Défense de Louise Michel

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Imprimerie du Progrès (p. 1).
DÉFENSE
DE
LOUISE MICHEL

Le 22 Juin 1883, la grande citoyenne qui a nom Louise Michel, a prononcé devant la cour d’assises de la Seine, le discours suivant :

Il y a quelque chose de plus important, dans ce procès, que l’enlèvement de quelques morceaux de pain. Il s’agit d’une idée qu’on poursuit ; il s’agit des théories anarchistes qu’on veut à tout prix condamner. On insiste sur la fameuse brochure : « À l’armée ! » à laquelle le ministère public semble s’être appliqué à faire une publicité à laquelle on ne s’attendait guère. On a agi autrement durement envers nous en 1871.

J’ai vu les généraux fusilleurs ; j’ai vu M. de Gallifet faire tuer, sans jugement, deux négociants de Montmartre qui n’avaient jamais été partisans de la Commune ; j’ai vu massacrer des prisonniers, parce qu’ils osaient se plaindre.

On a tué les femmes et les enfants ; on a traqué les fédérés comme des bêtes fauves ; j’ai vu des coins de rue remplis de cadavres. Ne vous étonnez pas si vos poursuites nous émeuvent peu.

Ah certes, monsieur l’avocat général, vous trouvez étrange qu’une femme ose prendre la défense du drapeau noir.

Pourquoi avons-nous abrité la manifestation sous le drapeau noir ?

Parce que ce drapeau est le drapeau des grèves et qu’il indique que l’ouvrier n’a pas de pain.

Si notre manifestation n’avait pas dû être pacifique nous aurions pris le drapeau rouge ; il est maintenant cloué au Père-Lachaise, au-dessus de la tombe de nos morts. Quand nous l’arborerons nous saurons le défendre. (Sensation.)

Nous n’avons pas fait appel à l’Internationale morte parce qu’on n’a pu en réunir les tronçons et parce que l’Internationale est un pouvoir occulte et qu’il est temps que le peuple se montre au grand jour.

On parlait tout à l’heure de soldats tirant sur les chefs : Eh bien ! à Sedan, si les soldats avaient tiré sur les chefs, pensez-vous que c’eût été crime ? L’honneur au moins eût été sauf. Tandis qu’on a observé cette vieille discipline militaire, et on a laissé passer M. Bonaparte, qui allait livrer la France à l’étranger.

Mais je ne poursuis pas Bonaparte ou les d’Orléans ; je ne poursuis que l’idée. J’aime mieux voir Gautier, Kropotkine et Bernard dans les prisons qu’au ministère. Là ils servent l’idée socialiste, tandis que dans les grandeurs on est pris par le vertige et on oublie tout.

Quant à moi, ce qui me console, c’est que je vois au dessus de vous, au dessus des tribunaux se lever l’aurore de la liberté et de l’égalité humaine. (Sensation.)

Nous sommes aujourd’hui en pleine misère et nous sommes en République, mais ce n’est pas là la République.

La République que nous voulons, c’est celle où tout le monde travaille, mais aussi où tout le monde peut consommer ce qui est nécessaire à ses besoins : la République que nous voulons [c’est celle] où l’on a [les yeux] fixés sur l’avenir, où [illisible] dans [illisible] l’on ne s’attar[de] [illisible]

On nous parle de liberté : il y a la liberté de la tribune avec cinq ans de bagne au bout. Pour la liberté de réunion c’est la même chose. En Angleterre, le meeting aurait eu lieu ; en France, on n’a pas même fait les sommations de la loi pour faire retirer la foule qui serait partie sans résistance,

Le peuple meurt de faim, et il n’a pas même le droit de dire qu’il meurt de faim. Eh bien, moi, j’ai pris le drapeau noir et j’ai été dire que le peuple était sans travail et sans pain. Voilà mon crime ; vous le jugerez comme vous voudrez.

Vous dites que nous voulons faire une révolution. Mais ce sont les choses qui font les révolutions : c’est le désastre de Sedan qui a fait tomber l’empire, et quelque crime de notre gouvernement amènera aussi une révolution. Cela est certain. Et peut-être vous mêmes, à votre tour, vous serez du côté des indignés si votre intérêt est d’y être.

Songez y bien. S’il y a tant d’anarchistes c’est qu’il y a beaucoup de gens dégoutés de la triste comédie que depuis tant d’années nous donnent les gouvernants.

Je suis ambitieuse pour l’humanité ; moi je voudrais que tout le monde fût assez artiste, assez poète pour que la vanité humaine disparût. Pour moi, je n’ai plus d’illusion. Et tenez, quand M. l’avocat général parle de ma vanité. Et bien ! j’ai trop d’orgueil même pour être un chef : il faut qu’un chef à des moments donnés, s’abaisse devant ses soldats, et puis, tout chef devient un despote.

Je ne veux pas discuter l’accusation de pillage que l’on me reproche, cela est trop ridicule. Mais, si vous voulez me punir, je commets tous les jours des délits de presse, de parole, etc. Eh bien ! Poursuivez-moi pour ces délits.

En somme, le peuple n’a ni pain ni travail, et nous n’aurons en perspective que la guerre. Et nous, nous voulons la paix de l’humanité par l’union des peuples.

Voilà les crimes que nous avons commis.

Chacun cherche sa route ; nous cherchons la nôtre et nous pensons que le jour où le règne de la liberté et de l’égalité sera arrivé, le genre humain sera heureux.

Louise Michel et Pouget, très calmes écoutent, sans la moindre émotion l’odieuse condamnation qui les frappe ; au président Ramé qui lui dit qu’elle a trois jours pour se pourvoir sa cassation, Louise répond « Non, Monsieur, vous avez trop bien mérité de l’Empire pour que j’en appelle de votre jugement. »

Quelques secondes de silence : puis une protestation énergique, violente presque unanime, — à part les avocats :

Vive Louise Michel ! À bas les jurés ! À bas les juponniers ! C’est une honte ! C’est une infamie ! Vive la Révolution !

Et, au milieu de tous ces cris mêlés et de toutes ces protestations confuses une vois éclate :

« Président Ramé, Souviens-toi de Bonjean ! »

Les jurés disparaissent, les robes rouges détalent, et la foule descend sur la place Dauphine, où plus de mille personnes attendent le résultat du procès.

Tout à coup, en haut du grand escalier du Palais de Justice, un incident se produit. Quelques-uns de ces misérables juponniers, que nous avons stigmatisés comme ils le méritent, ont insultés Louise Michel et ont reçu du citoyen Lisbonne une verte et juste leçon.

Les avocats appellent la police à leur aide, mais une soixantaine de révolutionnaires repoussent les gendarmes et les policiers et entourent le citoyen Lisbonne.

Les juponniers, traités de la belle façon, s’enfuient de tous côtés et les socialistes se retirent, emportant au cœur l’âpre douleur de savoir deux des leurs — et des meilleurs — aux mains de la justice bourgeoise pour de longs mois peut-être.

Qui sait ?