté contre eux rien qui ressemblât, même de loin, à cette conspiration qui inspire tant d’épouvante à M. Mimerel ? A qui en a-t-il donc pour prétendre que cette épée de Damoclès serait suspendue sur notre tête du moment que nous aurions aboli la prohibition ?

La vérité au sujet des forces respectives de l’industrie française et de l’industrie anglaise, c’est que si la France avait un tarif plus conforme à la raison ainsi qu’aux indications de la vaste expérience qui s’est accomplie depuis dix ou quinze ans chez les autres peuples, Il n’est aucune palme qu’elle ne fût assurée d’obtenir sur le marché général du monde, et la perfide Albion elle-même aurait alors une rivale formidable pour la plupart de ses grandes productions. M. Mimerel a fait son roman quand il a supposé que l’Angleterre visait à nous réduire à l’état de producteurs de blé et de viande pour nourrir à bon marché ses populations ; il l’a fait, enrichi d’une dose de merveilleux plus forte encore, quand il a cherché à effrayer les manufacturiers français par la perspective d’un complot qui devrait s’organiser en Angleterre, à l’effet de livrer à perte, sur notre marché, des montagnes de produits manufacturés pour écraser nos fabriques. Je demanderai la permission de faire le mien à mon tour. Je supposerai donc que le gouvernement, qui en cela ne serait que le fidèle observateur des immortels principes de 1789, se prononce ouvertement, comme l’ont fait successivement les gouvernemens d’Angleterre, de Piémont, de Suède, de Hollande, pour la liberté du commerce, mais que, pour procéder à l’application avec la mesure et la gradation qu’il convient d’apporter à toute grande manœuvre, il se borne, quant à présent, à l’admission en franchise des matières premières, en donnant une acception étendue à cette dénomination, ainsi que des outils et machines, et qu’il soumette provisoirement les produits manufacturés, particulièrement les tissus, à des droits qui aillent jusqu’à 25 et 30 pour 100, et même au-delà, pour commencer. Remarquons que ce serait revenir à plusieurs égards, pour les matières premières notamment, au tarif du premier empire. Mon hypothèse n’est donc pas précisément chimérique, quoique la note du Moniteur du 17 octobre la laisse, quant à présent, fort peu probable. Dans ces conditions nouvelles, quelles seraient les situations respectives de l’industrie française et de l’industrie britannique ?

En prenant ces mots les matières premières dans un sens large, qui a été accepté par l’administration française dans quelques circonstances, l’immunité s’étendrait aux substances tinctoriales et aux drogues employées dans la teinture, qui sont nombreuses ; elle s’appliquerait aussi aux filés de coton ainsi qu’à la fonte et au fer. La conséquence de la libre entrée des filés de coton par exemple, ainsi que des matières nécessaires à la teinture, serait que la France bientôt partagerait, dans une forte proportion, avec l’Angleterre, la fourniture du marché du monde en tulles, en toiles de coton teintes ou imprimées, pour ne rien dire des mousselines et des broderies. Nous fournissons déjà à l’étranger de certaines quantités de ces articles ; mais si ces industries avaient la faculté de se procurer des filés de coton aux mêmes conditions que les Anglais, leur puissance déportation serait indéfinie. La France l’a une supériorité naturelle, celle du goût. Les dessins des tulles français sont meilleurs, de même que ceux de nos cotonnades teintes ou imprimées, et pour ces dernières, la France l’emporte par le choix et l’harmonie des couleurs ; mais on a paralysé les avantages naturels de nos tuiliers et de nos teinturiers et imprimeurs sur coton en enchérissant d’une manière artificielle, par le tarif des douanes, leur principale matière première, c’est-à-dire les filés de coton, et puis les substances tinctoriales, les rouleaux en cuivre et divers accessoires.

Pareillement, au moyen de la franchise de la fonte et des fers et aciers, nous prendrions une très grande part dans la fourniture du marché général en machines, en outils, en quincaillerie, en coutellerie. Il est de notoriété, parmi les personnes compétentes, que nos machines sont de la construction la plus parfaite, et que nous avons un art particulier pour mettre en œuvre les métaux. La locomotive, qui est la plus difficile de toutes les machines, celle qui requiert le plus de précision et de perfection en tout genre, se fait tout aussi bien en France qu’en Angleterre, sinon mieux. Et s’Il y a une différence dans le prix, c’est uniquement que le constructeur français paie la fonte le double, et le fer 40 ou 60 pour 100 en sus. On a pu voir, à l’exposition de Paris, des tuyaux énormes, en fonte, destinés à une distribution d’eau à la ville de Madrid. C’est une maison française qui les avait fondus, et qui avait pu avoir la préférence sur les fondeurs anglais à la faveur d’une disposition assez récente qui fait restituer les droits de douane lorsqu’on exporte des objets fabriqués avec de la fonte ou du fer étrangers. Un de nos constructeurs vient d’obtenir, de préférence aux Anglais, l’entreprise de ponts en tôle sur la Theiss, au fond de la Hongrie. Il supportera plus de frais de transport qu’un constructeur anglais, et les droits de douanes ne lui seront pas remboursés intégralement, parce qu’à la sortie la douane ne tient pas compte du déchet qu’ont éprouvé les matières brutes ; mais l’habileté du travail français lui a permis de surmonter ces obstacles. Je pourrais mentionner encore les nombreuses fournitures de métiers à filer et d’autres machines pour le travail du coton ou de la laine que nos ateliers de construction de l’Alsace ont expédiées en Allemagne, en Suisse, en Espagne, en Italie. Toutes ces exportations prendraient de bien autres proportions, si la fonte et le fer ne coûtaient pas plus cher en France que de l’autre côté du détroit, car l’expédient heureux du remboursement des droits sur les fontes et les fers bruts, qui est dû au gouvernement actuel, s’il écarte beaucoup de difficultés, en laisse subsister quelques-unes : non-seulement le remboursement n’est qu’incomplet, mais il est différé, et il n’a lieu que moyennant des formalités assez compliquées auxquelles il est incommode à l’industrie de s’assujettir.

Par ces exemples, que je choisis entre beaucoup d’autres, du tulle, des tissus de coton teints ou imprimés, des machines et ouvrages en fer ou en fonte, il est établi, ce me semble, que les prohibitionistes sont mal fondés à prétendre qu’ils protègent l’industrie française contre l’industrie britannique. Ils sont au contraire bien positivement les protecteurs efficaces de l’industrie britannique contre la concurrence de l’industrie française. Ils empêchent le travail national de conquérir sur le marché général une partie du terrain qu’y occupent nos voisins d’outre-Manche. C’est une preuve à ajouter à toutes celles qui démontrent déjà qu’avec les systèmes exagérés et absolus, sur tout lorsqu’on s’y livre avec emportement et passion, on s’expose à produire tout juste l’effet contraire de ce qu’on s’était promis.

Les prohibitionistes répondent à cette proposition d’affranchir les matières premières, en y comprenant les fontes et fers et les filés de coton ; et en y joignant les machines et outils, que ce sera tout simplement sacrifier une industrie française à une autre, qu’on aura servi la cause des fabricans de tulle, de toiles peintes et d’autres articles en coton, mais qu’on aura tué la filature française, que d’une main on aura favorisé la construction des machines et outils, mais que de l’autre on lui aura nui, puisqu’on lui aura suscité à l’intérieur la concurrence anglaise ou belge, et que tout au moins on aura détruit les forges françaises. L’objection n’est pas fondée, elle ressemble à toutes les prédictions sinistres dont M. Mimerel et les autres chefs prohibitionistes n’ont jamais manqué d’accompagner chacune des mesures un peu décisives qui ont modifié le tarif.

Ainsi, pour la filature du coton, ceux de nos établissemens qui sont bien outillés, et la plupart le sont, produisent à très peu près aux mêmes conditions que les cotton mills de l’Angleterre, et lorsqu’ils ont un moteur hydraulique, ce qui est le cas pour un bon nombre, la similitude est complète. Si les constructeurs de métiers avaient eu le fer et la fonte aux prix de l’Angleterre, les filatures françaises se seraient montées à moindres frais, et la parité serait plus égale. Ce que je dis ici des filatures résulte des publications de M. Jean Dollfus, qui est filateur lui-même sur une grande échelle, et je ne sache personne dont on puisse mettre les assertions au-dessus de cet honorable témoignage. Notre filature exporte déjà de ses produits, notamment dans le Zollverein et en Suisse : sur ces deux marchés, elle affronte très bien la concurrence des Anglais ; pourquoi n’y résisterait-elle pas aussi bien à l’intérieur de la France ? A l’égard des machines et ouvrages en fer et en fonte, nos constructeurs ne craindraient point l’Angleterre du moment que les charbons, les fers et les fontes entreraient en franchise de droits : plusieurs des plus notables l’ont déclaré. Reste donc la question des fontes et des fers bruts.

Or la France possède, on le sait bien, des gîtes carbonifères et métalliques qui présentent à peu près des conditions aussi favorables que le Staffordshire et le pays de Galles. À lui seul, l’Aveyron produira un jour autant de fer ou de fonte que la France entière en a rendu jusqu’à présent, et ce jour à venir serait beaucoup rapproché, si l’on abaissait le tarif de manière à affranchir sous peu ces matières si utiles à toute l’industrie. Qu’il soit déclaré, par exemple, que dès à présent il n’y aura d’autres droits sur les fontes, les fers et les aciers, que ceux qui étaient en vigueur sous le premier empire, et que dans un délai de cinq ans la franchise sera complète : on verra aussitôt nos maîtres de forges, faisant servir à l’utilité publique une partie des énormes profits que le tarif leur a permis de réaliser, se concentrer dans les localités bien pourvues en houille et en minerai, ou agrandir les établissemens qu’ils y possèdent déjà, de manière à retrouver par une plus grande fabrication le même chiffre de bénéfices à peu près qu’ils obtiennent aujourd’hui.

Ce serait d’ailleurs une prétention mal fondée, de la part des filateurs et des maîtres de forges, que de se donner comme occupant dans le travail national la même importance que les industries dont les filés de coton, la fonte ou le fer sont les matières premières. Ces dernières en effet emploient un bien plus grand nombre d’ouvriers. Dans la fabrication des tulles, M. Edouard Mallet, un des hommes les plus versés dans cette matière, a constaté que, pour un ouvrier employé à la filature spéciale destinée à cette industrie, il y avait douze ouvriers tuiliers. M. Jean Dollfus a établi dans des publications assez récentes, et en s’appuyant du témoignage des prohibitionistes eux-mêmes, que l’industrie du coton occupait environ 600,000 ouvriers, sur lesquels la filature n’en pouvait réclamer que 60 à 70,000. Si l’on comparait de même le personnel qui se consacre à la production de la fonte et du gros fer aux innombrables professions dans lesquelles ces substances servent de matières premières, on tomberait sur une différence plus marquée encore. Il y a peut-être cinquante ouvriers qui mettent en œuvre le fer et la fonte contre un qui travaille à les produire à l’état brut. Au surplus, la libre entrée des fontes et des fers, de même que celle des filés de coton, ne ralentirait pas en France la fabrication de ces articles ; elle l’accélérerait. La filature du coton se développe plus rapidement dans le Zollverein et en Suisse, où les filés anglais ne sont frappés que de droits insignifians, qu’en France, où, jusqu’au n° 143, ils sont prohibés, et où, au-dessus de ce numéro, ils sont frappés de droits cinquante-trois fois plus forts. De même la production de la fonte et du fer chez nous est relativement stationnaire à cause de l’élévation des prix. En Angleterre, où les prix sont modérés, elle grandit à vue d’œil. Si l’on ouvre la porte aux fontes et aux fers anglais, il en entrera pour la consommation intérieure tout comme il entre des filés anglais dans le Zollverein ; mais le champ de la consommation acquerra, sous les auspices du bon marché, une extension telle que, malgré cette importation, la production nationale devra être, si elle le veut bien, plus grande qu’aujourd’hui : dans le Zollverein, l’introduction des filés anglais n’empêche pas la filature intérieure de s’accroître fort rapidement.

Les faits que je viens d’indiquer ont trop d’importance pour que je ne me croie pas tenu de les exposer avec quelque détail. Rappelons donc quelle est la grandeur du commerce auquel donnent lieu dans le monde les articles de coton, rappelons ce qu’est pour cet article la fourniture que réclame le marché général, et à laquelle nous ne prenons, quant à présent, par notre faute, qu’une part secondaire. L’Angleterre a exporté en 1855 1 milliard 64 millions de mètres de calicot blanc ou écru, 583 millions de mètres de cotonnades teintes et imprimées, 100 millions de mètres d’autres articles, sans compter une immense quantité de bonneterie, et 65 millions de kilogrammes de coton filé. On estime que c’est une valeur de 879 millions dont 696 pour les tissus, et 183 pour les fils. Avec ce que versent les autres peuples sur le marché général, le montant total excède un milliard. Là-dessus, le contingent de la France est de 75 millions. D’autres peuples moins avancés dans leur industrie conquièrent annuellement une place de plus en plus large dans cette immense fourniture. C’est le Zollverein, ce sont les Suisses et les États-Unis. C’est que les uns et les autres se sont abstenus de donner à leur industrie cotonnière le fatal privilège de la prohibition. Particulièrement à l’égard des filés, non-seulement ils ne prohibent pas, mais ils ont des droits modérés, à peu près nuls en Suisse, et insignifians, surtout pour les qualités un peu fines, dans le Zollverein. La conséquence en est écrite dans leurs tableaux du commerce, car si l’on examine les exportations de ces peuples en tissus de coton, l’on est frappé de la rapidité de la progression qu’elles offrent. Il y a dix ans, le Zollverein en exportait 4 millions de kilogrammes (c’est la moyenne des deux années 1846 et 1847). En 1854, il en a exporté 10,200,000. La Suisse, qui est bien nouvelle dans la carrière, en est à 7,529,000 kilogrammes. Si maintenant on retranche des exportations de la France ce qui est destiné aux marchés réservés, l’Algérie et les colonies, on a le regret de découvrir que, par la quantité au moins, nous sommes au-dessous du Zollverein et même de la Suisse. En effet, la moyenne des deux années 1846-47, déduction faite des colonies, a été de 3,579,000 kilogrammes ; c’était, avec un septième en moins, celle du Zollverein. Notre exportation en 1854 a été de 5,350,000, ce n’est plus guère que la moitié du Zollverein. Voilà donc comment le régime prohibitif protège le travail national ! Chez nous, qui soumettons l’industrie cotonnière à ces restrictions et à ces gênes, elle ne développe ses exportations qu’à pas lents ; chez les autres, qui laissent pénétrer les filés avec des droits très-modérés, elle voit ses débouchés grandir avec rapidité. Notre industrie du coton est pourtant supérieure à celle du Zollverein, de la Suisse, des États-Unis. Sur ce point, il n’y a qu’une voix en Europe et chez nous-mêmes ; mais comment nos ateliers de toiles peintes ou teintes, de tulle ou de mousseline, pourraient-ils beaucoup exporter ? Le régime prohibitif les met à la merci de la filature. Pour peu que les affaires soient prospères, celle-ci élève ses prix à un taux exorbitant en comparaison des prix du dehors, et elle ne les abaisse que dans les temps de crises. Nos fabricans de toiles peintes et de tulle, n’ayant ainsi que par accident les filés à un prix raisonnable, sont dans l’impossibilité de nouer des relations suivies sur le marché général, et, malgré l’excellence universellement reconnue de leurs produits, ils ne peuvent jamais avoir qu’une exportation bornée.

Mais, diront les protectionistes, qu’importe, si le travail national est florissant ? Oui sans doute, il l’est, mais ce n’est pas la prohibition qui en est la cause, car il l’est moins qu’il ne le serait s’il jouis sait d’un régime plus libéral. C’est encore la Suisse et le Zollverein qui vont nous en fournir la preuve. Pour la Suisse, qui ne protège pas du tout sa filature, un journal prohibitioniste disait ces jours passés qu’elle avait triplé le nombre de ses broches depuis vingt-cinq ans. Ce n’est point de ce pas que les choses marchent chez nous. Dans le Zollverein, la filature acquiert de très grandes proportions ; on en a la mesure par les quantités de coton brut qu’il reçoit. La moyenne des trois années 1841-42-43 était, pour le Zollverein, de 17 millions de kilog. ; pour la France, de 57,700,000 kilog. La moyenne des trois années 1852-53-54 (les dernières dont j’aie pu me procurer les chiffres pour le Zollverein) a été pour cette association de 39,180,000 ; pour la France, de 73 millions. L’accroissement est de 26 pour 100 pour la France, de 129 pour 100 pour le Zollverein. Pendant que nos filatures et les divers ateliers qui emploient les filés obtenaient un supplément de travail représente par 26, les industries similaires du Zollverein en acquéraient une proportion quintuple.

Les observations que je viens de soumettre au lecteur relativement à l’industrie cotonnière s’appliquent assez exactement à celle du fer. En 1855, l’Angleterre a exporté en fontes, fers et aciers bruts et ouvrés, en machines, quincaillerie et coutellerie, une masse valant 370 millions, et, déduction faite des matières brutes, 192. Il n’y a aucun motif, si ce n’est la cherté des matières, pour que nous ne nous emparions pas d’une partie très notable de ce commerce. En ce moment, nous n’exportons des articles similaires que pour 18 millions. Que nous ayons la fonte, le fer et l’acier à aussi bas prix que les Anglais, et on verra si nous garderons cette humble position en face des exportations de l’Angleterre.

C’est plus encore cependant au point de vue de l’intérieur qu’il serait utile de supprimer les droits sur les fontes, les fers et les aciers. Si l’on veut avoir une idée du développement que peut acquérir la consommation du fer dans un grand état par le moyen du bon marché, nous n’avons qu’à interroger l’Angleterre ; par contre, la France nous montrera comment, lorsque les prix restent élevés, cette consommation est lente à s’étendre. Il y a cinquante ans, lorsque M. Héron de Villefosse écrivit son bel ouvrage de la Richesse minérale, il y fit figurer la France pour 238,000 tonnes, et l’Angleterre pour 265. Les deux pays, on le voit, marchaient alors à peu près de pair. De puis lors, la production du fer en Angleterre a subi une marche prodigieusement rapide. Évaluée en fonte brute, elle s’élève aujourd’hui à plus de 3 millions de tonnes ; un quart des produits est exporté, mais il en reste environ. 2,400,000 tonnes de fonte brute, ou l’équivalent en fers, pour le marché intérieur. La production de la France a subi une progression bien moins rapide. Aujourd’hui nous en sommes à 800,000 tonnes de fonte à peine. D’où cette différence, sinon de ce que les prix chez nous sont restés trop élevés ? Sous l’impulsion de prix modérés, l’emploi de la fonte et du fer en Angleterre s’est étendu à une multitude d’usages ; chez nous, par la cause opposée, il s’est peu généralisé. La consommation de l’agriculture française en fer est tout à fait exiguë, et c’est une des causes les plus actives de son infériorité.

Ce fut par un acte essentiellement politique, et sous la pression de certaines influences que je ne veux pas qualifier ici, que, le gouvernement de la restauration, en 1814, aggrava démesurément les droits sur les fontes, fers et aciers, en promettant solennellement de les réduire à une des sessions prochaines, tant il sentait que la cherté de ces articles était dommageable à l’intérêt public. Au lieu de cela, il les rendit plus lourds, et le gouvernement de 1830 ne les allégea que dans une proportion médiocre. Aujourd’hui, pour les fers en barres, les droits sont à peu près triples de ce qu’ils étaient sous le premier empire. Et quel est le produit net de cette condescendance pour quelques intérêts privés qu’on nous présente comme la protectrice du travail national ? Le voici. La fabrication des fers n’a reçu qu’une extension médiocre en comparaison de celle qui aurait eu lieu, si les choses eussent été laissées à leur cours naturel, ou l’eussent été ramenées après un petit nombre d’années. Le travail national a perdu la production d’une masse considérable de fers bruts ; il a perdu celle d’une multitude d’objets pour l’exportation ; il a perdu la fabrication d’une quantité prodigieuse d’articles pour l’intérieur. Ce sont certes de grandes pertes, et pourtant il en est résulté un dommage plus grand encore : en conséquence de cette protection prétendue, toutes les industries ont été plus mal outillées, le travail national, sous toutes les formes, a été affaibli, mis à la gêne, dépouillé d’un de ses moyens d’action les plus indispensables.

Concluons : c’est par erreur que les prohibitionistes se donnent comme les protecteurs du travail national. Ce qu’ils protègent, c’est bien plutôt le travail étranger contre le travail français. À l’intérieur, s’il est des intérêts dont ils soient la sauvegarde, c’est d’une part celui des bénéficiaires d’un certain nombre de monopoles habilement et puissamment organisés, d’autre part celui des traînards de toutes les industries, je veux dire d’une catégorie particulière de manufacturiers qui se refusent à comprendre ce que pourtant les gouvernemens ne se sont pas lassés de leur déclarer, que lorsqu’on leur avait conféré l’avantage exorbitant de prélever un impôt sur leurs concitoyens, c’était pour un bref délai et à la condition qu’ils se servissent des produits de cette redevance pour se bien établir, se monter de bons appareils, et se mettre au niveau de ce qu’il l’avait de mieux dans le monde.

Mais ce que le parti prohibitioniste protège le moins, ce sont les populations ouvrières. Il a beau affecter de se parer des couleurs populaires ; il représente les intérêts du grand nombre à peu près comme les grands barons féodaux coalisés pour imposer leurs volontés à l’autorité royale sous Louis XI étaient la ligue du bien public, dont ils s’étaient arrogé le nom. Ce n’est pas sans dessein que je choisis ce terme de comparaison. La formule la plus propre à caractériser avec exactitude le système prohibitif est en effet celle-ci, que c’est l’acheminement vers un régime politique et social dont le vrai nom serait la féodalité industrielle. Ce serait en effet un ordre de choses où l’on verrait un certain nombre de grands industriels fortement coalisés non-seulement soumettre le public consommateur aux exigences de leur bon plaisir, mais encore exciter la passion des populations pour les mieux asservir, et dicter des lois au gouvernement, à la façon des grands vassaux d’il y a cinq ou six cents ans. Cette dernière tendance est manifeste depuis l’audacieuse levée de boucliers qui, en 1841, obligea le gouvernement français de renoncer au projet d’union douanière avec la Belgique, et je ne pense pas qu’on puisse soutenir, l’histoire à la main, qu’elle soit allée en s’affaiblissant.


Michel Chevalier.
  1. Au sujet des profits qu’a procurés la filature dans ces dernières années, l’honorable M. Jean Dollfus, qui est lui-même un des plus grands filateurs de France, s’exprime en ces termes :
    « En 1850, 52 et 53, le bénéfice moyen de la filature des numéros ordinaires pour calicot n’a pas été de moins de 60 centimes par kilogramme.
    « En juillet, août et septembre 1850, il a été de 85 cent, par kilog., et de 78 à 80 cent. dans les mêmes mois de l’année 1852, ainsi que dans ceux qui viennent de s’écouler.
    « Ces bénéfices de parfois 20 à 25 pour 100 sur les numéros ordinaires ont cependant été loin d’atteindre ceux que, depuis 1850, on réalise sur les filés fins et mi-fins, sur ces derniers surtout. Aussi tous les établissemens susceptibles de produire bien ou mal des filés, mi-fins se sont-ils jetés sur ces numéros, qui ont rendu jusqu’à 40 pour 100 de bénéfices nets, c’est-à-dire plus que la façon totale. » (Plus de Prohibition, page 13.)
  2. Voici comment était conçu ce placard :
    « De l’entrée des marchandises anglaises. — Il ne faut pas être bien malin pour s’apercevoir que dans tout ceci on ne veut que favoriser l’intérêt de l’Angleterre.
    « Aussi toute cette belle doctrine est-elle apportée en France par un Anglais.
    « Ce qui étonne, c’est qu’il se trouve des Français pour répéter ses leçons.
    « Ils semblent ne pas s’apercevoir que par la ils travaillent à ruiner le pays et qu’ils appellent l’Anglais à régner en France.
    « Quand donc les chefs de manufacture s’opposent à l’entrée des marchandises Anglaises, ils travaillent dans leur intérêt sans doute, mais bien plus encore dans celui de l’ouvrier et dans celui du pays.
    « Sans doute aujourd’hui Il y a souffrance, le pain est cher ; c’est un motif de plus pour protéger le travail, et pour cela, il ne faut pas faire entrer les marchandises anglaises.
    « Il y a en Angleterre bien plus de misère qu’en France ; elle cesserait bientôt, si nous n’empêchions pas les marchandises anglaises d’entrer chez nous. Voila le fin mot de tout cela.
    « Mais, pour nourrir les Anglais, il ne faut pas affamer les Français.
    « Celui qui veut une semblable chose n’aime pas son pays, n’aime pas l’ouvrier.
    « Aussi l’ouvrier n’aura pas confiance en lui. Il saura bien toujours lui dire que, quand il s’agit des Anglais, chefs et ouvriers en France n’ont qu’un même intérêt, une même pensée ; un même cœur. »