Du contrat social/Édition 1762/Livre I/Chapitre 4

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Marc Michel Rey (p. 13-22).

CHAPITRE IV.

De l’esclavage.

Puis qu’aucun homme n’a une autorité naturelle sur son semblable, & puisque la force ne produit aucun droit, restent donc les conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes.

Si un particulier, dit Grotius, peut aliéner sa liberté & se rendre esclave d’un maitre, pourquoi tout un peuple ne pourroit-il pas aliéner la sienne & se rendre sujet d’un roi ? Il y a là bien des mots équivoques qui auroient besoin d’explication, mais tenons-nous en à celui d’aliéner. Aliéner c’est donner ou vendre. Or un homme qui se fait esclave d’un autre ne se donne pas, il se vend, tout au moins pour sa subsistance : mais un peuple pour quoi se vend-il ? Bien loin qu’un roi fournisse à ses sujets leur subsistance il ne tire la sienne que d’eux, & selon Rabelais un roi ne vit pas de peu. Les sujets donnent donc leur personne à condition qu’on prendra aussi leur bien ? Je ne vois pas ce qu’il leur reste à conserver.

On dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile. Soit ; mais qu’y gagnent-ils, si les guerres que son ambition leur attire, si son insatiable avidité, si les vexations de son ministere les désolent plus que ne feroient leurs dissentions ? Qu’y gagnent-ils, si cette tranquillité-même est une de leurs miseres ? On vit tranquille aussi dans les cachots ; en est-ce assez pour s’y trouver bien ? Les Grecs enfermés dans l’antre du Cyclope y vivoient tranquilles, en attendant que leur tour vint d’être dévorés.

Dire qu’un homme se donne gratuitement, c’est dire une chose absurde & inconcevable ; un tel acte est illégitime & nul, par cela seul que celui qui le fait n’est pas dans son bon sens. Dire la même chose de tout un peuple, c’est supposer un peuple de foux : la folie ne fait pas droit.

Quand chacun pourroit s’aliéner lui-même il ne peut aliéner ses enfans ; ils naissent hommes & libres ; leur liberté leur appartient, nul n’a droit d’en disposer qu’eux. Avant qu’ils soient en âge de raison, le pere peut en leur nom stipuler des conditions pour leur conservation, pour leur bien être ; mais non les donner irrévocablement & sans condition ; car un tel don est contraire aux fins de la nature, & passe les droits de la paternité. Il faudroit donc, pour qu’un gouvernement arbitraire fut légitime, qu’à chaque génération le peuple fut le maitre de l’admettre ou de le rejetter : mais alors ce gouvernement ne seroit plus arbitraire.

Renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. Il n’y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme, & c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté. Enfin c’est une convention vaine & contradictoire de stipuler d’une part une autorité absolue & de l’autre une obéissance sans bornes. N’est-il pas clair qu’on n’est engagé à rien envers celui dont on a droit de tout éxiger, & cette seule condition sans équivalent sans échange n’entraîne-t-elle pas la nullité de l’acte ? Car quel droit mon esclave auroit-il contre moi, puisque tout ce qu’il a m’appartient, & que son droit étant le mien, ce droit de moi contre moi-même est un mot qui n’a aucun sens ?

Grotius & les autres tirent de la guerre une autre origine du prétendu droit d’esclavage. Le vainqueur ayant, selon eux, le droit de tuer le vaincu, celui-ci peut racheter sa vie aux dépens de sa liberté ; convention d’autant plus légitime qu’elle tourne au profit de tous deux.

Mais il est clair que ce prétendu droit de tuer les vaincus ne résulte en aucune maniere de l’état de guerre. Par cela seul que les hommes vivant dans leur primitive indépendance n’ont point entre eux de rapport assez constant pour constituer ni l’état de paix ni l’état de guerre, ils ne sont point naturellement ennemis. C’est le rapport des choses & non des hommes qui constitue la guerre, & l’état de guerre ne pouvant naitre des simples rélations personnelles, mais seulement des rélations réelles, la guerre privée ou d’homme à homme ne peut exister, ni dans l’état de nature où il n’y a point de propriété constante, ni dans l’état social où tout est sous l’autorité des loix.

Les combats particuliers, les duels, les rencontres sont des actes qui ne constituent point un état ; & à l’égard des guerres privées, autorisées par les établissemens de Louis IX roi de France & suspendues par la paix de Dieu, ce sont des abus du gouvernement féodal, systême absurde s’il en fut jamais, contraire aux principes du droit naturel, & à toute bonne politie.

La guerre n’est donc point une rélation d’homme à homme, mais une rélation d’État à État, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu’accidentellement, non point comme hommes ni même comme citoyens, mais comme soldats ; non point comme membres de la patrie, mais comme ses défenseurs. Enfin chaque État ne peut avoir pour ennemis que d’autres États & non pas des hommes, attendu qu’entre choses de diverses natures on ne peut fixer aucun vrai rapport.

Ce principe est même conforme aux maximes établies de tous les tems & à la pratique constante de tous les peuples policés. Les déclarations de guerre sont moins des avertissemens aux puissances qu’à leurs sujets. L’étranger, soit roi, soit particulier, soit peuple, qui vole tüe ou détient les sujets sans déclarer la guerre au prince, n’est pas un ennemi, c’est un brigand. Même en pleine guerre un prince juste s’empare bien en pays ennemi de tout ce qui appartient au public, mais il respecte la personne & les biens des particuliers ; il respecte des droits sur lesquels sont fondés les siens. La fin de la guerre étant la destruction de l’Etat ennemi, on a droit d’en tuer les défenseurs tant qu’ils ont les armes à la main ; mais sitôt qu’ils les posent & se rendent, cessant d’être ennemis ou instrumens de l’ennemi, ils redeviennent simplement hommes & l’on n’a plus de droit sur leur vie. Quelquefois, on peut tuer l’Etat sans tuer un seul de ses membres : Or la guerre ne donne aucun droit qui ne soit nécessaire à sa fin. Ces principes ne sont pas ceux de Grotius ; ils ne sont pas fondés sur des autorités de poëtes, mais ils dérivent de la nature des choses, & sont fondés sur la raison.

A l’egard du droit de conquête, il n’a d’autre fondement que la loi du plus fort. Si la guerre ne donne point au vainqueur le droit de massacrer les peuples vaincus, ce droit qu’il n’a pas ne peut fonder celui de les asservir. On n’a le droit de tuer l’ennemi que quand on ne peut le faire esclave ; le droit de le faire esclave ne vient donc pas du droit de le tuer : C’est donc un échange inique de lui faire acheter au prix de sa liberté sa vie sur laquelle on n’a aucun droit. En établissant le droit de vie & de mort sur le droit d’esclavage, & le droit d’esclavage sur le droit de vie & de mort, n’est-il pas clair qu’on tombe dans le cercle vicieux ?

En supposant même ce terrible droit de tout tuer, je dis qu’un esclave fait à la guerre ou un peuple conquis n’est tenu à rien du tout envers son maitre, qu’à lui obéir autant qu’il y est forcé. En prenant un équivalent à sa vie le vainqueur ne lui en a point fait grace : au lieu de le tuer sans fruit il l’a tué utilement. Loin donc qu’il ait acquis sur lui nulle autorité jointe à la force, l’état de guerre subsiste entre eux comme auparavant, leur rélation même en est l’effet, & l’usage du droit de la guerre ne suppose aucun traité de paix. Ils ont fait une convention ; soit : mais cette convention, loin de détruire l’état de guerre, en suppose la continuité.

Ainsi, de quelque sens qu’on envisage les choses, le droit d’esclavage est nul, non seulement parce qu’il est illégitime, mais parce qu’il est absurde & ne signifie rien. Ces mots, esclave, &, droit sont contradictoires ; ils s’excluent mutuellement. Soit d’un homme à un homme, soit d’un homme à un peuple, ce discours sera toujours également insensé. Je fais avec toi une convention toute à ta charge & toute à mon profit, que j’observerai tant qu’il me plaira, & que tu observeras tant qu’il me plaira.