En Finlande (Souvenirs d’une jeune fille)/08

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VIII


La nuit de la Saint-Jean porta ses fruits. Dès le lendemain, il fut convenu, non sans beaucoup de paroles, de contradictions et de redites, que le quatuor ne cesserait pas d’exister, en tant qu’association secrète d’amies dévouées, mais qu’à côté nous fonderions une seconde association accessible à toutes les élèves des trois classes supérieures. Nos compagnes des autres classes étaient trop jeunes pour y pouvoir prendre plaisir, et nous nous trouvions forcément limitées.

Notre excellente maîtresse, Mlle Mathilde, consultée la première, nous aida à nous organiser ; nous lui étions très reconnaissantes de ses conseils et de son aide. Élèves et maîtresses qui voulaient être des nôtres furent les bienvenues. À l’instar de nos aînés, nous appelâmes nos réunions des convents ; elles devaient avoir lieu une fois par quinzaine. Elles se recrutaient, je le répète, parmi les élèves des trois classes les plus élevées et leurs professeurs. Des associations semblables existent à peu près partout maintenant dans nos écoles, et décrire la nôtre c’est les décrire toutes.

Il fallait un chef, comme de juste, un président. On le nomma par vote secret. Ce fut Mlle Mathilde, et elle fut élue à l’unanimité, sauf deux voix, preuve de sa popularité. Notre espiègle Hanna ne manqua pas de prétendre que l’une de ces deux voix devait être celle d’Emmy, et l’autre celle de la petite Hélène, admise par faveur, et qui, naïvement, avouait avoir voté pour elle-même. L’autre bulletin portant, au lieu du nom de Mlle Mathilde tant aimée, celui d’Emmy, ne pouvait émaner que de la jeune fille, celle que nous appelions jadis la Sorcière.

« Elle seule est capable d’avoir de la sympathie pour elle », disait en riant Hanna au quatuor.

Mais la douce Aïno lui imposa silence. N’était-il pas convenu, une fois pour toutes, qu’on s’efforcerait de vaincre son antipathie pour Emmy la brune ?

Le président devait être élu pour un semestre et par conséquent serait changé deux fois par an. Il en fut de même et comme durée et comme mode d’élection des autres « gros bonnets » de notre association, les membres du comité des plaisirs et les rédactrices de notre journal. Élections par voie du scrutin secret, renouvelables tous les six mois.

Le comité des plaisirs était ainsi nommé parce qu’il était chargé du soin de découvrir de nouveaux amusements et de mener à bien la tâche ardue de passer d’un projet à l’exécution de ce projet. Aïno en fit partie, ainsi que moi, assez embarrassée de mon rôle, mais préférant pourtant cela à d’autres fonctions plus délicates encore, comme celles de rédactrice de notre journal. Toute association qui se respecte ne peut manquer d’avoir son « organe officiel », avec son rédacteur en chef, son secrétaire et ses collaborateurs attitrés. Hanna fut nommée secrétaire, ce qui nous promettait de gais articles, et Sigrid une des rédactrices, à sa grande joie. Le quatuor se trouvait ainsi occupé, sans être par trop séparé.

Indépendamment de ces heureuses élues, il devait y avoir presque chaque fois des élections pour les ménagères chargées de préparer et de servir le thé, d’acheter quelques biscuits et gâteaux et de confectionner des tartines : choses simples, faciles, qui semblaient conférer à chacune des élèves un honneur et une responsabilité.

Tout cela ne se fait pas sans argent, dans aucun pays du monde, pas même chez nous, où les choses de première nécessité sont si bon marché, mais où, par contre, l’argent est rare. Aussi devions-nous avoir une caisse et un trésorier dans le comité des plaisirs ; nos fonds étaient constitués par une légère cotisation de chacun des membres du convent et par des dons, anonymes ou autres.

Je ne voudrais pas donner le compte rendu de nos séances du commencement, avec leurs tâtonnements inévitables ; mais je me souviens d’un certain jour où je conduisis à une de nos réunions une petite amie de passage, et, en ayant fait le récit à ma sœur Elsa le lendemain, le souvenir de ce jour mémorable se trouva fixé par écrit, en toute sincérité.

À quatre heures et demie, nous entrons dans le grand hall de l’école. Des fillettes revêtues de longs tabliers blancs s’empressent auprès de nous. Ce sont les petites ménagères chargées de nous recevoir. Elles nous introduisent dans une immense pièce éclairée par six fenêtres. Au fond s’élève une estrade destinée à la présidente. Toute la partie moyenne de la salle est occupée par des groupes de fillettes assises auprès de petites tables.

À notre arrivée, tout le monde se lève gentiment pour nous faire fête. Quelle joie sur ces visages souriants ! quelle clarté dans ces yeux brillants ! Ce ne sont pas des petites pensionnaires dans leur école ; ce sont des enfants, qui, chez elles, font en toute liberté les honneurs de leur home. Aucune crainte, aucune gêne, et les quelques maîtresses, parmi elles, sont là comme amies, comme mentors bénévoles et non comme graves professeurs ou juges sévères.

Nous nous asseyons, nous aussi, à une petite table. On nous passe un programme joliment calligraphié et portant la date du jour.


première partie

1o Musique à quatre mains.

2o Dissertation.

3o Chant.

4o Déclamation.

Intermède.


deuxième partie

1o Lecture du journal du courant.

2o Exercices de la société de gymnastique.

3o Conférence contradictoire.

4o Chant.

5o Danses ou jeux variés.


Le piano résonne sous les doigts agiles de deux fillettes, et les conversations aussitôt se taisent. C’est une brillante marche de Scharwenka qui met tout le monde en gaieté et qu’on applaudit chaleureusement.

La dissertation qu’Aïno s’était chargée de nous faire, à son choix, porte sur une femme auteur, très appréciée en Suède et en Finlande, et qui eut sur son époque une influence marquée.

Un peu émue, toute tremblante, mais son sujet préparé consciencieusement et écrit par prudence afin d’éviter toute défaillance de mémoire, Aïno, debout sur l’estrade, nous parle de Frederika Bremer, dont la triste enfance, la volonté, le talent et la bonté nous passionnent tour à tour. Aïno a su trouver des détails inédits. Sous ses phrases simples et sans apprêt, on sent l’émotion et elle nous captive. Il nous semble voir la petite ville de Finlande où naquit Frederika Bremer, puis la grande maison de Stockholm et la vieille demeure à la campagne, à Arsta, où s’écoulèrent l’enfance et la jeunesse morne de Frederika et de ses cinq frères et sœurs.

À Stockholm, ces enfants, sévèrement tenus par un père rigide et une mère presque aussi dure, osaient à peine respirer ; ils ne sortaient guère, étaient par principe à demi nourris. Sous prétexte de les rendre élancés et gracieux, un seul repas quotidien, avec un peu de pain et de lait matin et soir, constituait leur régime. Ils avaient toujours faim et trouvaient moyen de faire mille sottises pour lesquelles on leur infligeait punitions sur punitions.

À la campagne, ils étaient un peu plus libres ; il y avait un certain grenier et des chambres inhabitées où ils jouaient non sans frayeur des revenants et des mystères de ces vieux meubles, témoins de plusieurs générations.

On rit beaucoup en apprenant comment Frederika Bremer encore bébé tailladait rideaux, tapis, robes, etc., ou brûlait tout ce qui lui tombait sous la main, pour le plaisir de voir la flamme danser au fond de la haute cheminée ; comment, plus tard, la petite fille voulut changer la forme de son nez retroussé en le fixant la nuit dans une meilleure position avec une épingle à cheveux, mais comment son nez n’en resta pas moins retroussé ; tandis que, pour avoir voulu se donner un front élevé selon son idéal, Frederika Bremer, s’étant soigneusement épilée, resta chauve toute sa vie.

On la plaignit de n’avoir pu satisfaire la soif d’instruction qui la dévorait. Son père l’élevait comme on élevait alors les demoiselles « de condition » : la musique, la danse et l’art culinaire formaient les traits principaux de leur éducation ; un peu de français, d’arithmétique et de géographie constituait toute leur science. Et quand Aïno nous conta comme quoi Frederika, exaspérée par cette vie monotone et brûlant du désir de délivrer sa patrie pendant une guerre suédoise, endossa un jour les habits de son frère et partit à pied « pour l’armée », mais dut revenir le soir même sans avoir trouvé moyen de gagner un pays un peu moins isolé ; quand Aïno nous parla des rares distractions, et des gronderies perpétuelles, et des tristesses de plus en plus pénibles de l’enfant, devenue jeune fille puis demoiselle d’un certain âge, et toujours traitée en être sans importance, notre cœur à toutes palpitait d’émoi, et des larmes brillaient en nos yeux.

Avec un intérêt toujours croissant, nous apprîmes de la bouche d’Aïno comment, malgré tant d’obstacles, Frederika s’instruisait seule ; tyrannisée jusqu’à ne pouvoir prendre de l’exercice, refoulée dans toutes ses aspirations, malheureuse au point, disait-elle, de désirer chaque jour la mort, Frederika Bremer, contrecarrée dans tous ses projets et ses désirs, empêchée même de pratiquer la charité à sa guise, lutta avec une énergie indomptable. Dépourvue de maître, de direction, d’encouragement, elle étudiait ; nuit et jour elle écrivait les pensées qui l’agitaient et accumulait les manuscrits, quoique, selon toute apparence, elle travaillât sans but. Enfin, faute de pouvoir entreprendre les grandes œuvres philanthropiques qu’elle rêvait, elle consacrait aux pauvres le peu d’argent qu’elle avait à sa disposition et soignait de son mieux les paysans qui l’entouraient.

Ainsi s’écoula la vie de Frederika Bremer jusqu’à l’âge de vingt-huit ans. Alors, brusquement, tout changea pour elle. Un de ses livres, une simple étude de la vie à la campagne, la rendit célèbre et, du même coup, lui apporta la richesse. La fin de sa vie ne fut plus qu’une succession de bonnes œuvres, d’ovations, de succès. Ses livres, ayant fait réfléchir les législateurs suédois sur les souffrances des jeunes filles et des femmes, amenèrent la proclamation d’une loi d’après laquelle la femme, au lieu d’être éternellement mineure, devenait majeure à vingt-cinq ans ; mais Frederika accomplissait tant de bien autour d’elle qu’on ne peut tout énumérer en quelques mots : c’était la création d’un institut pour les jeunes filles désireuses de s’instruire ; c’était la fondation d’un orphelinat dans lequel elle recueillit six cents orphelins ayant perdu leurs parents dans une épidémie de choléra ; c’était une pétition éloquente des jeunes sourds-muets : Aux enfants qui parlent, les enfants silencieux, lettre qui fit affluer les fonds dans la caisse des jeunes sourds-muets ; c’était l’Œuvre des pauvres honteux, instituée par elle pour venir en aide aux personnes riches tombées dans la misère.

« Frederika Bremer était depuis longtemps seule au monde, nous dit Aïno en terminant sa conférence ; mais elle avait pour amis les savants et les gens de cœur de tous les pays, et pour enfants tous les pauvres. Chaque instant était pour elle, dans les grandes comme dans les petites choses, un acte de bonté et de charité, et quand elle s’éteignit à Arsta, où elle avait tant souffert, ce fut un deuil général de voir partir cette vieille fille de soixante-trois ans, dont la vie avait été si noble, si belle et si bien remplie. »

« Bravo ! bravo ! Vive Frederika Bremer ! vive Aïno !… »

Tels furent les cris qui résonnèrent dans la grande salle de l’école quand Aïno s’assit très rouge, et ravie d’avoir enfin fini, mais n’ayant pas eu la moindre défaillance de mémoire, la moindre hésitation pendant son long récit.

J’entendis Mlle Maria dire à une de nos maîtresses que, sous forme d’amusement, nous avions trouvé là un moyen de nous apprendre à exprimer nos pensées, et je jugeai, à part moi, qu’elle avait bien raison. Mais déjà le piano accompagnait des mélodies de notre pays, et on écouta avec grand plaisir les voix graves ou argentines des cantatrices en herbe.

Comme déclamation, nous entendîmes une fable de La Fontaine, le Loup et l’Agneau, mimée autant que dite par Hanna. Après quoi vint l’intermède annoncé, la première partie du programme étant terminée.

Les petites ménagères se précipitent à la cuisine pour servir le thé. Les langues, longtemps captives, s’en donnent alors ; c’est un brouhaha de ruche d’abeilles géantes. On commente la conférence d’Aïno ; on loue les artistes sans restriction, sans mauvaise foi : heureux artistes et heureux public ! Puis on déguste avec grand appétit les tartines et les biscuits qui accompagnent le thé qu’on nous offre. Cet intermède est du goût de tout le monde. Les petites cuisinières s’agitent comme de grands papillons blancs, puis elles remportent les tasses vides et se réconfortent à leur tour.

L’intermède va bientôt prendre fin. Mademoiselle la présidente remonte sur l’estrade, le silence se fait de nouveau, et Hanna s’avance, une feuille de papier à la main, ses cheveux lui faisant une auréole dorée. Elle n’a pas la moindre timidité, et de sa voix claire et bien timbrée, pleine de rires et de gaieté, elle lit le journal du convent.

Ce sont de petites histoires écrites par les unes et les autres et que les auteurs écoutent la rougeur au front ; ce sont des vers un peu faibles, timides essais de juvéniles talents ; ce sont les nouvelles de notre vie d’écolière, les compositions, les congés, etc. : quelques calembours, quelques bons mots. Des charades, des énigmes, dont on aura la solution au prochain numéro ; puis la partie cocasse, dont Hanna est évidemment l’auteur, et qui nous fait rire aux éclats. Après quoi nous apprenons que Heddi a perdu son dé et qu’elle promet une image à celle qui le lui retrouvera ; que Selma a deux timbres d’Italie à échanger ; que Mathilde est lasse du petit sac à ouvrage qu’elle a commencé à broder et qu’elle l’échangerait volontiers contre un livre amusant ; que Charlotte a envie d’acheter un livre d’histoires en français, mais qu’elle voudrait s’associer avec une ou plusieurs de ses compagnes afin d’en diminuer le prix d’achat, etc., etc.

Hanna ayant lu le dernier article du journal, une lettre abracadabrante d’un habitant de la planète Mars aux habitants de la Terre, on passe aux exercices de gymnastique annoncés sur le programme. C’est une détente générale. On rit en exécutant divers mouvements qui se terminent par une marche générale.

Chacune revient à sa place pour la conférence contradictoire. Elle est très intéressante pour nous, et nous nous passionnons dès les premiers mots. Les ripostes se croisent, les objections sont réfutées à peine formulées ; souvent deux ou trois réparties s’échappent à la fois de différentes bouches, et la présidente est obligée de nous rappeler à l’ordre.

C’est qu’il s’agit de décider une chose du plus haut intérêt pour nous autres écolières.

La question posée est celle-ci :

Quel est le meilleur mode d’emploi des quarts d’heure de repos entre les leçons pendant les classes ?

Les avis sont très partagés et exprimés en toute sincérité. Quelques élèves studieuses opinent pour employer ce temps de répit à « repasser » la leçon du cours suivant ; d’autres s’y opposent énergiquement et réclament de l’exercice, du plaisir, un changement complet d’idées. Mlle Mathilde reprend le thème, résume les objections, les commente et nous fait comprendre que c’est, en effet, par un repos complet d’esprit et une détente du corps que nous obtenons un meilleur travail d’esprit pendant le cours suivant.

Pour nous amuser un peu, elle nous pose une autre question :

Comment remplit-on la caisse des convents quand les fonds tirent à leur fin ?

Chacune propose un expédient plus ou moins pratique et heureux. On s’ingénie ; parfois un mot piquant jaillit et les rires éclatent.

La présidente se lève ; c’est le signal des jeux et danses. On range les chaises et les tables contre le mur. Une fillette de bonne volonté se met au piano et les rondes commencent. On entonne à tue-tête le chant favori : Tule, tule ystarain.

Et d’autres, et d’autres encore. Les voix ne se fatiguent pas de chanter, les petits pieds ne se lassent pas de danser ; les farandoles et les polkas semblent ne vouloir jamais finir.

La charmante réunion ! Et comme on s’entend bien à s’amuser toutes ensemble !

On se sépare enfin ; mais, la prochaine quinzaine, on se retrouvera avec le même plaisir, et la séance sera aussi réussie, quoi qu’on fasse.