Empereurs et Impératrices d’Orient/02

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Empereurs et Impératrices d’Orient
Revue des Deux Mondes3e période, tome 103 (p. 814-838).
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EMPEREURS ET IMPERATRICES
D'ORIENT

II.[1]
L’IMPÉRATRICE BYZANTINE.

Gustave Schlumberger, de l’Institut, Un empereur byzantin au Xe siècle, Nicéphore Phocas, 1 vol. in-4o de 781 pages, avec 4 chromolithographies, 3 cartes et 240 gravures dans le texte. Paris, 1890 ; Firmin-Didot.


I

Qu’était-ce, à Byzance, qu’une impératrice, une Augusta, une Basilissa ? A priori, toutes les origines dont procédait la civilisation byzantine conspiraient à rendre nul le rôle politique de la femme. L’idée romaine faisait d’elle une éternelle mineure, lui interdisait le forum, ne permettant la rue qu’à la courtisane, enfermant la vierge noble ou la matrona dans son palais, ne l’en laissant sortir qu’en litière fermée, assignant pour unique domaine à son activité l’administration de sa maison et les ouvrages d’aiguille. L’idée grecque, non moins sévère, la condamnait à la réclusion du gynécée. L’idée orientale ajoutait au gynécée des grilles, des voiles, le sabre des eunuques, et le transformait en harem. Dans la Russie moscovite, le harem s’appelle le terem, à l’étage supérieur de la maison, et le voile s’appelle la fata. Mais les grilles, les voiles, les lois, les mœurs, les préjugés n’ont pu, ni dans la Rome républicaine ou impériale, ni dans la Grèce de Périclès et des successeurs d’Alexandre, ni dans la Moscou des tsars, ni dans quelque pays d’Orient que ce puisse être, retirer toute action à la femme. Cette action y a été plus indirecte ou plus dissimulée qu’en Occident, mais à peine moins énergique. La Grèce alexandrine a eu Roxane. Rome a eu les Julie et les Agrippine, et Victoria, « la mère des légions, la mère des camps, » qui lui donna trois empereurs, et Hélène, qui assura le triomphe du christianisme dans l’empire. L’Asie a connu les Nitocris, les Sémiramis, les Parysatis. L’Egypte a été gouvernée par Hatasou, fille et sœur des Thoutmès, et par Cléopâtre. La Syrie a obéi à Zénobie, l’Inde à des begums ; la Turquie a subi les caprices des Roxelane et des sultanes validés. A Moscou, la tsarévna Sophie, dissimulée derrière le double trône de ses deux frères, a dirigé la diplomatie et les armes russes, frayant ainsi la voie aux impératrices du XVIIIe siècle.

A Byzance il en fut de même. Cela commence par Pulchérie, la fille aînée d’Arcadius. A quatorze ans, comme son père venait de mourir et que son frère n’était qu’un petit enfant, le préfet Anthémius la salue Augusta et lui remet le pouvoir. Pour se consacrer plus entièrement aux soins du gouvernement, elle fait vœu de virginité et engage ses sœurs à l’imiter. Elle administre au nom de son frère Théodose II, veille à son éducation, travaille à en faire un prince pieux et appliqué, mais sans réussir à vaincre sa paresse et sa frivolité. Elle le marie à Athénaïs, fille du philosophe athénien Léontios.

Celle-ci est une lettrée, une dilettante de dévotion, qui traduit en vers une partie de l’Ancien-Testament, fait des pèlerinages aux lieux saints et en rapporte de précieuses reliques, entre autres le portrait « authentique » de la Vierge par saint Luc. Naturellement, les deux belles-sœurs ne peuvent s’accorder, et Pulchérie, cédant à la passion de son frère pour sa femme, se retire de la cour. L’impératrice ne jouit pas longtemps de son triomphe : elle avait un faible pour Paulin, le maître des offices. Un jour, un pèlerin venu d’Asie offre à Théodose une pomme d’une grosseur et d’une beauté extraordinaires. Le galant empereur en fait présent à sa femme ; la tendre impératrice l’envoie aussitôt chez Paulin ; celui-ci, voulant faire sa cour au prince, lui apporte le cadeau. Théodose, fort surpris, demande à sa femme ce qu’elle a fait de la pomme. « Je l’ai mangée, » répond-elle sans hésiter. Théodose insiste ; elle jure sur la tête de l’empereur qu’elle a dit la vérité. Paulin, quoiqu’il pût être innocent, fut exilé, puis cruellement supplicié. L’impératrice obtint la permission de se retirer à Jérusalem. Elle y commit sans doute de nouvelles frasques, car le comte Saturnin reçut l’ordre de mettre à mort deux ecclésiastiques dont les visites à l’Augusta furent jugées trop fréquentes. Pour se venger, elle fit assassiner Saturnin, tomba dans une disgrâce plus complète, fut dépouillée des honneurs impériaux et acheva ses jours dans l’obscurité.

Pulchérie avait repris l’influence sur son frère, et, avec elle, toute l’autorité. A la mort de ce prince, elle donna la couronne avec sa main au sénateur Marcien, un vaillant soldat, lui faisant jurer que, malgré son titre d’époux, il respecterait sa chasteté. Elle termina sa vie dans les bonnes œuvres, et de ce couple exemplaire l’Église fit une paire de saints.

La fille de Léon Ier, Ariadne, créa successivement deux empereurs : son premier mari, Zénon l’Isaurien, sur la tête duquel elle fit placer la couronne par les mains de leur fils, encore en bas âge ; puis son second mari, Anastase le Silentiaire, qu’elle n’admit à l’empire et à son lit qu’après qu’il eut signé une profession de foi orthodoxe. Dans l’intervalle, la veuve de Léon Ier, Vérine, avait essayé de faire aussi valoir son droit à transmettre le pouvoir et avait couronné son frère Basiliskos. Celui-ci fut battu par les partisans d’Ariadne, bloqué dans une église, d’où il sortit sous la promesse qu’il serait épargné ; l’engagement fut tourné, car l’usurpateur fut jeté avec sa femme et ses enfans dans une citerne où on les laissa mourir de froid et de faim. Cette énergique Ariadne n’était pas tendre. Elle avait eu à se plaindre de son premier mari, Zénon, qui gouvernait mal et était sujet à des accès d’épilepsie : on prétend qu’elle profita d’un de ces accès pour le faire enterrer vivant ; lorsqu’on ouvrit son tombeau, quelque temps après, on trouva le cadavre tordu par les convulsions de la faim et ses bras à moitié dévorés.

L’histoire de Théodora, la fille du montreur d’ours Akakios et la femme du grand Justinien, est trop connue pour que nous y insistions.

Sophie, nièce de Théodora, avait épousé Justin II, le successeur de Justinien. A la mort de son. mari elle comptait, elle aussi, pouvoir disposer de l’empire. Elle avait jeté les yeux sur Tibère, auquel elle voulait offrir la couronne avec sa main. Par malheur, quand Tibère eut été proclamé, l’Augusta apprit qu’il était déjà marié. Elle parut se résigner, obtint qu’on lui laissât les honneurs impériaux avec la jouissance d’un palais ; mais ensuite elle complota contre l’ingrat et fut réduite à la vie privée.

Une fille de ce même Tibère, à la mort de son père, assura la couronne à Maurice. Elle vit, après l’usurpation de Phocas, son mari et ses cinq fils égorgés ; elle-même, avec ses filles, fut jetée dans un couvent ; accusées de conspirer contre le tyran, elles furent torturées et mises à mort.

Héraclius, qui vengea sur Phocas le meurtre de Maurice et de tous les siens, subit l’influence de sa mère Épiphania. Il eut successivement deux femmes ; l’une, Eudokia, qui mourut en lui laissant une fille et un fils, appelé Constantin le Jeune ; l’autre, Martina, qui était sa cousine germaine par sa mère, et qui joua un grand rôle. Elle fut une marâtre pour les enfans du premier lit, fit couronner, du vivant de son mari, son fils Héracléonas. Celui-ci était difforme, comme ses frères, étant tous nés d’un mariage incestueux suivant les lois de l’église grecque. Martina fut cependant obligée d’exécuter le testament de son mari, qui léguait l’empire conjointement à Constantin le Jeune et Héracléonas. Le premier ne tarda pas à mourir, et, sous le nom du second, elle prétendit exercer directement le pouvoir. Les sénateurs s’indignaient d’obéir à une femme qu’ils auraient voulu voir se renfermer dans le gynécée. Le généralissime des armées d’Asie accusa Martina d’avoir empoisonné son beau-fils, et, au nom des enfans de celui-ci, fit un pronunciamiento. Martina et Héracléonas furent déposés, traduits devant le sénat, qui les jugea coupables. L’une eut la langue coupée, l’autre les yeux crevés.

Après l’extinction de la famille d’Héraclius, avènement de la dynastie isaurienne avec Léon III. Le second empereur de cette dynastie, Constantin Copronyme, épousa la fille du khagan des Khazars, baptisée sous le nom d’Irène. Le troisième, Léon IV, n’étant que prince impérial, épousa une Athénienne également nommée Irène. On ne sait rien sur la famille de celle-ci ; mais elle allait être un des plus grands souverains de Byzance. Du vivant de son mari, elle avait déjà sa politique à elle. Léon IV avait adopté les principes des iconoclastes ; mais dans le gynécée impérial les images proscrites et leurs défenseurs étaient recueillis et honorés. Un jour, l’empereur trouva chez sa femme des tableaux de sainteté ; il la disgracia et fit mettre à la torture les officiers du palais qu’il accusait de complicité dans cette dévotion séditieuse. Restée veuve en 780, gouvernant l’empire au nom de son fils Constantin, âgé de dix ans, Irène dompta les complots et les rébellions avec une énergie impitoyable. Elle entra en relations avec Charlemagne et essaya d’obtenir de lui une de ses filles, Rothrude, pour le jeune Basileus. Le règne d’une femme était nécessairement celui des eunuques. L’un d’eux, Théodoros, est envoyé pour réprimer la rébellion du gouverneur de Sicile ; un autre, Jean, est vainqueur des Arabes ; un troisième, Staurakios, soumet les tribus slaves de la Hellade et reçoit les honneurs du triomphe à l’Hippodrome ; un quatrième, Elysée, est chargé de l’ambassade à Charlemagne et enseigne à Rothrude la langue grecque et les manières de la cour. Le grand acte d’Irène, qui fut sa revanche sur la tyrannie de son défunt mari, la revanche du sentiment féminin sur l’idée iconoclaste, que soutenaient encore le sénat et les chefs militaires, ce fut la convocation du fameux concile de Nicée : il rétablit le culte des images.

Le fils d’Irène avait déjà vingt ans et continuait à se montrer d’une docilité exemplaire. En 788, le projet de mariage avec Rothrude ayant été rompu, elle le força d’épouser une fille du thème arméniaque, nommée Maria. Ce mariage semble avoir émancipé Constantin : nous le voyons conspirer contre sa mère et l’eunuque Staurakios, le confident et le généralissime de la Basilissa. Avertie par Staurakios, elle fit de vertes remontrances à son fils, s’emporta jusqu’à le frapper au visage, lui enjoignit de se tenir renfermé dans le palais, exigea des troupes le serment de n’obéir qu’à elle seule. La garnison de Constantinople y consentit ; mais les légions du thème arméniaque, obéissant peut-être à quelque appel de la jeune impératrice, s’y refusèrent et prirent les armes. La révolte s’étendit : partout les soldats, las d’obéir à une femme, s’insurgèrent contre leurs officiers et demandèrent à grands cris Constantin. L’émeute devint une révolution.

Staurakios fut tonsuré et exilé, Irène se retira dans un château fort avec ses richesses, et Constantin gouverna. Il gouverna fort mal, se fit battre par les Bulgares, et le sentiment de sa propre incapacité ou le revirement de l’opinion publique le portèrent à rappeler Irène et même Staurakios. Les affaires n’en allèrent pas mieux : les Bulgares furent encore vainqueurs ; les quatre oncles paternels du jeune empereur conspirèrent et eurent les yeux crevés ou la langue coupée ; les Arméniaques, qui naguère lui avaient rendu le pouvoir, se soulevèrent contre le rappel de Staurakios ; il fit aveugler leur chef et répudia sa femme Maria, suspecte d’avoir pris part aux menées de ses compatriotes. Un second mariage, avec une certaine Théodote, cubiculaire ou femme de chambre d’Irène, amena une nouvelle brouille avec sa mère. Celle-ci se jeta dans le parti des mécontens, distribua de l’argent et provoqua une révolution qui renversa son fils. Pour mieux prendre ses sûretés contre le prince détrôné, elle employa le moyen qui était classique à Byzance et que l’influence grecque avait fait adopter dans la Gaule carolingienne : on lui creva les yeux. L’opération se fit avec tant de barbarie qu’il en mourut.

Irène règne de nouveau, et, ce que l’on n’avait pas encore vu à Byzance, ce n’est pas au nom d’un mari ou d’un fils, comme Pulchérie ou Martina, c’est en son propre nom. Elle n’est plus impératrice, mais empereur, comme Marie-Thérèse fut le roi des Magyars. Ses Novelles portent comme en-tête : « Irène, grand Basileus et Autocratôr des Romains. » De nouveau le pouvoir est délégué à des eunuques, Staurakios et Aétius. Le règne de cette princesse usurpatrice, souillée du sang de son fils, ne fut pas sans gloire. Charlemagne rechercha sa main, et le pontife de Rome travaillait à ce mariage, qui eût refait l’unité de l’Église chrétienne et de l’empire romain. À la fin, l’aristocratie byzantine fut soulevée d’un nouveau sentiment de révolte contre le règne d’une femme. Profitant d’une maladie d’Irène, alors retirée dans sa campagne d’Éleuthère, sept patrices formèrent un complot et proclamèrent l’un d’eux, le grand-logothète Nicéphore. Irène, arrêtée dans sa villa, obtint seulement de se retirer dans un couvent qu’elle avait bâti dans une île voisine de Constantinople. Bientôt Nicéphore, craignant qu’elle ne sortît une seconde fois de sa retraite, l’exila dans Lesbos. Elle y mourut après quelques mois de captivité, absoute par l’Église orthodoxe, qui s’obstinait à ne voir en elle que la restauratrice du culte des images, « la pieuse Irène d’Athènes. »

Un rôle analogue, sous la dynastie phrygienne, fut dévolu à Théodora, fille d’un officier du thème de Paphlagonie et femme de l’empereur Théophile. Ce prince, comme ses trois prédécesseurs, détruisait partout les images et faisait brûler les mains aux moines qui les peignaient. De nouveau, l’orthodoxie proscrite trouva un refuge dans le gynécée impérial, auprès de la vieille impératrice Euphrosyne et de la Basilissa Théodora. Celle-ci faillit être trahie une première fois par un nain du harem qui parla au Basileus des « belles images » de l’Augusta ; elle réussit à persuader à l’empereur que son bouffon avait pris des miroirs pour des tableaux, et l’indiscret fut fouetté. Un autre jour, une des filles de l’empereur lui raconta qu’Euphrosyne, après avoir distribué des friandises aux petits enfans, leur faisait baiser des poupées (ninia) qu’elle tenait cachées sous son lit.

Ces poupées ne demandaient qu’à sortir du gynécée et de dessous le lit de l’impératrice douairière pour reparaître sur tous les autels de l’Orient. Le premier soin de Théodora, quand la mort prématurée de son mari la laissa régente sous le nom de son fils, fut de convoquer le concile de Constantinople (842), et, comme celui de Nicée, il rétablit le culte des images. Le patriarche iconoclaste fut déposé et reçut deux cents coups de fouet ; les évêques tremblèrent, les moines et le bas clergé exultèrent ; les confesseurs, les martyrs du règne précédent, les pieux artistes aux mains brûlées reparurent à la cour. L’un d’eux, Théophane, sur le front duquel le défunt empereur avait fait imprimer au fer rouge des vers injurieux, fut invité à une sorte de banquet des victimes que présidait l’impératrice. Celle-ci exprimait le regret devant Théophane de ne pouvoir effacer de son front ces traces de la persécution : « Non ! non ! s’écria-t-il, j’ai juré à votre mari que je les lui ferais lire devant le tribunal de Dieu, et je lui tiendrai parole. » Théodora n’avait pas intérêt à ce que le prince dont elle tenait le pouvoir fût voué à un anathème éternel. Toute en larmes, elle supplia le martyr d’oublier son injure, l’assurant que son mari s’était rétracté à ses derniers momens et avait baisé les saintes images. L’Église accepta ce pieux mensonge : elle consentit à prier pour l’âme de l’empereur et à faire espérer à sa veuve qu’il serait sauvé, sinon par ses mérites, au moins par ceux de sa femme. Le règne de cette autre Irène fut aussi fameux que celui de la première : son général-eunuque Théoktistos fut battu en Crète par les Arabes, mais les Bulgares se convertirent à la religion de Byzance et l’on essaya d’évangéliser les tribus manichéennes ou idolâtres de la péninsule des Balkans. La Basilissa, qui, déjà du vivant de son mari, exerçait le commerce de mer et même faisait la contrebande, amassa un trésor considérable. Elle perdit le pouvoir par un coup d’État de son fils Michel. Il fit assassiner Théoktistos et enjoignit à sa mère de rendre ses comptes. Elle n’essaya pas de résister, mais elle pria le sénat d’assister à l’inventaire de son trésor et ensuite se retira dans un monastère. Si résignés que fussent désormais les Byzantins à l’autorité d’une femme, dès qu’une autorité masculine se révélait, la première n’avait qu’à disparaître.

Le fils de Théodora était Michel l’Ivrogne. Il ne mit pas plus de onze mois à dissiper les épargnes de sa mère et à faire fondre sa vaisselle d’or et d’argent. C’était un débauché de toute façon. Sa mère, pour l’arracher aux séductions d’une certaine Eudokia, la fille d’Inger, l’avait marié à une autre Eudokia, la fille du Décapolite. Il n’en continua pas moins à entretenir des relations avec la première. Pour les rendre plus faciles, il imagina de la marier à Basile le Macédonien, et ce futur fondateur d’une grande dynastie dut se prêter à la honteuse combinaison. On assurait même que les deux fils aînés de Basile, dont l’un devait être l’empereur Léon VI, n’étaient pas les enfans de leur père, mais ceux de Michel.

Léon VI a fait aussi beaucoup parler de lui, chapitre des femmes. Ses Novelles, avec la dernière énergie, proscrivent les troisièmes noces et les flétrissent : « Les brutes elles-mêmes, quand elles ont perdu leur femelle, se résignent au veuvage, à la différence des hommes qui, sans pudeur, procèdent à un second mariage et qui, non contens de ce péché, passent du second mariage à un troisième. » Or, si l’Église grecque a fait une sainte de Théophano, la première femme de Léon VI, c’est apparemment pour récompenser la résignation avec laquelle elle supporta les désordres de son mari. Quand elle mourut, l’austère législateur, après l’avoir pieusement ensevelie et avoir allumé autour de ses reliques un millier de cierges, s’empressa d’épouser Zoé, fille de Stylianos, avec laquelle il vivait depuis longtemps en état de concubinage. Zoé morte, il convola en troisièmes noces et épousa une certaine Eudokia. Enfin, veuf pour la troisième fois, il prit pour maîtresse Zoé Carbonopsina, et, quand elle fut mère d’un enfant mâle, en fit une Augusta. Celle-ci, devenue la tutrice de son fils Constantin VII, paraît avoir été d’une conduite irréprochable. Il en fut de même pour Hélène, l’épouse de ce savant empereur. Mais avec le fils de celui-ci, le futur Romain II, la chronique du harem s’enrichit de nouvelles histoires.

Ce sont précisément celles que nous raconte M. Schlumberger. Ce Romain, étant encore très jeune, avait été fiancé avec Berthe, fille naturelle d’Hugues, roi d’Italie. La jeune Italienne entra dans le gynécée impérial, mais mourut avant que le mariage eût pu être célébré. Le père et la mère de Romain autorisèrent alors son union avec une certaine Théophano, que Léon le Diacre déclare la plus belle, la plus séduisante et la plus raffinée de toutes les femmes. Elle était née dans l’échoppe de son père, le cabaretier Cratéros (c’est-à-dire Grande-Coupe, un vrai sobriquet de marchand de vin). Son vrai nom n’était même pas Anastasie, mais plutôt Anastaso, un nom de servante. Où et comment Romain l’avait-il connue et par quel enchaînement de circonstances put-elle passer du cabaret paternel au gynécée du Palais-Sacré ? C’est ce que nous ignorons. Ce ne sont pas les historiens officiels qui nous renseigneront à ce sujet, car voici ce que nous lisons dans le chroniqueur patenté : « L’empereur choisit pour son fils Romain une épouse de noble naissance, Anastasie, fille de Cratéros, et qui prit le nom de Théophano ; le Basileus Constantin et l’impératrice Hélène se réjouirent d’avoir pu donner à leur héritier une fille d’une aussi vieille race. » Théophano, astucieuse, perverse, très intelligente, exerça une influence despotique sur son mari et même sur son beau-père. Dès lors, elle fit passer au second plan la mère et les sœurs de son mari. A peine le vieil empereur eut-il expiré et eut-il été pompeusement couché dans son sarcophage de porphyre rouge à l’église des Saints-Apôtres, Théophano exigea l’éloignement de l’impératrice-mère et de ses cinq filles. Le nouvel empereur résista en ce qui concernait sa mère, mais céda pour ses sœurs. Comme elles n’avaient point la vocation du cloître, ce fut un arrêt cruel que celui qui les chassait du palais paternel pour y faire place à une parvenue et qui les condamnait à échanger les joies du foyer, les splendeurs de la cour, les somptueux vêtemens impériaux contre la réclusion dans un monastère et la robe sombre des nonnes. Il fallut que les eunuques du palais les fissent entrer presque de force dans les litières de voyage. Par un raffinement de haine, Théophano leur avait assigné des retraites différentes : trois furent internées au couvent d’Antiochos et deux au monastère de Myrelæon. Le moine Jean avait été chargé de présider à leur prise de voile ; il leur coupa les cheveux et leur adressa les plus touchantes exhortations. « Mais, nous dit le chroniqueur, le bon moine n’eut pas plutôt le dos tourné que les jeunes personnes, jetant leurs habits religieux, se refusèrent à les reprendre et se remirent à manger de la viande. » La belle-mère annulée, les belles-sœurs exilées, Théophano restait maîtresse du Palais-Sacré. De son mari, déjà naturellement disposé à la paresse, elle fit un empereur fainéant : il vécut entouré d’eunuques, de bateleurs, d’histrions, de comédiennes et de chanteuses. Les excès de toute nature ruinèrent promptement sa santé. Il mourait à vingt-quatre ans, laissant Théophano veuve avec deux fils, Constantin et Basile, et deux filles, Théophano, qui devait épouser un jour Otton II d’Allemagne, et Anna, qui devait épouser le grand-prince de Russie, Vladimir. Autour d’une jeune Basilissa, les intrigues de palais reprirent de plus belle. L’eunuque Bringas s’arrogea une autorité tyrannique. Pour s’en affranchir, l’impératrice jeta les yeux sur Nicéphore Phocas, « domestique des Scholæ d’Orient, » c’est-à-dire généralissime des armées d’Asie. Il possédait ce commandement presque comme un patrimoine, l’ayant reçu de son père le vieux Bardas et le partageant avec son frère Léon. C’était un Arménien, qui avait passé sa vie dans les camps, fameux pour avoir reconquis la Crète sur les Arabes et pour avoir battu les émirs d’Alep et de Mossoul, aussi brave guerrier qu’habile capitaine, aimant avec passion son métier, soldat avant tout, de plus très religieux et d’une dévotion exaltée, chaste et sobre, s’exténuant de jeûnes comme un moine, faisant sa société d’ascètes et de pénitens, ne mangeant jamais de viande, ne buvant jamais de vin, couchant sur la dure avec un cilice. Ce cilice était un héritage de son oncle maternel, Michel Maléinos, mort en odeur de sainteté. Quelle sympathie avait pu porter l’un vers l’autre le montagnard inculte, le soldat rude et dévot, et l’impératrice raffinée et vicieuse ? c’est ce qu’on sait assez mal. Nicéphore avait été le parrain d’un ou de deux des enfans de Théophano et de Romain II. La beauté de la Basilissa avait fait sur lui une impression profonde. Il l’aimait, et l’on prétend que, du vivant même de Romain, il avait eu avec elle des relations coupables. Elles durent reprendre quand il vint à Constantinople jouir des honneurs du triomphe pour ses victoires de Syrie. Bringas les soupçonna et fit mander le vainqueur au palais : Nicéphore estima plus prudent de se réfugier à Sainte-Sophie, où il était couvert par le droit d’asile. Puis il trouva moyen d’en sortir, reçut du patriarche et du sénat des pouvoirs exceptionnels et repassa en Asie pour se mettre à la tête de son armée victorieuse. Ses lieutenans, surtout son compatriote Jean Zimiscès, l’engagèrent à mettre fin au gouvernement de Bringas et à s’emparer de l’empire. Ses soldats lui chaussèrent de force les brodequins de pourpre, lui passèrent au cou le collier de commandement, le hissèrent sur un pavois et crièrent : « Longue vie à Nicéphore Auguste ! » Un autre cri suivit celui-là : « Eis tèn Polin ! (A la Ville ! ) » En peu de jours, l’armée d’Asie eut franchi le Bosphore, tandis qu’une insurrection contre Bringas éclatait à Byzance. Le nouvel empereur, en grand appareil militaire, entra par la Porte d’Or et se rendit à Sainte-Sophie, parmi les acclamations du peuple et des soldats. Là, le patriarche Polyeucte procéda, suivant les rites, au couronnement. Remarquons que Nicéphore n’usurpait point l’empire, car il s’était engagé par serment à respecter les droits des porphyrogénètes Constantin et Basile : il leur était simplement associé dans l’exercice du pouvoir impérial et devenait en outre leur tuteur. Les jeunes princes, avec leur mère, présidèrent, assis sur trois trônes d’or, à la cérémonie du sacre.

Au physique, M. Schlumberger, d’après les chroniqueurs, fait de Nicéphore le portrait suivant : « environ cinquante ans ; un teint olivâtre, hâlé par le soleil d’Asie ; des cheveux noirs, abondans et longs ; un regard pensif et triste, brillant d’un feu sombre sous d’épais sourcils ; le nez moyen et fortement busqué à son extrémité ; la barbe rare et courte, légèrement grisonnante ; de petite taille, gros, presque replet ; la poitrine et les épaules très larges. »

C’était ce quinquagénaire robuste et bien conservé que la gracieuse impératrice avait accepté pour époux et pour maître. Trente-quatre jours après la révolution, le mariage fut célébré suivant les rites accoutumés. La cérémonie fut un moment troublée par les scrupules du patriarche, qui imposa aux nouveaux époux la pénitence dont l’Église frappait les secondes noces, et qui ensuite prétendit les obliger à se séparer, parce que Nicéphore avait tenu sur les fonts baptismaux les enfans de Théophano. Dans les idées du clergé grec, cela constituait un lien de parenté mystique ; l’union entre la mère et le parrain devenait un inceste. Heureusement il se trouva un prêtre pour affirmer par serment que le fait était faux, et le patriarche consentit à l’en croire.

M. Schlumberger a essayé, non sans quelque indiscrétion, de dépeindre la passion dont le nouvel empereur était épris pour sa souveraine d’hier :

Dès qu’il en avait fini avec les supplices renaissans de l’étiquette, il accourait au discret gynécée rejoindre sa belle et tant aimée Théophano. La créature superbe et câline savait chaque jour lui inspirer un amour nouveau, plus violent. Lui, si austère, si rude, dur aux autres et à lui-même, devenait auprès d’elle tendre et prodigue. Tous les chroniqueurs insistent sur les richesses dont il la comblait. Il ne savait assez l’accabler de dons sans cesse renouvelés. Bijoux précieux, pièces d’orfèvrerie, chefs-d’œuvre des joailliers de Byzance ou des plus renommés orfèvres d’Alep et de Damas, pièces de soie ou tapis de Perse à grand ramage, meubles et vaisselle d’argent, reliques très insignes enfermées dans des coffres très précieux, palais et villas sur le Bosphore, fermes en Asie, domaines de la côte de Thrace, chars d’apparat faits d’or, d’ivoire et de bois précieux, chevaux d’Arabie ou de Hongrie, eunuques de toute rareté, acquis à grands frais aux quatre coins du monde, rien n’était trop coûteux, rien n’était trop beau pour être offert par lui à sa Basilissa bien-aimée.


Peut-être y a-t-il lieu ici de conclure moins à la passion prodigue de Nicéphore qu’à l’avidité de Théophano, qui entendait prendre sa large part dans le butin de l’empire.

Ce n’était point pour faire de Nicéphore un Brutus galant et un Caton dameret que les ordres de l’empire s’étaient accordés à lui décerner le pouvoir et que le patriarche Polyeucte avait toléré son mariage. C’était bon pour des empereurs légitimes, comme Constantin VII ou Romain II, de faire les rois fainéans : Nicéphore était tenu d’être avant tout un imperator, un chef des légions. Ses goûts et son tempérament l’y poussaient : nous le voyons presque aussitôt s’éloigner du gynécée et du palais, endosser l’armure comme au temps où il n’était qu’un simple officier, traverser avec ses soldats les déserts de sables, les pays de soif, les âpres défilés du Taurus et du Liban, conquérir la Mésopotamie et la Syrie, tandis que sa politique met aux prises, sur le Danube, les Bulgares et les Russes, et que ses lieutenans guerroient en Italie contre les vassaux révoltés et les envahisseurs tudesques.

Théophano se lassa-t-elle d’un époux qui n’était presque jamais auprès d’elle ? Les victoires de Nicéphore ne purent-elles dissimuler les rides qui avec elles se multipliaient sur son front ? Jugea-t-elle un peu sots les scrupules religieux qui le reprenaient de temps à autre, quand il recommençait à s’abstenir de viande, à jeûner et à coucher dans le cilice de l’oncle Maléinos ? Trouvait-elle qu’il était aussi par trop un soldat, par trop dénué d’esprit, d’élégance, sentant par trop le harnais, trop rude de manières et trop brutal (un écrivain arabe assure qu’il la battait) ? Craignit-elle que Nicéphore ne voulût dépouiller de la pourpre ses deux pupilles, et l’affection maternelle la fit-t-elle passer sur toute autre considération ? Ou bien une nouvelle passion pour un héros plus jeune de dix ans lui fit-elle oublier cette première inclination, dans laquelle étaient entrées tant de considérations politiques ? Quoi qu’il en soit, un complot se forma contre Nicéphore ; il eut pour chef celui qui avait le plus contribué à le faire empereur, son compagnon d’armes et son émule de gloire, Jean Zimiscès ; l’impératrice connut la conspiration, l’encouragea et promit à Zimiscès d’être sa femme s’il la débarrassait de son mari. Elle était liée avec lui par une intrigue galante, comme elle l’avait peut-être été avec Nicéphore du vivant de Romain II. « Zimiscès, nous dit M. Schlumberger, pour s’unir à l’impératrice dans de criminels rendez-vous, avait à traverser chaque soir le Bosphore dans une barque et se perdre ensuite dans le dédale des bâtimens palatins, se confier à la discrétion d’eunuques et d’esclaves, courir le risque, dans le cas où l’intrigue serait découverte, de supplices atroces et d’une mort ignominieuse. » L’éternelle tragédie de Clytemnestre armant contre Agamemnon la main d’Égisthe se renouvela une fois de plus. Par une nuit de décembre, l’impératrice fit entrer les conjurés dans l’enceinte du palais et les cacha dans les appartemens secrets. Elle-même se rendit auprès de Nicéphore pour l’occuper et endormir ses soupçons, lui persuada de laisser ouverte la porte de son cubiculum ; elle l’épia quand il succomba au sommeil et donna le signal aux assassins. Sur le cadavre mutilé du vaillant empereur, Zimiscès chaussa les brodequins de pourpre, et les conjurés se répandirent dans le palais en criant : « Longue vie à Jean Autocratôr ! »

Théophano fut trompée dans ses calculs amoureux ou ambitieux. Zimiscès, une fois empereur, réfléchit. Il se dit apparemment qu’elle n’était plus jeune, qu’elle était mère de quatre enfans et veuve de deux maris ; qu’elle n’avait pas de naissance et ne lui apporterait aucun droit ; que ce n’était pas la peine d’affronter le courroux du patriarche Polyeucte, qui allait tonner contre les troisièmes noces ; que, s’il fallait une expiation du régicide, il valait mieux qu’elle tombât sur Théophano que sur lui. Il refusa comme épouse celle qu’il avait convoitée comme maîtresse ; et, délaissant la fille de Gratéros, il épousa Théodora, une vraie princesse, une Porphyrogénète, une fille de Constantin VII, jadis expulsée du palais par la jalousie de Théophano. Le patriarche Polyeucte exigea, pour couronner Zimiscès, que celle-ci fût éloignée du palais et les autres complices exilés : le nouvel empereur souscrivit à ces conditions. L’impératrice déchue fut reléguée dans l’île Protée. Elle s’en échappa quelque temps après et vint accabler l’ingrat de reproches et d’injures, qui lui valurent seulement une captivité plus étroite.

Sous Zimiscès, sous le belliqueux porphyrogénète Basile II, l’empire retentit du fracas des victoires ; les camps ont la prépondérance sur le palais, et les femmes ne font plus parler d’elles. Après la mort de Basile et de son frère Constantin, de nouveau elles disposent de la couronne. La légitimité de la dynastie macédonienne, que n’avaient pu ébranler, qu’avaient au contraire confirmée les intrusions des Lécapène pendant la minorité de Constantin VII, les intrusions de Nicéphore Phocas et de Zimiscès pendant la minorité de Basile et Constantin, est si bien établie désormais que le principe d’hérédité est reconnu même dans la personne des filles. On avait vu autrefois des empereurs s’associer des empereurs ou tolérer leur usurpation pour qu’ils les aidassent à soutenir le fardeau du pouvoir ; maintenant ce sont des impératrices qui choisissent des maris pour parer aux mêmes nécessités. Constantin VIII n’avait d’autres héritiers que ses trois filles : Eudokia, qui se fit religieuse ; Zoé, qui avait déjà cinquante ans, mais qui montrait du tempérament ; Théodora, qui voulut rester vierge. Avant de mourir, cet empereur fit appeler un de ses meilleurs généraux, Romain Argyre ; gracieusement il lui donna le choix ou d’avoir les yeux crevés ou d’épouser Zoé. Romain ne savait que répondre, étant déjà marié ; sa femme le sauva en entrant dans un monastère. A la mort de son redoutable beau-père, Romain III se trouva prince époux. Son rôle était de guerroyer contre les Sarrasins, tandis que Zoé, très jalouse de ses droits, gouvernait effectivement et tenait dans une étroite captivité sa sœur Théodora. Un caprice amoureux de Zoé abrégea les jours de Romain et donna aux Byzantins un nouveau maître. L’histoire en est tellement étrange, tenant à la fois du conte de Boccace et du drame shakspearien, elle jette une lumière si vive sur les mystères du Palais-Sacré, qu’il faut citer textuellement (toutefois en adoucissant les expressions par trop crues) le récit du chroniqueur Zonaras :


Romain se promettait une longue vie et un long règne ; et, quoiqu’il fût déjà sexagénaire, il rêvait de transmettre l’empire à des successeurs issus de ses reins. Il ne pouvait se persuader que l’impératrice, âgée de cinquante ans au moment de son mariage, fût impropre à lui donner des héritiers, et il travaillait ardemment à obtenir ce résultat. Même il usait de certaines drogues, obligeait sa femme à porter certaines amulettes qui pouvaient contribuer à la rendre féconde, l’impératrice se prêtant à tout avec la plus grande complaisance et ne répugnant pas aux formules magiques et aux incantations. Rien n’y fit, et, voyant qu’il ne pouvait réaliser ses vœux, n’étant guère d’ailleurs de complexion amoureuse, — l’âge contribuant encore à amortir ses feux, — et n’ayant jamais eu pour sa femme un goût très vif, Romain se prit à la négliger de plus en plus. Quelques années se passèrent ; et, tandis que son éloignement augmentait pour l’impératrice, celle-ci, qui était d’un tempérament ardent et qui s’irritait d’être dédaignée, prit en haine son époux. Or Romain avait en son particulier un eunuque nommé Jean. Le frère de celui-ci, Michel, avait reçu de la nature une beauté ravissante. A la prière de Jean, le Basileus avait admis Michel parmi les serviteurs de sa chambre à coucher. La Basilissa s’éprit d’un amour très vif pour celui-ci, et la vue quotidienne de sa beauté l’enflammait d’une ardeur croissante. Auparavant elle haïssait l’eunuque Jean ; maintenant elle le faisait venir à chaque instant, s’entretenait familièrement avec lui, l’accablant de questions sur son frère Michel. Comme cela se répétait souvent, l’eunuque, en homme avisé, comprit qu’elle était amoureuse de son frère. Il engagea celui-ci à la voir et, si elle lui faisait des avances, à ne pas craindre de la caresser, de l’embrasser et de l’étreindre. Que vous dirai-je de plus ? Les deux amans en vinrent au fait, et les choses allèrent si loin que la passion de cette femme ne fut plus un mystère pour personne : on s’en entretenait non-seulement dans le palais, mais dans les carrefours de Constantinople. L’empereur était seul à l’ignorer. Quand Romain était couché dans le même lit que l’impératrice, il ordonnait à Michel de chatouiller ses pieds à lui ; mais qui croira qu’il ne touchait pas aux pieds de l’impératrice ? L’empereur se faisait ainsi le complaisant et le concubin de leurs amours. A la fin, sa sœur Pulchérie et d’autres encore lui révélèrent l’histoire et l’engagèrent à prendre garde. Il se contenta d’interroger l’inculpé et de lui demander s’il était vraiment l’amant de l’impératrice. Michel nia énergiquement, et Romain le força de confirmer ses dénégations par un serment. Michel n’ayant pas hésité à se parjurer, le Basileus se persuada qu’on avait calomnié ce bon serviteur. Or, du jour où il eut commis ce parjure, Michel fut, dit-on, en proie à une maladie affreuse. A certains momens, son esprit se dérangeait, ses yeux se convulsaient, tout son corps était pris de tremblemens, jusqu’à ce qu’il roulât par terre. Puis il revenait à lui. Ces accès se produisaient fréquemment, parfois en la présence même de l’empereur, qui était pris de compassion pour lui, se persuadant d’autant plus que l’accusation était fausse, car un tel homme ne pouvait ni aimer ni être aimé. Quelques-uns prétendent que l’empereur pénétra le secret de leurs amours, mais que, sachant combien sa femme était ardente et folle, il toléra sa passion pour Michel, de peur qu’elle ne prît plusieurs amans. A la fin, il tomba lui-même malade, avec la figure enflée, l’air d’un mort, la respiration haletante et pénible, les cheveux lui tombant de la tête. On pensait que ce mal lui était venu d’un poison qu’on lui avait fait prendre. Un jour il entra dans le bain du palais, sans que personne portât ni soutînt ce moribond. C’est là que la tragédie s’accomplit : on dit que certains lui tinrent la tête longtemps sous l’eau et qu’on le rapporta presque mort sur son lit. Quand le bruit s’en répandit dans le palais, l’impératrice accourut, pleurante et gémissante, et ne se retira qu’après s’être assurée du décès, l’empereur ayant rendu, avec le souffle, un liquide tout noir. Alors elle employa tous ses efforts à placer Michel sur le trône impérial. Vainement ses serviteurs, qui avaient été les ministres de son père, lui conseillèrent de laisser au moins passer quelque délai. Elle ne voulut entendre à rien, et se hâta au contraire d’en venir à ses fins, stimulée surtout par l’eunuque Jean, frère de Michel. Jean, lui parlant en secret, ne cessait de lui représenter qu’ils étaient tous perdus si l’affaire souffrait le moindre retard. Elle revêtit donc Michel des ornemens impériaux, le fit asseoir avec elle sur le trône, et ordonna à tous les assistans de l’acclamer et de se prosterner devant lui. On prétend que, dans la même nuit, le patriarche Alexis, appelé en toute hâte, bénit le mariage de Zoé et Michel, prit part à la proclamation du nouvel empereur et assista à la mise en linceul de l’ancien.


Zoé ne fut pas heureuse avec son second mari, toujours en proie à sa maladie noire, à des accès d’épilepsie, à des crises de remords, s’efforçant à racheter son crime par des pèlerinages aux sanctuaires en renom, abandonnant à son frère l’eunuque l’administration de l’empire, le laissant étendre même sur l’impératrice son despotisme violent et tracassier, tandis que les barbares ravageaient les provinces. Michel ne se reprit qu’une seule fois pour marcher contre les Bulgares et les battre. Il revint mourir à Constantinople.

Lui mort, l’eunuque Jean entreprit d’imposer à l’impératrice un maître de son choix : c’était un neveu à lui, et comme lui un grossier Paphlagonien, qui avait été calfat sur les chantiers du port. Il devint l’empereur Michel le Calfat. Il était trop jeune pour que Zoé osât l’épouser ; elle se contenta de l’adopter, en lui faisant jurer, à la table de communion, de la traiter comme une mère. Le parvenu fut ingrat pour tout le monde : il exila son oncle Jean et fit eunuques plusieurs de ses parens dont il redoutait l’ambition ; puis il relégua l’impératrice dans l’île de la Princesse, où elle fut internée dans un monastère. Tels étaient le respect et l’affection du peuple pour le sang de la dynastie macédonienne, que, malgré les crimes et les folies de Zoé, tout Constantinople s’insurgea. Les uns mirent à leur tête le patriarche Alexis, les autres tirèrent de son couvent la vieille Porphyrogénète Théodora. Un monastère où l’empereur s’était réfugié fut, malgré le droit d’asile, pris d’assaut, et le Calfat, traîné sur la place du Sigma, eut les yeux crevés.

Zoé, ramenée dans Byzance, partagea le trône avec Théodora. Les deux princesses ne s’accordèrent pas longtemps ; Théodora rentra dans son monastère, et Zoé se mit en quête d’un mari. La triple expérience qu’elle venait de faire avec Romain III et les deux Michel, les prohibitions de l’Église contre les troisièmes noces, ne purent l’arrêter. Elle croyait se dévouer ainsi au salut de l’empire. Du moins, elle voulut s’assurer d’un époux obéissant et souple : « lie avait jeté les yeux d’abord sur un certain Dalassène, qu’elle écarta comme étant d’humeur trop indépendante ; puis sur un certain Artoclinès ; mais il était marié, et sa femme refusait d’imiter le dévoûment de celle de Romain Argyre. Enfin, le choix de Zoé s’arrêta sur Constantin Monomaque, qu’elle avait autrefois comblé de ses bienfaits, peut-être de ses faveurs les plus intimes, et que son second mari, sans doute dans un accès de jalousie, avait exilé. La Porphyrogénète courait sur ses soixante-cinq ans : son âge et ses mœurs la rendaient peu séduisante ; pour être empereur, Monomaque accepta sa main. Aussi dissolu que Zoé, il ne sut même pas garder les apparences. Il avait pour maîtresse une jeune veuve, de la noble famille des Skléros, qui l’avait suivi dans son exil. Il l’amena dans le palais, imposa sa présence à sa femme, la traita sur le même pied que celle-ci et entreprit de la déclarer Augusta. Une fois encore le peuple s’insurgea, en criant : « Nous ne voulons pas de la Sklérène pour impératrice ! Nous ne voulons pas qu’on fasse mourir pour elle nos mères les Porphyrogénètes ! » Zoé fut obligée de se montrer et de parler à la foule pour épargner à Monomaque et à sa maîtresse le sort du Calfat. Puis ce fut une barbare, une princesse des Alains, amenée comme otage à Constantinople, que le mari volage introduisit dans le palais, lui accordant un train royal et le titre d’Augusta. La fin seule de Constantin (1055) mit un terme à ses débordemens.

Dans l’intervalle, la vieille impératrice était morte. Le trône se trouva donc vacant. On y plaça l’autre fille de Constantin VIII, Théodora. Elle gouverna sagement, l’amour des Byzantins pour le sang royal lui rendant la tâche facile, décourageant les fauteurs de complots civils ou militaires. Elle avait soixante-quinze ans ; des moines lui prédisaient qu’elle vivrait jusqu’à cent ans ; mais ses eunuques, mieux au fait, reconnurent en elle les signes d’une fin prochaine. Ils la décidèrent à donner l’empire avec sa main à un vieillard nommé Michel Stratiotique. Ce fut une transmission du pouvoir plutôt qu’un mariage, car quelques jours après (1056) Théodora mourait. Avec elle finissait la race de Basile le Macédonien, qui, — durée inouïe dans les annales byzantines, — avait occupé le trône pendant cent quatre-vingt-neuf ans.

Cet aperçu de l’histoire du gynécée byzantin suffit à montrer combien l’influence des femmes sur les destinées de l’empire fut considérable à Constantinople ; elle le fut plus qu’en aucun autre pays chrétien ou musulman ; elle est un des caractères les plus saillans de l’histoire grecque au moyen âge. Combien de fois l’empire du grand Constantin n’a-t-il pas été gouverné par des femmes ! Plus souvent encore elles ont eu la couronne en dépôt et l’ont donnée avec leur main. La cause de ce phénomène est la même qui a donné quatre impératrices à la Russie du XVIIIe siècle. Ici et là, c’est parce que l’empire manquait d’institutions stables et que la loi européenne de succession, l’hérédité de mâle en mâle et par ordre de primogéniture, n’y était pas explicitement reconnue. Les intrigues de harem ou les mariages de princesses furent donc un des moyens de transmission du pouvoir, au même titre et aussi souvent que l’entente de l’aristocratie et du clergé, les usurpations militaires ou les révolutions de la rue.


II

Ce que nous avons vu jusqu’à présent, ce sont des femmes faisant des empereurs ou les défaisant : il reste à montrer comment un empereur pouvait faire une impératrice. Ici encore, c’est l’arbitraire qui domine. Malgré la rigueur apparente des lois, des mœurs, du cérémonial, le caprice du prince était souverain. Il ne se croyait pas obligé, comme en Occident, à faire choix d’une épouse seulement dans les familles d’une noblesse égale à la sienne, dans les dynasties princières ou royales, à blason compliqué et à généalogie remontant au déluge. Les empereurs de Byzance ne craignaient pas, comme nos rois de France, de se « mésallier. » Toute femme pouvait devenir impératrice, comme tout homme pouvait aspirer au pouvoir suprême. A Constantinople, on peut voir ce qui ne s’est vu chez nous que dans les contes de fées : des rois épousant des bergères. Ils ont même choisi beaucoup plus bas.

Le futur empereur Justin, n’étant encore que simple officier, avait pour femme Lupicina[2], une paysanne du Danube, une barbare comme lui ; devenu « le maître du monde, » il ne voulut point la renier, et sur la tête de la commère qui depuis si longtemps faisait bouillir sa marmite de soldat, il posa la couronne impériale. On sait dans quel monde son neveu, le grand Justinien, est allé chercher Théodora. Théodose II a épousé la fille d’un professeur de philosophie d’Athènes ; une autre Athénienne est devenue la bru de l’empereur Nicéphore Ier. Justinien II et Constantin Copronyme ont fait impératrices des Khazares, Monomaque une Alaine. Deux fois au moins, avec Rothrude et Rerthe, il a été ques-tipn de fiancées d’Occident. Toutes les provinces de l’Europe, Atti-que ou Paphlagonie, Arménie ou Phrygie, ont fourni leur contingent de Basilissœ. Si les empereurs se sont abaissés parfois à des femmes d’abjecte condition, le plus souvent ils ont épousé des filles de fonctionnaires, placés plus ou moins haut dans la sacrée hiérarchie. Un médiocre employé pouvait devenir beau-père d’empereur, et les chefs des tribus barbares en rêvaient sous leurs tentes de feutre.

Une coutume singulière présidait parfois à ces choix ; elle nous est connue par le mariage de Théophile, le fils de Michel le Bègue. Quand il eut succédé à son père, sa belle-mère Euphrosyne envoya des messagers dans toutes les provinces et fit venir au Palais-Sacré les plus belles filles de l’empire. Elle les réunit dans une des salles les plus magnifiques, le triclinium de la Perle, et remettant à son beau-fils une pomme d’or, lui dit : « A celle qui te plaira le plus donne la pomme. » Il y avait parmi les concurrentes une vierge de noble famille, nommée Icasie. Le jeune empereur, étonné de sa beauté, s’approcha d’elle et, en manière de compliment, lui dit : « Les femmes ont causé beaucoup de maux. » — « Oui, mais elles sont la source de beaucoup de bien, » répondit vivement Icasia. Théophile fut choqué de cette promptitude de repartie. Soit qu’il fût encore un sot, soit que ses instincts de futur despote fussent déjà éveillés, tant d’esprit l’effraya ; et, dit le chroniqueur, « déconcerté et blessé de ces paroles, » il laissa Icasia et donna la pomme à Théodora, fille d’un chef militaire de Paphlagonie. Icasia, qui avait touché de si près à la couronne, se retira dans un monastère qu’elle-même avait fondé. Elle y vécut en femme pieuse et en femme de lettres, à la mode de Byzance, composant des récits édifians et des cantiques.

Brunet de Presle, le savant helléniste, estimait que ce récit n’avait aucun fondement historique et qu’il n’y fallait voir qu’un échantillon du goût romanesque des chroniqueurs de cette époque. On peut n’être point de son avis : le fait est rapporté, avec les détails les plus précis, par plusieurs auteurs. On peut citer un second trait du même genre, qui ne se trouve pas dans les chroniqueurs byzantins actuellement connus de nous, mais qui nous est conservé dans un des plus anciens livres slavons traduits du grec, la Vie de Philarète le charitable. Il y est raconté que la grande Irène, voulant marier son fils Constantin, fit venir à Byzance dix jeunes filles, les plus belles de l’empire, parmi lesquelles Marie, la fille de Philarète. Celle-ci, qui avait l’âme bonne et l’esprit avisé, proposa aux autres concurrentes de s’engager par une promesse réciproque : celle qui serait choisie se souviendrait de ses compagnes et les marierait honorablement. Une seule, Gérontéia, par excès d’orgueil et certitude du succès, refusa de s’engager. Elle fut cependant éliminée. Marie fut choisie et tint parole à ses rivales. Du reste, Euphrosyne ou Irène, en instituant ces concours de beauté, avaient pour elles des précédens respectables et les exemples de l’antiquité biblique, alors en grand honneur à Byzance. N’est-ce pas ainsi qu’Assuérus avait choisi Esther a entre mille beautés ? » Louis le Débonnaire, contemporain du Basileus Théophile, aurait, au dire de l’Astronome, procédé de même pour son second mariage : undecumque adductus procerum filias… Les tsars de Moscou, qui s’inspiraient aussi de la Bible et en tout imitaient Byzance, n’eurent garde de négliger une coutume si bien en harmonie avec les traditions du despotisme oriental. On a conservé le texte des circulaires qu’ils adressaient à tous leurs gouverneurs, leur enjoignant de faire un choix parmi les plus belles filles de leur province et de les envoyer à Moscou, menaçant des plus terribles châtimens les nobles qui cacheraient leurs filles et ne les remettraient pas à leurs messagers. Sur cette élite rassemblée de tous les points de l’empire au vieux Kremlin, on faisait un nouveau choix, puis un autre encore, jusqu’à ce que le prince n’eût plus en présence qu’une douzaine de beautés entre lesquelles il était permis d’hésiter. Avant la décision dernière, des sages-femmes étaient appelées à donner leur avis motivé. Ivan le Terrible, lors de ses troisièmes noces, n’avait pas convoqué moins de deux mille jeunes filles. Il est à remarquer que le premier prince russe qui inaugura cette coutume fut Vassili Ivanovitch, père du Terrible et fils de cette Sophie Paléologue qui importa en Moscovie les usages byzantins, avec l’aigle à deux têtes des Basileis et les prétentions à l’empire de Constantin. Les analogies entre les deux civilisations sont si frappantes qu’au harem de Moscou comme au Palais-Sacré de Byzance, l’aristocratie déplorait que la fantaisie matrimoniale des princes descendît parlois si bas. Les chambellans du premier Romanof disaient de sa femme : « Nous n’avons pas une souveraine bien chère ; elle portait autrefois des bottes jaunes comme les paysannes ; maintenant, Dieu l’a élevée. » Des deux femmes du tsar Alexis, l’une était fille d’un simple domestique et avait fait la cueillette des champignons dans les bois pour aller les vendre au marché ; l’autre avait été reçue presque par charité chez le boïar Matvéef, et on l’avait vue marcher en laptis, c’est-à-dire en sandales d’écorce tressée.

Souvent la fiancée royale, comme si une situation tellement nouvelle lui donnait une nouvelle vie, changeait de nom. Athénaïs, fille du philosophe athénien Héraclite, devint Aelia Eudoxia, en épousant Théodose II. Lupicina, la femme de soldat, quand Justin Ier fut parvenu à l’empire, reçut des factions du cirque le nom auguste d’Euphémia. Les princesses khazares mariées à Justinien Rhinotmète et à Constantin Copronyme s’appelèrent Théodora et Irène. Anastaso, l’héroïne du récit de M. Schlumberger, mariée à Romain II, changea ce nom de servante en celui de Théophano. L’Italienne Berthe avait reçu celui d’Eudokia. Même usage à Moscou : là non-seulement la fiancée, mais parfois son père même, devenu le beau-père d’un tsar, recevaient de nouveaux prénoms : ainsi le père de la première épouse de Pierre le Grand, Harion Lapoukhine, prit celui de Feodor. A Byzance, on avait créé un titre spécial pour le beau-père du prince : celui de Sébastopator.

D’où qu’elle vînt, la fiancée du Basileus était aussitôt entourée de dignitaires eunuques ; elle recevait les entrées successives, dans le même ordre où leurs maris étaient reçus par l’empereur, des patriciennes à ceinture, des protospatharissæ et spatharissa ; , hypathissæ (femmes des consuls), stratorissœ, comitissae, femmes des généraux, des officiers, des scribes, etc. Avant même le mariage, elle était saluée du titre de Basilissa et traitée en souveraine. Elle logeait dans l’Augustéon, la partie du palais réservée aux Augustæ. Les princesses de la famille impériale lui chaussaient les brodequins de pourpre. On la revêtait des ornemens impériaux, et la nouvelle souveraine, peut-être la fille d’un barbare, d’un homme de peine ou d’un petit employé, d’un montreur d’ours ou d’un cabaretier, était parée de ces bijoux célèbres, historiques, trois lois sacrés, qu’avaient portés des générations d’impératrices et de porphyrogénètes. Quand le contrat de mariage avait été rédigé, quand l’empereur avait passé l’anneau de fiançailles au doigt de l’épousée, on procédait aux cérémonies très compliquées du mariage et du couronnement. Ou plutôt, comme le mariage, dans les rites de l’Église d’Orient, a pour symbole principal la couronne posée sur la tête des époux, c’était d’un double couronnement qu’il s’agissait : l’un nuptial, l’autre politique. Les écrivains byzantins emploient deux mots pour les distinguer : stephanôma et stepsimos. Et, chose singulière, c’est le stepsimos qui précède le stephanôma. L’impératrice est déjà Augusta avant d’être la femme de l’Auguste.

Jusqu’à la période des Comnènes, où les idées occidentales prévalurent à Constantinople, la double cérémonie s’accomplissait non pas au grand jour, sous les voûtes de Sainte-Sophie, mais dans le mystère du Palais-Sacré. Les idées grecques d’alors, qui imposaient à la femme une vie de réclusion, ne se seraient point accommodées d’une pompe aussi publique. C’était donc dans quelque église du palais ou très voisine du palais, parfois dans un des salons transformé en oratoire, que la fiancée était d’abord couronnée impératrice, puis mariée.

Voici une description de couronnement au Xe siècle. Dans le grand salon de l’Augustéon, sur des sièges d’or que leur ont apportés les sénateurs, sont assis l’empereur ou les empereurs, s’il y en a le père et le fils. Le patriarche, averti par les silentiaires, sort de l’église palatine de Saint-Étienne. L’Augusta, avertie par le préposé aux cérémonies, sort de sa chambre à coucher. A part les empereurs, le patriarche (qui est parfois, lui aussi, un eunuque) et quelques dames de la cour, il n’y a là que les officiers « sans barbe » du palais : silentiaires, ostiaires, cubiculaires. Le patriarche prend alors la chlamyde de pourpre, étendue sur une table, la bénit et la remet à l’empereur. Les cubiculaires, avec une décente dextérité, habitués à tous les raffinemens de la pudeur officielle, ôtent à l’impératrice son vêtement, retendent comme un voile pour cacher ses épaules à tous les assistans ; l’empereur ou les empereurs revêtent l’Augusta de la chlamyde ; sur la chlamyde on passe les longs vêtemens d’étoffe d’or, le grand manteau multicolore brodé de perles et de rubis. Le patriarche bénit la couronne ; il bénit les prœpendulia, nœuds et chaînes de diamans et de pierreries qui en forment le double appendice. Les empereurs posent la couronne sur la tête de l’Augusta, y attachent les prœpendulia qui caressent ses joues de leurs ondulations scintillantes et font à sa beauté un cadre lumineux. Sur cette beauté, on jette un voile, le flammeum. L’impératrice s’assied entre son fiance et son beau-père. Alors seulement on introduit les grands qui viennent chanter les polychronia, puis leurs femmes par entrées successives. Chacune de ces personnes s’avance, précédée par les ostiaires armés de leurs verges d’or ornées de perles, soutenue à droite et à gauche par les silentiaires. Trois fois elle se prosterne, le visage contre terre ; elle embrasse les genoux de l’Augusta, puis les genoux des empereurs, comme pour les remercier de lui avoir donné une telle maîtresse.

Reste à faire au peuple, — c’est-à-dire au peuple officiel, aux factions, — la présentation de la nouvelle souveraine. Une des cours du palais aboutit à une double terrasse, au bas de laquelle se tient « le peuple. » L’impératrice traverse cette cour et s’arrête sur la terrasse supérieure, tandis que les eunuques et les grands descendent sur la terrasse inférieure. Elle reste seule, tout en haut, debout, dominant toute cette foule. C’est le moment solennel : rappelez-vous le coup de théâtre d’Esclarmonde. Isis va se révéler ; le flammeum va tomber ; Byzance va savoir quel visage resplendit sous le diadème à triple rang de perles et s’encadre entre les prœpendulia de diamans. Les acclamations, les polychronia, les cris de : Sainte ! Sainte ! Sainte ! éclatent dans un enthousiasme savamment réglé. C’est là ce qu’on appelait l’anacalyplerion, la révélation.

On procède ensuite aux cérémonies du mariage. Ici on retrouve les anciens et poétiques usages grecs. Des fleurs partout ; la couronne qu’on pose sur la tête des mariés n’est plus d’or et de pierreries, mais de fleurs ; les factions couvrent de fleurs le lit bientôt nuptial : « de fleurs des champs, » est-il dit dans leurs hymnes. Il y a, dans cette partie du rituel, bien plus de liberté, de laisser-aller, de bonne humeur que dans la première. Seulement, le parunymphe qui conduit la mariée à l’autel est nécessairement un officier « sans barbe. » Toute la nuit, un parent des nouveaux époux, le thyrôros, se tient en sentinelle à leur porte ; peut-être, comme en Moscovie, à cheval, l’épée nue à la main, pour éloigner les malveillans et les méchans esprits. Le troisième jour, l’impératrice sort en grande pompe pour aller prendre le bain symbolique au palais de la Magnaure. La publicité donnée à cette démarche contraste même avec l’idée grecque du gynécée et la rigoureuse pruderie de l’étiquette byzantine. C’est en grand appareil, avec une foule de serviteurs portant ostensiblement des peignoirs, des linges, des bassins, des vases et des cassolettes à parfums, que la Basilissa traverse les vergers de la Magnaure pour se rendre à la piscine. Trois dames, en avant et aux deux côtés de l’impératrice, tiennent des pommes rouges, ce symbole païen de l’amour, mais ornées de perles. Les factions font la haie, poussant des acclamations. Et comme si cela ne suffisait pas pour ameuter la curiosité publique, des chanteurs et des comédiens se joignent au cortège. Chose plus singulière, les consuls, les sénateurs, les hauts dignitaires accompagnent l’impératrice jusqu’à la porte du bain, attendent en dehors qu’elle ait terminé ses ébats, puis la ramènent jusqu’à la chambre nuptiale.

Désormais, la nouvelle impératrice habite dans le palais les splendides appartemens bâtis par l’empereur Théophile, aux dalles de marbre blanc, aux murailles de mosaïques sur fond d’or, aux plafonds d’or soutenus par des colonnettes. Sa chambre à coucher, c’était ce merveilleux Mousikos (l’Harmonie), dont le pavé, de marbres multicolores, semblait « une prairie émaillée de fleurs, » dont les murs étaient tapissés de mosaïques de marbre, où cinq colonnes de marbre soutenaient le dais du lit impérial. Quand elle fera ses couches, ce sera dans le palais de Porphyre, afin que ses enfans, filles ou garçons, soient des « porphyrogénètes » et possèdent toute la quantité de légitimité que comporte la constitution byzantine. Elle est impératrice, elle est Augusta, Basilissa, Despoïna (maîtresse) ; on la traite de Royauté et de Majesté ; elle porte la couronne et le sceptre en forme de branche de lis, symbole de pureté. Quel qu’ait été son père, elle est « d’origine divine » et presque une divinité. Tout ce qui lui appartient est sacré, comme ce qui appartient à l’empereur. Elle figure sur les monnaies à la gauche de son époux, au-dessous d’un Christ qui étend ses mains sur leurs têtes. On a vu des empereurs accorder à des Augustæ le droit de battre monnaie, comme Constantin à sa mère Hélène. On en a vu leur élever des statues sur les places publiques, comme Théodose II à Eudokia sa femme. Suivant les circonstances, l’Augusta pourra disposer de l’empire ou être empereur pour son propre compte. Sa vie, inséparable de celle de son époux, est toute de représentation, de processions, de réceptions, d’offices religieux. Elle a sa maison à elle, mais uniquement composée d’eunuques ou de femmes ; comme le prince, elle a son préposé, ses silentiaires, ses ostiaires, ses cubiculaires, ses protospathaires armés de hallebardes et ses spathaires armés de sabres. Tous sont désignés par le choix de l’empereur avec le consentement de l’impératrice, car on comprend que le mari n’ait voulu s’en fier à personne pour le choix de serviteurs honnêtes et fidèles, si difficile à faire dans cette valetaille immense et corrompue du palais ; et la femme de César ne doit pas être soupçonnée. Ce n’est pas que ce personnel fût difficile à recruter ; beaucoup de parens mutilaient leurs enfans mâles pour leur assurer l’accès aux emplois du palais ou même de l’église. De cette catégorie de serviteurs spéciaux sont sortis des ministres, des généraux, des amiraux, des patriarches. Enfin, l’Augusta avait sa flottille à elle, composée de navires noirs et rouges sous le commandement de l’o tès trapezès.

Outre ses officiers imberbes, l’impératrice avait sa maison féminine, à la tête de laquelle était la patricia zôsta, la patrice à ceinture. Celle-ci était un des premiers personnages de l’empire : elle avait le droit de s’asseoir à la table même du Basileus, honneur réservé à six dignitaires seulement. Elle prenait l’investiture des propres mains du souverain, ce que n’avait pu obtenir le préfet de la ville. Elle recevait de lui un manteau dalmate (ou dalmatique), une sorte de corsage ou de cuirasse, un maphorion (ou mantille) blanc ; enfin, ce qui était l’insigne de sa dignité, une ceinture ou baudrier (zonè, lôron), insigne d’un caractère si auguste que la personne qui s’en trouvait revêtue était dispensée de se jeter à plat ventre devant le prince : ce droit équivalait au droit castillan de se couvrir devant le roi. Sous la direction de cette haute dame, venait d’abord une protovestiaria, car l’impératrice avait comme l’empereur son vestiaire, qui comprenait son trésor ; puis une primiceria, des cœtonissœ (pour les salons, cœtones), des cubiculaires ou femmes de chambre (les odalisques de l’Orient musulman). Ces emplois étaient naturellement brigués par les plus nobles dames de l’empire. Revêtues des plus riches étoffes, tissus des fabriques anatoliennes ou péloponnésiennes, soieries des manufactures impériales, mousselines de Perse, pelisses de Khazarie et de Russie, parées de bijoux syriens ou byzantins, coiffées du majestueux propolôma, en forme de tour de ville, évasé comme le kakochnik russe, orné de perles, de pierreries et d’icônes, elles formaient à l’Augusta un splendide cortège. Cette cour de femmes était tout à fait séparée de celle du Basileus, et sans doute plus animée, plus vivante, plus remplie d’intrigues, gazouillante et papotante comme un harem musulman ou comme le couvent du Domino noir. Là, parmi les eunuques à mine truculente, aux longues robes de soie, aux sabres nus, circulaient, dans la liberté intime du gynécée, le voile relevé, toutes les beautés de l’Orient : les yeux de gazelle de l’Asie et les yeux bleus du Nord, les Grecques élégantes de Byzance, de l’Attique, des îles, les barbares ou demi-civilisées des pays francs, slaves, turcs, arméniens, arabes, que des généraux grecs avaient épousées au cours de leurs campagnes ou que des Augustœ exotiques avaient amenées à leur suite. Seuls, les princes de la famille impériale, les hommes « sans barbe, » le patriarche, de vieux prêtres, des mendians, des pèlerins, des moines, avaient accès dans cet intérieur.

C’était d’ailleurs le régime en vigueur dans toutes les maisons nobles, comme dans le palais même de l’empereur. Dans la rue, les femmes ne cheminaient qu’enfermées dans des litières. Si elles accompagnaient leurs maris à l’armée, c’était en des espèces de tentes ambulantes, portées à dos de mule ou de chameau, comme dans la Smala d’Horace Vernet. Dans les églises mêmes, c’était de galeries grillées, au premier étage, qu’elles entendaient la liturgie. Un fait qui montre le respect des Byzantins pour le principe de la séparation des sexes, c’est que les Basiliques de l’empereur Basile interdisent de mettre une femme en prison : accusée ou coupable, c’est dans un couvent, sous la garde de femmes, qu’elle doit attendre ou subir sa peine.

Mais derrière ces voiles, ces grilles, ces cloîtres (cancelli), que de mystères pouvaient se cacher ! Drames d’amour, crimes domestiques, rien ne transpirait au dehors. Le gynécée byzantin, comme le harem ottoman, le terem russe, la zenana hindoue, restait muet. Ces murs coquets étaient discrets. Et cependant, tout cet appareil de précautions et de réclusion n’en favorisait que mieux certaines intrigues. Sous les longs voiles des femmes, pouvaient s’introduire dans le palais non-seulement des messagères d’amour, mais aussi des amans, et aussi des conspirateurs et des assassins. Quand, sous des empereurs énergiques, le gynécée était sevré de toute participation aux affaires politiques et aux affaires religieuses, comment occuper ou tromper l’oisiveté du Mousikos ? « Ah ! trois fois heureux, s’écrie M. Schlumberger, qui pourrait retrouver le journal de l’existence de Théophano, Basilissa très auguste, avec son immense cortège de femmes, d’eunuques, de cubiculaires ! » Oui, assurément ; mais ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus intéressant dans l’histoire qui nous est conservé par les monumens. Un traité de cuisine ou de cosmétique byzantines ferait mieux notre affaire que maints récits de batailles. Parmi les Augustœ, il y a eu tous les types imaginables de femmes ; des femmes politiques, comme Irène l’Athénienne ; des femmes de lettres, comme Eudokia, à qui on a pu attribuer le Violarium, ou comme Anne Comnène, qui écrivit la Vie de son père ; des femmes galantes, comme Zoé la Porphyrogénète ; et d’autres, confites en pureté et dévotion, comme sa sœur Théodora ; et d’autres qui ne songeaient qu’à inventer des combinaisons de parfums, des raffinemens de toilette, des recherches de vêtement et de coiffure pour révolutionner le tout-Byzance féminin ; celles dont on ne parlait pas et celles dont on parlait trop ; celles dont la porte ne s’ouvrait qu’aux moines martyrs et aux prêtres zélateurs, celles qui admettaient les bateleurs et les diseurs de bonne aventure, et celles dont la fenêtre laissait passer de temps à autre un fardeau humain cousu dans un sac, qu’engloutissaient les flots silencieux du Bosphore.

Dans cette étude, je me suis comme enfermé dans le palais impérial ; mais le beau livre de M. Schlumberger révélera bien d’autres aspects de la vie byzantine au lecteur curieux. Il lui montrera les légionnaires applaudissant du sabre sur le bouclier, comme les Francs de Mérovée, les harangues enflammées de l’imperator ; la solide infanterie régulière et les lourds escadrons cataphractes, couverts d’écailles d’airain, brisant l’élan des légers cavaliers arabes ; les forteresses attaquées avec toutes les ressources de la plus savante poliorcétique ; les prises d’assaut, les excès des soldats du Christ, la terreur du nom romain répandue sur les rives de l’Euphrate et du Jourdain, la croisade grecque précédant les croisades des Godefroy de Bouillon et des Richard Cœur-de-Lion. Ce livre montrera, une fois de plus, combien nos jugemens sommaires sur la civilisation byzantine sont incomplets et souvent injustes ; combien elle était loin de cette monotonie qui avec l’ennui semble découler des secs récits des chroniqueurs ; combien elle était, au contraire, variée, multiple, vivante ; combien plus semblable à celle de nos capitales modernes qu’à celle de nos ancêtres à demi barbares, contemporains des grands empereurs byzantins. Non-seulement Constantinople était alors presque la seule ville, digne de ce nom, qu’il y eût en Europe ; mais elle était vraiment le Paris du moyen âge.


ALFRED RAMBAUD.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.
  2. Encore un nom slave : Lioupkina ou Lioubkina ; même racine que lioubor, amour.