Emma/VII

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Traduction par Pierre de Puliga.
Journal des débats (p. 37-42).




VII


Le jour même du voyage de M. Elton à Londres un événement se produisit qui fut l’occasion pour Emma de juger de son influence sur Harriet. Celle-ci était venue faire une visite à Hartfield après déjeuner comme d’habitude ; elle était ensuite rentrée chez elle et devait revenir pour dîner ; elle arriva avant l’heure convenue ; son air nerveux et agité indiquait clairement qu’il s’était passé quelque chose d’extraordinaire dont elle brûlait de faire part à son amie. À peine assise, elle commença son récit : « Pendant mon absence, M. Martin est venu me demander ; il a rapporté différents morceaux de musique que j’avais prêtés à Elisabeth ; en ouvrant le rouleau j’ai été très étonnée d’y trouver une lettre de lui – de M. Martin — contenant une explicite demande en mariage. Qui aurait pu imaginer une chose pareille ? La lettre est bien tournée, du moins je le crois ; j’ai l’impression qu’il m’aime beaucoup et je suis très embarrassée pour répondre ; je me suis hâtée de venir vous trouver pour demander avis et conseil. » Emma se sentit honteuse en voyant son amie manifester une satisfaction si évidente.

— Sur ma parole, dit-elle, ce jeune homme est décidé à ne pas laisser échapper l’occasion de se marier avantageusement.

— Voulez-vous lire la lettre ? reprit Harriet. Emma ne se fit pas prier. Elle lut et demeura étonnée : non seulement il n’y avait pas de fautes de grammaire, mais la lettre était digne d’un homme d’éducation ; le ton tout en restant simple était sincère et convaincant et tous les sentiments exprimés faisaient honneur à celui qui l’avait rédigée ; Harriet observait attentivement son amie et dit enfin :

— Eh bien, la lettre vous paraît-elle bien ?

— C’est, ma foi, une lettre fort bien tournée reprit Emma, et je suis portée à croire que ses sœurs ont dû y collaborer. J’imagine difficilement que le jeune homme que j’ai vu causer avec vous l’autre jour puisse, livré à ses propres moyens, s’exprimer avec tant d’élégance. Pourtant ce n’est pas le style d’une femme : c’est trop concis et vigoureux. Évidemment ce jeune homme a du bon sens ; il pense clairement et quand il prend la plume il trouve les mots appropriés.

Elle ajouta, en rendant la lettre :

— Vraiment cette lettre surpasse de beaucoup mon attente.

— Eh bien ? Eh bien ? Que dois-je faire ?

— À quel point de vue ? Voulez-vous dire relativement à cette lettre ?

— Oui.

— Mais il faut y répondre, bien entendu, sans délai.

— Que dois-je dire ? Chère Mlle Woodhouse donnez-moi votre avis.

— Non, Harriet, écrivez votre réponse en toute liberté ; l’essentiel est de vous faire clairement comprendre : il ne faut pas d’équivoque, pas de doute, pas de sursis ; quant aux expressions de reconnaissance et de regret pour le désappointement que vous causez elles vous viendront tout naturellement sous la plume.

— Alors… vous trouvez que je dois refuser, dit Harriet en baissant les yeux.

— Si vous devez refuser ! Ma chère Harriet, que voulez-vous dire ? Il y a un malentendu entre nous, puisque vous avez un doute sur le sens même de votre réponse ; je croyais, moi, que vous me consultiez simplement sur la forme et je vous demande pardon de m’être avancée de la sorte.

Harriet demeura silencieuse et Emma reprit avec une certaine réserve.

— D’après ce que je comprends, vous comptez donner une réponse favorable.

— Non, je n’ai pas cette intention… Que dois-je faire ? Je vous, en prie, mademoiselle Woodhouse, conseillez-moi.

— Il ne m’appartient pas de vous donner un conseil, Harriet. Vous ne devez consulter que vous-même.

— Je n’avais pas idée qu’il m’aimât autant, dit Harriet en contemplant la lettre.

Pour s’en tenir à sa déclaration de neutralité, Emma se tut pendant quelques instants, mais, bientôt, craignant que l’influence de la délicieuse flatterie épistolaire ne devint prépondérante, elle crut opportun d’intervenir :

— Je pose comme règle, Harriet, que si une femme hésite d’accepter les propositions d’un homme, elle doit prendre le parti de les repousser ; si elle ne peut se décider sur-le-champ à dire : « oui », c’est « non » qu’il faut répondre. On ne peut entrer dans l’état de mariage avec des sentiments douteux. J’estime qu’il est de mon devoir, comme votre amie et comme votre aînée, de vous donner cet avertissement, mais ne croyez pas que je veuille vous influencer.

— Certainement non ; mais si vous vouliez être assez bonne pour me donner votre avis… Non, ce n’est pas ce que je veux dire ; vous avez raison, il faut savoir se décider soi-même ; c’est une question trop grave. Il serait peut-être plus sage de dire « non ». Ne le croyez-vous pas ?

— Pour rien au monde, dit Emma en souriant, je ne voudrais vous conseiller dans un sens ni dans un autre : vous seule êtes juge des conditions de votre bonheur. Si vous jugez M. Martin l’homme le plus agréable que vous ayez rencontré, pourquoi hésiteriez-vous ? Vous rougissez, Harriet ! Est-ce qu’il vous semble qu’une autre personne réponde à cette définition ? Harriet, ne vous trompez pas vous-même, ne vous laissez pas entraîner par la reconnaissance. À qui pensez-vous en ce moment ?

Les symptômes étaient favorables : au lieu de répondre Harriet se détourna pour cacher sa confusion ; elle se tenait devant la cheminée, tout en maniant machinalement la lettre qu’elle avait à la main. Emma attendait le résultat de cette lutte intérieure avec impatience, mais non sans espoir. Finalement Harriet reprit avec quelque hésitation :

— Mlle Woodhouse, puisque vous ne voulez pas me donner votre opinion, il faut que je prenne une décision toute seule : je suis maintenant résolue… J’ai l’intention de refuser M. Martin. Croyez-vous que j’aie raison ?

— Tout à fait raison, ma bien chère Harriet ; vous faites précisément ce que vous deviez faire. Tant que vous étiez en suspens, j’ai gardé mon opinion pour moi, mais maintenant que vous êtes décidée, je m’empresse de vous approuver. Ma chère Harriet, vous me causez une vraie joie. Une des conséquences de votre mariage avec M. Martin eût été de vous séparer de moi. Je n’ai pas voulu vous le dire auparavant pour ne pas vous influencer ; je n’aurais pas pu rester en relations avec Mme Robert Martin d’Abbey Mill.

Harriet n’avait pas envisagé cette éventualité ; elle s’écria :

— C’est évident ! Je n’y avais jamais, réfléchi. Chère Mlle Woodhouse, pour aucune considération, je ne renoncerai au plaisir et à l’honneur de votre intimité.

— À coup sûr, Harriet, j’aurais eu un véritable chagrin de vous perdre, mais c’était inévitable. Vous vous seriez exclue de la bonne société et j’aurais été forcée de vous abandonner.

— Mon Dieu ! Comment aurais-je pu supporter cette séparation ! Je serais morte de chagrin de ne plus venir à Hartfield !

— Chère affectueuse créature ! Je ne puis vous imaginer exilée à Abbey Mill, réduite à la société de personnes vulgaires pour le reste de votre vie ! Je suis surprise que ce jeune homme se soit cru autorisé à vous demander en mariage. Il doit avoir une bonne opinion de lui-même.

— Je ne le crois pourtant pas vaniteux, répondit Harriet dont la conscience se révoltait devant un pareil parti pris. Il a un excellent naturel et je lui serai toujours reconnaissante. Évidemment de ce qu’il m’aime il ne s’ensuit pas que je doive partager ses sentiments. Je puis l’avouer : j’ai rencontré à Hartfield des personnes avec lesquelles indiscutablement il ne supporte pas la comparaison. Je conserverai néanmoins une très bonne opinion de M. Martin et le souvenir de son affection ; mais quant à vous quitter, c’est à quoi je ne me résoudrai jamais…

— Merci, ma chère petite amie, nous ne nous séparerons pas. Une femme ne doit pas épouser un homme pour la seule raison qu’il est amoureux d’elle et capable d’écrire une lettre convenable !

— Oh ! non… et du reste sa lettre est bien courte !

Emma sentit le manque de goût de son amie, mais elle se garda bien de le relever et répondit :

— Certainement ; du reste, ses capacités épistolaires eussent été une bien maigre compensation à l’insuffisance de son éducation et de ses manières dont vous auriez eu à souffrir journellement.

— Une lettre, ce n’est rien, reprit Harriet ; l’important est d’être heureuse et de passer sa vie avec des amis agréables ; je suis bien décidée à le refuser ; mais comment vais-je m’y prendre ? Que dois-je dire ?

Emma lui assura que la réponse ne présentait aucune difficulté, et lui conseilla de s’y mettre immédiatement. Harriet acquiesça dans l’espoir d’être aidée. Tout en protestant de son absolu désintéressement, Emma intervint dans la rédaction de chaque phrase. À mesure qu’elle relisait la lettre pour y répondre, Harriet se laissait attendrir et avait grand besoin d’être encouragée ; elle se montra si préoccupée à l’idée de rendre M. Martin malheureux, si affectée du contre-coup qui allait atteindre la mère et les sœurs, elle manifesta tant d’appréhension à l’idée de paraître ingrate qu’Emma se rendit compte que si le jeune homme avait pu plaider lui-même sa cause, il aurait sans doute été agréé.

Cependant, la lettre fut écrite, cachetée et envoyée : Harriet était sauvée ! Emma ne s’étonna pas que son amie fût un peu déprimée pendant la soirée et s’efforça de la distraire tantôt en lui parlant de sa propre affection, tantôt en évoquant l’idée de M. Elton.

— Je ne serai jamais plus invitée à Abbey Mill, dit Harriet d’un air triste.

— En supposant que vous le fussiez, je ne sais s’il me serait possible de me priver de vous ; vous êtes trop nécessaire à Hartfield.

— Où je suis parfaitement heureuse ! Mme Goddard serait bien surprise si elle apprenait ce qui est arrivé ; je suis sûre que Mlle Nash ne s’expliquerait pas mon refus : elle qui considère que sa sœur a fait un excellent mariage en épousant un marchand de drap.

— Il serait fâcheux, Harriet, qu’une maîtresse d’école nourrisse des ambitions exagérées. Mlle Nash, sans aucun doute, considérerait cette conquête comme très flatteuse. Elle ne saurait imaginer rien de mieux pour vous. Les attentions d’une certaine personne ne doivent pas encore avoir transpiré à Highbury et nous sommes, je pense, les seules à soupçonner la vérité.

Harriet sourit et rougit ; elle manifesta son étonnement de l’affection qu’elle semblait inspirer. Après quelque temps, toutefois, elle sentit sa compassion pour M. Martin se réveiller.

— Maintenant il a reçu ma lettre… ses sœurs doivent être au courant : s’il est malheureux, elles seront malheureuses aussi. J’espère qu’il ne sera pas trop déçu.

— Et moi, reprit Emma, j’imagine qu’en ce moment M. Elton est occupé à montrer votre portrait à sa mère et à ses sœurs ; il proteste que l’original est beaucoup plus charmant encore, et cédant à leurs instances il leur confie votre nom.

— Mon portrait ! Mais il l’a laissé dans Bond Street.

— Vous croyez ? Non, ma petite Harriet, quoiqu’il en coûte à votre modestie, apprenez que votre portrait ne sera sans doute déposé chez l’encadreur de Bond Street que demain au moment du départ. Ce soir, il tiendra compagnie à M. Elton, qui choisira ce prétexte pour mettre sa famille au courant de ses projets, pour vous présenter à elle, pour vous faire connaître les principaux attraits de votre personne. Quelle curiosité sa confidence a dû susciter ! J’entends d’ici les interrogations et les cris de surprise !

Cette gracieuse évocation amena sur les lèvres d’Harriet un sourire plus assuré.