Ellénore/1/Introduction

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Ellénore (1844)
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 1-10).


INTRODUCTION


C’est sous le Consulat, à un dîner chez la marquise de Condorcet, où se trouvaient plusieurs des personnes des plus remarquables de ce temps, que je vis pour la première fois la belle madame Mansley, cette spirituelle Ellénore qu’un homme justement célèbre a choisie pour l’héroïne d’un roman qui, sauf quelques voiles très-diaphanes, montre avec confiance la vérité des caractères plutôt que celle des faits. Le portrait qu’a tracé Adolphe d’Ellénore, écrit sous l’influence d’un sentiment intéressé, est bien celui qu’il a vu, mais non pas celui qui la ferait reconnaître par ses parents et par ses amis. L’amour n’est pas sujet à voir juste ; celui d’Adolphe, qui éprouvait également le besoin de se vanter et de se décrier, devait louer et blâmer à faux la cause de toutes ses inconséquences de cœur ; mais qui oserait médire des illusions qui ont produit un si charmant ouvrage !

J’étais ravie de me rencontrer avec cette femme dont j’entendais parler chaque jour d’une si différente manière. Pour les uns, c’était une personne d’un grand caractère, dont l’âme noble, l’esprit indépendant et le ton austère étaient l’objet d’une admiration respectueuse. Pour les autres, c’était une femme bizarre, passionnée, orgueilleuse, inconséquente, prude et légère, conciliant une extrême séverité de principes avec la situation la plus équivoque. Son caractère et ses qualités variaient en raison du plus ou moins d’occasions qu’on avait eues de la connaître et de se l’expliquer.

Pour cette masse d’indifférents qui classent les femmes par rang et non par espèce, madame Mansley était tout simplement la maîtresse du comte de Savernon. Pour les gens distingués dont elle aimait à s’entourer, c’était l’amie dévouée à qui M. de Savernon devait la conservation de sa fortune et de sa vie ; car elle s’était exposée au danger de périr sur l’échafaud pour obtenir des rois de la Terreur les passeports, ensuite les certificats de résidence qui avaient assuré la liberty et l’existence de toute la famille de M. de Savernon. En reconnaissance du sentiment auquel il devait son bonheur et celui de tous ceux qui lui &aient chers, M. de Savernon consacrait sa vie à Ellénore. On savait que l’opposition de madame la marquise de Savernon au divorce demandé par son mari était le seul obstacle au mariage de ce dernier avec madame Mansley, et cet avenir de mariage suffisait aux gens que les avantages d’une bonne maison et d’une société agréable captivent avant tout. D’ailleurs, à cette époque, on n’était pas rigide, ou, pour mieux dire l’indulgence se portait alors sur le mérite et les agréments, comme elle se porte aujourd’hui sur l’argent et l’égoïsme.

Les talents, les célébrités, les gens distingués de toutes les classes, échappés comme par miracle à la faux révolutionnaire, se réunissaient alors avec une joie mélée de regrets, comme ces naufragés qui pleurent et s’embrassent après avoir vu périr le vaisseau qui portait leur fortune. La misère et la mort, ces deux niveaux dont aucune vanité ne saurait altérer la justesse, avaient établi une véritable égalité à côté de cette égalité fictive, prétexte du plus féroce despotisme. Le génie, l’esprit, le courage, le savoir, allaient de pair avec tout ce qui restait de nos anciennes illustrations. Le gentilhomme le plus entiché de ses vieux préjugés saisissait avec empressement l’occasion d’y être infidèle en se rapprochant du plébéien éloquent, ou de l’artiste spirituel auquel il devait sa sortie de prison.

La reconnaissance était encore plus facile envers la femme qui l’avait méritée par un dévouement héroïque… Quel moraliste sévère, quel Solon des convenances aurait osé blâmer, dans ces temps de troubles, l’homme qui payait de son nom et de sa fortune l’asile offert, sous peine de mort, par la femme généreuse qui recueillait un proscrit ? Il paraissait si simple alors de préférer ses affections à des titres perdus, à des usages violés, à des seigneuries sous les scellés ! Passer de douces heures près de la personne qui venait de vous sauver la vie, était le bonheur suprême de ce temps de résurrection ; et je le demande à ceux qui ont recouvré depuis leurs châteaux, leurs honneurs et leurs titres, le retour de tous ces biens leur a-t-il jamais procuré d’aussi pures jouissances ?

À ce diner, où chaque convive tenait plus ou moins à l’histoire moderne, je me trouvai placée entre deux hommes de caractère, d’esprit et d’opinions très-opposés, mais que leur vif désir de briller dans la conversation rendaient tous deux fort aimables. C’était le vicomte de Ségur et Marie Chénier, l’auteur de Charles IX ; en face se trouvaient Garat l’idéologue, son neveu Maillat Garat, le chevalier de Panat, Benjamin Constant, l’abbé Siéyès, madame Talma et le comte de Savernon. Les deux derniers occupaient les places d’honneur auprès de la maîtresse de la maison.

Au milieu de ces spirituels convives on remarquait une figure angélique, c’était celle de la fille de madame de Condorcet, de cette ravissante Eliza[1] qui, à peine dans l’âge de l’adolescence, avait déjà la taille et les traits réguliers d’une statue grecque.

Je ne saurais peindre l’étonnement, la curiosité, le plaisir que j’éprouvais à voir, à écouter tant de gens dont les réputations offraient de si piquants contrastes. D’abord terrifiée par le nom de Chénier, je gardai un silence observateur. Sans doute mon regard craintif trahissait ma pensée, car Chénier quitta un moment son air dédaigneux, et m’adressa la parole de la manière la plus gracieuse. Il me fit l’éloge de mon mari, auquel, ajouta-t-il, il avait été assez heureux pour rendre un léger service.

Ce léger service n’était rien moins que celui de l’avoir fait sortir de la Conciergerie, la veille du jour où il devait être conduit au tribunal révolutionnaire.

Je ne sais ce qui me frappa le plus des manières aristocratiques du citoyen Chénier, ou de la gaieté républicaine du vicomte de Ségur. Le premier avait fait tant de sacrifices à l’égalité, qu’on ne s’attendait pas à le voir prendre autant de soins de tenir à distance ceux qui auraient pu le traiter d’égal, et l’on ne s’attendait pas davantage à entendre le vicomte de Ségur rire de sa misère, et s’amuser si franchement des ridicules des bourreaux qu’il avait bravés.

J’avais vu souvent le vicomte chez madame de Courcelles, vieille femme d’esprit, dont j’habitais la maison. Elle et moi lui avions souvent prêché la prudence, mais inutilement. L’aspect même de la fatale charrette qu’il rencontrait en venant nous voir ne l’empêchait pas de faire des épigrammes beaucoup trop plaisantes sur les membres du comité de Salut public, sur les orateurs des sections, enfin sur les autorités féroces et burlesques qui régnaient alors. Il poussait l’audace jusqu’à conserver sa coiffure poudrée, ses ailes de pigeon, son habit ordinaire, sa tournure, ses manières de l’ancien régime et jusqu’au langage enfantin et aux locutions étranges qu’il avait mises à la mode aux soupers de la reine.

Ce courage, le moins utile sans doute, lui donnait un singulier avantage sur l’homme qu’une faiblesse inexplicable avait jeté au milieu d’une bande de terroristes, et cela sans partager leurs principes politiques ni leurs fureurs sanguinaires ; faiblesse inexplicable qui a donné a Chénier toutes les apparences d’une infâme complicité, et qui a fourni à la calomnie tous les instruments du long martyre qui a désolé et abrégé son existence.

J’avais connu dans mon enfance le père de Marie et d’André Chénier ; j’étais en conséquence prévenue très-favorablement pour ce dernier et très-mal pour l’autre. L’idée de lui devoir de la reconnaissance m’était pénible. Aussi fus-je très-contente d’apprendre la part qu’avait eue madame Mansley dans la sortie de prison de mon mari. C’est elle qui avait prié Benjamin Constant d’intéresser le député au sort du jeune prisonnier. C’est elle qui avait obtenu qu’on signât sa mise en liberté un jour plus tôt. Ce jour gagné, c’était la vie.

Le dîner se passa en discussions politiques, en sarcasmes amers, de la part de Chénier, contre l’esprit superficiel et la vieille frivolité des gens de l’ancienne cour ; en moqueries très-gaies, de la part du vicomte, sur les vertus civiques des fiers républicains, qui mouraient de peur les uns des autres ; en plaisanteries douces, fines et malignes, de Benjamin Constant, sur les prétentions, les ridicules des vieux marquis de l’Œil-de-Bœuf et des jeunes Romains du Directoire ; en phrases conciliantes, de la part de Garat, dont le républicanisme se disposait dès lors à tous les sacrifices qu’il a faits depuis au règne de l’empereur.

Cette réunion de toutes personnes qui se détestaient réciproquement, et qui faisaient tant de frais pour se plaire, prouve à quel point l’esprit avait alors de puissance, et comment on pouvait mettre de côté les opinions et les antipathies pour jouir sans entraves de tous les charmes de la conversation. Le caractère et la position de la maîtresse de la maison aidait à cette singulière harmonie : également fière de sa naissance, de son titre aboli et des opinions libérales qui avaient ajouté à la célébrité de son mari, aimant la Révolution dont il avait été le prôneur, abhorrant la Terreur dont il avait été la victime, mêlant le regret des anciens préjugés à l’enthousiasme des idées nouvelles, la marquise de Condorcet s’arrangeait fort bien de toutes les opinions, et les plus opposées trouvaient chez elle un point de contact ; de là vient qu’elle protégeait tous les partis et pouvait les mettre en présence sans danger. De plus elle était belle, et l’homme le plus orgueilleux de son caractère politique ne se trouve jamais humilié de le soumettre aux volontés d’une jolie femme.

Dans cette conversation, à la fois grave et plaisante, tous les aparté étaient médisants et cruels. J’en donnerai pour exemple la réponse que me fit le vicomte de Ségur au reproche que je lui adressai de ne pas dissimuler sa malveillance pour Chénier ; enfin, de le haïr si haut.

— Moi le haïr ! dit-il en souriant, pas le moins du monde, et pourvu qu’il veuille bien ne point fraterniser avec moi ; car vous savez ce qu’il en coute pour…

Je ne permis pas au vicomte d’achever, tant cette plaisanterie me parut atroce. Je me retournai brusquement du côté de Chénier, craignant qu’il ne l’eût entendue. Ce mouvement fit présumer que les fadeurs du vieux courtisan m’impatientaient ; il m’en fit compliment comme d’une preuve de bon goût ; et il me fallut alors défendre M. de Ségur contre les épigrammes toujours piquantes et souvent injustes du républicain sur les ridicules courageux d’un gentilhomme.

En sortant de table, mon mari me conduisit vers madame Mansley, qu’il appelait sa belle libératrice. J’étais accoutumée à ces sortes de présentations, car M. G… ayant été emprisonné et délivré sept fois pendant le règne de la Terreur, j’étais tenue à la reconnaissance envers toutes les personnes qui avaient plus ou moins concouru à sa délivrance.

J’adressai quelques remercîments à madame Mansley ; elle y répondit avec une grâce affectueuse qui contrastait singulièrement avec son regard fier et son attitude imposante. Cette bienveillance inespérée aurait dû m’encourager ; mais encore sous l’impression du ton caractère et des manières graves de madame Mansley, je me retirai en balbutiant quelques mots polis.

À l’attitude, au ton, au regard austère d’Ellénore, on devinait qu’elle voulait commander l’estime en dépit de tout, et l’on ne pouvait l’approcher sans subir l’effet de cette volonté absolue. C’était la condition première de toute relation avec elle, et comme on n’exige jamais que ce qui peut être contesté, cette volonté embarrassait d’abord les aspirants à l’amitié d’Ellénore. Mais ils ne tardaient pas à s’y soumettre volontairement.

Madame Mansley étant intimement liée avec la marquise de Condorcet ; je la rencontrais sans cesse chez elle, et je ressentis bientôt l’influence qu’exerçait le caractère d’Ellénore sur les personnes dont elle désirait captiver l’estime et l’affection. Mon admiration passionnée pour tout ce qui s’élève au-dessus de sa situation, pour tout ce qui reste noble et estimable, en dépit des arrêts du monde et des entraves de la société, lui répondaient de mon empressement à la défendre contre les attaques de la médisance. Elles se renouvelaient souvent, car on est d’ordinaire sans indulgence pour ce qu’on ne comprend pas.

Un jour, entre autres, j’eus à plaider pour madame Mansley contre trois femmes d’autant plus sévères que, placées comme on dit aujourd’hui au plus haut de l’échelle sociale, elles avaient à se défendre d’une réputation de galanterie assez bien fondée. Les raisons qu’elles mettaient en avant, appuyées sur la morale et les convenances, étaient, pour la plupart irrécusables. Je n’étais pas encore dans le secret des torts, des qualités éminentes et des malheurs d’Ellénore. Cependant je parlai avec tant de conviction de son mérite, du caractère noble, des sentiments distingués qui lui attiraient l’estime des personnes les plus supérieures en tous genres ; je citai, à l’appui de cette assertion, tant de noms honorés et célèbres, que j’obtins une sorte de triomphe sur la malveillance des trois Euménides de salon, acharnées à la réputation de la belle Ellénore.

Un de ses habitués, témoin de cette petite scène, la lui rapporta, en exagérant mon dévouement pour elle. Cette circonstance, quoique de très-peu d’importance, décida de son amitié pour moi. À dater de ce moment, elle ne perdit pas une occasion d’employer le crédit de ses amis puissants, en faveur de mes parents émigrés. Je lui dus la rentrée en France de mon oncle, le marquis de B…, brave officier de l’armée de Condé ; et ce fut avec un vrai plaisir que je la retrouvai à Londres, lors du voyage que je fis après la mort de mon père. Le hasard m’avait fait retenir un appartement dans la même maison qu’elle habitait dans Grosvenor-street. C’est là, à la suite de charmantes soirées passées avec plusieurs personnes distinguées de France et d’Angleterre, qu’Ellénore me raconta son histoire.

— J’ai toujours été calomniée, me dit-elle ; ma situation m’accuse, je mourrai sans être connue, et l‘idée d’être confondue, dans l’opinion des gens qui m’ont seulement entrevue, avec les femmes qu’ils ont le droit de mépriser, m’afflige au dernier point. C’est une faiblesse, sans doute, ajouta-t-elle, l’estime de mes amis devrait me suffire ; mais celle-là même a besoin d’être soutenue par de bons témoignages pour me survivre. Vous qui vous amusez à écrire des malheurs imaginaires, promettez-moi de publier un jour le récit véridique de ceux qui m’ont conduite, à travers tant d’événements étranges, à la place que j’occupe. Hélas ! je ne saurais la définir, cette place, car je ne crois pas qu’il en existe de semblable dans l’état de société où nous vivons. Mais au milieu de cette foule d’égoïstes, de cœurs légers, d’esprits méchants, dédaigneux, il se trouve parfois une âme pure et généreuse qui tient compte des bonnes actions, des sentiments élevés dans les situations les plus périlleuses de la vie morale, qui pardonnent à l’inexpérience de tomber dans les piéges de la séduction, à l’abandon d’accepter l’asile offert par une protection intéressée ; enfin, un être assez juste, assez éclairé pour ne pas confondre la faiblesse et la corruption, le vice et le malheur. Celui-là ne lira pas sans attendrissement mon histoire… Jurez-moi de l’écrire telle que je vous la dirai, telle que Dieu la sait, ajouta Ellénore en levant les yeux au ciel. Cette promesse m’assurera une mort tranquille ; me la faites-vous ?

— Oui, répondis-je en lui prenant la main ; puisse le serment que je fais de vous obéir rendre la paix à votre noble cœur ; puisse l’ardent désir de vous peindre avec tous les agréments, toutes les qualités dont le ciel vous a douée, me donner le talent qui me manque ! Dictez et j’écrirai.

J’offre aujourd’hui à mes lecteurs le résultat de cette promesse.

De puissantes considérations m’ont empêchée jusqu’à présent de publier cette histoire, dont les principaux noms seulement sont changés. Je la crois profitable aux personnes qui, nées pour la vertu, sont prêtes à accepter une situation à laquelle leur caractère ne pourra jamais se soumettre ; et profitable aussi à celles qui, dupe des apparences, ont trop souvent tort de pousser la sévérité jusqu’à l’injustice.

  1. Elle a épousé depuis M. O’Connor.