Hamilton - En Corée (traduit par Bazalgette), 1904/Chapitre VI

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Traduction par Léon Bazalgette.
Félix Juven (p. 111-124).


CHAPITRE VI


LE PASSAGE DU CORTÈGE DE L’EMPEREUR. — UNE POMPE IMPÉRIALE.


Le cortège de l’empereur sortit un jour du palais impérial, qui est contigu à la muraille sud de la Légation anglaise, pour se rendre au Temple des Ancêtres, nouvellement construit, et dont la muraille marque la limite du jardin de la Légation. Ce n’était nullement là une fête publique ; cependant telle était la splendeur du cortège, qui sortit de la porte sud du palais pour rentrer par la porte est, que ce voyage de moins de huit cents mètres coûta plus de cinquante mille francs. Les sujets de Sa Majesté n’avaient pas été prévenus des intentions impériales. Juste avant le moment de son départ, toutefois, l’empereur exprima l’espoir que le ministre anglais et moi-même trouverions de l’intérêt au spectacle, et nous invita à le voir se dérouler du terrain de la Légation. La nouvelle de la sortie de la cour s’ébruita naturellement. La foule se massa autour de l’enceinte du palais et du temple, attirée par les efforts que faisaient les soldats pour établir un cordon autour du lieu de la scène. Des centaines de soldats furent désignés pour garder les approches du temple. Un bataillon d’infanterie fut installé dans le terrain des Douanes impériales coréennes, un autre occupa les portes et le jardin de la Légation anglaise.

Bien que la route suivie par la procession s’étendît entre les hautes murailles d’un passage particulier, large d’environ huit mètres et conduisant des bureaux des Douanes au jardin de la Légation, auquel on accède, du palais, par une poterne, et qu’aucun Coréen n’a le droit de traverser, des soldats étaient rangés, à un pas d’intervalle et se faisaient face, de chaque côté du chemin. Le public, qui ne voyait rien de la cérémonie, se consolait de son mieux en contemplant les troupes d’infanterie massées sur la place du palais. Il apercevait aussi, par instants, des officiers du palais, et les tonitruantes dissonances d’un chant triomphal, par lequel les musiciens privés de l’empereur saluèrent son arrivée et le passage de la cour, arrivaient faiblement aux oreilles tendues. Les Coréens sont fiers malgré cela du privilège de payer ces promenades de la cour, S’ils ne pouvaient voir à cette occasion l’auguste mine de Sa Majesté, il est à espérer qu’ils trouvaient une compensation aux lourds impôts qui les accablent dans le spectacle martial des uniformes tout battant neufs des troupes. Les plumets, les galons d’or et les épées des officiers, les fusils et les baïonnettes des soldats auraient fasciné n’importe quelle foule. Jusqu’au moment du départ, les soldats étaient restés étendus sur la chaussée, dormant dans la poussière, ou accroupis à l’ombre sur les marches des édifices, prenant part au déjeuner — un amas en décomposition de poisson cru et séché au soleil et de riz qui exhalait une odeur horrible, mais qu’ils dévoraient de bon appétit, en tirant des morceaux avec leurs doigts. Parfois un généreux citoyen leur apportait de l’eau ou leur faisait passer une pipe, saisissant l’occasion de promener son doigt sur le bord d’une baïonnette ou à la surface d’une tunique.

DANSEUSES DE LA COUR SE RENDANT AU PALAIS

L’empereur sortait ainsi en grande pompe pour rendre hommage aux tablettes de ses ancêtres à l’occasion de leur translation en un nouveau sanctuaire. La splendeur du cortège éclata sur le fond incolore et monotone de la capitale avec toute la splendeur violente et la beauté éclatante d’un coucher de soleil d’Arabie. Il était juste et convenable que la magnificence de la cérémonie fût sans limite. Son importance était sans égale parmi les fêtes de l’année. L’éclat momentané du spectacle qui se concentre, à un tel moment, autour du souverain ordinairement reclus, tournait à la glorification d’une dynastie qui occupe le trône de Corée depuis plus de cinq siècles. Aussi pittoresque et grandiose que fut le tableau, la splendeur d’un moyen âge barbare apparaît mieux dans les processions d’un caractère plus public.

La procession partit du palais vers dix heures du matin. Elle offrait des éléments étranges où se mêlaient la farce, la fiction et les gaietés d’une pantomime. L’infanterie coréenne en uniforme bleu formait la tête du cortège à la sortie du palais, sa tenue moderne et son allure pimpante formant le seul lien entre le moyen âge et le vingtième siècle, auquel sa fonction puisse prétendre. Après elle, courant, trébuchant, causant bruyamment, passa tout un peuple de serviteurs du palais, avec des chapeaux fantastiques et des costumes plus Ou moins éclatants, de longues robes de soie bleue, verte, jaune, rouge et orange, portant des baguettes autour desquelles s’enroulaient des banderoles brodées et des rubans de couleur. Un rang de porte-étendards suivit portant des drapeaux de soie rouge avec des caractères bleus, se hâtant et se bousculant ; ensuite passa une file de flûtes et de tambours, les hommes en robes jaunes avec des lueurs d’or sur eux, les flûtes ornées de banderoles flottantes et les tambours de rubans. Des hommes portant des flèches dans des étuis de cuir et des drapeaux verts, rouges et jaunes vinrent après. Des soldats dans l’ancien costume, étonnants à voir, des hommes avec des clochettes et des cymbales sonnantes, des flûtes et des éventails, des eunuques du palais en costume de cour, des détachements de cavalerie à pied, les chevaux ne paraissant pas, mais les hommes habillés de chemises bouffantes, leurs chapeaux couverts de plumes et portant de hautes bottes, passèrent rapidement, d’aspect aimable et grotesque.

UNE PROCESSION IMPÉRIALE À SÉOUL. — LE PALANQUIN DE L’EMPEREUR S’ENGAGEANT SUR LE PONT DE SÉOUL

La procession qui précédait le passage de l’empereur semblait interminable. À chaque moment l’océan de couleurs refluait en vagues de toutes les teintes imaginables, à mesure qu’une foule bigarrée de gens de la suite, de serviteurs, de musiciens et de fonctionnaires faisait place à une autre.

D’importants et imposants fonctionnaires en chapeaux à haute calotte, ornés de glands cramoisis, rehaussés d’une touffe de plumes et attachés sous le menton par un cordon de grains d’ambre, s’avançaient silencieux et faibles. Leur costume était une éblouissante combinaison de rouge, de bleu et d’orange ; ils étaient soutenus par des hommes vêtus de gaze verte et suivis par d’autres signes de la grandeur coréenne, de nouveaux étendards et porte-étendards, des drapeaux décorés de plumes, des domestiques portant des rafraîchissements, des petites tables, des pipes et du feu. D’autres leur succédèrent, tout aussi imposants à voir ; leurs magnifiques robes étaient ornées, devant et derrière, de carrés de satin, portant brodés, suivant la mode chinoise, les symboles de leurs charges — des oiseaux pour les civils, des tigres pour les militaires.

Des hommes d’État en tenue de cérémonie firent place à d’autres en chapeaux à ailes ou en hautes mitres, reluisantes de clinquant. Le commandeur en chef, couvert de décorations japonaises, chinoises et coréennes étincelant au soleil sur son uniforme moderne, passa, suivi de son état-major en tuniques rouges surchargées de galons d’or, et avec des coiffures surmontées d’aigrettes blanches, marchant fièrement à la tête de la garde du corps impériale. Le dernier flot de couleurs fit voir des gentilshommes en gaze de soie bleue et verte ; des domestiques impériaux en robe de soie jaune, des rosettes à leurs chapeaux ; d’autres costumes du moyen âge de couleur originale et de pittoresque conception ; une plus grande multitude de drapeaux flottants ; un groupe de porte-étendards vêtus de soie portant le drapeau impérial de soie jaune, le parasol impérial et d’autres insignes encore. Alors un dernier roulement de tambour frénétique, un horrible tintamarre de cloches, les cris affreux des flûtes, un tumulte aux violentes dissonances où les voix des officiers criant des commandements se mêlent aux jurons des eunuques, et enfin, dans un éblouissement de lumière jaune qui s’épand, apparut l’avant-garde du cortège impérial, au milieu d’un soudain silence où on peut entendre les battements du cœur de son voisin. Les voix s’éteignirent ; ou n’entendit plus qu’un piétinement pressé lorsque la chaise impériale, recouverte d’un baldaquin de soie jaune orné de riches glands, protégée par de fins rideaux de soie de la même couleur et flanquée d’ailes pour garantir du soleil, passa rapidement et doucement emportée. Trente-deux coureurs impériaux, vêtus de jaune, avec une double mitre sur la tête, portaient sur leurs épaules la personne auguste et sacrée de Sa Majesté Impériale, l’Empereur, au lieu du sacrifice et du culte dans le temple de ses ancêtres.

LL. AA. II. LE PRINCE HÉRITIER ET SA FEMME

L’événement du jour allait alors se dérouler. Bientôt les porteurs de l’empereur s’arrêtèrent, et il descendit à l’entrée d’une tente de soie jaune qui avait été élevée à l’angle des murs du palais et de la Légation, à l’ombre même des arbres du jardin de la Légation. C’est de cet endroit que Sa Majesté nous avait permis d’assister au passage de la cour. Ce fut là qu’un instant après, le cortège du prince héritier, dont la chaise de soie rouge était portée sur les épaules de seize porteurs, s’arrêta pour déposer son fardeau princier. L’empereur et le prince héritier pénétrèrent sous la tente, échangèrent leurs robes impériales de cour jaunes et cramoisies, dans lesquelles ils avaient d’abord paru, contre la soie jaune des sacrifices, et ressortirent un peu plus tard pour se prosterner au passage des tablettes de leurs ancêtres. Le caractère de la procession alors se modifia. Les soldats et les hommes de cour, les nobles et les dignitaires cédèrent la place à des prêtres revêtus de la robe jaune des sacrifices et chantant d’une voix grave les paroles de bénédiction. Les cris des flûtes reprirent avec une nouvelle vigueur, s’élevant et s’abaissant en une aigre cadence jusqu’à ce que l’air retentît de dissonances. Les hommes, de visage grave, leurs jupes jaunes agitées par leurs mouvements frénétiques, passèrent devant le trône, et une vagué de chant leur montait aux lèvres, exprimant le désespoir et les plaintes passionnées qui remplissaient (ou qui auraient dû remplir) leur âme. Ils disparurent et l’écho moqueur les poursuivit pendant que leurs pas s’éloignaient. De nouveau, la musique des prêtres éclata en accords triomphaux, annonçant la présence des douze tablettes ancestrales, chacune portée par huit hommes sur des chaises de la couleur jaune des sacrifices, qui réclamaient l’hommage des deux personnages impériaux dans l’attente. L’une s’approcha, d’un mouvement lent, pendant qu’éclatait un chant solennel. L’empereur, le prince héritier son fils, et l’enfant princier, rejeton de Lady Om, tombèrent à terre. Ils demeurèrent pendant un moment les genoux fléchis, les bras croisés, dans une attitude de respect, leurs têtes fières inclinées dans la poussière devant les objets dorés reposant sur les chaises sacrées. Elles passèrent douze fois devant le groupe impérial, et douze fois chacun des princes s’humilia, le groupe des nobles de la suite et des serviteurs eunuques les assistant.

C’était la première apparition du petit prince. Encore trop petit pour marcher, il était nécessairement assisté dans ses dévotions par le chef des eunuques, qui le faisait s’agenouiller, lui posait la main sur la tête et sur l’épaule, pour le faire s’incliner. Le bébé suivait tout cela avec d’innocents yeux grands ouverts, gagné par la fatigue et par l’agitation avant que la cérémonie ne fût terminée. L’attitude de l’empereur et de son fils était empreinte de toutes les marques du respect et de la dévotion. L’absolue sincérité de leur humiliation remplissait d’étonnement les spectateurs de la scène. L’émotion de l’empereur était visible ; il avait pâli et tout son être était concentré sur les objets de sa vénération.

Lorsque la cérémonie fut terminée, les douze chaises se dirigèrent vers le Temple des Ancêtres et, pendant que l’empereur se replaçait dans sa chaise jaune de gala, et que le prince héritier, suivant l’exemple de son père, remontait sur son siège de soie rouge, le petit prince enfourcha le dos du chef des eunuques, en poussant des cris de joie comme un enfant. De nouveau la fanfare des musiciens, le bruit des tambours, les cris des fifres et des flûtes retentirent. La procession se remettait en marche, prêtres et nobles, courtisans et serviteurs du palais marchant à la suite de l’empereur.

Le cortège de l’empereur se hâta vers le temple, les tablettes s’arrêtant devant le Temple des Ancêtres, tandis que l’empereur et les deux princes se dirigeaient vers la salle des sacrifices, où des moutons vivants furent brûlés en offrande, et des paniers de fruits et de fleurs offerts devant l’autel. Les esprits des morts illustres étant ainsi rendus propices, l’empereur revint vers les chaises sacrées, faisant de nouveau ses dévotions devant les tablettes. Une par une, elles furent transportées de leur chaise au réceptacle préparé pour qu’elles y reposent à l’avenir. Des rideaux de soie jaune les voilaient ; il n’était permis à aucun œil de les regarder, à aucune main de les toucher, pendant que chacune, enveloppée dans sa sainteté inviolée de soie jaune, passait de la chaise au lieu saint qu’elle devait occuper. Les prêtres les accompagnaient, l’empereur marchait sur leurs pas, toute la cour, les plus hauts nobles et hommes d’État du pays s’inclinaient devant elles. Une atmosphère à la fois pieuse et filiale régnait, car le culte des ancêtres résume les plus hautes aspirations des Coréens. Il gouverne la conduite du père envers l’enfant ; il règle la conduite de l’enfant envers ses parents.

La cérémonie achevée, le spectacle à l’intérieur du temple devint plus brillant. Des dames du palais apparurent. Des gâteaux et du vin furent apportés, l’empereur et le prince héritier reprirent leurs robes de cour, après avoir mis de côté leurs vêtements de sacrifice. Lady Om vint présenter ses compliments à l’empereur, suivie d’un cortège de femmes et d’esclaves du palais, splendidement vêtues, leurs chevelures relevées haut, leur jupe de soie brillante traînant en plis gracieux autour d’elles. Les musiciens de la Cour jouèrent ; les chanteurs de la cour chantèrent et les plus jolies femmes se balancèrent dans une danse joyeuse. Dans les appartements privés du souverain, il y avait fête et réjouissance. Sa Majesté redevint elle-même. Le monde qu’il nous avait montré, et qui nous avait tellement intéressés, changea rapidement. En considérant le désordre tumultueux du retour, la scène qui s’était déroulée devant nous apparaissait comme un rêve. Cependant nous avions vécu, durant quelques heures, dans l’ombre du moyen âge.