Education et Instruction

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Education et Instruction
Revue des Deux Mondes4e période, tome 127 (p. 914-934).
ÉDUCATION ET INSTRUCTION


I

Éducation et Instruction, ces deux termes, — que l’on oppose et que, malheureusement, on a raison d’opposer aujourd’hui l’un à l’autre, — ont longtemps été presque synonymes, et, si l’ancienne langue ne les confondait pas, nous trouvons que nos vieux Dictionnaires les définissaient volontiers l’un par l’autre. A la vérité, l’éducation s’entendait plutôt du gouvernement ou de la direction des mœurs, et l’instruction, de la culture ou du développement de l’esprit; mais les deux mots s’équivalaient à peu près dans l’usage; et le classique Traité des Etudes, que Rollin avait d’abord intitulé : De la manière d’enseigner et d’étudier les belles-lettres par rapport à l’esprit et au cœur, en servirait au besoin de preuve. Nos pères, qui nous valaient bien, n’auraient pas compris que l’on prétendît élever un enfant sans l’instruire, c’est-à-dire, et de mot à mot, sans le fournir, sans le munir, sans l’armer, — instruere, — des connaissances indispensables pour se conduire dans la vie, mais ils n’auraient pas davantage admis que l’on se proposât de l’instruire sans l’élever, c’est-à-dire qu’on lui mît une arme dans la main sans l’avertir à quelle occasion, dans quels cas, et surtout avec quelles précautions il en pourrait user. C’est ainsi qu’autrefois, l’Éducation et l’Instruction, si elles se distinguaient l’une de l’autre, ne se séparaient pourtant pas; se soutenaient ou s’entr’aidaient ; et, finalement, se rejoignaient dans l’unité d’un même résultat.

Comment donc et depuis quand la séparation s’est-elle opérée? Nous pouvons exactement le dire. C’est depuis que l’Etat, voilà tantôt cent ans, a cru devoir prendre à sa charge le fardeau de l’instruction publique. C’est depuis qu’ayant proclamé l’ « excellence de la nature, » les Encyclopédistes ont donné pour but à l’éducation, de « développer toutes les puissances d’un être, » comme si, parmi ces « puissances » il n’y en avait pas de radicalement malfaisantes! Et c’est enfin depuis que le plus mal élevé de nos grands écrivains a violemment désuni deux des choses les plus inséparables qu’il doive y avoir au monde : le droit de l’individu et celui de la société.


Quel est ou quel devrait être, en effet, l’objet propre de l’éducation? Si nous le demandons aux plus écoutés de nos pédagogues, ce serait, disent-ils, de former des hommes, et je le veux bien, mais en le disant ils n’oublient qu’un point : c’est qu’il y a beaucoup de sortes d’hommes. On peut se proposer de former des « athlètes; » on peut se proposer de former des « gens du monde » ; et si nous connaissions une manière assurée de former des saint Vincent de Paul, évidemment on ne l’emploierait pas à former des César ou des Napoléon. La vraie question est donc de savoir quelle sorte d’hommes nous voulons former, et, tout justement, c’est ici que la difficulté commence. Condorcet l’avait-il sentie, quand, — dans le premier de ses Mémoires sur l’Instruction publique, — il posait en principe que « l’éducation publique doit se borner à l’instruction? » Et il en donnait de fort bonnes raisons, parmi lesquelles je me contenterai de relever celle-ci, que « la liberté des opinions deviendrait illusoire si la société s’emparait des générations naissantes pour leur dicter ce qu’elles doivent croire. » Mais ce scrupule fait voir trop de délicatesse ! Nous pouvons bien regretter, — et personnellement je le regrette, — que l’éducation ne soit pas demeurée chose privée; nous ne pouvons pas faire qu’il n’existe une éducation publique et que, par conséquent, il n’y ait lieu de songer à l’organiser. Et j’admets, d’autre part, que la première vertu d’un programme ou d’un plan d’éducation soit la facilité même avec laquelle il variera selon les circonstances : il peut y avoir un temps de former des « soldats », et il peut y en avoir un autre de former des « marchands ». Mais ce programme ne saurait pourtant flotter toujours, et il faut qu’il contienne quelque chose de fixe. Nous plaindrons-nous éternellement de l’insuffisance actuelle de l’éducation, sans dire une fois de quoi nous nous plaignons? et réclamerons-nous à perpétuité des « chaires de pédagogie » sans préciser ce que nous souhaitons qu’on y enseigne?

Non, sans doute; et d’autant que, pour le dire, nous n’avons besoin ni de méditations si profondes, ni surtout de tout cet appareil dont nos éducateurs s’embarrassent? Mais il suffit de considérer quelques-uns des objets que l’on a proposés à l’éducation, et, quelque divers qu’ils soient en apparence, ou même contradictoires, on reconnaîtra promptement ce qu’ils ont tous au fond de commun, — et d’un.

Par exemple, nous avons fait de grands efforts, en France, depuis quelques années, pour développer le goût des exercices qu’on appelle maintenant « olympiques ». Et, à la vérité, comme nous avions choisi, naguère, pour diminuer la part du latin dans nos classes, le moment même où les Allemands l’augmentaient dans leurs gymnases, nous avons aussi choisi, pour acclimater chez nous le canotage et le foot ball, le temps précis où les Anglais, mieux inspirés peut-être, nous en dénonçaient à l’envi les effets désastreux « sur le moral et sur la santé des générations nouvelles. » Mais ce n’est pas aujourd’hui le point; et tout ce que j’invite ici le lecteur à chercher avec moi, c’est la raison profonde, la raison secrète et comme inconsciente, ou à peine et confusément entrevue, de cet engouement pour « l’athlétisme ». Il n’en trouvera pas d’autre que le vague espoir d’améliorer la qualité de la race. «Plus le corps est faible, a dit quelque part Rousseau, plus il commande; plus il est fort, et plus il obéit. » Je n’en crois absolument rien ! Des sens exigeans, et comme « surnourris », sont moins faciles à dominer que des sens paresseux et comme « spiritualisés ». Quel rapport encore y a-t-il entre le nombre de livres ou de pounds que l’on pèse, et la finesse ou la force de l’intelligence? Mais ce qui est vrai, c’est que les enfans vigoureux deviennent des hommes robustes, et les hommes robustes engendrent des enfans vigoureux. Une race répare ainsi les pertes que le vice ou la maladie lui font subir par ailleurs. Elle se maintient, comme l’on dit. Elle entretient cette santé du corps qui est comme la base physique de son « indice » intellectuel, s’il n’en est pas la mesure. Elle soutient, en deux mots, son personnage historique. Qu’est-ce à dire, sinon que le développement de l’éducation physique n’a pas du tout pour objet le plaisir, ni même l’intérêt de la génération présente, mais celui de la génération future? On n’en méconnaît point les dangers, ou même les ridicules. Mais on estime, et à bon droit, que ni ridicules ni dangers n’en sauraient balancer l’intérêt supérieur, patriotique, national, humain même; ou, en d’autres termes encore, on estime que le premier intérêt de la communauté française étant de durer et de se continuer comme telle, il n’y a pas lieu de s’arrêter à des inconvéniens individuels que compensent des gains sociaux.

Considérons maintenant une autre forme, ou une autre «idée » de l’éducation, la plus opposée qu’il se puisse à la précédente et admettons que l’objet en soit de former des « gens du monde »! Quoique Fronsac et Lauzun soient morts, il ne manque pas d’esprits un peu superficiels pour qui le tout de l’éducation ne consiste, on le sait, que dans la politesse des mœurs, l’élégance des manières, et la courtoisie du langage. Quelques mères, beaucoup de mères, de bonnes mères, n’y voient guère autre chose, et elles croient avoir assez rempli leur tâche quand elles ont fait de leur fils « un homme bien élevé. » Allez au fond de cette idée de l’éducation : qu’y trouverez-vous? Quelque chose de parfaitement analogue à ce que nous avons trouvé dans l’idée de l’éducation par « l’athlétisme. » Oh ! assurément, il y a des différences, et je ne sais pourquoi j’imagine que Milon de Crotone devait être un homme « assez mal élevé. » Peu de boxeurs se sont acquis dans l’histoire une réputation de « gentleman » accompli. Mais quand la courtoisie du langage, la politesse des mœurs, l’élégance des manières, ne seraient pas, elles aussi, comme la vigueur du corps, des qualités de race, utiles, précieuses, nécessaires à entretenir; — quand elles ne nous serviraient pas à nous donner les uns aux autres l’illusion de ce que nous devrions être en réalité; — quand cette politesse, en passant de leurs manières dans les œuvres de nos écrivains, n’aurait pas contribué pour sa part à la fortune universelle de notre littérature française; — il resterait toujours qu’un « homme bien élevé » c’est celui qui se gêne ou qui se contraint pour les autres. L’idée de quelque contrainte fait donc encore ici partie de la notion même de l’éducation. En ce sens, « élever » quelqu’un, c’est l’habituer à réprimer ceux de ses mouvemens, à retenir celles de ses paroles, à garder pour lui ceux de ses sentimens qui pourraient contrarier, effaroucher, ou blesser les autres. Un intérêt général, qui est ici l’intérêt du « monde », est donc reconnu comme supérieur à celui de l’individu, comme assez important pour que chacun de nous y subordonne, y soumette, y plie sa « nature; » et nous aboutissons à la même formule : contrainte individuelle en vue d’un gain social.

Ai-je besoin d’insister et de multiplier les exemples? Former un « citoyen » ou former un « soldat », — je dis bien les former, et non pas les dresser, — c’est leur apprendre l’art de subordonner quelque chose d’eux-mêmes et de leurs « droits naturels » aux intérêts ou aux droits de la communauté. Pas d’« armée » ; pas de « patrie » ; pas de « société » sans cela! Mais c’est aussi pourquoi, tout le reste n’étant que secondaire et comme accidentel, nous pouvons dire avec assurance que l’objet fixe de l’éducation est de substituer en tout homme le pouvoir agissant des « mobiles sociaux » à l’impulsion native, — et toujours assez énergique, — des « mobiles individuels ». On peut d’ailleurs discuter la nature et l’étendue des droits de la société, ou de la patrie même. On peut discuter la question de savoir si, n’existant qu’en elles et que pour elles, nous ne devons donc vivre aussi que pour elles. On peut se demander s’il est vrai que nous leur appartenions avant de nous appartenir. Et ce sont de graves problèmes, que nous nous garderons bien de trancher comme à la volée. Mais il n’en est pas moins certain qu’en tout temps, sous toutes les latitudes, ce sont bien les intérêts permanens de la patrie ou de la société qui déterminent ou qui règlent, et qui doivent régler la matière de l’éducation publique. La patrie et la société ont le droit de nous « élever » pour elles; ou plutôt elles y sont obligées, puisqu’elles ne peuvent subsister qu’à cette condition.

Il en résulte premièrement qu’entre l’éducation et l’instruction, s’il y a d’ailleurs de nombreux rapports, ces rapports n’ont rien de constant ni surtout de nécessaire. L’optimiste le plus déterminé que je connaisse au monde, — c’est l’excellent sir John Lubbock, l’auteur du Bonheur de vivre, — communiquait, l’année dernière, au Congrès de sociologie je ne sais quelle statistique d’où il semblait ressortir que « le progrès de l’éducation et celui de la moralité allaient de pair en Angleterre. » Heureuse Angleterre ! dirons-nous donc, et surtout heureux accident! car la statistique n’a rien découvert de semblable ni en France ni nulle part ailleurs, en Allemagne ou en Amérique. Là, au contraire, nous voyons que de grands ignorans, qui ne savent ni l’antiquité ni les sciences, ni les langues, ni même l’orthographe, n’en sont pas moins de fort honnêtes gens. Inversement, nous constatons que toute leur instruction n’a pas préservé quelques malheureux des pires défaillances, et ni brevets, ni diplômes ne les ont empêchés de succomber aux plus vulgaires tentations. Un pessimiste ajouterait-il qu’en plus d’une occasion le criminel ne s’est servi de son instruction que comme d’un moyen plus facile ou plus sûr de commettre son crime? Il le pourrait, au moins! et je m’empresse aussitôt de dire que cela ne prouve rien ni contre l’instruction, ni contre l’utilité de la répandre, et de l’étendre, mais cela semble prouver qu’elle n’a que des rapports lointains ou irréguliers avec l’éducation; — et ce n’est pas une petite affaire que de les régulariser.

C’est qu’aussi bien l’instruction, telle que nous la comprenons de nos jours, n’a plus du tout pour objet la culture désintéressée ni, comme on dirait jadis, l’enrichissement ou l’ornement de l’esprit, mais la seule utilité de celui qui s’instruit. On n’étudie plus le latin « pour le savoir », mais pour passer des examens, ou quelquefois « pour l’enseigner », ce qui n’est, après tout, qu’une manière de s’en servir. Supposé qu’il ne servît plus à rien d’immédiat, d’effectif et de pratique, on ne l’étudierait plus. Reportez-vous, là-dessus, au livre célèbre de Raoul Frary : La Question du latin; et mesurez, depuis dix ans, ce que nous avons fait de progrès en ce sens[1]. Pareillement, et de quelque illusion que l’on se flatte soi-même, on n’étudie pas la physique ou la chimie pour le plaisir philosophique de connaître « les secrets de la nature, » mais uniquement pour s’en faire un moyen d’existence, et, s’il se peut, une supériorité dans la lutte pour la vie. C’est comme si nous disions que, de toutes les obligations que la société nous impose, l’instruction n’en reconnaît qu’une, qui est celle d’être chacun les artisans de notre propre fortune. Son idéal est de nous procurer des moyens de parvenir. S’il y en a de plus prompts ou de phis sûrs que d’autres, son unique souci n’est que de les substituer aux anciens. Et je ne l’en blâme ni ne l’en loue, pour le moment; mais je constate; et je dis que tout ce que l’on fait, tout ce que l’on pourra faire pour l’instruction ainsi comprise, on le fera contre l’éducation.

Car ce que l’on développe d’abord ainsi, c’est l’esprit d’individualisme; et, la considération du succès dominant toutes les autres, il ne saurait plus être question de rien sacrifier. Un moraliste a dit qu’ « il ne fallait pas arranger pour soi seul les affaires de sa vie ! » Quelle erreur était la sienne ! Il raisonnait, en vérité, comme si chacun de nous n’était pas pour soi le centre du monde, et que sa principale affaire ne fût pas de développer « toutes les puissances de son être ! » N’en avons-nous pas le droit, puisque nous les trouvons en nous, ces puissances, et qu’apparemment la nature ne les y a pas mises en vain ? Nous en avons même le devoir, puisque la seule chose qui importe, c’est de faire son chemin ou, pour parler plus exactement, sa « trouée » dans le monde. Et qui sait, — ajoute-t-on, — qui sait si, de tous les services que les autres attendent de nous, celui-ci n’est pas justement le plus grand que nous leur puissions rendre? Quand il lui ferait produire des millions pour lui-même, une découverte scientifique finit toujours par profiter à l’humanité tout entière autant ou plus qu’à son inventeur, et pareillement, le surcroît de valeur que nous nous donnons à nous-mêmes finit par devenir un gain pour toute la société ! Tandis qu’ils ne songent, l’un qu’à faire fortune et l’autre qu’aux intérêts de son amour-propre, ou de « sa gloire », les opérations de l’industriel enrichissent, et les œuvres de l’artiste honorent tout un pays ! Songeons donc à nous d’abord, et aux autres ensuite. Est-ce qu’en effet les autres se gênent ou se contraignent pour nous? est-ce qu’ils n’usent pas contre nous de tous leurs avantages? est-ce que ce ne serait pas une duperie que de ne pas les imiter ? Il faut l’avouer : telles sont bien les leçons qui se dégagent de tous nos programmes, de toutes nos méthodes. La culture intensive du Moi en fait le premier et le dernier mot. Nos programmes d’instruction ne visent qu’à nous rendre chacun le plus fort ou le plus habile au jeu de la concurrence vitale. C’est exactement le contraire de ce que se proposait l’éducation ; — et si son objet était de substituer, comme nous l’avons dit, le pouvoir des mobiles sociaux sur les mobiles individuels ; tout au rebours, l’instruction, telle qu’on la donne, ne semble avoir pour but que d’assurer la victoire des mobiles individuels sur les mobiles sociaux.

D’un autre côté, si l’objet de l’éducation était aussi de mettre parmi les hommes, en les obligeant à des concessions réciproques, une apparence au moins de paix et de concorde, qui ne voit que, telle qu’on la donne, l’instruction ne saurait aboutir qu’à favoriser un esprit de contention et de lutte? « Que faire dans cette foule d’hommes à chacun desquels on a dit dès l’enfance : Sois le premier! » Ainsi s’exclame quelque part Bernardin de Saint-Pierre, et il y a bien quelque vérité dans ce cri. L’émulation a-t-elle d’ailleurs produit de si mauvais effets dans nos collèges? et si l’on supprimait demain le Concours général, est-on bien sûr que les choses en iraient beaucoup mieux? Si les hommes sont de « grands enfans », les enfans sont de « petits hommes », et nous avons besoin de hochets à tout âge. Aussi, ce qui me paraît beaucoup plus dangereux, est-ce d’avoir organisé l’instruction de telle sorte que la vie même y soit présentée comme un perpétuel combat de chacun contre tous. La faute en est-elle à Darwin? C’est ce que je n’examine point aujourd’hui, me réservant de traiter à son tour cette question de la moralité de la doctrine évolutive. Mais, en attendant, si le conseil que l’on donne le plus fréquemment à la jeunesse est celui de « faire son chemin ; » — si, ce que l’on efface tous les jours de nos anciens programmes d’instruction, ce sont toutes les matières dont l’utilité n’a pas quelque chose d’évident, ou plutôt de tangible; — si nous habituons enfin nos élèves à considérer l’instruction comme une arme enchantée dont la possession leur garantirait la certitude de la victoire, ne nous étonnons pas qu’à mesure que la part de l’instruction augmente, celle de l’éducation diminue. Telles, en effet, que nous venons d’essayer de les définir, il est clair que l’éducation et l’instruction non seulement n’ont plus de rapports entre elles, mais elles sont devenues la sourde et dangereuse contradiction l’une de l’autre. Tandis que l’éducation continuait, par un reste d’ancienne habitude, de tendre au progrès pacifique de l’institution sociale, au contraire, l’instruction ne tendait, de toutes les manières, qu’au progrès de l’individualisme. Bien loin de s’aider ou de se soutenir comme autrefois, elles se séparaient tous les jours plus profondément l’une de l’autre ; le fossé se creusait entre elles; et, si nous écoutons les plaintes ou les avertissemens qui se font entendre de toutes parts, nous en sommes venus au point que l’on désespère aujourd’hui de les réunir.

Ce n’est pas une raison de ne pas l’essayer. Sublata causa, tollitur effectus, dit un ancien adage : quand on connaît la cause du mal, c’est une chance au moins que l’on a d’en trouver le remède; et Claude Bernard a fondé là-dessus toute la « médecine expérimentale. » Sachant comment s’est opéré le divorce actuel de l’éducation et de l’instruction, nous avons dans cette connaissance même quelque moyen de les rapprocher, sinon encore de les réunir. Puisqu’on avoue que « la qualité de l’instruction ne s’accroît pas avec la quantité », comme aussi que « l’instruction ni n’implique ni ne contient l’éducation, » c’est d’ailleurs un grand point de gagné. Pour en gagner deux ou trois autres, il nous faut préciser encore davantage, et dire maintenant quelles causes plus particulières ont, de notre temps, aggravé ou accéléré les effets de la cause plus générale que nous venons de mettre en évidence.


II

« Je n’exagère pas en affirmant qu’il n’y a pas un de nos économistes du XVIIIe siècle qui n’ait fait dans quelque partie de ses écrits l’éloge de la Chine... Ce gouvernement imbécile et barbare... leur semble le modèle le plus parfait que puissent copier toutes les nations du monde... Ils se sentent émus et comme ravis à la vue d’un pays dont le souverain absolu, mais exempt de préjugés, laboure une fois l’an la terre de ses propres mains..., où toutes les places sont obtenues dans des concours... qui na pour religion qu’une philosophie, et pour aristocratie que des lettrés. » C’est Tocqueville qui s’exprime ainsi dans un des plus curieux et des plus pénétrans chapitres de son Ancien Régime. Otez le « souverain absolu», —ou, si vous le voulez, appelez-le du nom de « suffrage universel », — n’est-ce pas encore aujourd’hui l’idéal de quelques-uns d’entre nous ? et quels cris ne pousserions-nous pas, tous ensemble peut-être, s’il était question non pas même d’abolir, mais de modifier un peu profondément le régime des concours ! Le concours est en France le palladium de l’égalité. Comme les Chinois, nous avons mis le concours à l’entrée de toutes les carrières publiques, ou de presque toutes, — en attendant que l’on nomme les députés eux-mêmes ou les ministres au concours, — et, parmi les « conquêtes de 1789 », je n’en vois guère à laquelle nous tenions tous, plus et plus fermement qu’au concours, comme les Chinois. Les plus téméraires de nos réformateurs, ceux qui ont le plus médit des « examens » en général et du « baccalauréat » en particulier, qui n’est pas un concours, semblent avoir tous respecté le principe du concours ; et je ne dis pas qu’il aient eu tort d’agir ainsi, par politique, pour ne pas demander trop de choses à la fois, et parce que l’idée même du concours est devenue comme inséparable de la notion même de la démocratie ; mais il faut cependant savoir que, si quelque cause plus particulière a nui chez nous au progrès de l’éducation, c’est assurément et en premier lieu la superstition ou l’idolâtrie du concours.

Ce n’est pas seulement qu’elle entretienne chez la jeunesse une fièvre ou, pour mieux dire, une fureur d’émulation dont on a maintes fois signalé les déplorables conséquences. Tout le monde sait, — nous le faisions tout à l’heure observer, — que, de dix-huit à vingt-cinq ans, les jeunes Français ne travaillent qu’à s’éliminer les uns les autres du champ de la « lutte pour la vie ; » et tant pis pour les traînards ou les retardataires ! Mais, comme le concours n’a lieu qu’entre des intelligences, il ne fait donc connaître aussi que la valeur intellectuelle des concurrens ; et voilà ce qu’il y a de grave. Car, en mettant les choses au mieux, et en supposant que le succès ne soit pas un effet, — comme après tout on l’a vu quelquefois, — du hasard ou de la fortune, le vainqueur du concours est donc « plus intelligent » que les vaincus : en est-il pour cela « plus moral ? » Il a l’intelligence plus ouverte ou plus vive, et la mémoire plus tenace, ou la parole plus facile : en a-t-il pour cela le caractère mieux trempé ? C’est ce que ses « compositions » ne sauraient nous apprendre, ni même son « oral ». Nous avons constaté qu’il avait quelque teinture d’histoire ou de physique : nous ne savons pas s’il a quelque idée de la justice ou de la charité. Le volume du tronc de cône ou la préparation du phosphore n’ont plus de mystères pour lui : nous ignorons s’il a jamais entendu parler de dévoûment ou d’abnégation. Disons enfin le mot, il a de l’instruction : de quelle manière et pour quelle fin en usera-t-il ? Ne craignons pas de le répéter : si c’est là ce qu’il y a de grave, c’est justement aussi ce que favorise le principe du concours. Grâce au concours, on a poussé très loin l’instruction dans tous les genres, mais l’éducation manque de sanction immédiate et pratique. Ayez-en ou n’en ayez pas, c’est exactement la même chose, puisque la valeur morale ne comporte ni cotes ni coefficiens. Pas plus que l’examinateur, le professeur na donc à s’en soucier. Qui voulez-vous alors qui s’en soucie ? Ce ne (sera même pas la famille, — dont la bonne volonté redouterait d’entraver la préparation du concours, — et quand elle a réussi à« caser» son enfant, elle s’en remet à la vie de lui apprendre à vivre.

Il ne sera certainement pas facile d’atténuer les dangers des concours ! mais peut-être eût-on pu ne pas les aggraver à plaisir, et c’est ce qu’on a fait en augmentant, en surchargeant, en alourdissant les programmes à l’infini. La faute en est, dit-on, aux circonstances, plus fortes que les bonnes volontés; aux progrès mêmes de l’instruction ; aux exigences des services publics ; à la nécessité, — qu’on n’avoue pas, mais qu’on subit, — de diminuer le nombre des candidats, en les décourageant. Quoi donc ! céderons-nous toujours aux circonstances, et n’essaierons-nous pas de lutter au moins contre elles, sinon de les vaincre et de les dominer? L’art de la politique et celui de l’administration se réduiraient à trop peu de chose s’ils ne consistaient que dans une espèce de résignation musulmane aux circonstances ! Toute une partie du gouvernement n’a pas d’autre ni de plus important objet que de leur résister, ou de les diriger, ou de se les adapter au lieu de s’adapter à elles. Si nos programmes sont trop chargés, vainement donc nous répétera-t-on, avec des regrets ou des sanglots dans la voix, qu’on n’y saurait que faire; et il faut qu’on les allège. Les intérêts de l’instruction ne sont pas ici seuls en cause; il y en a de non moins importans dont il faut aussi qu’on tienne compte; et c’est ce qui m’amène à parler de ce que l’on a fait pour l’instruction aux dépens encore de l’éducation, en organisant jadis le Conseil supérieur actuel de l’Instruction publiques

Dans l’ancien Conseil, — celui de 1850 et de 1873, — des magistrats, des militaires, des conseillers d’État « en service ordinaire», des administrateurs, des évêques, des pasteurs siégeaient aux côtés des représentans naturels de l’instruction publique. C’était comme si l’on eût dit qu’avant d’être une question « professionnelle » la question de l’instruction publique était une question « sociale ». Et qui de nous, en effet, pourrait s’en désintéresser? De quelque manière que l’on définisse l’école ou le collège, nous avons tous le droit, nous avons l’obligation de nous inquiéter pour quelle fin, dans quel esprit, et comment on les organise. Il ne saurait être indifférent à personne de connaître au juste ce que l’on y enseigne, pour quelles raisons, et quelles en peuvent être les suites. C’est ce que je tâcherais de montrer, si je ne l’avais fait il y a tantôt quinze ans, et puis, et surtout si l’on ne l’avait fait ailleurs, et bien plus éloquemment que je ne le saurais faire. « Pour préparer les jeunes gens aux épreuves de la vie, — disait le duc de Broglie à la tribune du Sénat, dans la séance du 24 janvier 1880, — vous croyez que vous n’avez rien à apprendre de ceux qui ont traversé ces épreuves et les ont victorieusement surmontées? Vous croyez que, pour former les vertus militaires du soldat, vous n’avez rien à apprendre du général qui a gagné ses grades sur les champs de bataille? Vous croyez que, pour former l’intégrité du juge, vous n’avez rien à apprendre du magistrat qui a blanchi sous le harnais? Vous croyez que, pour former la probité du commerçant, vous n’avez rien à apprendre de celui qui a conquis à la fois la fortune, le crédit, et la considération par le travail? » Et ailleurs : « Mais ce n’est pas tout, et il ne faut pas songer uniquement aux connaissances qui sont nécessaires pour les diverses professions. Il y a encore et surtout les vertus, les qualités morales qui sont nécessaires aussi dans chacune de ces professions... Puis il y a aussi les qualités et les vertus générales qui conviennent à tous les états et à toutes les professions ; il y a à former le caractère, l’énergie de la volonté, le sentiment du devoir; à inspirer l’esprit de dévouement et d’abnégation, de sacrifice et de travail. Il y a à la fois une éducation professionnelle et générale que vous devez donner à la jeunesse, — et auprès desquelles l’instruction, quelque importance qu’elle ait, et que nous lui reconnaissions, n’est pourtant qu’une considération secondaire et inférieure. » M’accusera-t-on de médire du Conseil supérieur de l’Instruction publique, si j’ose avancer que les professeurs qui le composent, et parmi lesquels il y en a d’éminens, n’ont pas toujours ainsi compris leur rôle, ni peut-être ne pouvaient ainsi le comprendre? Le Conseil actuel n’est formé que de représentans de l’instruction publique ; tous et naturellement beaucoup plus soucieux des intérêts de l’instruction que des questions « sociales ». S’ils peuvent avoir des clartés de tout, ils n’ont de compétence indiscutable que comme professeurs; et, rien de mieux, s’il ne s’agissait que de former des professeurs; mais quoi! c’est du régime entier de notre éducation nationale qu’ils décident.

Or les professeurs, qui ont beaucoup de qualités, ne laissent pas d’avoir aussi quelques défauts, dont le principal n’est certes pas d’aimer passionnément l’objet de leurs études, — c’est au contraire là leur grande vertu, — mais ils lui attribuent de surcroit une vertu moralisatrice. Je me prendrai bravement pour exemple. Si j’avais l’honneur de faire actuellement partie du Conseil supérieur de l’Instruction publique, je sens très bien que j’y plaiderais la cause de l’histoire de la littérature,... et de l’évolution des genres. Je ne pourrais m’empêcher de réclamer pour elles une large place dans les programmes; et, en y songeant, j’ai quelque idée qu’on me l’accorderait, si je consentais de mon côté à augmenter celle de la physique ou de la chimie. Je soutiendrais qu’il n’y a pas d’instruction complète sans un peu d’histoire naturelle ; et, comme on ne saurait parfaitement connaître Corneille sans avoir lu La Calprenède, je demanderais l’inscription de Cassandre au programme. Que répondrais-je, après cela, si l’on me proposait d’y inscrire un peu de droit grec ou de chimie organique ? C’est bien ainsi que, d’année en année, nos programmes se sont allongés, alourdis, compliqués. L’historien plaidait la cause de l’histoire; le jurisconsulte ou le médecin celle du droit ou de la médecine; ils la gagnaient; — et finalement tout le monde y perdait. C’est pourquoi je suis convaincu que, si le Conseil supérieur de l’Instruction publique était autrement composé, je veux bien qu’il ne le fût pas d’hommes plus « compétens », mais il le serait de plusieurs sortes d’hommes, et l’instruction n’en irait pas plus mal, mais l’éducation en irait beaucoup mieux.

Et si le caractère de l’instruction était moins « utilitaire » ou moins « professionnel», croyez-vous par hasard que l’éducation y perdît? Vous rappelez-vous les Temps difficiles, de Dickens, et le personnage de Thomas Gradgrind? « Thomas Gradgrind, monsieur, l’homme des faits, l’homme des réalités, l’homme qui procède d’après le principe : deux et deux font quatre, et rien de plus, et qu’aucun raisonnement n’amènera jamais à concéder une fraction en sus ! Thomas Gradgrind, monsieur, avec une règle et des balances, et une table de multiplication dans la poche, monsieur, toujours prêt à mesurer ou à poser le premier colis humain venu, et à vous en donner exactement la jauge... En toutes choses vous devez vous laisser guider et gouverner par les faits. Vous ne marchez pas en fait sur des fleurs : donc on ne saurait vous permettre de les fouler aux pieds sur un tapis. Vous ne voyez pas que les oiseaux ou les papillons des pays lointains viennent se percher sur vos assiettes : donc on ne saurait vous permettre de peindre sur vos faïences des papillons ou des oiseaux étrangers. Vous ne rencontrez jamais un quadrupède se promenant du haut en bas d’un mur, donc vous ne devez pas représenter des quadrupèdes sur vos murs. » Il m’a toujours semblé que, dans leur forme humoristique, et même un peu caricaturale, ces propos de Thomas Gradgrind exprimaient et raillaient assez heureusement quelques-uns des moindres dangers d’une instruction uniquement utilitaire et professionnelle. De quelque manière qu’elle puisse être donnée, l’instruction professionnelle aura toujours contre elle d’être essentiellement particulière, et en conséquence de n’être pas... générale, ou vraiment humaine, comme on disait jadis : humaniores litteræ !

N’aurais-je pas beau jeu de faire à cette occasion la brève apologie des idées générales, et de répondre à tant de bons plaisans qui n’ont l’air ni d’en soupçonner la véritable origine, ni de savoir quelle en est la valeur dans l’éducation? Ils les confondent avec les idées vagues ou banales ; et ils ne voient pas que tous, tant que nous sommes, c’est par elles seulement, c’est par les idées générales que nous sortons de nous-mêmes ; que nous nous dégageons de notre spécialité professionnelle ; que nous nous élevons au-dessus de notre condition d’un jour. C’est grâce à elles que nos idées particulières, — celles que nous tenons de notre hérédité, celles que nous tirons de notre expérience, — réussissent à s’ordonner, et comme à s’organiser en une vivante conception de notre temps, de l’homme, et du monde. C’est à elles que nous devons, selon la vive et spirituelle expression de Pascal, de ne pas nous prendre les uns les autres pour des « propositions » ou des théorèmes de géométrie. C’est par elles que nous communiquons les uns avec les autres, et en ce sens il faut convenir qu’elles sont le lien de la société. Nos idées particulières nous divisent; nos idées générales non s’rapprochent et nous réunissent. N’est-ce pas assez dire quelle en est l’importance dans l’éducation, si même l’éducation ne consiste pour une grande part à opérer la transformation de nos idées particulières en idées générales? Car nos idées particulières, c’est nous, c’est ce qu’il y a de plus individuel et, par conséquent, de plus excentrique en nous; mais nos idées générales, c’est ce qu’il y a de vraiment humain en nous, et, par conséquent, c’est en nous ce qu’il y a de vraiment social.

On ne saurait donc trop mettre nos éducateurs en garde contre les dangers de l’instruction « professionnelle » ; ou du moins, on ne saurait trop leur conseiller, pour la donner, d’attendre que l’éducation générale de l’enfant ou du jeune homme soit faite. « Spécialiser » l’enfant de trop bonne heure, c’est le priver, eussent dit les anciens, «de la moitié de son âme; » et nous dirons, nous, que, — sans qu’il s’en doute, sans que les familles ou les maîtres s’en aperçoivent peut-être, — c’est l’enfermer dans sa condition. Nous lui procurons les moyens de s’élever jusqu’à un certain degré de l’échelle sociale, et puis, nous ne les lui retirons pas, non, ce serait trop dire, mais, avec notre instruction professionnelle! nous arrêtons brusquement l’essor de son ambition. Nous le parquons dans un métier. Nous le marquons pour être ajusteur ou mécanicien. Nous le dressons, nous ne le formons pas. Nous sacrifions à un avantage apparent, et combien passager ! comme celui d’abréger le temps de l’instruction, les vrais intérêts du jeune homme lui-même et ceux de la société... Ne le verrons-nous pas enfin? et que, si l’instruction est assurément un bienfait, ce ne peut être que dans la mesure où l’éducation la précède, la soutient en quelque manière, et la préserve contre ses propres


III

Quel remède à ces maux? et comment nous y prendrons-nous « pour rendre une âme à l’école, » — c’est depuis quelque temps l’expression à la mode, — ou seulement, et comme on l’a dit avec moins d’emphase, « pour faire du collège un lieu d’enseignement moral? » J’ai des raisons, qu’on vient de voir, de joindre ensemble ici ce qui regarde le collège et ce qui regarde l’école. Conseillerons-nous aux maîtres d’hypnotiser l’élève indocile? Il y en a qui l’ont fait ! Ou bien encore imiterons-nous un haut fonctionnaire de l’instruction publique? C’est très sérieusement qu’il proposait, l’année dernière, à une assemblée réunie tout exprès de chercher avec lui sous quel pseudonyme on pourrait réintroduire « le nommé Dieu » dans les écoles ; et, comme il craignait sans doute que quelque conseiller municipal ou quelque député n’éventât l’artifice, il demandait que ce pseudonyme, assez transparent pour les enfans, ne le fût pas pour M. Camille Pelle tan ou pour M. Lavy. La discussion fut longue : les plus timides hasardèrent L’Idéal ou l’Au-delà; de plus hardis, ou de plus naïfs, proposèrent le Père; et finalement on se sépara sans avoir rien décidé... Je crois rêver moi-même en écrivant ces choses, et nous préserve l’Idéal ou l’Au-delà d’un semblable remède! C’est par la grande porte qu’il faut que Dieu rentre dans les écoles, et si quelqu’un croit aujourd’hui ne pouvoir plus s’en passer, il faut qu’il nous le dise, — et qu’on le sache !

D’autres moyens, plus francs, seraient peut-être aussi d’une application plus facile, mais surtout plus prochaine ; et, par exemple, puisque ce sont les mères qui forment les enfans, on pourrait essayer de refaire l’éducation de la femme. Nous ne sommes pas ici les ennemis des lycées de jeunes filles, ni, généralement, de tout ce que l’on a fait, depuis une vingtaine d’années, pour améliorer la condition de la femme, en lui donnant les moyens de se suffire à elle-même. Aussi bien nous souvenons-nous d’avoir jadis défendu les « précieuses » contre les plaisanteries des moliéristes endurcis, et nous convenons volontiers que, si les « pédantes » sont insupportables, les sottes n’en sont pas pour cela d’un plus agréable commerce. Mais, puisque les femmes doivent être un jour des mères, et que, comme on l’a dit fortement, « la nature ne fait jamais une mère qu’elle ne fasse en même temps une nourrice, » nous devons, nous, toujours nous souvenir que le mot de « nourriture » a longtemps été synonyme d’éducation, — et je crains que nos programmes ne l’aient quelquefois oublié. Je voudrais me tromper, et que l’on me montrât clairement mon erreur ! Mais les programmes de nos lycées de jeunes filles diffèrent-ils assez des programmes de nos lycées de garçons? On y enseigne presque les mêmes matières, et sans doute avec les mêmes méthodes. Garçons et filles, ce sont de même, ou à peu près, les mêmes examens qu’ils passent, et devant les mêmes juges. Si cependant il n’est rien dont on fasse plus de plaintes que de l’ennuyeuse uniformité qui gouverne notre système entier d’instruction publique, ne pourrait-on pas commencer par diversifier un peu ce que les programmes des lycées de jeunes filles ont de trop semblable encore à ceux des lycées de garçons? et que risquerait-on d’en tenter l’entreprise? Je ne doute pas qu’elle n’eût d’heureux résultats, si le principe en était qu’à titre de mères les femmes sont avant tout les éducatrices de la génération future. C’est aussi bien le principe de toutes les faveurs dont nous voyons que les lois ont comme entouré le mariage ; et ainsi les vrais intérêts, les intérêts essentiels de la femme comme femme, se trouveraient concorder avec ceux de la société. Quand on voudra vraiment « réformer » nos lycées de garçons, il faudra commencer par « réformer » nos lycées de jeunes filles.

C’est alors seulement qu’on examinera s’il y a lieu de supprimer les internats; et, pour quelques inconvénient qu’ils présentent ou quelques dangers même, peut-être alors s’apercevra-t-on qu’ils ne laissent pas d’avoir quelques avantages. Je n’en retiendrai qu’un. Dans une société comme la nôtre, où tant de souvenirs du passé se mêlent, pour les contrarier, aux exigences de la démocratie future, les internats sont peut-être la meilleure école d’égalité qu’il y ait. C’est ce qui justifie la Révolution et l’Empire de les avoir organisés. Ce que les grandes guerres du commencement de ce siècle ont fait pour fondre ensemble, dans une indivisible unité, l’ancienne France et la nouvelle, nos internats l’ont fait à leur manière, depuis quatre-vingts ans, et ils le font encore tous les jours. Ils atténuent les différences que le hasard de la naissance et celui de la fortune ont pu mettre entre les hommes. Ils apprennent à l’enfant que sa puissance ou son « caprice » ne sont pas la mesure de ses droits. Ils usent, pour ainsi parler, les aspérités naturelles des caractères. Ils impriment profondément en nous la marque de l’esprit national. Et quand après cela j’entends qu’on leur reproche ce qu’ils ont de trop militaire, — et qui n’est qu’une affaire de tuniques et de tambours, — pourquoi ne souhaiterais-je pas que le reproche fût en effet mérité? Si nous faisions vraiment au collège l’apprentissage des vertus morales du soldat, quel mal y verrait-on? Nous ne formerons jamais trop tôt les hommes à la discipline et à l’abnégation. Et si c’est là, si ce pourrait être l’un des grands bienfaits de l’internat, cette seule raison me suffirait pour en combattre la suppression. Voyons les choses comme elles sont : les dangers de l’internat ne sont pas plus grands que ceux du « militarisme » ; — et, cependant, nous faut-il des armées?

La question en soulève une autre, — qui est celle des « maîtres d’études, » — et à laquelle, si l’on était sage, on n’attacherait pas moins d’importance en matière d’éducation qu’on n’en accorde en matière d’organisation militaire à la « question des sous-officiers. » Je veux dire par là qu’au lycée comme au régiment, ce qu’il est presque le plus nécessaire, — mais aussi le plus difficile d’assurer, — c’est le recrutement, la valeur, et la solidité des « cadres ». Qui des deux est le plus rare, d’un bon adjudant ou d’un brillant officier? Je n’ose en décider. Mais un excellent maître d’études est sans aucun doute plus difficile à rencontrer qu’un brillant professeur. C’est que le professeur, après tout, pour briller, n’a tout uniment qu’à courir sa carrière : il n’a qu’à se développer dans le sens de ses aptitudes. Rien de tel que d’aimer passionnément l’histoire pour la bien apprendre, et, par suite, pour l’enseigner d’une manière qui passionne à son tour! Au contraire, ce que nous demandons aux maîtres d’études n’est rien de moins que l’une des formes les plus pénibles du dévouement et de l’abnégation. Il faudrait le savoir et les traiter en conséquence. « Voulez-vous de bons cadres, — écrivait-on ici même il y a quinze ou seize ans, — élevez-les à la hauteur d’une institution, sachez y intéresser l’opinion publique. Surtout, grandissez vos sous-officiers devant le public, devant l’armée, et devant eux-mêmes. » C’est précisément ce que nous dirons des maîtres d’études. Eux non plus, leur situation n’est ce qu’elle devrait être ni à leurs propres yeux, ni dans l’Université, ni surtout devant le public. Quoi qu’on ait fait pour eux, on ne les considère pas comme une « institution », mais comme un expédient, — dont encore on serait bien aise de pouvoir se passer. L’administration ne semble avoir senti ni ce que pourrait être la grandeur de leur rôle, ni quelle en est l’importance actuelle. Eux-mêmes ne voient dans leurs fonctions qu’un moyen d’en sortir, et ils ont bien raison, s’il n’y en a guère de plus ingrates. Mais il en pourrait être autrement, et que faudrait-il pour cela? Que l’on comprît, que l’on aidât, que l’on provoquât l’influence de tous les momens qu’ils exerceront sur les enfans, — quand on le voudra.

Et nous nous occuperons enfin des professeurs, qu’à la vérité nous n’accablerons point des lourds écrits de Basedow ou des exemples de Pestalozzi ; dont nous ne ferons point des pédagogues ni des « philanthropinistes ; » mais à qui nous nous contenterons de rappeler que, si l’on est — comment dirai-je? propriétaire ou clubman, — on n’est pas professeur pour soi. Nous leur dirons que leur « métier » n’est pas un « métier » comme un autre, mais qu’ils ont contracté, rien qu’en le choisissant, un engagement de conscience, auquel donc ils ne sauraient manquer sans une espèce de forfaiture. Nous ajouterons qu’ayant pris vraiment charge d’âmes, on ne leur demande point de se transformer en prédicateurs perpétuels de morale, mais ils n’oublieront jamais ce que la moindre de leurs paroles peut remuer de fâcheux dans l’esprit de leurs élèves. Comme d’ailleurs ce n’est pas à propos du carré de l’hypoténuse ou de la formation des doublets dans la langue française, qu’ils auront lieu d’appliquer ces conseils, nous essaierons de rendre à l’éducation littéraire quelque chose au moins de son ancien prestige. Et si l’on se récrie sur ce mot, si l’on nous accuse de vouloir former des « rhéteurs » et des «beaux esprits», nous nous moquerons des clameurs; nous prendrons nous-même l’offensive; et nous répondrons en montrant quelques-uns des dangers d’une éducation purement « scientifique ».

Ils sont nombreux et ils sont graves.

Qui donc reprochait à Auguste Comte de n’avoir jamais connu ni seulement entrevu « l’infinie variété de ce fond multiple, fuyant, capricieux et insaisissable qui est la nature humaine? » C’est Ernest Renan. Il ajoutait encore : « M. Comte croit bien comme nous qu’un jour la science donnera un symbole à l’humanité; mais la science qu’il a en vue est celle des Descartes, des Galilée, des Newton... L’Évangile, la poésie, n’auraient plus ce jour-là rien à faire. » Il disait aussi : « M. Comte croit que l’humanité se nourrit exclusivement de science, que dis-je? de petits bouts de phrase comme les théorèmes de géométrie, de formules arides ! » Et je sais bien que Renan n’était pas un savant, ni même un esprit scientifique. Si je l’avais pu croire, ses meilleurs amis, ses plus sûrs confidens se seraient chargés de me détromper ! Ainsi tombent nos illusions ! Non, Renan n’était pas un savant, et il n’avait pas le droit de parler au nom de la science. Voilà qui est, comme l’on dit, désormais acquis au débat, et je ne suis pas fâché, pour ma part, d’avoir obtenu cet aveu. Ce qui n’empêche, après cela, que lorsqu’il signalait ce premier danger d’une éducation purement scientifique, il avait raison, et, sur ce point au moins, je partage entièrement son avis.

Vérités métaphysiques, vérités morales, vérités historiques, esthétiques ou critiques, si je puis ainsi dire, il y a des vérités que les méthodes scientifiques ne peuvent pas atteindre ; et, encore une fois, je le répète, pourquoi faut-il que ce soient justement les vérités qui nous intéressent ou qui nous importent le plus ? Définissons exactement les termes : il n’y a de science à proprement parler que de ce qui se compte ou de ce qui se pèse; et ainsi, tout ce qui ne se pèse pas, tout ce qui ne se compte point, n’étant pas du domaine de la « science », la critique ou l’histoire ne sont pas des « sciences ». Leur objet cependant, ou leur matière, si l’on veut, n’en existe pas moins, n’en est pas moins une réalité tout aussi substantielle, et en tout cas plus « humaine » que la matière de la physique ou de la chimie même. Je ne pense pas avoir à le prouver. Pour les vérités morales, nous aurons beau nous inspirer de l’histoire naturelle ou de la physiologie, nous ne tirerons pas de la « nature », ni par conséquent de la « science », un atome de dévouement. Et quant aux vérités métaphysiques ou, si vous l’aimez mieux, quant à cette inquiétude, cette angoisse de l’inconnaissable, dont la « science » se raille, ou qu’elle nie, ce doute fécond, qui est le titre d’honneur ou de noblesse de l’humanité, si vous voulez savoir ce que c’est qu’une civilisation sans métaphysique, étudiez la Chine! L’angoisse métaphysique n’a jamais tourmenté les fils de Confucius ; mais aussi ce sont les Chinois! Je dis donc que le grand danger d’une éducation purement scientifique est, avant tout, dans son indifférence ou dans son incompétence à l’égard de ces vérités.


….. Quæ
Desperat tractata nitescere posse, relinquit !


Elle néglige, — quand elle ne se donne pas des airs de le dédaigner, — tout ce qui échappe nécessairement à ses prises. Elle le relègue au pays des chimères ou du rêve. Et pour perfectionner l’esprit humain, elle commence par le mutiler!

Elle se met alors en devoir, — le plus innocemment du monde, mais aussi le plus sûrement, — de le rétrécir, et sans doute c’est un autre danger. Si « le grand progrès de la réflexion moderne a été de substituer la catégorie du devenir à la catégorie de l’être, la conception du relatif à la conception de l’absolu, le mouvement à l’immobilité », c’est en effet ce que beaucoup de nos savans ignorent, et l’on vient de voir pourquoi leur éducation purement scientifique était d’ailleurs incapable de le leur enseigner. Géomètres ou physiciens, chimistes ou physiologistes, ils raisonnent dans l’absolu, et fondés qu’ils sont sur un déterminisme dont ils ne comprennent pas toujours le sens, ils croient, comme l’on dit, plus ferme que roc, à l’objectivité, à la nécessité, à l’éternité de leurs lois. « Avant la fistule et après la fistule : » c’est ainsi que Michelet divisait le règne de Louis XIV! « Avant la science et après ou depuis la science : » c’est ainsi qu’à leur tour les savans ne reconnaissent que deux époques dans l’histoire de l’humanité : la première et la seconde, la première qui fut celle de l’ignorance, et la seconde qui est celle de la certitude. « C’est un fait ! » les entend-on dire ; et quand ils le disent, ils oublient ce mot si profond et si vrai « que, si l’expérimentateur doit soumettre ses idées au critérium des faits, on ne saurait admettre qu’il y soumette sa raison; car alors il éteindrait le flambeau de son seul critérium intérieur, et il tomberait nécessairement dans le domaine de l’occulte et du merveilleux. » La phrase est de Claude Bernard. Mais, parce qu’ils manquent du sentiment ou du sens de la relativité des faits, beaucoup de savans manquent d’esprit critique, et, manquant d’esprit critique, leur confiance en eux-mêmes n’a trop souvent d’égale que leur crédulité. C’est une suite comme inévitable de l’éducation purement scientifique. Elle déshabitue les esprits du doute; et le catholique le plus convaincu des vérités de sa religion n’y croit pas plus obstinément que le savant à l’infaillibilité de ses expériences ou de ses calculs. N’avons-nous donc tant attaqué la « superstition » que pour la déplacer? et n’aurions-nous brûlé les anciens dieux que pour en adorer, sur de nouveaux autels, de nouveaux et de plus tyranniques?

Car l’intolérance est fille de l’étroitesse d’esprit. Nous autres, — beaux esprits ou rhéteurs, historiens ou littérateurs, — quand nous avons une opinion sur l’évolution du droit romain ou sur les origines de la féodalité, sur la formation de la langue française ou sur les caractères du romantisme, nous sommes toujours prêts à la corriger ou à en changer, pourvu qu’on nous en donne de bonnes et valables raisons. Mais les savans, — j’ai grand soin, comme on le voit, de ne plus dire la « science », et de ne plus parler comme si la science était représentée par les savans, — la plupart des savans n’admettent pas que l’on discute leurs conclusions, ni seulement qu’on les critique. J’en appelle pour preuve à la fureur d’opposition que soulèvent parmi eux tous les novateurs ! Ceux qui n’ont à la bouche aujourd’hui que les grands noms de Claude Bernard, de Darwin, et de Pasteur, n’oublient en effet que de nous dire, lorsqu’ils les prononcent avec tant d’emphase, ce que Pasteur, Darwin, et Claude Bernard ont dû dépenser de courage et de génie pour triompher des prétendues certitudes que leur opposaient les savans de leur temps. Lisez plutôt le livre étonnant que Flourens, il n’y a pas quarante ans, écrivait sous le titre d’Examen du livre de M. Darwin sur l’origine des Espèces. C’était au nom de la science et des faits qu’il parlait, comme encore, et plus récemment, l’illustre professeur Peter quand il s’acharnait à nier les découvertes de Pasteur. Et quelle indulgence, aussi bien, voulez-vous que témoignent à l’erreur, — comme ils l’appellent, — des gens qui se croient en possession de la certitude, des moyens de la démontrer, et du pouvoir ou du droit de l’imposer ? Les contredire ou leur résister, ce n’est pas manquer seulement d’esprit scientifique, mais c’est s’inscrire en faux contre la vérité même ! Ils en ont reçu le dépôt, et, plutôt que de le trahir, ils le défendront de toutes les manières, quibuscumque viis, ce qui est bien, si je ne me trompe, la formule de l’intolérance. Autre danger de l’éducation purement scientifique ! Les grands savans, les vrais savans, qui se la donnent à eux-mêmes, ont quelquefois l’art d’en éviter les dangers, mais ils n’en transmettent pas toujours le secret à leurs élèves, et, en attendant, elle encourage, elle favorise, elle nourrit chez les demi-savans l’esprit d’intolérance et d’orgueil. « On ne discute pas avec les catholiques, ni avec les spiritualistes, » écrivait hier même l’un d’entre eux, demi-physiologiste et demi-psychologue ; et Calvin ni Torquemada n’auraient pu certainement mieux dire ; — et croyez qu’il ne s’en doutait pas !

Pour toutes ces raisons, — et bien d’autres encore que l’on pourrait ajouter, — si l’on veut faire du collège « un lieu d’enseignement moral » ou « rendre une âme à l’école, » il convient donc et avant tout qu’à tous les degrés de l’enseignement secondaire et primaire, on mesure et qu’on dose, avec infiniment de prudence et de tact, la part beaucoup trop considérable de l’instruction scientifique. Je ne parle pas, bien entendu, de l’enseignement supérieur. Mais ni l’enfance ni la jeunesse ne sont capables de porter l’ivresse dont la science étourdit d’abord ses néophytes, et c’est affaire à la maturité. Comme d’ailleurs il importe aux intérêts de la science qu’elle soit toujours en mouvement, il faut elle-même qu’elle prenne garde à ne pas créer dans les esprits des préjugés qui s’opposeraient plus tard à son progrès. Où sont aujourd’hui la physique, la chimie, la physiologie d’il y a trente ans seulement, et qu’en connaissons-nous pour les avoir étudiées au collège, et depuis oubliées? Précisément ce qu’il en faut pour nous défier de leurs découvertes récentes, y résister d’abord, et trop souvent n’y rien comprendre. Et enfin, et surtout, dans la rapidité de la vie contemporaine, le temps que nous ne retrouverons plus de contracter des habitudes morales et sociales, il est urgent de le reconquérir sur celui que, pendant la jeunesse et l’enfance, on donne de trop à l’éducation scientifique.

Car toutes ces mesures seront vaines si l’on ne s’applique pas à faire pénétrer dans les esprits, et comme à y graver profondément, ces belles paroles de Lamennais: « La société humaine est fondée sur le don mutuel ou le sacrifice de l’homme à l’homme, ou de chaque homme à tous les hommes, et le sacrifice est l’essence de toute vraie société. » C’est ce que nous avons désappris depuis tantôt un siècle, et s’il faut nous remettre à l’école, c’est pour le rapprendre. Pas de société sans cela, ni d’éducation, si, comme nous avons essayé de le montrer, l’éducation doit former l’homme pour la société. L’individualisme, voilà de nos jours l’ennemi de l’éducation, comme il l’est de l’ordre social. Il ne l’a pas toujours été, mais il l’est devenu. Il ne le sera pas toujours, mais il l’est. Et, sans travailler à le détruire, — ce qui serait tomber d’un excès dans un autre, — voilà pourquoi, durant de longues années encore, tout ce qu’on voudra faire pour la famille, pour la société, pour l’éducation, comme pour la patrie, c’est contre l’individualisme qu’il faudra qu’on le fasse.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Voyez dans la Revue du 15 décembre 1885: La Question du latin.