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La Vache tachetée (recueil)/En attendant l’omnibus

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En attendant l’omnibus



Depuis une heure, sur les boulevards, à une station, j’attendais l’omnibus de Batignolles-Montparnasse. J’avais un rendez-vous d’affaires important et pressé, un rendez-vous, ma foi ! qu’il m’eût été désastreux de manquer, car toute ma petite fortune acquise à force de privations et d’économies y était en jeu. Mais mes moyens ne me permettent pas de prendre un fiacre, et me le permettraient-ils que je n’en prendrais pas davantage. Je trouve que c’est du gaspillage. Quand je pense qu’il existe des gens assez dépensiers, des pères de famille même, pour se payer des fiacres, alors que Paris tout entier est couvert de lignes d’omnibus, eh bien ! cela ne me donne pas une haute idée de leurs vertus domestiques.

J’attendais donc l’omnibus. Et je l’attendais bien respectueux de tous les règlements administratifs, bien soumis à toutes les formes de l’autorité, tâchant de refréner mes impatiences et de faire taire ces révoltes, évidemment ataviques, qui, depuis une heure que j’attendais, recommençaient à gronder en moi, et dont je rougis que la civilisation républicaine, non moins que la constante pratique du suffrage universel, n’aient point encore aboli les barbares vestiges. Oui, je m’efforçais de faire taire ces révoltes, car ne doutez pas un instant que je ne sois cet inénarrable, cet ovin et bovin personnage de comédie — allez ! allez ! moquez-vous ! — qu’on appelle un brave électeur, un honnête contribuable français, et que la France qui possède, de ce bipède, les plus parfaits exemplaires, est, à juste titre, si fière de montrer aux étrangers turbulents.

J’attendais donc l’omnibus, ayant le numéro : 364.998, un joli numéro, n’est-ce pas ? et grâce auquel je risquais, si je m’obstinais à attendre — et je m’y obstinais crânement, — de n’arriver à mon rendez-vous que dans un mois ou deux. Avec l’admirable système des Compagnies de transports parisiens, lesquelles ne transportent guère que trois sur cent des personnes qui demandent à être transportées, on a vu de ces choses surprenantes. On a vu fréquemment ceci : des rues, vers lesquelles on allait, démolies et reconstruites durant l’espace d’une attente à la station, si bien que, lorsqu’on arrivait enfin, on ne retrouvait plus ni les rues, ni les gens, et que ces derniers avaient eu le temps, soit de mourir à la suite de longues maladies, soit de faire fortune ou faillite, et de se retirer à la campagne, également riches et heureux, comme il convient !

J’attendais donc l’omnibus. La pluie tombait drue et froide, actionnée par le vent qui soufflait du nord-ouest, et la faisait pénétrer en vous comme une multitude de petites aiguilles de glace. Nous pataugions dans la boue, inexprimablement. Toutes les dix minutes, l’omnibus passait, complet. Et les conducteurs, sur la plate-forme, les cochers sur leurs sièges, et jusqu’aux contrôleurs, derrière leurs guichets, se tordaient de rire à voir cette foule chaque fois déçue, se ruer autour de l’omnibus, comme un raz-de-marée, et se retirer ensuite — ah si piteusement !… Il fallait entendre avec quelle joie moqueuse ces puissants fonctionnaires criaient : Complet ! comme pour mieux nous faire sentir le ridicule de notre situation. Quelques récriminations partaient bien, d’ici et de là, mais si timides que ce n’est pas la peine de les mentionner. En somme, l’attitude de la foule était excellente, et telle qu’on doit l’attendre de bons Français qui votent et qui paient l’impôt.

Une fois, un petit pâtissier, qui portait sur sa tête une énorme architecture de friandises, descendit de l’impériale, et l’on appela les numéros.

— Numéro 66 !

Numéro 66 !… Et moi, j’avais le 364.998 !

J’avisai un contrôleur, et, la tête découverte, l’échine arquée, la bouche humble, afin de bien affirmer mon respect de la casquette galonnée, je lui demandai :

— Monsieur le contrôleur, j’ai le numéro 364.998… Puis-je espérer prendre bientôt l’omnibus ?

À quoi le contrôleur répondit :

— Eh bien ! mon petit père, vous pouvez espérer le prendre à Pâques ou à la Trinité…

Et, comme il avait l’air de se moquer de moi, je crus devoir pour l’amadouer et en manière d’excuses, ajouter :

— Ce n’est pas que je m’impatiente, monsieur le contrôleur… mais j’ai un rendez-vous très pressé !… Cela ne fait rien, j’attendrai, j’attendrai !…

J’attendais donc l’omnibus. La foule, à chaque seconde, grossissait, débordait maintenant sur le boulevard et dans la rue voisine. Déjà, des accidents nombreux, causés par l’encombrement des voitures et des gens assaillant les voitures, avaient été signalés. On avait relevé six personnes écrasées et je ne sais plus combien d’autres avec de simples fractures aux jambes, aux bras et au crâne. Une boutique de pharmacien, en face, ne désemplissait pas de blessés. Beaucoup, aussi, se plaignaient, courtoisement d’ailleurs, d’avoir été dévalisés, qui de leurs montres, qui de leur porte-monnaie, qui de leurs mouchoirs. Et d’étranges rôdeurs chuchotaient dans l’oreille des femmes des paroles abominables. Enfin, la congestion pulmonaire, mise en belle humeur par cette bise humide et glacée, se promenait de visage en visage, comme une abeille de fleur en fleur. Et je plaignais, non pas la foule, qui attendait l’omnibus, mais cette excellente Compagnie d’omnibus qui, faute de voitures, de chevaux, de conducteurs et de cochers, faisait attendre la foule, bien tranquille dans son monopole et protégée contre les réclamations possibles, hélas ! mais rares, heureusement, par toutes les forces administratives de la République, et aussi, et surtout, disons-le à notre orgueil, par toutes les tolérances individuelles de ces bons, respectueux, soumis citoyens et citoyennes français que nous nous plaisons d’être — admirable bétail humain à qui jamais l’idée ne viendra de se rebeller contre quelque chose, contre quoi que ce soit.

Et, alors, il se passa un fait véritablement inconcevable, tellement inconcevable que j’hésite à le relater. L’omnibus arrivait, complet comme toujours. Tout à coup un jeune homme, écartant la foule, escalada la plate-forme, malgré les cris du contrôleur, et grimpa lestement sur l’impériale.

— Complet ! Complet ! hurlèrent le conducteur, le contrôleur, l’inspecteur et le cocher.

— Complet ! Complet ! grognèrent les voyageurs tassés à l’impériale, sous leurs parapluies.

— Complet ! Complet ! vociféra la foule, devenue tout à coup menaçante et qu’exaspérait un tel acte d’insubordination.

— Vous n’avez pas le droit d’être là !… Descendez !

— Qu’il descende !… qu’il descende !…

— Faites-le descendre !… Tirez-le par les basques de son habit, par les oreilles…

Le conducteur avait, lui aussi, grimpé sur l’impériale, et il sommait le jeune homme de descendre. Mais celui-ci resta calme et il dit :

— Non je ne descendrai pas… Qu’est-ce qu’il y a sur votre omnibus ?… Il y a écrit en grosses lettres rouges : Montparnasse-Batignolles, n’est-ce pas ?

— Il ne s’agit pas de cela…

— Je vous demande pardon… Il ne s’agit que de cela… Votre omnibus mène aux Batignolles… J’y vais moi-même… Il passe… je le prends. Laissez-moi tranquille.

— Mais puisqu’il est complet, andouille !

— Cela ne me regarde pas… Vous avez un monopole… Par cela même, vous vous engagez, virtuellement à me conduire, à conduire tout le monde sur tous les points de votre parcours… Que vos omnibus soient complets ou non, ce n’est pas mon affaire, et je n’ai pas à le savoir… Arrangez-vous comme vous le voudrez. Ayez cent mille voitures, s’il le faut… Mais conduisez-moi là où vous et moi nous allons… C’est mon droit… Je le réclame… et je ne descendrai pas.

— Ah ! tu ne descendras pas !… menaça le conducteur… Eh bien ! tu vas voir ça… espèce de saligaud !

— Je réclame un droit que j’ai… Je ne vous insulte pas, je pense… Faites de même !

— Eh bien tu vas voir, pourri, saleté, anarchiste !

— Oui, oui, enlevez-le ! crièrent les voyageurs de l’impériale.

— Enlevez-le ! Enlevez-le ! Jetez-le par-dessus la galerie ! ordonna la foule.

Et le conducteur aidé du contrôleur et de l’inspecteur, aidé des voyageurs de l’impériale, de l’intérieur et de la plate-forme, aidé de la foule, qui avait pris d’assaut l’omnibus, aidé de douze gardiens de la paix survenus au bruit de la bagarre, se rua courageusement sur le jeune homme, qui, en un instant, étouffé, déchiré, aveuglé, mis en pièces et tout sanglant, fut jeté comme un paquet sur le trottoir.

Nous applaudîmes frénétiquement à cet acte de justice, à cette conquête du règlement sur les principes révolutionnaires, et, le calme s’étant rétabli, les voyageurs ayant repris chacun sa place, l’omnibus s’en alla, symbole de la paix sociale, affirmation triomphante de la hiérarchie… J’appris, depuis, que ce jeune homme, qui avait voulu, un moment, troubler la belle harmonie des administrations de notre République, n’était pas un Français !… Cela ne m’étonna pas, et j’aurais bien dû m’en douter…

J’attendais donc toujours l’omnibus.

Depuis longtemps, l’heure était passée de mon rendez-vous, et je n’avais plus qu’à rentrer chez moi ; d’autant que la pluie redoublait et me trempait jusqu’aux os. Mais je voulais attendre encore, par respect, par soumission, par protestation contre cet acte inouï de révolte qu’avait commis ce jeune étranger… Je vis des gens entrer dans des restaurants, puis en sortir… Je vis des gens entrer dans des théâtres, puis en sortir… Je vis des magasins s’éteindre et se fermer des cafés… et je vis aussi les passants se faire plus rares… Enfin, le dernier omnibus arriva, toujours complet ! C’est alors, seulement, que je me décidai à rentrer chez moi.

Et pendant que je marchais, le long des rues silencieuses, heureux de cette réconfortante journée où s’était affirmée, avec tant d’éclat, la victoire du règlement administratif, je songeais à cette parole de M. George Auriol :

— Les Français ont pris la Bastille, c’est possible… Mais ils ne sont pas fichus de prendre l’omnibus Madeleine-Bastille…

Hum ! Hum ! Qu’a-t-il voulu dire par là ?