Émile Augier (Spronck)

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Revue des Deux Mondes4e période, tome 132 (p. 382-405).

ÉMILE AUGIER


I

Le 20 mai 1844, Émile Augier, absolument ignoré alors, faisait représenter sur le théâtre de l’Odéon sa pièce de la Ciguë. C’était une comédie en deux actes et en vers, pseudo-grecque, assez amusante, assez insignifiante aussi, et qui, dès le premier soir, fut saluée par des applaudissemens unanimes. Sans être grand clerc, et sans savoir que Ponsard eût revu et corrigé le manuscrit, on pouvait deviner de quelle doctrine poétique et théâtrale se recommandait le débutant ; la presse littéraire anti-romantique exulta ; les querelles d’écoles, d’autre part, n’empêchèrent pas les amis de Victor Hugo de célébrer le talent moyen, mais réel de l’auteur. Parmi eux, Théophile Gautier, qui pourtant, l’année précédente, n’avait accueilli Lucrèce qu’avec des éloges presque hostiles, se montra un des plus sympathiques admirateurs. Jamais écrivain, pour un coup d’essai aussi modeste, n’avait bénéficié d’une plus heureuse fortune.

Son succès lui ouvrit les portes de la Comédie-Française, et l’échec d’Un homme de bien n’empêcha pas le comité de recevoir l’Aventurière.

De même que, dans la Ciguë, Émile Augier avait pastiché les procédés et le style de Ponsard, dans Un homme de bien il pasticha les procédés et le style de Molière avec conscience et maladresse ; il imita naïvement jusqu’aux platitudes et aux lourdeurs de son modèle ; il copia les tours de phrase ou les expressions du vieux maître, et parfois avec une telle ignorance grammaticale de la langue du xviie siècle qu’il lui arriva de faire dire à une femme : « Je me tiens coi »[1], au lieu de « je me tiens coite », ce qui est inharmonique, mais du moins correct.

L’Aventurière, qui réussit pleinement et est depuis demeurée au répertoire, ne révélait pas un tempérament beaucoup plus original dans le fond ni dans la forme. Le fond, c’était l’apologie des bonnes mœurs et de la vie de famille, la satire de la courtisane, le conseil donné aux vieillards de prendre garde aux amours tardives, et, brochant sur le tout, dans un amalgame bien étrange, quelques réminiscences sentimentales de Victor Hugo et d’Alfred de Musset[2] ; la forme, c’était, pour la contexture générale de l’œuvre, une imitation sans légèreté ni fantaisie des comédies romanesques à la manière du même Alfred de Musset ; c’était, pour le style, un nouvel exemplaire de cette pesante et inerte prosodie néo-classique qu’Émile Augier a maniée comme personne.

Gabrielle continua la série. On la joua dans les dernières semaines de 1849. Soit que le public fût véritablement las du romantisme et de ses outrances, et que la pièce ait profité d’un de ces instinctifs mouvemens de réaction violente par où procèdent les foules ; soit que ces cinq actes, essentiellement moraux et moralisateurs, aient bénéficié de la crise de vertu qui accompagne toujours en France l’éclosion du régime républicain, Gabrielle fut un triomphe. Cette tragédie bourgeoise, selon les rêves de Diderot et de Mercier, semble remarquable surtout par une harmonieuse combinaison de toutes les qualités négatives que peut contenir un morceau de littérature ; elle est en outre écrite dans un indicible jargon ; elle n’en enchanta pas moins les spectateurs de l’époque ; si elle eut à subir les réserves assez timides de quelques critiques, elle reçut de la plupart les louanges les plus enthousiastes ; le suffrage du parterre fut encore corroboré et consacré par l’Académie française ; l’auteur, à vingt-neuf ans, passait maître, presque chef d’école.

La gloire oblige. Mais, peut-être, Émile Augier s’exagéra-t-il les obligations auxquelles le contraignait sa rapide et victorieuse carrière. Aussitôt après le Joueur de flûte, une bluette anodine dans le genre de la Ciguë, et après Sapho, un livret d’opéra, il crut devoir, par un coup d’éclat, affirmer la formule des poètes dits du bon sens, en opposition avec la formule des écrivains romantiques. Il s’attaqua directement au grand prêtre de la doctrine adverse, et, voulant apprendre à Victor Hugo comment on traite un sujet historique, il refit Marion de Lorme sous le titre de Diane.

Cette fois, l’entreprise avorta. Le prestige de Rachel, qui tenait le principal rôle, ne suffit pas à sauver une élucubration médiocre. La comparaison, que le dramaturge lui-même avait cherchée, tourna à son désavantage et écrasa son drame. Il revint dès lors à des visées plus modestes. Philiberte, dans le genre de Marivaux, moins la grâce raffinée et précieuse, la Pierre de touche, dans le genre d’Alfred de Musset, moins l’envolée lyrique, répondent mieux à l’idée qu’on se fait d’un littérateur susceptible d’avoir signé Gabrielle. Il n’y a à insister spécialement ni sur l’un ni sur l’autre de ces essais. Ils sont pourtant à noter parce que, avec eux, se termine ce qu’on peut appeler la première manière de l’écrivain, celle où il compose des pièces sinon poétiques, au moins toutes versifiées, à l’exception de la Pierre de touche. Désormais, il n’usera plus du vers qu’en deux occasions et à de longs intervalles, pour la Jeunesse et pour Paul Forestier, après l’insuccès du Mariage d’Olympe et le demi-succès de la Contagion, comme si ses déboires momentanés, dans les tentatives nouvelles où il s’engageait, l’eussent ramené d’instinct vers ses anciennes idoles.

Jusqu’à la date où nous arrivons, jusqu’à la fin de 1853, Émile Augier, on s’en aperçoit par une simple analyse de ses diverses productions, a paru hésiter sur la route à suivre. Il transpose sans cesse en langue vulgaire, il embourgeoise tantôt l’œuvre d’un homme de talent, tantôt celle d’un homme de génie. À force de subir l’influence de tout le monde, il donne l’impression de ne bien savoir lui-même ni ce qu’il veut, ni où il va, et à peine devine-t-on sa personnalité qui ne s’affirme nulle part. L’heure est venue cependant qui décidera de sa vocation définitive.

Au commencement de 1852, M. Alexandre Dumas fils avait donné à l’ancien Vaudeville la Dame aux Camélias. On n’ignore pas le bruit énorme qui se fit autour de la représentation. On s’accorde volontiers à reconnaître que cette irruption éclatante de la vie moderne et réelle sur la scène contemporaine ne fut point sans modifier assez profondément les théories esthétiques professées par l’auteur de l’Aventurière. À vrai dire cette modification fut plus considérable encore qu’on ne se le figure ordinairement ; elle n’est pas loin d’équivaloir à une transformation complète ; et un examen parallèle des deux théâtres démontre nettement l’action morale que, d’une manière continue, l’un exerça sur l’autre.

Avec le Gendre de M. Poirier et Ceinture dorée, l’ex-disciple de Ponsard débuta dans la comédie de mœurs : début timide et circonspect sans doute, comédies de mœurs bien adoucies et dont on peut se demander pourquoi elles eurent un sort plus noble que de grands vaudevilles en trois ou quatre actes. Elles marquaient, en tout cas, un changement d’orientation générale intéressant vers une nouvelle littérature dramatique et indiquaient que l’exemple donné par M. Alexandre Dumas fils n’était pas demeuré stérile.

Seulement, en même temps que la Dame aux Camélias révélait à Émile Augier sa seconde manière, elle devait le froisser gravement dans plusieurs de ses convictions intimes. Nous étudierons plus tard sa conception de la courtisane. Dès maintenant, par l’Aventurière, par Gabrielle surtout, nous sommes édifiés sur ses sentimens en ce qui concerne les amours irrégulières ou illégitimes. À la triste et douloureuse histoire de Marguerite Gautier, il répondit par l’histoire odieuse et cynique d’Olympe Taverny. Cette satire de la fille entretenue, lourdement chargée et poussée au noir, ne plut pas au public ; elle a pourtant des admirateurs qui ont tenté d’expliquer son échec par la belle, mais trop brutale audace du dénouement ; ils oublient que ce dénouement n’était pas une innovation, et que, deux ans plus tôt, le pistolet dont se sert le marquis de Puygiron pour exécuter Olympe avait déjà servi dans Diane de Lys ; l’unique différence consistait en ce qu’il tuait un homme au lieu d’une femme. Pour cet infime détail, comme en tant d’autres occasions, le maître du Demi-Monde avait ouvert la voie.

Après un retour vers la tragédie bourgeoise, son rival continua à le suivre à distance. Dans les Lionnes pauvres, il passa à côté d’un chef-d’œuvre ; le sujet était si puissant que, même à l’état d’ébauche, il n’en demeure pas moins un des plus dignes d’attention en ce théâtre dont la portée philosophique est si courte. Il vaut qu’on le mentionne à côté des comédies politico-sociales qui vont se succéder de 1860 à 1870, même un peu au delà, et en qui nous semblent contenus les meilleurs titres de gloire de l’écrivain. Encore serait-il bon de reconnaître que, s’il a assez curieusement observé en moraliste la question d’argent et le rôle de plus en plus tyrannique des grands remueurs d’argent dans le monde moderne, l’initiative de cette observation ne lui appartient pas plus qu’aucune autre espèce d’initiative. Dès 1857, trois ou quatre ans avant les Effrontés[3], M. Alexandre Dumas avait déjà posé le problème. Son influence, là aussi, paraît n’avoir pas été inefficace, et la preuve manifeste qu’elle continuait à agir, nous la trouverons dans les deux dernières créations d’Émile Augier, dans Madame Caverlet et dans les Fourchambault.

Ici le mot d’influence ne suffira même plus ; il y a davantage ; il y a un reflet si exact des doctrines chères à l’auteur de Monsieur Alphonse, il y a une absorption si complète d’une personnalité par l’autre qu’il serait impossible de ne pas classer à part la brève période occupée par les deux pièces. À la première manière, celle de la Ciguë et de Gabrielle, à la seconde manière, celle du Gendre de M. Poirier et du Fils de Giboyer, il en faut ajouter une troisième ; et celle-ci, issue d’une soudaine et tardive révélation, ne semble pas la moins étrange, quand on considère qu’elle se trouve en flagrante contradiction avec les précédentes. Le tableau apologétique des ménages adultères sanctifiés par l’amour et la fidélité, le relèvement de la fille séduite par la maternité, l’apothéose de l’enfant naturel, les thèses en faveur du divorce et les variations éloquentes sur les devoirs qu’entraîne la paternité illégitime, nous connaissions tout cela depuis longtemps en 1876 et en 1878. Il nous manquait seulement de le connaître par l’entremise de celui qui avait employé trente ans à nous prêcher, avec une inflexible et étroite rigueur, le dogme du mariage.

Cette absence radicale et absolue de pensée individuelle n’est évidemment pas sans exemple dans l’histoire des littératures : de très illustres écrivains furent assez souvent de très médiocres penseurs. On a paru au moins s’en apercevoir, et on le leur a parfois bien durement reproché. Ici, rien de semblable ; et ce qui rend cette partialité plus étonnante encore, c’est que l’éclat de la forme ne dissimule seulement pas l’inanité du fond.


II

Le style en prose d’Émile Augier est assez clair, assez rapide, sans rien qui le distingue ; ses tendances prudhommesques ne suffisent pas à le gâter complètement ; mais ses qualités de précision ne suffisent pas non plus à lui donner beaucoup de relief artistique. Il demeure en somme uniformément neutre et indifférent. Le style poétique, en revanche, ne saurait encourir le même genre de reproches, et il ne pèche certes pas par défaut de caractère.

C’est un thème commun de plaisanteries faciles que de relever chez Ponsard ou chez Scribe certaines incorrections, de fréquentes platitudes et un bon nombre d’incongruités malheureuses. On se demande vraiment pourquoi l’ironie - d’ailleurs justifiée - des critiques s’attaque sans cesse à l’auteur de Lucrèce ou à l’auteur de la Camaraderie et n’a presque jamais effleuré l’auteur de la Ciguë… Celui-ci n’aurait pourtant rien à gagner à une comparaison avec ses deux prédécesseurs. Réfractaire à la rime, inapte à la science du rythme, souvent maladroit dans l’usage de la métaphore et négligent dans le choix du terme propre, vulgaire et poncif par-dessus le marché, il a écrit en vers à peu près aussi mal qu’il est possible. Le fait ressort avec une telle évidence de l’examen le plus superficiel qu’on hésiterait à y insister, si les admirateurs n’affichaient trop souvent une intransigeance indiscrète en leur admiration.

La question de la rime reste encore discutable. Assurément cher et sert, peu et veut, pour terminer des alexandrins, eussent causé à Théodore de Banville et aux virtuoses de son école des sursauts d’horreur ; sans être virtuose, on serait en droit de se trouver désagréablement impressionné à moins. Il est juste de considérer cependant que la rigueur des Parnassiens nous a entraînés à des exigences grammaticales outrées, et que leurs formules sur la rime, « unique harmonie » et condition essentielle de notre prosodie nationale, ne reposent sur aucune espèce de preuve. Presque toute la vieille poésie, et, maintenant, la poésie populaire se contentent au contraire de l’assonance ; au XVIIe et au XVIIIe siècle, Racine, Boileau, Voltaire, qui sont des puristes, ne soupçonnent pas un instant l’intérêt des sonorités rares ou de la fameuse consonne d’appui ; c’est au XVIe et au XIXe seulement qu’apparaissent les règles étroites dont l’observation nous a semblé peu à peu indispensable, mais sans lesquelles on conçoit parfaitement un cycle poétique non inférieur au cycle actuel.

La question du rythme en général demeure également incertaine et soumise aux interprétations les plus diverses. Que la vulgarité monotone de la cadence métrique soit sans importance à la scène, qu’elle soit même favorable à l’effet théâtral et produise sur la foule une impression d’entraînement comparable à celle de la musique militaire, la thèse peut se défendre. Mais ce que rien n’absout ni n’excuse, ce sont les incroyables défaillances de style qu’on ne tolérerait pas chez un collégien, les fautes de français comme :

Un voyage plus long que de Chypre ou de Crète[4],
au lieu de « celui de Chypre ou de Crète » ; les incohérences comme :
Il existe des cœurs où reposer vos yeux[5],
ou bien :
Ne me rejetez pas à l’orage en pâture[6] ;
les lourdeurs telles que :
Ma mère m’a quittée au milieu de son âge[7],
les archaïsmes dans le genre de celui-ci, malencontreusement renouvelé des classiques :
Camille.
Maman, la blanchisseuse est là.
Gabrielle.
Dis à la bonne
De recevoir le linge.
Julien.
Eh ! reçois-le en personne[8] ;


ce qui oblige à une élision invraisemblable, si l’on cherche à ne pas fausser la mesure.

Ces quelques fragmens n’ont pas besoin qu’on les commente ; ils ne sont du reste ni pires ni meilleurs que tant d’autres, faciles à recueillir parmi les vingt ou vingt-cinq mille vers d’Émile Augier. Et encore n’appuyons-nous pas sur la multitude des détails qui prêteraient au moins à sourire chez un écrivain moins solidement établi que lui dans la faveur publique. Il composa une fois une pièce presque entièrement dirigée contre cette forme de la raillerie moderne qu’on appelle la blague ; il avait en vérité de bons motifs pour ne point aimer ce genre d’esprit ; le sentiment du ridicule lui fait totalement défaut.

Pourquoi la réflexion baroque sur « les grandes dames, les très grandes dames », ou l’histoire de « la noble tête de vieillard » dans la Tour de Nesle, pourquoi la phrase fameuse sur « la croix de ma mère », dans on ne sait quel mélodrame, sont-elles devenues légendaires, tandis qu’on n’a jamais paru s’apercevoir de naïvetés équivalentes dans le théâtre que nous étudions ? Il y avait cependant matière à raillerie dans ce simple hémistiche de la Ciguë, où Hippolyte, la belle esclave grecque qu’a achetée Clinias et qu’il prend la peine de courtiser, s’exclame avec une douloureuse et pudique stupéfaction : « Où donc es-tu, ma mère ? » Et si poignante que soit, dans Gabrielle, la souffrance de Julien, en voyant sa femme prête à déserter sa maison et à fuir avec un amant, il y a bien aussi quelques secondes de répit à l’émotion du spectateur, quand on entend ce mari amoureux et outragé retenir sa colère par ce judicieux aphorisme :

Tais-toi, cœur frémissant !
Il sera toujours temps de répandre du sang.


Et enfin, quoique la prose soit ordinairement plus châtiée, elle n’est pas non plus exempte de défaillances : « Oui, s’écrie M. de Trélan dans Ceinture dorée, le monde est aux pieds des spéculateurs heureux. Mais debout, là, dans un coin, il y a un gentilhomme pauvre qui ne s’incline pas. Ce gentilhomme, c’est la conscience publique. » « Les scrupules sont l’avant-garde de l’honneur, dira un autre, et, lorsqu’ils tombent, l’honneur reste à découvert[9]. » « Va ! déclare une honnête femme trompée et ruinée par son mari, file comme une mercenaire le manteau de ton fils, pour que son joyeux père en fasse un couvre pied au lit de sa maîtresse[10]. » Toutes métaphores d’un goût au moins suspect.

Ainsi, dans les sept volumes de celui qu’on a placé parfois pas très loin de Molière, et que quelques-uns proclamèrent le maître de la scène française pendant la seconde moitié du xixe siècle, la langue est en partie quelconque, en partie franchement mauvaise. Cette infériorité eût dû suffire, semble-t-il, pour rejeter l’écrivain à un rang secondaire. Et ce n’est pas tout, nous aurons occasion, au cours de cette étude, de constater combien médiocre a été sa philosophie, combien mesquin son idéal, combien superficielle sa peinture des caractères ou des mœurs. Avec de pareilles recommandations, il n’en devint pas moins une des célébrités de notre époque ; il connut la gloire, et put s’estimer une des puissances morales de son pays et de son temps.

Au fond d’ailleurs, il ne se trompait pas. Son règne, qui dure encore aujourd’hui, ne fut point illusoire ; et, si les raisons qui le justifient ne relèvent guère de la littérature, elles sont pourtant assez intéressantes pour valoir qu’on les signale et qu’on les analyse.

III

Et d’abord, une pièce de ce théâtre, en vers ou en prose, est toujours amusante ; elle amuse à la représentation ; elle amuse même à la lecture. Le plaisir qu’on y goûte ressemble à celui que donnerait un roman dextrement conduit, sans trop ni trop peu de complications d’intrigue, avec un déroulement de péripéties savamment combinées selon les principes de la véritable narration. Quand on l’a finie, il ne vous en reste évidemment rien ; vous avez passé une heure ou deux. C’est médiocre comme résultat, si vous regardez les choses d’un peu haut ; c’est énorme, si vous n’envisagez que la question du succès matériel.

À l’instinct de la composition, à l’art de mettre en valeur jusqu’aux moindres élémens du sujet choisi, Émile Augier joignait certains dons plus particulièrement professionnels et dont l’effet manque rarement sur les mille ou douze cents auditeurs d’une salle de spectacle. Personne, ni M. Victorien Sardou, ni M. d’Ennery lui-même, n’a su amener avec plus d’adresse, et en dissimulant mieux ses moyens, les scènes capitales autour desquelles pivote tout l’intérêt d’un drame ou d’une comédie ; personne n’a été plus habile à enchâsser dans ces scènes un mot ou un incident qui fasse coup de théâtre, en resserrant dans l’intervalle de quelques secondes toute l’émotion du public.

Plusieurs spécimens de ce procédé sont célèbres. On connaît, dans les Lionnes pauvres, le « Bandit ! c’était toi ! » de Pommeau, au moment où il découvre que son ami le plus cher, son protégé, presque son enfant, est l’amant de sa femme ; ou bien, dans le Fils de Giboyer, l’éclat hardi par où Fernande Maréchal dénoue la situation et oblige son père à accepter pour gendre Maximilien. Les mots à panache héroïque ne sont pas moins fameux. À propos du « Maintenant, va te battre » d’Antoinette de Preste, quand, amoureuse et jalouse de son mari, soucieuse néanmoins de lui conserver son honneur, elle le pousse à un duel pour une de ses maîtresses ; à propos du « Efface ! » de Bernard, dans les Fourchambault, quand, souffleté par son frère naturel, il lui tend sa joue à embrasser ; à propos de quelques formules du même genre flamboyant, le nom de Corneille a été rappelé. Du Corneille pour les snobs, déclarent dédaigneusement les délicats… mais enfin, du Corneille.

Et ce n’est pas tout. À ces multiples causes de succès, une encore au moins doit être ajoutée, et non des plus négligeables, à savoir, l’emploi fréquent des discours transportés de la chaire ou de la tribune sur les planches. Nous n’avons pas à rechercher ici les origines de ce goût très vif que le Français a toujours manifesté pour l’art oratoire ; il suffit de le constater ; et on le constate par le plus rapide coup d’œil jeté sur notre littérature et sur nos mœurs. Nous en sommes venus à ne pas concevoir une notion très nette de ce qu’est la poésie ; nous la confondons volontiers avec l’éloquence, et nos poètes les plus populaires ne sont le plus souvent que d’admirables orateurs, écrivant en langage rythmé. Quand Mme de Sévigné parle avec enthousiasme de Corneille, elle cite naturellement comme type et modèle du beau parfait et absolu « les tirades qui donnent le frisson. »

Or, les « tirades » chez Émile Augier, on n’en sait pas le nombre, assez courtes d’ordinaire dans ses couvres en prose, beaucoup plus longues dans celles où le balancement du vers soutient l’allure de sa période. Il en use et en abuse alors avec la bonne foi d’un homme qui n’entendit jamais grand’chose au jeu des passions, mais qui crut en revanche à l’efficacité des argumens rationnels, groupés et présentés en un ordre pseudo-logique. Tels exemples, faciles à rappeler, semblent extraordinaires. Pendant le cinquième acte de Gabrielle, Julien surprenant sa femme au moment où elle va le trahir, imagine de lui faire une conférence sur les misères et les hontes de l’adultère, comme psychologie, rien de plus absurde ; on a beau être avocat, dans la réalité, on ne le fut jamais à ce point. Mais ce qui paraîtra plus étonnant encore, c’est le résultat que produit ce plaidoyer, c’est le revirement subit d’une incomprise qui se disait prête par amour à affronter les pires scandales, et qui se jette aussitôt dans les bras de son mari en l’appelant : « Ô poète ! » Et, malgré tout, la scène passe sans encombre à la représentation ; non seulement le public l’accepte ; il l’accepte avec des applaudissemens, oubliant l’incommensurable ignorance de l’âme sur laquelle elle est fondée, pour ne sentir que l’attrait du développement oratoire qu’elle renferme.

Enfin, en dehors des qualités de métier, — secondaires, mais non méprisables, — par où l’écrivain eut l’art de capter la foule, les faiblesses et les lacunes de son organisation intellectuelle lui furent peut-être plus précieuses que les plus beaux dons réservés aux cerveaux supérieurs. Son absence d’originalité le mit à même de refléter sans cesse les idées et les sentimens rudimentaires qui agitaient la masse de ses contemporains ; les tendances simplistes et superficielles de son esprit, l’étroitesse de ses conceptions philosophiques et morales le placèrent dans un état de communion constante avec ceux qui ne sont ni l’élite ni la plèbe, et qui constituent la principale clientèle des théâtres. De ceux-là, il partagea instinctivement les croyances et les préjugés. Son génie moyen s’adapta exactement aux aspirations de ce qu’on a appelé la classe moyenne.

Cette classe moyenne, ce n’est pas ici le lieu d’en apprécier le mérite ou le démérite en soi. Quelle qu’ait été sa valeur morale et intellectuelle, elle a joué en France, depuis plusieurs siècles, un rôle historique d’une importance capitale, et il ne semblera à personne que, depuis cent ans, cette importance ait diminué. On en est venu, non sans quelque raison, à considérer son esprit comme l’esprit traditionnel français ; elle a eu sa politique, sa philosophie, son art, sa littérature. Pour ne parler que de sa littérature, on peut la juger, en son essence, d’ordre inférieur, elle se recommande néanmoins de si hauts représentans qu’il serait impossible de n’en tenir aucun compte.

Les frères de Goncourt avaient écrit jadis : « C’est un grand avènement de la bourgeoisie que Molière, une grande déclaration de l’âme du Tiers-État. C’est l’inauguration du bon sens et de la raison pratique, la fin de toute chevalerie et de toute haute poésie en toutes choses. La femme, l’amour, toutes les folies nobles, galantes y sont ramenées à la mesure étroite du ménage et de la dot. Tout ce qui est élan et de premier mouvement y est averti et corrigé. Corneille est le dernier héraut de la noblesse ; Molière est le premier poète des bourgeois. » La part étant faite de l’antipathie instinctive qui perce sous ces lignes, on est forcé de reconnaître qu’elles répondent assez à la vérité exacte. Le grand comique, dont l’admiration chez certains a pris la forme d’un culte, et qui, dans la foule demi-lettrée, ne saurait même être envisagé comme discutable, le maître du Tartufe et du Misanthrope eut d’autres qualités, au sens technique du mot, que celles que signalent ses adversaires ; mais il les eut. Et La Fontaine, et aussi Voltaire et Diderot, comme l’a montré M. Émile Faguet, les eurent également parfois à des degrés divers, et pourraient se voir appliquer les observations applicables à leur prédécesseur. Ils subissaient « l’influence du milieu » ; leur génie ne les empêchait pas d’en conserver l’empreinte.

Sans génie, malheureusement, et sans jamais, comme ses devanciers, avoir pu s’élever au grand art dans une seule pièce, dans une seule scène, Émile Augier continua la tradition. Il la continua, grâce à son esthétique, toute de transitions et de compromis entre des genres en apparence inconciliables, faisant du vaudeville de mœurs dans le Gendre de M. Poirier, du théâtre bourgeois-romanesque dans l’Aventurière, du berquinisme satirique dans le Fils de Giboyer. Il la continua aussi par ce qu’il faut bien appeler ses idées philosophiques. Par là, il est quelqu’un et quelque chose ; il a sa place dans une histoire littéraire.

Examinez une à une les diverses théories qui peuvent être dégagées de son œuvre. — On a prétendu qu’il haïssait l’argent, en qui il voyait le grand corrupteur des sociétés actuelles. La thèse, ainsi présentée, ne serait déjà pas d’une originalité transcendante. Affirmée avec un peu de rigueur, elle aurait au moins quelque noblesse hautaine, et vaudrait ce que vaut toute protestation sincère et désintéressée de la conscience. Malheureusement, nous sommes loin de ce dédain superbe.

Personne, au contraire, ne paraît avoir été plus hanté par le souci très bourgeois des questions pécuniaires. Il les fait intervenir presque dans chacune de ses pièces, jusque dans les pièces antiques ou romanesques ; dans les autres, il leur donne sans cesse un rôle plus ou moins prépondérant, et parfois un rôle assez vil quand elles se trouvent mêlées aux choses de l’amour. Ce moraliste, dont on nous vante couramment le talent sain et robuste, est un de ceux qui nous ont appris combien la passion résiste peu aux tristesses de la pauvreté[11]. Il est aussi probablement le seul qui ait trouvé dans la comptabilité matière à poésie familiale, et qui ait eu l’idée de rédiger en alexandrins le budget d’un ménage :

J’ai quinze mille francs chez Lassusse ; dix mille
Chez Blanche, hypothéqués sur sa maison de ville…
Je fais, bon an, mal an, vingt mille francs ; je gage
Que j’en vais faire trente et même davantage.
Or nous en dépensons douze mille environ[12]


Et notez que cette arithmétique qui, dans l’édition primitive, se continue encore pendant une dizaine de vers, ne sert absolument à rien ; elle n’a été intercalée là que pour sa beauté propre.

Évidemment, en plusieurs passages de ses comédies, l’auteur s’explique. Il qualifie même la pauvreté de « grande déesse », et rêve — un peu pompeusement — de lui élever un temple avec cette inscription : À la mère du monde[13]. Mais, en somme, ce n’est là que le développement de l’éternel lieu commun sur le mépris des richesses. La haine réelle et profonde, celle qui part d’un sentiment vrai, elle ne vise pas l’argent ; elle ne vise que les grands financiers, et n’attaque que l’importance politique, sociale et même morale qu’ils ont conquise dans l’État moderne.

Il y aurait des réserves à faire sur cet anathème dont on couvre d’ordinaire les spéculateurs, et ce ne serait pas une tâche impossible de démontrer que, si l’agio a ses côtés infâmes ou malfaisans, on lui doit aussi, pour une bonne part, les prestigieux progrès de notre civilisation. Il faudrait examiner en outre si l’épanouissement de ce qu’on a dédaigneusement appelé la ploutocratie n’est pas la résultante directe du coup porté par le XVIIIe siècle, puis par la Révolution française, à l’aristocratie héréditaire, et la corrélation inévitable du régime démocratique. En tout cas, justes ou injustes, les diatribes violentes des Effrontés ou de la Contagion cadraient exactement avec l’opinion intime de la majorité bourgeoise ; on les proclama admirables, sans s’occuper beaucoup de contrôler leur valeur.

On ne contrôla rien, ni le fond du réquisitoire, ni les argumens sur lesquels il s’appuyait. Au milieu de l’engouement universel, personne ne s’aperçut que le principal, on pourrait dire l’unique argument du procès, consistait à rééditer l’argument le plus banal et le plus mesquin qui ait jamais été, celui qui consiste à ne voir dans l’homme d’argent qu’un viveur et un oisif. Le baron d’Estrigaud apparut comme l’incarnation parfaite du haut baron de la finance. Ce type de boursier véreux, coureur de tripots et pilier de coulisses, dandy, duelliste, et au besoin entretenu par sa maîtresse, existe certainement dans la vie réelle et n’y est peut-être pas rare ; mais le confondre avec les redoutables remueurs de millions, qui, en effet, semblent prendre aujourd’hui dans notre organisme social une place encombrante et inquiétante, c’était avouer n’avoir jamais ouvert la Gazette des Tribunaux et méconnaître un peu trop la matière que l’on prétendait traiter.

Comme pendant au spéculateur, nous allons avoir la courtisane selon les données de la tradition, la créature fatale, perverse, cupide et féroce, sans nuances aucunes, tout d’un bloc ; non point fausse peut-être, mais symbolique, et d’un symbolisme puisé dans une observation superficielle et grossière. Elle passera sa vie à faire le mal, toujours et quand même, par une sorte d’impulsion instinctive, par « nostalgie de la boue ». Ce mot du Mariage d’Olympe a paru une trouvaille et, depuis sa création, on l’a répété quelques centaines de fois. En réalité, il n’exprime, par une phrase énergique et pittoresque, qu’une vérité des plus contestables, dès qu’on la généralise. L’aventurière qui se range est au moins aussi fréquente que la drôlesse, à la façon d’Olympe Taverny, abandonnant sa respectabilité laborieusement gagnée pour recommencer à courir le monde où l’on s’amuse ; et son machiavélisme cynique, aussi bien que, dans la Contagion, celui de Navarette, dénonce, chez le moraliste, une singulière inexpérience. C’est trop uniformément parfait d’abjection ; c’est trop beau. On sent le caractère composé d’après un type conventionnel et idéal ; comme étude de mœurs, cela vaut ce que valaient les personnages sommairement dessinés dont usait la commedia dell’arte : le mari toujours vieux, jaloux et ridicule, l’amant toujours séduisant et jeune, la femme toujours menteuse et coquette.

Mais, à cause même de sa faiblesse, on comprend combien cette psychologie devait réussir devant un public d’intelligence peu complexe, et déjà convaincu, dans son ensemble, de ce dont on le convainquait à grand renfort d’argumens. Sans troubler les opinions établies de personne, quelques expressions avaient « l’air d’une pensée », et donnaient à ces conceptions banales une apparence d’originalité et de profondeur : « Mettez un canard sur un lac au milieu des cygnes, vous verrez qu’il regrettera sa mare et finira par y retourner : la nostalgie de la boue[14]. » - « Après avoir racheté pour quelque cent mille francs d’anges déchus, je me suis aperçu que les vierges folles sont encore moins folles que vierges, si c’est possible[15]. » - « Tu descends à la courtisane, c’est-à-dire au mépris de l’amour… Du mépris de l’amour au mépris du mariage, il n’y a qu’un pas[16]. » L’antithèse, comme dans la dernière citation, peut être complètement vide de sens ; elle n’en sonne pas moins bien.

Après le financier, après la courtisane, aucun des poncifs de théâtre, rajeunis par quelques nuances de modernisme qui suffisent à l’illusion, ne nous sera épargné. Nous aurons l’ingénue à la manière de Scribe, toute de chasteté : Geneviève du Mariage d’Olympe, Aline de la Contagion, Camille de Paul Forestier, dont l’innocence, du reste, paraît souvent un pur artifice scénique destiné à mettre en relief l’infamie des irrégulières ; quand le besoin de contraste ne se fait pas sentir, les jeunes filles d’Émile Augier, ainsi que l’a très justement remarqué M. Léopold Lacour[17], ressemblent en effet, avec leur honnêteté savante et pratique, plutôt à des jeunes femmes.

Nous aurons le vieux gentilhomme qui « n’est pas de ce temps-ci », tout de chevalerie et d’honneur : le marquis de Puygiron, le comte de Thommeray ; et, pour compléter la série des pères nobles, le bourgeois sermonneur, vénérable et rigide Tenancier de Chellebois, Michel Forestier. Nous aurons le jeune gentilhomme, pauvre niais fier, qui refuse par dignité la main d’une héritière qui l’aime, et qu’il finira par épouser au dernier acte : M. de Trélan, M. de Sergine. Nous aurons l’officier modeste et brave, Hector de Montmeyran, ou mieux, Louis Guérin, percé de trois coups de baïonnette à l’assaut de Puebla, colonel à trente-trois ans, et rehaussant son héroïsme par une sensibilité qui le force à « se détourner pour s’essuyer les yeux », quand il assiste à un beau trait de dévouement filial. Nous aurons à profusion le classique mauvais sujet, compensant ses écarts de conduite par une bonté de cœur infinie et un fond de vertus inépuisable : Clinias dans la Ciguë, Fabrice dans l’Aventurière, Henri Charrier, Lucien de Chellebois, Jean de Thommeray, Léopold Fourchambault. Nous aurons enfin le jeune savant, romanesque par la grâce de la science : André Lagarde, Pierre Chambaud. Mais on doit dire que, pour ce dernier, Émile Augier, qui jusque-là s’est beaucoup inspiré des modèles anciens, devient un précurseur à son tour : il annonce le règne de l’ingénieur, dont le Maître de Forges marquera plus tard l’éclatant apogée.

Au milieu de cette collection d’images impersonnelles et pâles, plusieurs figures se détachent pourtant avec plus de vigueur de dessin et plus de netteté dans les contours : Séraphine Pommeau, Giboyer, Vernouillet, quelques autres encore. De ces physionomies, la plus célèbre, la plus populaire est certainement celle de Giboyer, et ceci fournirait une belle occasion d’observer avec quoi se fait la popularité au théâtre et à quoi tient la célébrité d’une pièce.

La pièce du Fils de Giboyer, — quoique l’auteur eût voulu un moment, paraît-il, l’intituler les Cléricaux[18], — était surtout un pamphlet assez anodin de la bourgeoisie riche et vaniteuse, qui renie ses antécédens pour singer l’ancienne aristocratie ; le sujet ne se recommandait pas par une nouveauté rare ; les développemens qu’il reçut rajeunirent peu le vieux thème. Rien n’invitait donc à prévoir le brusque et bruyant succès qui, de Paris, s’étendit rapidement à toutes les villes de province. Mais quelques phrases contre la noblesse, qui ne paraissent cependant pas avoir été mises en vedette dans une intention agressive, servirent aux spectateurs pour manifester les sentimens vaguement libéraux socialistes qui commençaient à fermenter dans les foules ; huit ou dix lignes très dures contre Louis Veuillot, sous le nom de Déodat, provoquèrent un scandale, des ripostes violentes, des polémiques de presse, la publication d’une série de brochures, et enfin, à diverses reprises, l’intervention de la police des théâtres. Ce soulèvement de passions politiques à propos d’une couvre de littérature lui fut plus utile que fous ses mérites littéraires réunis.

On commenta à outrance le caractère et les professions de foi de Giboyer. On rappela les noms de Beaumarchais et de Figaro ; et plusieurs scènes, plusieurs répliques prêtaient, il est vrai, à un rapprochement. Malgré certaines réminiscences, doit-on chercher de ce côté la filiation du personnage ? Nous croirions plutôt à la descendance qu’indiquait Prevost-Paradol, quand il parlait de « ce grand philosophe politique, vil auteur de biographies, démocrate convaincu et insulteur stipendié de ceux qui pensent comme lui, écrivain infâme et père sublime, appartenant en somme à cette famille de vertueux criminels et de saintes prostituées, qui croît et multiplie depuis une trentaine d’années sur la scène et dans le roman ». Giboyer en effet, — et c’est par là qu’il mérite d’attirer l’attention, — s’affirme bien comme un pur héros à la mode de 1830, moins le lyrisme naturellement, moins la poésie, moins le panache ; il s’exprime en prose au lieu de parler en vers ; il porte le vêtement moderne en place du pourpoint. Cela ne l’empêche pas d’avoir dans les veines tout le sang de Marion de Lorme ou de Triboulet. « Étrange garnement ! C’est la courtisane qui gagne la dot de sa fille », s’écrie en le désignant le marquis d’Auberive. Grâce à ce romantisme édulcoré, embourgeoisé, abâtardi, l’auteur flattait une fois de plus, avec un merveilleux instinct, les aspirations secrètes de son temps.

En 1862, le romantisme n’avait plus à être acclimaté chez nous ; il y était universellement admis, à condition surtout qu’on le présentât sous des formes suffisamment atténuées. D’un autre côté, par une ironie supérieure, la sourde montée des doctrines révolutionnaires lui fournissait alors un nouveau terrain d’action et un regain d’actualité. Lui qui, d’abord, par le choix de ses sujets, par son amour du moyen âge, par les opinions de ses représentans, était apparu comme une protestation contre l’œuvre de 1789, il se trouvait peu à peu, par ses tendances ultra-individualistes, en conformité parfaite avec les meeurs et les idées nouvelles les plus avancées. Hernani, le bandit sympathique, était devenu Jean Valjean, le forçat respectable ; le premier tenait la campagne contre les soldats du roi dans le noble dessein de venger son père ; le second volait avec effraction pour nourrir sa belle-sœur et ses neveux. Lucrèce Borgia, adultère, inceste et empoisonneuse, mais aimant par-dessus tout son fils, était remplacée par Fantine, la fille publique sanctifiée par la maternité. Ce fut à cette époque, quelques mois après la publication des Misérables, sans qu’on puisse établir exactement jusqu’à quel point il subit l’influence de cette œuvre, qu’Émile Augier s’empara de Triboulet, l’habilla à la mode du second empire, lui conserva ses instincts de diffamateur, d’entremetteur et de bouffon, l’installa dans le journalisme au lieu de le laisser à la cour, lui donna un fils à la place d’une fille, et l’appela Giboyer. Ce fantoche, faux d’un bout à l’autre, réussit aussi bien que les personnages chimériques de Victor Hugo. Il vaut pourtant qu’on le mette à part, sinon pour lui-même, au moins pour l’intérêt documentaire qui s’attache toujours aux spécimens dégénérés d’une descendance illustre.

En face de ce type d’aventurier, modernisé plutôt que moderne, un autre, qui eut une fortune moindre, serrait pourtant de plus près la réalité contemporaine. Vernouillet faillit être une des incarnations du journalisme, tel qu’il se pratique quelquefois aujourd’hui, depuis qu’Émile de Girardin inventa la presse à bon marché. Brasseur d’affaires avant tout, ramenant tout, idées ou sentimens, à la question des affaires, il use sans scrupule du journal comme du plus puissant moyen de brigandage qui existe dans les conditions de la vie actuelle : « Je m’empare, avec mon argent, de la seule force dont l’argent ne disposât pas encore, de l’opinion ; je réunis dans ma main les deux pouvoirs qui se disputaient l’empire, la finance et la presse. Je les décuple l’une par l’autre, je leur ouvre une ère nouvelle, je fais tout simplement une révolution. » Et la physionomie de ce forban, qui eût tenté Balzac, serait véritablement curieuse, si, au lieu d’être indiquée sommairement, elle avait été marquée au contraire de quelques traits caractéristiques plus inédits ; elle est peinte, par malheur, selon les procédés trop généraux qui ont déjà servi pour tous les rôles antipathiques au théâtre, voire pour tous les traîtres du mélodrame. La vilenie uniforme de Vernouillet se trouve en outre mise en relief par l’uniforme noblesse d’âme de Sergine, journaliste comme lui, mais journaliste honnête ; et l’artifice, dans ce contraste, apparaît terriblement voulu : s’il produit son effet à la scène, il inspire quelque défiance sur la valeur d’une étude de mœurs conçue et exécutée grâce à ce genre d’oppositions symboliques. Considérez enfin la naïveté souvent extraordinaire que manifestent les victimes et les complices de cet individu plus que louche, la candeur qu’il révèle dans la conduite de ses intrigues, la pauvreté de ses ambitions qui ne vont guère au delà de la main d’une héritière, et vous vous convaincrez que, si Vernouillet semble un assez mésestimable drôle, nous sommes loin avec lui de l’audacieux et redoutable corsaire de la finance et de la presse qu’il était permis de rêver. L’auteur a entrevu l’œuvre à faire ; il a passé à côté.

Quelques années auparavant, dans les Lionnes pauvres, il avait, de la même manière, laissé perdre un admirable sujet. L’erreur apparaissait alors si flagrante qu’il en eut conscience, et jugea à propos de s’excuser par une dizaine de lignes de préface qui, si elles n’expliquent pas grand’chose, jettent cependant un jour assez intéressant sur l’état d’esprit et les préoccupations d’un professionnel du théâtre : « La peinture de la dépravation graduelle de Séraphine nous a paru aussi dangereuse que tentante. Nous avons craint que le public ne se fâchât tout rouge à la transition de l’adultère simple à l’adultère ; payé. Cette peinture ne présentant d’ailleurs qu’un intérêt psychologique, il nous a semblé que ce côté de notre sujet pouvait être traité suffisamment en récit, et nous l’avons placé dans la bouche de Bordognon, le théoricien de la pièce. Une donnée aussi scabreuse ne pouvait passer que par l’émotion ; et l’émotion ne pouvait être obtenue que par la situation du mari ; c’est donc là que nous avons cherché la pièce. » Et c’est en effet avec Pommeau, avec son honneur, son amour et sa douleur qu’est fait le drame, drame lugubre et pitoyable peut-être, très adroitement machiné pour le succès, surtout à une époque où l’époux trompé sympathique est devenu un personnage consacré à la scène, mais drame sans aucune portée générale, sans autre valeur esthétique que celle résultant du spectacle de misères presque physiques. Séraphine, elle, n’arrive qu’au second plan ; une série de tableaux de mœurs, brillamment enlevés, nous montrent bien les complications et les accidens de sa laborieuse existence, dans son intérieur, en soirée, chez la marchande à la toilette, dans le coupé de louage où elle manque d’être surprise avec son amant ; en réalité, nous ne savons rien de ce qui concerne les dessous de cette âme mystérieuse et monstrueusement a-morale qui n’aime personne, en qui on ne trouverait pas un atome de sensibilité, pas même de sensualité, et pour qui la vie entière paraît se résumer dans la joie passionnelle, et maladive jusqu’à en être terrible, d’attacher à sa robe un coupon de dentelle de trois mille francs. Une seule fois, à la fin du quatrième acte, dans la scène tragique des explications avec Pommeau, elle se révèle par un cri : « Je ne veux pas être pauvre ! » Le mot, d’une concision odieuse, a par cela même grande allure dans la situation où il se place ; mais il constitue l’unique indication psychologique un peu suggestive sur le caractère de celle qui devrait être l’héroïne de la pièce. Quant aux théories du théoricien Bordognon, ce ne sont que des variations spirituelles sur un thème connu. Dans Séraphine, comme dans Vernouillet, comme dans quelques autres personnages encore, l’effort d’Augier hors de sa banalité coutumière n’a jamais complètement abouti.


IV

Assez médiocre comme artiste et comme écrivain, superficiel comme analyste et comme peintre de mœurs, il pouvait encore valoir, abstraction faite de la forme, par un certain fond d’idées philosophiques. Il visait assez ouvertement à se poser en moraliste social, et ne se jugeait sans doute pas impropre à la politique, quoiqu’il fît profession de la classer « au premier rang des sciences inexactes, entre l’alchimie et l’astrologie judiciaire[19]. » Presque d’un bout à l’autre, son théâtre fourmille de considérations sur la famille, le mariage, l’éducation, le dépeuplement des campagnes au profit des villes, les réformes somptuaires, la bourgeoisie, la démocratie, les principes de 1789 ; en dehors de ses comédies, d’un mince volume de poésies insignifiantes et de quelques préfaces, il n’écrivit jamais qu’une courte brochure ; ce fut pour proposer à la France un nouveau mode de procédure électorale, auquel il attribuait bénévolement « l’avantage d’être infaillible. » Lui-même enfin avouait que, de son passage pendant trois ans au conseil-général de la Drôme, « il lui était resté un goût très vif de la médecine sociale, et que, pour, sa satisfaction particulière, il en avait poussé l’étude plus loin qu’il n’était nécessaire à son art[20].

À quelles conclusions devait le mener la susdite étude ? De quelles idées générales allait-il se constituer l’apôtre ? Dans un très remarquable portrait d’Émile Augier, M. René Doumic répondit un jour à la question : « Dans la lutte de l’individu contre la collectivité, c’est pour la collectivité qu’Augier se prononce. C’est à ce point de vue de l’intérêt social qu’Augier se place toujours et uniquement[21]. » Ce qui tendrait à faire de l’auteur des Effrontés un défenseur du dogme de l’État, une sorte de Joseph de Maistre n’envisageant les circonstances particulières qu’au point de vue du bon fonctionnement de la chose publique, et absorbant par principe le citoyen dans la cité.

La théorie ne serait pas absolument neuve. On en pourrait au moins dire ce que nous disions plus haut de la haine de l’argent. Présentée avec quelque rigueur systématique, comme si elle émanait d’une forte conviction personnelle, elle vaudrait d’être analysée et mise en discussion. Malheureusement, du plus rapide examen, il semble bien résulter que M. René Doumic a prêté à l’original de son portrait des qualités de théoricien qu’il ne justifie guère ; son anti-individualisme existe peut-être, vaguement indiqué dans une moitié de son couvre ; il se trouve, en revanche, formellement démenti dans l’autre.

Le culte de la loi, le respect de l’ordre établi se rencontrent bien par intermittence, quand l’occasion s’offre de placer une scène à effet. Seulement, Augier n’hésitera jamais à se contredire, non point par hypocrisie, non point par scepticisme, mais simplement par incapacité philosophique, par absence d’idées : « Et le Code pénal ? » dit un personnage du Mariage d’Olympeau marquis de Puygiron qui ne rêve rien moins que de « tordre le cou » aux aventurières qui épousent des fils de famille. « Le Code pénal ! répond le vertueux marquis, je m’en moquerais bien en pareille circonstance. Si vos lois ont une lacune par où la honte puisse impunément s’introduire dans les maisons, s’il est permis à une fille perdue de voler l’Honneur de toute une famille sur le dos d’un jeune homme ivre, c’est le devoir du père, sinon son droit, d’arracher son nom au voleur, fût-il collé à sa peau comme une tunique de Nessus. Tout souci de style mis à part, le droit revendiqué ici s’appelle proprement le droit de se faire justice soi-même. La pure doctrine anarchiste ne, demande pas davantage.

Ce qui peut faire illusion, c’est l’intransigeance inaltérable du dramaturge dès qu’il touche à la question des rapports des sexes. Encore faut-il laisser de côté ses dernières pièces, Madame Caverlet et les Fourchambault. Mais, en dehors de ces deux œuvres, l’opinion de l’écrivain ne varie pas ; depuis la Ciguë jusqu’à Jean de Thommeray, son théâtre n’est qu’un hymne perpétuel à la gloire du mariage ; ni l’amour, ni la passion, dans aucune circonstance, ne s’excusent, s’ils n’ont été estampillés par l’officier de l’état civil, et, à, plus forte raison, s’ils entraînent un manquement à la loi conjugale. En ces matières, le bonheur, la liberté, la volonté des individus semblent être en effet impitoyablement subordonnés par le moraliste aux nécessités de l’ordre social.

Nous disons « qu’ils semblent l’être » ; en réalité, nous n’affirmerions rien. Si l’on excepte une phrase assez peu concluante « sur l’amour qui est la loi naturelle, dans le mariage qui est la loi sociale[22] », Emile Augier ne s’explique nulle part. Il n’invoque jamais clairement d’argumens politiques, encore moins d’argumens religieux, mais plutôt des motifs de convenance, de bonne tenue mondaine, et aussi, et surtout, des raisons d’intérêt personnel bien entendu.

Il avait écrit une fois, à propos des spéculations financières, ce distique assez plat :


Vous comprendrez trop tard, imprudens que vous êtes,
Que le meilleur calcul est encor d’être honnêtes[23].


Il établira de même, avec une sorte de cynisme naïf, que, en matière de spéculations sentimentales, la plus avantageuse règle de conduite, le meilleur calcul, c’est encore de ne point se compromettre en des liaisons irrégulières.


Il n’est pas de bonheur hors des routes communes[24].


Et pour confirmer son aphorisme, il appuiera lourdement sur les ennuis des retours de passion, sur les tracas qui suivent les fièvres clé la première heure. Toutes les conversations de Sergine et de la marquise dans les Effrontés ne tendent qu’à faire ressortir les tristesses et les misères des situations fausses. Gabrielle et Paul Forestier ne sont que le développement du même thème, en cinq actes et en vers. Seulement, l’auteur ne s’aperçoit pas que les armes dont il use en faveur de sa thèse peuvent aussi bien servir contre elle.

Au fond, d’ailleurs, il est toujours illusoire de chercher dans ses idées des déductions suivies. On qualifierait sa philosophie d’un mot en disant qu’elle fut le reflet de tous les préjugés plus ou moins durables, plus ou moins contradictoires et plus ou moins dignes de respect qu’adopta l’opinion courante de son temps ; nous prendrons naturellement ici le terme préjugé dans son acception neutre de croyance bien ou mal fondée, mais établie sans examen préalable sérieux. Augier, du reste, ne dissimulait pas ses procédés d’investigation doctrinale : « Le monde n’est pas si bête et si méchant que nous autres, pauvres diables, nous nous plaisons à nous le figurer. Je suis convaincu qu’à son insu ses iniquités apparentes cachent toujours une logique profonde[25]. » Cette logique-là, profonde peut-être, mais obscure et souvent contestable fut malheureusement la seule admise et appliquée dans le théâtre qui nous occupe. Elle en constitue toute l’unité et toute la continuité.

Le mariage y sera donc posé comme une institution inviolable par la force de l’évidence, par le fait du consentement universel. S’il subit, dans Madame Caverlet et dans les Fourchambault, quelques attaques discrètes, c’est que, chez la foule même, son prestige a baissé : les mœurs commencent à réclamer le divorce, la recherche de la paternité et l’amélioration du sort des enfans naturels. Quasi sacré par définition, le mariage devra, en outre, être pratiqué selon l’usage le plus généralement considéré comme le meilleur. Les questions de fortune ne sauraient y être négligées ; n’épousez pas une femme trop pauvre, car la misère deviendrait rapidement une cause de désaffection, sinon de discorde (voir la longue scène du IVe acte de la Jeunesse entre Philippe et Mme Huguet). N’épousez pas non plus une femme trop riche, car elle vous ferait sentir l’infériorité de votre situation vis-à-vis d’elle, et vous perdriez bientôt votre indépendance (voir les cinq actes d’Un beau Mariage). Ayez des enfans, car


…L’amour n’étant pas éternel par essence,
S’éteint avec l’ardeur qui lui donna naissance,
Quand la paternité, son complément divin,
Ne vient pas le doubler d’un sentiment sans fin[26].


En dépit des couplets sur la poésie de l’enfance, évitez pourtant de procréer une trop nombreuse famille, en disproportion avec vos ressources pécuniaires ; Julien, dans Gabrielle, vous apprendra comment on organise son budget, avant de pouvoir « se donner le luxe d’un garçon ». Il est vrai que ce conseil, formulé dans les premières éditions, disparaîtra des éditions postérieures, quand le malthusianisme aura cessé d’être une manœuvre avouable. Enfin, pour achever de relever cet ensemble de belles maximes, notez quelques plaisanteries conformes à la tradition gauloise sur la chasteté trop prolongée chez l’homme, de nombreuses tirades indignées à l’adresse de la femme entretenue, et vous aurez à peu près toute une doctrine sociale de faible envergure philosophique, mais d’un bien terrible bon sens.

Ce grossier bon sens aboutissant parfois à une moralité douteuse, non par excès de lyrisme, — comme chez les romantiques, — mais à force de vulgarité, il ne se démentira pas une seconde, en une seule phrase, en une seule ligne, le long des huit volumes qui forment l’œuvre complète d’Émile Augier. Clinias, dans la Ciguë, vous prouvera combien le calme de la vie honnête est supérieur aux fièvres du libertinage. Monteprade, dans l’Aventurière, démontrera le danger des amours séniles. Julien, dans Gabrielle, dira quel tort se fait une mère de famille en prenant un amant. Verdelet, dans le Gendre de M. Poirier, expliquera le ridicule et le péril des ambitions politiques chez un ancien commerçant que le goût de la pairie entraîne à mal marier sa fille. Trélan, dans Ceinture Dorée, flétrira la richesse acquise par des procédés suspects. Hubert, dans la Jeunesse, établira que, si l’on est trop pauvre pour habiter Paris, il vaut mieux s’exiler à la campagne. Et la série peut se continuer. Et l’on aurait tort de croire que ces pensées quelconques ne soient ici qu’un accessoire. Enlevez à l’auteur de Maître Guérin ses idées, vous n’avez plus qu’un vaudevilliste de style médiocre, à la psychologie sommaire, très inférieur à Scribe comme homme de métier ; grâce, au contraire, à ses prétentions de moraliste, nous possédons du moins un document curieux sur l’âme de la bourgeoisie française durant la seconde moitié du xixe siècle.


V

Ce mérite purement documentaire, nous admettrions volontiers que ce sera le meilleur titre de l’écrivain devant l’avenir. Il a amusé ses contemporains ; quand les modes littéraires changeront, il les amusera peu ou pas, selon les circonstances. Mais, comme on chercherait vainement en ses écrits autre chose que des faits divers dialogués et présentés avec d’ingénieuses combinaisons d’intrigue, leur chute sera irrémédiable dès le jour où le public des théâtres aura cessé de s’y plaire. Les érudits seuls continueront alors à le lire, pour y puiser des renseignemens sur une certaine catégorie sociale d’une certaine époque historique, ainsi qu’on peut lire à l’heure actuelle les romans de Mlle de Scudéry pour se faire une idée du monde des Précieuses.

Et, à ce point de vue, nul ne sera plus instructif. Non seulement, il a promené sur les planches des personnages de la classe moyenne, surtout il a été lui-même le symbole le plus parfait de cette classe, par ses qualités et par ses défauts. Au cours de cette étude, nous avons déjà signalé avec quelle sûreté et quelle précision instinctive il sut adapter son talent aux préoccupations et aux aspirations d’un auditoire spécial. Si l’on s’attachait à pousser l’analyse plus avant, jusque dans les plus infimes détails, on verrait combien cette adaptation fut naturelle et spontanée. Ennemi des exagérations, doué d’une imperturbable santé physique et intellectuelle, libéral comme il convient, sans que jamais on ait à craindre que son libéralisme prenne des allures révolutionnaires, soucieux des bonnes mœurs, des progrès de la science et du bonheur de l’humanité sans vouloir pourtant procéder par aucune mesure violente qui trouble sa quiétude, chauvin et anticlérical à la manière de Béranger, fort honnête homme en définitive, on pourrait exactement lui appliquer les qualificatifs dont il use envers M. Poirier : il est « modeste et nourrissant » ; mais il n’est rien de plus. Et, par là, il échappe à toute espèce de discussion.

Quand on aura blâmé chez lui une certaine sécheresse égoïste de parvenu satisfait, beaucoup d’incomplexité d’esprit et une absence rare de sens artistique, on aura épuisé la somme des reproches à lui adresser ; et, en vérité, ces reproches ne sont point écrasans. On n’y insisterait même pas, si de malencontreux admirateurs n’avaient essayé de placer au rang des maîtres ce bon écrivain de deuxième ou de troisième ordre. On cherche alors quelque chose en son Couvre, et l’on arrive vite à cette conclusion qu’elle ne résiste pas à l’analyse. À la scène, et avec l’interprétation de comédiens habiles, son inanité se dissimule sous des apparences plus ou moins spécieuses ; à la lecture, le vide en semble insondable ; et dans des conditions pareilles, ses prétentions au sérieux ne servent qu’à y mettre une nuance de ridicule. Émile Augier avait une fois fait dire à l’un de ses héros cette phrase étonnante : « Les grands mots représentent les grands sentimens. » Il était très sincère sans doute ; conformément à cet axiome, il composa de grandes pièces, pleines de grandes intentions ; il n’y manque, par malheur, que les grands sentimens, les grandes idées et les grandes peintures de caractères.

Maurice Spronck.
  1. Un Homme de bien, acte I, sc. II.
  2. Voir particulièrement (acte III, scène V) la tirade de Clorinde sur la pauvreté mauvaise conseillère, telle qu’elle avait été déjà dépeinte dans Rolla, et (acte IV, scène II) le couplet de Fabrice sur l’irréparable cicatrice laissée par la débauche au cœur d’un jeune homme, couplet renouvelé des célèbres imprécations de Frank, dans la Coupe et les Lèvres.
  3. Les Effrontés furent représentés en 1861.
  4. La Ciguë, acte II, sc. IX.
  5. La Ciguë, id.
  6. L’Aventurière, acte II, sc. VIII.
  7. Un Homme de bien, acte II, sc. VI.
  8. Gabrielle, acte I, sc. II.
  9. Jean de Thommeray, acte I, sc. I.
  10. Les Lionnes pauvres, acte II, sc. V.
  11. Voir dans la Jeunesse la longue scène du IVe acte entre Philippe et madame Huguet.
  12. Gabrielle, acte I, sc. I.
  13. Ceinture dorée, acte II, sc. III.
  14. Le Mariage d’Olympe, acte I, sc. I.
  15. Le Post-scriptum, sc. I.
  16. Jean de Thommeray, acte III, sc. IV.
  17. Léopold Lacour, Trois Théâtres, p. 75.
  18. Voyez la préface de l’auteur
  19. Discours pour la réception de M. Émile Ollivier à l’Académie française.
  20. La question électorale, avant-propos.
  21. René Doumic, Portraits d’écrivains.
  22. Les Fourchambault, acte IV, sc. VIII.
  23. La Jeunesse, acte II, sc. V.
  24. Gabrielle, acte V, sc. V.
  25. Un beau Mariage, acte II, sc. XIII.
  26. Paul Forestier, acte I, sc. VIII.