Écrivains critiques et historiens littéraires de la France/04

La bibliothèque libre.


ÉCRIVAINS CRITIQUES
ET MORALISTES
DE LA FRANCE.

iv.

LA BRUYÈRE.


Vers 1687, année où parut le livre des Caractères, le siècle de Louis XIV arrivait à ce qu’on peut appeler sa troisième période ; les grandes œuvres qui avaient illustré son début et sa plus brillante moitié étaient accomplies ; les grands auteurs vivaient encore la plupart, mais se reposaient. On peut distinguer, en effet, comme trois parts dans cette littérature glorieuse. La première, à laquelle Louis XIV ne fit que donner son nom et que prêter plus ou moins sa faveur, lui vint toute formée de l’époque précédente ; j’y range les poètes et écrivains nés de 1620 à 1626, ou même avant 1620, La Rochefoucauld, Pascal, Molière, La Fontaine, Mme de Sévigné. La maturité de ces écrivains répond ou au commencement ou aux plus belles années du règne auquel on les rapporte, mais elle se produisait en vertu d’une force et d’une nourriture antérieures. Une seconde génération très distincte et propre au règne même de Louis XIV est celle en tête de laquelle on voit Boileau et Racine, et qui peut nommer encore Fléchier, Bourdaloue, etc., etc., tous écrivains ou poètes, nés à dater de 1632, et qui débutèrent dans le monde au plus tôt vers le temps du mariage du jeune roi. Boileau et Racine avaient à peu près terminé leur œuvre à cette date de 1687 ; ils étaient tout occupés de leurs fonctions d’historiographe. Heureusement, Racine allait être tiré de son silence de dix années par Mme de Maintenon. Bossuet régnait pleinement par son génie en ce milieu du grand règne, et sa vieillesse commençante en devait long-temps encore soutenir et rehausser la majesté. C’était donc un admirable moment que cette fin d’été radieuse, pour une production nouvelle de mûrs et brillans esprits. La Bruyère et Fénelon parurent et achevèrent, par des graces imprévues, la beauté d’un tableau qui se calmait sensiblement et auquel il devenait d’autant plus difficile de rien ajouter. L’air qui circulait dans les esprits, si l’on peut ainsi dire, était alors d’une merveilleuse sérénité. La chaleur modérée de tant de nobles œuvres, l’épuration continue qui s’en était suivie, la constance enfin des astres et de la saison, avaient amené l’atmosphère des esprits à un état tellement limpide et lumineux, que, du prochain beau livre qui saurait naître, pas un mot immanquablement ne serait perdu, pas une pensée ne resterait dans l’ombre, et que tout naîtrait dans son vrai jour. Conjoncture unique ! éclaircissement favorable en même temps que redoutable à toute pensée ! car combien il faudra de netteté et de justesse dans la nouveauté et la profondeur ! La Bruyère en triompha. Vers les mêmes années, ce qui devait nourrir à sa naissance et composer l’aimable génie de Fénelon était également disposé et comme pétri de toutes parts ; mais la fortune et le caractère de La Bruyère ont quelque chose de plus singulier.

On ne sait rien ou presque rien de la vie de La Bruyère, et cette obscurité ajoute, comme on l’a remarqué, à l’effet de son livre, et, on peut dire, au bonheur piquant de sa destinée. S’il n’y a pas une seule ligne de son livre unique qui, depuis le premier instant de la publication, ne soit venue et restée en lumière, il n’y a pas, en revanche, un détail particulier de l’auteur qui soit bien connu. Tout le rayon du siècle est tombé juste sur chaque page du livre, et le visage de l’homme qui le tenait ouvert à la main s’est dérobé.

Jean de La Bruyère était né dans un village proche Dourdan, en 1639, disent les uns ; en 1644, disent les autres et d’Olivet le premier, qui le fait mourir à cinquante-deux ans (1696). En adoptant cette date de 1644, La Bruyère aurait eu vingt ans quand parut Andromaque ; ainsi tous les fruits successifs de ces riches années mûrirent pour lui et furent le mets de sa jeunesse ; il essuyait, sans se hâter, la chaleur féconde de ces soleils. Nul tourment, nulle envie. Que d’années d’étude ou de loisir durant lesquelles il dut se borner à lire avec douceur et réflexion, allant au fond des choses et attendant ! il résulte d’une note écrite vers 1720, par le père Bougerel ou par le père Le Long, dans des mémoires particuliers qui se trouvaient à la bibliothèque de l’Oratoire, que La Bruyère a été de cette congrégation[1]. Cela veut-il dire qu’il y fut simplement élevé ou qu’il y fut engagé quelque temps ? Sa première relation avec Bossuet se rattache peut-être à cette circonstance. Quoi qu’il en soit, il venait d’acheter une charge de trésorier de France à Caen lorsque Bossuet, qu’il connaissait on ne sait d’où, l’appela près de M. le Duc pour lui enseigner l’histoire. La Bruyère passa le reste de ses jours à l’hôtel de Condé à Versailles, attaché au prince en qualité d’homme de lettres avec mille écus de pension.

D’Olivet qui est malheureusement trop bref sur le célèbre auteur, mais dont la parole a de l’autorité, nous dit en des termes excellens : « On me l’a dépeint comme un philosophe, qui ne songeait qu’à vivre tranquille avec des amis et des livres, faisant un bon choix des uns et des autres ; ne cherchant ni ne fuyant le plaisir ; toujours disposé à une joie modeste, et ingénieux à la faire naître ; poli dans ses manières et sage dans ses discours ; craignant toute sorte d’ambition, même celle de montrer de l’esprit. » Le témoignage de l’académicien se trouve confirmé d’une manière frappante par celui de Saint-Simon qui insiste, avec l’autorité d’un témoin non suspect d’indulgence, précisément sur ces mêmes qualités de bon goût et de sagesse : « Le public, dit-il, perdit bientôt après (1696) un homme illustre par son esprit, par son style et par la connaissance des hommes ; je veux dire La Bruyère, qui mourut d’apoplexie à Versailles, après avoir surpassé Théophraste en travaillant d’après lui et avoir peint les hommes de notre temps dans ses nouveaux Caractères d’une manière inimitable. C’était d’ailleurs un fort honnête homme, de très bonne compagnie, simple, sans rien de pédant et fort désintéressé. Je l’avais assez connu pour le regretter et les ouvrages que son âge et sa santé pouvaient faire espérer de lui. » Boileau se montrait un peu plus difficile en fait de ton et de manière que le duc de Saint-Simon, quand il écrivait à Racine, 19 mai 1687 : « Maximilien (pourquoi ce sobriquet de Maximilien ?) m’est venu voir à Auteuil et m’a lu quelque chose de son Théophraste. C’est un fort honnête homme à qui il ne manquerait rien si la nature l’avait fait aussi agréable qu’il a envie de l’être. Du reste, il a de l’esprit, du savoir et du mérite. » Nous reviendrons sur ce jugement de Boileau : La Bruyère était déjà un peu à ses yeux un homme des générations nouvelles, un de ceux en qui volontiers l’on trouve que l’envie d’avoir de l’esprit après nous, et autrement que nous, est plus grande qu’il ne faudrait.

Ce même Saint-Simon, qui regrettait La Bruyère, et qui avait plus d’une fois causé avec lui, nous peint la maison de Condé et M. le Duc en particulier, l’élève du philosophe, en des traits qui réfléchissent sur l’existence intérieure de celui-ci. À propos de la mort de M. le Duc, 1710, il nous dit avec ce feu qui mêle tout, et qui fait tout voir à la fois : « Il était d’un jaune livide, l’air presque toujours furieux, mais en tout temps si fier, si audacieux, qu’on avait peine à s’accoutumer à lui. Il avait de l’esprit, de la lecture, des restes d’une excellente éducation (je le crois bien), de la politesse et des graces même quand il voulait, mais il voulait très rarement… Sa férocité était extrême, et se montrait en tout. C’était une meule toujours en l’air, qui faisait fuir devant elle, et dont ses amis n’étaient jamais en sûreté, tantôt par des insultes extrêmes, tantôt par des plaisanteries cruelles en face, etc. » À l’année 1697, il raconte comment, tenant les états de Bourgogne à Dijon à la place de M. le Prince son père, M. le Duc y donna un grand exemple de l’amitié des princes et une bonne leçon à ceux qui la recherchent. Ayant un soir, en effet, poussé Santeuil de vin de Champagne, il trouva plaisant de verser sa tabatière de tabac d’Espagne dans un grand verre de vin et le lui offrit à boire ; le pauvre Théodas si naïf, si ingénu, si bon convive et plein de verve et de bons mots, mourut dans d’affreux vomissemens. Tel était le petit fils du grand Condé et l’élève de La Bruyère. Déjà le poète Sarrasin était mort autrefois sous le bâton d’un Conti dont il était secrétaire. À la manière énergique dont Saint-Simon nous parle de cette race des Condés, on voit comment par degrés en elle le héros en viendra à n’être plus que quelque chose tenant du chasseur ou du sanglier. Du temps de La Bruyère, l’esprit y conservait une grande part ; car, comme dit encore Saint-Simon de Santeuil, « M. le Prince l’avait presque toujours à Chantilly quand il y allait ; M. le Duc le mettait de toutes ses parties ; c’était de toute la maison de Condé à qui l’aimait le mieux, et des assauts continuels avec lui de pièces d’esprit en prose et en vers, et de toutes sortes d’amusemens, de badinages et de plaisanteries. » La Bruyère dut tirer un fruit inappréciable, comme observateur, d’être initié de près à cette famille si remarquable alors par ce mélange d’heureux dons, d’urbanité brillante, de férocité et de débauche. Toutes ses remarques sur les héros et les enfans des dieux naissent de là ; il y a toujours dissimulé l’amertume : « Les Enfans des Dieux, pour ainsi dire, se tirent des règles de la nature et en sont comme l’exception. Ils n’attendent presque rien du temps et des années. Le mérite chez eux devance l’âge. Ils naissent instruits, et ils sont plus tôt des hommes parfaits que le commun des hommes ne sort de l’enfance. » Au chapitre des Grands il s’est échappé à dire ce qu’il avait dû penser si souvent : « L’avantage des Grands sur les autres hommes, est immense par un endroit : je leur cède leur bonne chère, leurs riches ameublements, leurs chiens, leurs chevaux, leurs singes, leurs nains, leurs fous et leurs flatteurs ; mais je leur envie le bonheur d’avoir à leur service des gens qui les égalent par le cœur et par l’esprit, et qui les passent quelquefois. » Les réflexions inévitables, que le scandale des mœurs princières lui inspirait, n’étaient pas perdues, on peut le croire, et ressortaient moyennant détour : « Il y a des misères sur la terre qui saisissent le cœur : il manque à quelques-uns jusqu’aux alimens ; ils redoutent l’hiver ; ils appréhendent de vivre. L’on mange ailleurs des fruits précoces ; l’on force la terre et les saisons, pour fournir à sa délicatesse. De simples bourgeois, seulement à cause qu’ils étaient riches, ont eu l’audace d’avaler en un seul morceau la nourriture de cent familles. Tienne qui pourra contre de si grandes extrémités, je me jette et me réfugie dans la médiocrité. » Les simples bourgeois viennent là bien à propos pour endosser le reproche, mais je ne répondrais pas que la pensée ne fut écrite un soir en rentrant d’un de ces soupers de demi dieux, où M. le Duc poussait de champagne Santeuil.

La Bruyère, qui aimait la lecture des anciens, eut un jour l’idée de traduire Théophraste, et il pensa à glisser à la suite et à la faveur de sa traduction quelques-unes de ses propres réflexions sur les mœurs modernes. Cette traduction de Théophraste n’était-elle pour lui qu’un prétexte ou fut-elle vraiment l’occasion déterminante et le premier dessein principal ? On pencherait plutôt pour cette supposition moindre, en voyant la forme de l’édition dans laquelle parurent d’abord les Caractères, et combien Théophraste y occupe une grande place. La Bruyère était très pénétré de cette idée, par laquelle il ouvre son premier chapitre, que tout est dit que l’on vient trop tard après plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent. Il se déclare de l’avis que nous avons vu de nos jours partagé par Courier, lire et relire sans cesse les anciens, les traduire si l’on peut, et les imiter quelquefois : « On ne saurait en écrivant rencontrer le parfait, et, s’il se peut, surpasser les anciens, que par leur imitation. » Aux anciens, La Bruyère ajoute les habiles d’entre les modernes comme ayant enlevé à leurs successeurs tardifs le meilleur et le plus beau. C’est dans cette disposition qu’il commence à glaner, et chaque épi, chaque grain qu’il croit digne, il le range devant nous. La pensée du difficile, du mûr et du parfait l’occupe visiblement, et atteste avec gravité, dans chacune de ses paroles, l’heure solennelle du siècle où il écrit. Ce n’était plus l’heure des coups d’essai. Presque tous ceux qui avaient porté les grands coups vivaient. Molière était mort ; long-temps après Pascal, La Rochefoucauld avait disparu : mais tous les autres restaient là rangés. Quels noms ! quel auditoire auguste, consommé, déjà un peu sombre de front, et un peu silencieux ! Dans son discours à l’Académie, La Bruyère lui-même les a énumérés en face ; il les avait passés en revue dans ses veilles bien des fois auparavant. Et ces Grands, rapides connaisseurs de l’esprit ! et Chantilly, écueil des mauvais ouvrages ! et ce Roi, retiré dans son balustre, qui les domine tous ! quels juges, pour qui, sur la fin du grand tournoi, s’en vient aussi demander la gloire ! La Bruyère a tout prévu, et il ose. Il sait la mesure qu’il faut tenir et le point où il faut frapper. Modeste et sûr, il s’avance ; pas un effort en vain ! pas un mot de perdu ! du premier coup, sa place qui ne le cède à aucune autre est gagnée. Ceux qui, par une certaine disposition trop rare de l’esprit et du cœur, sont en état, comme il dit, de se livrer au plaisir que donne la perfection d’un ouvrage, ceux-là éprouvent une émotion, d’eux seuls concevable, en ouvrant la petite édition in-12, d’un seul volume, année 1688, de trois cent soixante pages en fort gros caractères, desquelles Théophraste, avec le discours préliminaire, occupe cent quarante-neuf, et en songeant que, sauf les perfectionnemens réels et nombreux que reçurent les éditions suivantes, tout La Bruyère est déjà là.

Plus tard, à partir de la troisième édition, La Bruyère ajouta successivement et beaucoup à chacun de ses seize chapitres. Des pensées qu’il avait peut-être gardées en portefeuille dans sa première circonspection, des ridicules que son livre même fit lever devant lui, des originaux qui d’eux-mêmes se livrèrent, enrichirent et accomplirent de mille façons le chef-d’œuvre. La première édition renferme surtout incomparablement moins de portraits que les suivantes. L’excitation et l’irritation de la publicité les fit naître sous la plume de l’auteur, qui avait principalement songé d’abord à des réflexions et remarques morales, s’appuyant même à ce sujet du titre de Proverbes donné au livre de Salomon. Les Caractères ont singulièrement gagné aux additions : mais on voit mieux quel fut le dessein naturel, l’origine simple du livre et, si j’ose dire, son accident heureux, dans cette première et plus courte forme.

En le faisant naître en 1644, La Bruyère avait quarante-trois ans en 87. Ses habitudes étaient prises, sa vie réglée ; il n’y changea rien. La gloire soudaine qui lui vint ne l’éblouit pas ; il y avait songé de longue main, l’avait retournée en tous sens, et savait fort bien qu’il aurait pu ne point l’avoir et ne pas valoir moins pour cela. Il avait dit dès sa première édition : « Combien d’hommes admirables et qui avaient de très beaux génies sont morts sans qu’on en ait parlé ! Combien vivent encore dont on ne parle point et dont on ne parlera jamais ! » Loué, attaqué, recherché, il se trouva seulement peut-être un peu moins heureux après qu’avant son succès, et regretta sans doute à certains jours d’avoir livré au public une si grande part de son secret. Les imitateurs qui lui survinrent de tous côtés, les abbés de Villiers, les abbés de Bellegarde (en attendant les Brillon, Alléaume et autres, qu’il ne connut pas et que les Hollandais ne surent jamais bien distinguer de lui), ces auteurs nés copistes qui s’attachent à tout succès comme les mouches aux mets délicats, ces Trublets d’alors, durent par momens lui causer de l’impatience : on a cru que son conseil à un auteur né copiste (chap. des Ouvrages de l’Esprit), qui ne se trouvait pas dans les premières éditions, s’adressait à cet honnête abbé de Villiers. Reçu à l’Académie le 15 juin 1693, époque où il y avait déjà eu en France sept éditions des Caractères. La Bruyère mourut subitement d’apoplexie en 1696 et disparut ainsi en pleine gloire, avant que les biographes et commentateurs eussent avisé encore à l’approcher, à le saisir dans sa condition modeste et à noter ses réponses. On lit dans la note manuscrite de la bibliothèque de l’Oratoire, citée par Adry, « que Mme la marquise de Belleforière, de qui il était fort l’ami, pourrait donner quelques mémoires sur sa vie et son caractère. » Cette Mme de Belleforière n’a rien dit et n’a probablement pas été interrogée. Vieille en 1720, date de la note manuscrite, était-elle une de ces personnes dont La Bruyère, au chapitre du Cœur, devait avoir l’idée présente quand il disait : « Il y a quelquefois dans le cours de la vie de si chers plaisirs et de si tendres engagemens que l’on nous défend, qu’il est naturel de désirer du moins qu’ils fussent permis : de si grands charmes ne peuvent être surpassés que par celui de savoir y renoncer par vertu. » Était-elle celle-là même qui lui faisait penser ce mot d’une délicatesse qui va à la grandeur ? « L’on peut être touché de certaines beautés si parfaites et d’un mérite si éclatant, que l’on se borne à les voir et à leur parler[2]. »

Il y a moyen, avec un peu de complaisance, de reconstruire et de rêver plus d’une sorte de vie cachée pour La Bruyère, d’après quelques-unes de ses pensées qui recèlent toute une destinée et, comme il semble, tout un roman enseveli. À la manière dont il parle de l’amitié, de ce goût qu’elle a et auquel ne peuvent atteindre ceux qui sont nés médiocres, on croirait qu’il a renoncé pour elle à l’amour ; et à la façon dont il pose certaines questions ravissantes, on jurerait qu’il a eu assez l’expérience d’un grand amour pour devoir négliger l’amitié. Cette diversité de pensées accomplies, desquelles on pourrait tirer tour à tour plusieurs manières d’existence charmantes ou profondes, et qu’une seule personne n’a pu directement former de sa seule et propre expérience, s’explique d’un mot : Molière, sans être Alceste, ni Philinte, ni Orgon, ni Argan, est successivement tout cela ; La Bruyère, dans le cercle du moraliste, a ce don assez pareil, d’être successivement chaque cœur ; il est du petit nombre de ces hommes qui ont tout su.

Molière, à l’étudier de près, ne fait pas ce qu’il prêche. Il représente les inconvéniens, les passions, les ridicules, et dans sa vie il y tombe ; La Bruyère jamais. Les petites inconséquences du Tartuffe, il les a saisies, et son Onuphre est irréprochable : de même pour sa conduite, il pense à tout et se conforme à ses maximes, à son expérience. Molière est poète, entraîné, irrégulier, mélange de naïveté et de feu, et plus grand, plus aimable peut-être par ses contradictions mêmes ; La Bruyère est sage. Il ne se maria jamais : « Un homme libre, avait-il observé, et qui n’a point de femme, s’il a quelque esprit, peut s’élever au-dessus de sa fortune, se mêler dans le monde et aller de pair avec les plus honnêtes gens. Cela est moins facile à celui qui est engagé ; il semble que le mariage met tout le monde dans son ordre. » Ceux à qui ce calcul de célibat déplairait pour La Bruyère, peuvent supposer qu’il aima en lieu impossible et qu’il resta fidèle à un souvenir dans le renoncement. On a remarqué souvent combien la beauté humaine de son cœur se déclare énergiquement à travers la science inexorable de son esprit : « Il faut des saisies de terre, des enlèvemens de meubles, des prisons et des supplices, je l’avoue ; mais justice, lois et besoins à part, ce m’est une chose toujours nouvelle de contempler avec quelle férocité les hommes traitent les autres hommes. » Que de réformes, poursuivies depuis lors et non encore menées à fin, contient cette parole ! le cœur d’un Fénelon y palpite sous un accent plus contenu. La Bruyère s’étonne, comme d’une chose toujours nouvelle, de ce que Mme de Sévigné trouvait tout simple, ou seulement un peu drôle : le xviiie siècle, qui s’étonnera de tant de choses, s’avance. Je ne fais que rappeler la page sublime sur les paysans : « Certains animaux farouches, etc. (chap. de l’Homme). » On s’est accordé à reconnaître La Bruyère dans le portrait du philosophe qui, assis dans son cabinet et toujours accessible malgré ses études profondes, vous dit d’entrer, et que vous lui apportez quelque chose de plus précieux que l’or et l’argent, si c’est une occasion de vous obliger.

Il était religieux, et d’un spiritualisme fermement raisonné, comme en fait foi son chapitre des Esprits forts, qui, venu le dernier, répond tout ensemble à une beauté secrète de composition, à une précaution ménagée d’avance contre des attaques qui n’ont pas manqué, et à une conviction profonde. La dialectique de ce chapitre est forte et sincère ; mais l’auteur en avait besoin pour racheter plus d’un mot qui dénote le philosophe aisément dégagé du temps où il vit, pour appuyer surtout et couvrir ses attaques contre la fausse dévotion alors régnante. La Bruyère n’a pas déserté sur ce point l’héritage de Molière : il a continué cette guerre courageuse sur une scène bien plus resserrée (l’autre scène, d’ailleurs, n’eût plus été permise), mais avec des armes non moins vengeresses. Il a fait plus que de montrer au doigt le courtisan, qui autrefois portait ses cheveux, en perruque désormais, l’habit serré et le bas uni, parce qu’il est dévot ; il a fait plus que de dénoncer à l’avance les représailles impies de la régence, par le trait ineffaçable : Un dévot est celui qui sous un roi athée serait athée ; il a adressé à Louis XIV même ce conseil direct, à peine voilé en éloge : « C’est une chose délicate à un prince religieux de réformer la cour et la rendre pieuse : instruit jusques où le courtisan veut lui plaire et aux dépens de quoi il ferait sa fortune, il le ménage avec prudence ; il tolère, il dissimule, de peur de le jeter dans l’hypocrisie ou le sacrilége ; il attend plus de Dieu et du temps que de son zèle et de son industrie. »

Malgré ses dialogues sur le quiétisme, malgré quelques mots qu’on regrette de lire sur la révocation de l’édit de Nantes, et quelque endroit favorable à la magie, je serais tenté plutôt de soupçonner La Bruyère de liberté d’esprit que du contraire. Né chrétien et Français, il se trouva plus d’une fois, comme il dit, contraint dans la satire, car s’il songeait surtout à Boileau en parlant ainsi, il devait par contre-coup songer un peu à lui-même, et à ces grands sujets qui lui étaient défendus. Il les sonde d’un mot, mais il faut qu’aussitôt il s’en retire. Il est de ces esprits qui auraient eu peu à faire (s’ils ne l’ont pas fait) pour sortir sans effort et sans étonnement de toutes les circonstances accidentelles qui restreignent la vue. C’est bien moins d’après tel ou tel mot détaché, que d’après l’habitude entière de son jugement qu’il se laisse voir ainsi.

On doit lire sur La Bruyère trois morceaux essentiels, dont ce que je dis ici n’a nullement la prétention de dispenser. Le premier morceau en date est celui de l’abbé d’Olivet dans son Histoire de l’Académie. On y voit trace d’une manière de juger littérairement l’illustre auteur, qui devait être partagée de plus d’un esprit classique à la fin du xviie et au commencement du xviiie siècle : c’est le développement et, selon moi, l’éclaircissement du mot un peu obscur de Boileau à Racine. D’Olivet trouve à La Bruyère trop d’art, trop d’esprit, quelque abus de métaphores : « Quant au style précisément, M. de La Bruyère ne doit pas être lu sans défiance, parce qu’il a donné, mais pourtant avec une modération, qui, de nos jours, tiendrait lieu de mérite, dans ce style affecté, guindé, entortillé, etc. » Nicole, dont La Bruyère a dit en un endroit qu’il ne pensait pas assez, devait trouver, en revanche, que le nouveau moraliste pensait trop, et se piquait trop vivement de raffiner la tâche. Nous reviendrons sur cela tout à l’heure. On regrette qu’à côté de ces jugemens, qui, partant d’un homme de goût et d’autorité, ont leur prix, d’Olivet n’ait pas procuré plus de détails, au moins académiques, sur La Bruyère. La réception de La Bruyère à l’Académie donna lieu à des querelles, dont lui-même nous a entretenus dans la préface de son discours et qui laissent à désirer quelques explications. Si heureux d’emblée qu’eût été La Bruyère, il lui fallut, on le voit, soutenir sa lutte à son tour comme Corneille, comme Molière en leur temps, comme tous les vrais grands. Il est obligé d’alléguer son chapitre des Esprits forts et de supposer à l’ordre de ses matières un dessein religieux un peu subtil, pour mettre à couvert sa foi. Il est obligé de nier la réalité de ses portraits, de rejeter au visage des fabricateurs ces insolentes clés comme il les appelle : Martial avait déjà dit excellemment : Improbè facit qui in alieno libro ingeniosus est. — « En vérité, je ne doute point, s’écrie La Bruyère avec un accent d’orgueil auquel l’outrage a forcé sa modestie, que le public ne soit enfin étourdi et fatigué d’entendre depuis quelques années de vieux corbeaux croasser autour de ceux qui, d’un vol libre et d’une plume légère, se sont élevés à quelque gloire par leurs écrits. » Quel est ce corbeau qui croassa, ce Théobalde qui bâilla si fort et si haut à la harangue de La Bruyère, et qui avec quelques académiciens, faux confrères, ameuta les coteries et le Mercure Galant, lequel se vengeait (c’est tout simple) d’avoir été mis immédiatement au-dessous de rien ? Benserade, à qui le signalement de Théobalde sied assez, était mort ; était-ce Boursault qui, sans appartenir à l’Académie, avait pu se coaliser avec quelques-uns du dedans ? Était-ce le vieux Boyer ou quelque autre de même force ? D’Olivet montre trop de discrétion là-dessus. Les deux autres morceaux essentiels à lire sur La Bruyère sont une notice exquise de Suard écrite en 1782, et un Éloge approfondi par Victorin Fabre (1810). On apprend d’un morceau qui se trouve dans l’Esprit des Journaux (février 1782), et où l’auteur anonyme apprécie fort délicatement lui-même la notice de Suard, que La Bruyère, déjà moins lu et moins recherché au dire de D’Olivet, n’avait pas été complètement mis à sa place par le xviiie siècle : Voltaire en avait parlé légèrement dans le Siècle de Louis XIV : « Le marquis de Vauvenargues, dit l’auteur anonyme (qui serait digne d’être Fontanes ou Garat), est presque le seul de tous ceux qui ont parlé de La Bruyère qui ait bien senti ce talent vraiment grand et original. Mais Vauvenargues lui-même n’a pas l’estime et l’autorité qui devraient appartenir à un écrivain qui participe à la fois de la sage étendue d’esprit de Locke, de la pensée originale de Montesquieu, de la verve de style de Pascal, mêlée au goût de la prose de Voltaire ; il n’a pu faire ni la réputation de La Bruyère, ni la sienne. » Cinquante ans de plus, en achevant de consacrer La Bruyère comme génie, ont donné à Vauvenargues lui-même le vernis des maîtres. La Bruyère, que le xviiie siècle était ainsi lent à apprécier, avait avec ce siècle plus d’un point de ressemblance qu’il faut suivre de plus près encore.

Dans ces diverses études charmantes ou fortes sur La Bruyère, comme celles de Suard et de Fabre, au milieu de mille sortes d’ingénieux éloges, un mot est lâché qui étonne, appliqué à un aussi grand écrivain du xviie siècle. Suard dit en propres termes que La Bruyère avait plus d’imagination que de goût. Fabre, après une analyse complète de ses mérites, conclut à le placer dans le si petit nombre des parfaits modèles de l’art d’écrire, s’il montrait toujours autant de goût qu’il prodigue d’esprit et de talent. C’est la première fois qu’à propos d’un des maîtres du grand siècle on entend toucher cette corde délicate, et ceci tient à ce que La Bruyère, venu tard et innovant véritablement dans le style, penche déjà vers l’âge suivant. Il nous a tracé une courte histoire de la prose française en ces termes : « L’on écrit régulièrement depuis vingt années ; l’on est esclave de la construction ; l’on a enrichi la langue de nouveaux tours, secoué le joug du latinisme, et réduit le style à la phrase purement française ; l’on a presque retrouvé le nombre que Malherbe et Balzac avaient les premiers rencontré, et que tant d’auteurs depuis eux ont laissé perdre ; l’on a mis enfin dans le discours tout l’ordre et toute la netteté dont il est capable : cela conduit insensiblement à y mettre de l’esprit. » Cet esprit, que La Bruyère ne trouvait pas assez avant lui dans le style, dont Bussy, Fléchier, Bouhours, lui offraient bien des exemples, mais sans assez de continuité, de consistance ou d’originalité, il l’y voulut donc introduire. Après Pascal et La Rochefoucauld, il s’agissait pour lui d’avoir une grande, une délicate manière, et de ne pas leur ressembler. Boileau, comme moraliste et comme critique, avait exprimé bien des vérités en vers avec une certaine perfection. La Bruyère voulut faire dans la prose quelque chose d’analogue, et, comme il se le disait peut-être tout bas, quelque chose de mieux et de plus fin. Il y a nombre de pensées droites, justes, proverbiales, mais trop aisément communes, dans Boileau, que La Bruyère n’écrirait jamais et n’admettrait pas dans son élite. Il devait trouver au fond de son ame que c’était un peu trop de pur bon sens, et, sauf le vers qui relève, aussi peu rare que bien des lignes de Nicole. Chez lui tout devient plus détourné et plus neuf ; c’est un repli de plus qu’il pénètre. Par exemple, au lieu de ce genre de sentences familières à l’auteur de l’Art poétique :

Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, etc., etc.,


il nous dit, dans cet admirable chapitre des Ouvrages de l’Esprit, qui est son art poétique à lui et sa rhétorique : « Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n’y en a qu’une qui soit la bonne : on ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant : il est vrai néanmoins qu’elle existe, que tout ce qui ne l’est point est faible et ne satisfait point un homme d’esprit qui veut se faire entendre. » On sent combien la sagacité si vraie, si judicieuse encore, du second critique, enchérit pourtant sur la raison saine du premier. À l’appui de cette opinion, qui n’est pas récente, sur le caractère de novateur entrevu chez La Bruyère, je pourrais faire usage du jugement de Vigneul-Marville et de la querelle qu’il soutint avec Coste et Brillon à ce sujet ; mais le sentiment de ces hommes en matière de style ne signifiant rien, je m’en tiens à la phrase précédemment citée de d’Olivet. Le goût changeait donc, et La Bruyère y aidait insensiblement. Il était bientôt temps que le siècle finît, la pensée du dire autrement, de varier et de rajeunir la forme, a pu naître dans un grand esprit ; elle deviendra bientôt chez d’autres un tourment plein de saillies et d’étincelles. Les Lettres Persanes, si bien annoncées et préparées par La Bruyère, ne tarderont pas à marquer la seconde époque. La Bruyère n’a nul tourment encore et n’éclate pas, mais il est déjà en quête d’un agrément neuf et du trait. Sur ce point il confine au xviiie siècle plus qu’aucun grand écrivain de son âge ; Vauvenargues, à quelques égards, est plus du xviie siècle que lui. Mais non ; … La Bruyère en est encore pleinement, de son siècle incomparable, en ce qu’au milieu de tout ce travail contenu de nouveauté et de rajeunissement, il ne manque jamais, au fond, d’un certain goût simple.

Quoique ce soit l’homme et la société qu’il exprime surtout, le pittoresque, chez La Bruyère, s’applique déjà aux choses de la nature plus qu’il n’était ordinaire de son temps. Comme il nous dessine dans un jour favorable la petite ville qui lui paraît peinte sur le penchant de la colline ! Comme il nous montre gracieusement, dans sa comparaison du prince et du pasteur, le troupeau, répandu par la prairie, qui broute l’herbe menue et tendre ! Mais il n’appartient qu’à lui d’avoir eu l’idée d’insérer au chapitre du Cœur les deux pensées que voici : « Il y a des lieux que l’on admire ; il y en a d’autres qui touchent et où l’on aimerait à vivre.» — « Il me semble que l’on dépend des lieux pour l’esprit, l’humeur, la passion, le goût et les sentimens. » Jean-Jacques et Bernardin de Saint-Pierre, avec leur amour des lieux, se chargeront de développer un jour toutes les nuances, closes et sommeillantes, pour ainsi dire, dans ce propos discret et charmant. Lamartine ne fera que traduire poétiquement le mot de La Bruyère, quand il s’écriera :


Objets inanimés, avez-vous donc une ame
Qui s’attache à notre ame et la force d’aimer ?


La Bruyère est plein de ces germes brillans.

Il a déjà l’art (bien supérieur à celui des transitions qu’exigeait trop directement Boileau), de composer un livre, sans en avoir l’air, par une sorte de lien caché, mais qui reparaît, d’endroits en endroits, inattendu. On croit au premier coup d’œil n’avoir affaire qu’à des fragmens rangés les uns après les autres, et l’on marche dans un savant dédale où le fil ne cesse pas. Chaque pensée se corrige, se développe, s’éclaire, par les environnantes. Puis l’imprévu s’en mêle à tout moment, et dans ce jeu continuel d’entrées en matière et de sorties, on est plus d’une fois enlevé à de soudaines hauteurs que le discours continu ne permettrait pas : Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre empire, etc. Un fragment de lettre ou de conversation, imaginé ou simplement encadré au chapitre des Jugemens : Il disait que l’esprit dans cette belle personne était un diamant bien mis en œuvre, etc., est lui-même un adorable joyau que tout le goût d’un André Chénier n’aurait pas mis en œuvre et en valeur plus artistement. Je dis André Chénier à dessein, malgré le disparate des genres et des noms ; et chaque fois que j’en viens à ce passage de La Bruyère, le motif aimable


Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine, etc.,


me revient en mémoire et se met à chanter en moi.

Si l’on s’étonne maintenant que, touchant et inclinant par tant de points au xviiie siècle, La Bruyère n’y ait pas été plus invoqué et célébré, il n’y a qu’une réponse : c’est qu’il était trop sage, trop désintéressé et reposé pour cela ; c’est qu’il s’était trop appliqué à l’homme pris en général ou dans ses variétés de toute espèce, et il parut un allié peu actif, peu spécial, à ce siècle d’hostilité et de passion. Il convenait à un esprit calme et fin comme l’était Suard, de réparer cette négligence injuste. Aujourd’hui La Bruyère n’est plus à remettre à son rang. On se révolte, il est vrai, de temps à autre, contre ces belles réputations simples et hautes, conquises à si peu de frais, ce semble. On en veut secouer, le joug. Mais à chaque effort contre elles, de près, on retrouve cette multitude de pensées admirables, concises, éternelles, comme autant de chaînons indestructibles ; on y est repris de toutes parts comme dans les divines mailles des filets de Vulcain.

La Bruyère fournirait à des choix piquans de mots et de pensées qui se rapprocheraient avec agrément de pensées presque pareilles de nos jours. Il en a sur le cœur et les passions surtout qui rencontrent à l’improviste les analyses intérieures de nos contemporains. J’avais noté un endroit où il parle des jeunes gens, lesquels, à cause des passions qui les amusent, dit-il, supportent mieux la solitude que les vieillards, et je rapprochais sa remarque d’un mot de Lélia sur les promenades solitaires de Sténio. J’avais noté aussi sa plainte sur l’infirmité du cœur humain trop tôt consolé, qui manque de sources inépuisables de douleur pour certaines pertes, et je la rapprochais d’une plainte pareille de René. La rêverie enfin, à côté des personnes qu’on aime, apparaît dans tout son charme chez La Bruyère. Mais bien que, d’après la remarque de Fabre, La Bruyère ait dit que le choix des pensées est invention, il faut convenir que cette invention est trop facile et trop séduisante avec lui pour qu’on s’y livre sans réserve. — En politique, il a de simples traits qui percent les époques et nous arrivent comme des flèches : « Ne penser qu’à soi et au présent, source d’erreur en politique. »

Il est principalement un point sur lequel les écrivains de notre temps ne sauraient trop méditer La Bruyère, et sinon l’imiter, du moins l’honorer et l’envier. Il a joui d’un grand bonheur et a fait preuve d’une grande sagesse : avec un talent immense, il n’a écrit que pour dire ce qu’il pensait ; le mieux dans le moins, c’est sa devise. En parlant une fois de Mme Guizot, nous avons indiqué de combien de pensées mémorables elle avait parsemé ses nombreux et obscurs articles, d’où il avait fallu qu’une main pieuse, un œil ami, les allât discerner et détacher. La Bruyère, né pour la perfection dans un siècle qui la favorisait, n’a pas été obligé de semer ainsi ses pensées dans des ouvrages de toutes les sortes et de tous les instans ; mais plutôt il les a mises chacune à part, en saillie, sous la face apparente, et comme on piquerait sur une belle feuille blanche de riches papillons étendus. « L’homme du meilleur esprit, dit-il, est inégal… il entre en verve, mais il en sort : alors, s’il est sage, il parle peu, il n’écrit point… Chante-t-on avec un rhume ? Ne faut-il pas attendre que la voix revienne ? » C’est de cette habitude, de cette nécessité de chanter avec toute espèce de voix, d’avoir de la verve à toute heure, que sont nés la plupart des défauts littéraires de notre temps. Sous tant de formes gentilles, sémillantes ou solennelles, allez au fond : la nécessité de remplir des feuilles d’impression, de pousser à la colonne ou au volume sans faire semblant, est là. Il s’ensuit un développement démesuré du détail qu’on saisit, qu’on brode, qu’on amplifie et qu’on effile au passage, ne sachant si pareille occasion se retrouvera. Je ne saurais dire combien il en résulte, à mon sens, jusqu’au sein des plus grands talens, dans les plus beaux poèmes, dans les plus belles pages en prose, — oh ! beaucoup de savoir-faire, de facilité, de dextérité, de main-d’œuvre savante, si l’on veut ; mais aussi ce je ne sais quoi que le commun des lecteurs ne distingue pas du reste, que l’homme de goût lui-même peut laisser passer dans la quantité s’il ne prend garde, — le simulacre et le faux-semblant du talent, ce qu’on appelle chique en peinture et qui est l’affaire d’un pouce encore habile même alors que l’esprit demeure absent. Ce qu’il y a de chique dans les plus belles productions du jour est effrayant, et je ne l’ose dire ici que parce que, parlant au général, l’application ne saurait tomber sur aucun illustre en particulier. Il y a des endroits où, en marchant dans l’œuvre, dans le poème, dans le roman, l’homme qui a le pied fait s’aperçoit qu’il est sur le creux : ce creux ne rend pas l’écho le moins sonore pour le vulgaire. Mais qu’ai-je dit ? c’est presque là un secret de procédé qu’il faudrait se garder entre artistes pour ne pas décréditer le métier. L’heureux et sage La Bruyère n’était point tel en son temps ; il traduisait à son loisir Théophraste et produisait chaque pensée essentielle à son heure. Il est vrai que ses mille écus de pension comme homme de lettres de M. le Duc et le logement à l’hôtel de Condé lui procuraient une condition à l’aise qui n’a point d’analogue aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, et sans faire injure à nos mérites laborieux, son premier petit in-12 devrait être à demeure sur notre table, à nous tous écrivains modernes, si abondans et si assujettis, pour nous rappeler un peu à l’amour de la sobriété, à la proportion de la pensée au langage. Ce serait beaucoup déjà que d’avoir regret de ne pouvoir faire ainsi.

Aujourd’hui que l’Art poétique de Boileau est véritablement abrogé et n’a plus d’usage, la lecture du chapitre des Ouvrage de l’Esprit serait encore, chaque matin, pour les esprits critiques ce que la lecture d’un chapitre de l’Imitation est pour les âmes tendres.

La Bruyère, après cela, a bien d’autres applications possibles par cette foule de pensées ingénieusement profondes sur l’homme et sur la vie. À qui voudrait se réformer et se prémunir contre les erreurs, les exagérations, les faux entraînemens, il faudrait, comme au premier jour de 1688, conseiller le moraliste immortel. Par malheur, on n’arrive à le goûter et on ne le découvre, pour ainsi dire, que lorsqu’on est déjà soi-même au retour, plus capable de voir le mal que de faire le bien, et ayant déjà épuisé à faux bien des ardeurs et des entreprises. C’est beaucoup néanmoins que de savoir se consoler ou même se chagriner avec lui.


Sainte-Beuve.
  1. Histoire manuscrite de l’Oratoire, par Adry, aux Archives du Royaume.
  2. Cette dame était, selon toute vraisemblance, Justine-Hélène de Hénin, fille du seigneur de Querevain, mariée à Ferdinand, seigneur de Belleforière. (Voir Moreri.)