En camarades/01
EN CAMARADES
ACTE PREMIER
Scène première
Ah ! C’est madame Payen !… Madame sera bien contrariée !… Je crois que madame est sortie…
Tiens !… La concierge m’avait pourtant dit…
Si Madame se fie plus à la concierge qu’à moi…
Mais pas du tout, Lise, pas du tout ! Vous êtes en froid avec la concierge ?
Je ne me commets pas avec les concierges. Je n’aime pas les personnes qui appartiennent à une race intermédiaire.
Sans indiscrétion, mon enfant, qu’est-ce que vous appeliez une race intermédiaire ?
Mais Madame, ça se comprend de soi-même ! Un concierge, ce n’est pas un domestique, n’est-ce pas ? Et ça n’est pas un maître non plus. C’est comme qui dirait dans son genre, un mulâtre.
Monsieur est sorti aussi ?
Non, Madame. C’est-à-dire… je n’ose pas m’avancer… Monsieur doit être dans le fumoir, je vais m’en assurer.
Je n’oserais jamais changer de linge devant une personne aussi digne ! (Elle furette, en amie intime.) Les maîtres de la maison sont, par chance, moins imposants… Drôle de maison. Ça n’a jamais l’air rangé ici. Je ne pourrais pas vivre dans un désordre comme celui-là, moi. (Elle redresse un cadre contre le mur.) Ça me donne le mal de mer. Jusqu’à la boîte de bonbons qui n’est jamais deux jours de suite à la même place ! (Cherchant.) Où l’ont-ils fourrée ? Ah ! la voilà ! (Elle croque des bonbons.) Heureusement que le mari est un amour, lui ! C’est drôle, dans les ménages que je connais, le mari est presque toujours un amour… excepté dans le mien !…
Vous étiez là ! Depuis longtemps ? Combien de minutes de vous ai-je perdues ?
Vous les retrouverez ! Vous êtes seul ? Fanchette n’est pas là ?
Mais si, elle est là. Je l’ai entendue il y a un instant, elle riait avec son gosse…
Ah ! oui, toujours son gosse… Il va bien, lui aussi ?
Je pense. Vous demanderez à Fanchette.
Eh bien, on ne peut pas dire que vous soyez curieux de ce qui se passe chez vous, au moins.
Non. Nous nous sommes arrangés comme ça, Fanchette et moi. « Fais ce que tu veux, moi de même. »
Ça peut vous mener loin…
Guère ! Regardez où nous en sommes, depuis trois mois que je vous fais la cour !
Chut !
Qu’est-ce que j’ai dit de mal ?
Rien… mais… Fanchette…
Fanchette sait très bien que je vous fais la cour.
Oui, mais j’ai peur de la femme de chambre !
Dieu, que cette robe est jolie !
Ce chapeau vous plaît ?
Voyons… oui… Tournez un peu la tête par là… Oh ! très bien. La robe aussi. J’adore ces modes-là, moi. Ça plaque ici, ça bâille là, ça remonte ici, ça descend là…
Un geste de plus, j’appelle ma mère !
Qu’est-ce que vous avez là-dessous ?
Sous quoi ?
Sous cette espèce de chemise-fourreau qui vous… épouse de si près… ?
Oh ! c’est la scie… Je n’ai rien ou à peu près… Une combinaison en peau de chevreau.
En peau de chevreau… Un type dans le genre de Saint-Jean-Baptiste… Ah ! que j’aimerais vous voir gambader autour de moi, vêtue d’une peau de chevreau, de très petit chevreau… (Brusquement.) Vous m’aimez toujours ?
Jusques au délire !
C’est bien peu.
Et vous ?
Madame !… Vous ne savez pas à qui vous parlez ! Je suis marié !
Eh bien, et moi donc ? D’ailleurs, vous, vous l’êtes si peu… Figurez-vous qu’il y a des gens qui prennent Fanchette pour votre maîtresse.
C’est très blessant.
Pour elle ?
Non… Pour vous.
Malhonnête !… C’est vrai, vous avez tellement l’allure d’un ménage pour rire !
D’un ménage où on rit, vous voulez dire. J’ai choisi la meilleure part, et fait de ma femme…
Un camarade, je l’attendais.
Oui. Un camarade avec qui on fait les mille z’horreurs. C’est rudement commode, vous savez. Je flirte, elle marivaude, nous coquetons… Et puis, le soir, dans le dodo, on se dit tout.
Tout ? Vous exagérez.
Pas du tout, elle ne me cache rien.
Et vous ?
Moi ? Je lui dis… que je vous adore.
Oui. Mais vous n’oseriez pas lui dire que vous m’aimez. (Geste de Max.) D’abord, ce ne serait pas vrai.
Ce ne serait pas assez !
Et… qu’est-ce qu’elle en dit, Fanchette, de notre grande passion ?
Elle ? elle se tord. Vous savez, elle ne s’épate pas facilement. Elle me raconte ses petites affaires, elle me demande conseil, au besoin… (Marthe, sans être vue de lui, lève les yeux au ciel et hausse les épaules.) En dehors de mes avis éclairés, elle vit à sa guise, sous l’œil de Dieu. Elle a sa morale à elle…
Bien à elle !
Elle dit : « Le mal, c’est ce qui est laid. » Vous comprenez, je ne vais pas aller déranger cette sérénité païenne. (Naïvement satisfait.) Mon système n’est peut-être pas neuf, mais il n’est pas le plus mauvais, allez !
C’est drôle, je le croyais intelligent !
Il faut évidemment avoir affaire à une nature de tout repos.
Comme s’il y avait des femmes de tout repos !
Ce n’est pas à vous que je pensais. Vous… vous êtes… la perturbatrice. Ah ! que vous devez bien savoir mentir !
Oh !… Comme tout le monde…
Mieux que les autres ! (Allumé.) Tout en vous provoque et se dérobe… Cette taille de couleuvre, ce coin de bouche perfide… Ah ! Marthe…
Je vous défends de m’appeler Marthe !
Quel autre prénom désirez-vous que je vous donne ?
Mais aucun ! Vous pouvez bien m’appeler madame, comme tout le monde !
C’est ça, reléguez-moi dans la foule anonyme ! Après trois mois de passion invétérée ! Madame !… Ah ! c’est gai ! (Changeant de ton brusquement.) Qu’est-ce que vous faites demain entre trois et cinq ?
Demain ? Entre trois et cinq ? Je ne sais pas…
Je le sais, moi ! Marthe, j’ai besoin de vous parler sérieusement, et de vous embrasser, non moins sérieusement.
Où ça ?
Partout !
Mais non ! Je voulais dire où ? Dans quel… dans quel local, enfin…
Ah ! bon… (Plus bas, se rapprochant.) Connaissez-vous cette petite rue qui coupe l’avenue de…
Chut, donc ! Il y a quelqu’un, là…
Fanchette ! Tu es là ?
Oui !
Qu’est-ce que tu fais là toute seule ?
Je ne suis pas toute seule, je suis avec le gosse.
Ah ! Le gosse est là ? Il va bien ?
Très bien, merci.
Qu’est-ce que vous faites là-dedans ?
Mon cher, vous êtes bien curieux !
Qu’est-ce que vous faites ? Ça empeste le brûlé !
C’est des pistaches que j’ai voulu faire griller sur mon réchaud pour chauffer les fers à friser… Ça n’a pas marché. (Elle entre.) Tiens, Marthe !
Bonjour !
Dieu, que cette robe est jolie !
Vous n’avez pas seulement eu le temps de la regarder !
C’est vrai. Mais j’ai confiance. J’espère que Max vous a tenu compagnie ?
Je ne lui ai pas tenu que ça.
Qu’est-ce que vous dites ?
Je lui ai tenu… des propos déshonnêtes.
C’est rigoureusement vrai. Et puis, vous savez, c’est lui qui a fait la gaffe.
Quelle gaffe ?
Je m’étais heurtée à votre sévère consigne : « Madame est sortie ».
Ah ! oui, le gendarme…
Mais, (Désignant Max.) c’est un type dans le genre de Saint Jean Bouche d’Or. (Imitant Max.) « Fanchette ? mais elle est là ! avec son gosse ! »… Sans rancune, hein ?
Oh ! sans rancune ! J’ai le temps de le voir, vous savez, le Gosse ! Et vous deux ? Ça tient toujours, ce grand flirt ?
Pas mal, merci.
Ravie de vous l’entendre dire. (Désignant Max.) Tenez-le serré, il n’y a pas plus coureur.
Mais c’est une procuration en bonne et due forme que vous me donnez là !
Pourquoi pas ? Vous êtes le flirt de Max, le flirt idéal… pour moi.
Le flirt… sans danger ?
Le flirt décoratif, avantageux, compromettant. Si Max faisait la cour à une femme laide, je me sentirais vexée, outragée… Oh ! je serais furieuse ! Songez donc ! Qu’est-ce qu’on irait supposer de moi ?
Je n’ose pas y penser
Quel ménage !
Tout de même, méfiez-vous, ma chère, on se dit tout, nous deux !
Oui, oui, je sais !…
Mais toi-même, ô ma digne épouse, où donc est ton joujou favori ?
Gosse !… Eh bien, Gosse ? Allons vite, mon petit !
Voilà, Voilà ! (À Marthe, s’essuyant les doigts avant de lui baiser la main.) Je vous demande pardon, ce sont ces sales pistaches…
Sales ! Répétez un peu !
Elle me fait faire un métier de marmiton ! Je suis tout noir.
Vous avez là un bien bel enfant, Madame.
N’est-ce pas, Madame ? Tout le monde m’en fait compliment. Et si avancé pour son âge ! (Au Gosse.) Récite ta fable à la dame !
Non, veux pas, là !
Comment, elle le tutoie, maintenant ?
Est-ce que je sais ? Ça ne nous regarde pas. Venez donc vous asseoir là, près de moi ! (À Fanchette.) Fanchette ! joue avec le petit garçon, et n’écoute pas ce que disent les grandes personnes !
Compris ! (Au Gosse, impérieuse.) Ici, Gosse ! (Il vient s’asseoir à ses pieds sur un petit tabouret. — Elle prend une corbeille sur ses genoux et fourrage dedans.) Il faut pourtant que je range mon panier à paresse… Quand on pense ! Voilà des bonbons de la semaine dernière que je n’ai pas encore « mis à jour » !
C’est moi qui vous les ai donnés, pourtant !
Faut-il pas que je vous les rembourse ? Ce qu’il est vénal, ce petit-là !
Vous en voulez d’autres ?
Cette question !
J’en ai.
Donnez vite.
J’en ai… chez moi.
Allez les chercher.
Venez avec moi.
En voilà une idée, par exemple ! (Fouillant dans le panier.) Tiens ! le fouet de la chienne ! Je l’ai assez cherché !
Vous savez, elle nous fait des mauvais yeux.
Qui ça ?
La dame au chapeau, là…
Ça vous gêne ?
Non, mais vous ?
Non plus.
C’est égal. Elle n’a pas l’air de nous regarder, mais je la sens rosse.
Croyez-vous ? Chez Marthe, ce n’est pas de la méchanceté, c’est une attitude, une espèce d’empressement à suivre la mode… car la mode n’est plus aux « bonnes filles, ni aux gentilles petites femmes… »
Oui, à présent, on porte les teintes crues et la rosserie affichée. Les hommes aiment ça.
À qui le dites-vous ? J’ai eu la visite d’un ami de Max, un nouveau marié, qui m’a parlé de sa jeune femme en termes… étranges.
Qu’est-ce qu’il disait ?
Il parlait de son sale caractère comme d’une vertu domestique, il disait : « Ah ! le petit chameau ! y a pas plus charogne ! »
Charmant.
Marthe est assez le « petit chameau ». Elle espionne par système et dénigre par habitude. Au fond, elle n’en pense pas un mot.
Vous ne m’avez pas répondu tout-à-l’heure.
À quoi ?
Vous le savez très bien.
Venir chez vous ? Ça va recommencer ? Mais oui, j’ai entendu. Et je n’irai pas.
Ah ! (Un temps.) Au fond, vous avez la frousse.
La frousse ? Ah ! là là, mon pauvre petit ! Peur de ça, moi ?
Sont-ils gentils, tous les deux !
Eh bien, et nous ? On n’est pas répugnants, que je sache !
Nous nous tenons mieux.
Mais nous promettons davantage.
Oh ! vous croyez ? Vos pensées et celles du Gosse, puisque Gosse il y a, doivent se ressembler en ce moment comme… deux femmes nues.
Vous, vous m’ennuyez. Vous voulez faire de Fanchette une femme raisonnable, une femme comme les autres !
Elle n’a pas besoin de devenir raisonnable pour ressembler aux autres…
Qu’est-ce qu’il a dit encore ?
Oh ! c’est trop bête, je ne peux pas le répéter.
Taisez-vous donc !
Hein ! Vous n’en menez pas large ! (À son mari et à Marthe.) D’ailleurs, ça ne vous regarde pas.
C’est malin, ce que vous avez fait là.
C’est pour vous montrer que de nous deux, c’est vous, le froussard. Qu’est-ce que j’irais faire chez vous ? On sera bien mieux chez Olympe.
Qu’est-ce que c’est que ça, Olympe ? Un petit pied-à-terre ?
C’est un petit pied à thé. On y mange des sandwiches aux harengs, ma chère !… C’est une petite boîte très gentille, toute simple.
Trop simple pour moi. Chez moi, tout est d’un luxe inouï !
Je connais. Vous avez une telle horreur de ce qui est simple que vous avez mis partout des doubles rideaux.
J’ai aussi une double clef, pour vous…
Il ne me manque plus que la double voilette…
Les baisers doubles…
Et du curaçao triple sec ! (Ils rient tous deux.) Mon Dieu, que nous sommes spirituels ! Que vous m’amusez, Gosse ! Comment voulez-vous que je vous prenne jamais au sérieux ? Non là, vrai, quand je voudrais de tout mon cœur… être votre maîtresse, je ne pourrais jamais ! Je mourrais de rire ! Je ne peux pas un instant m’imaginer… (Elle rit.) Ou bien, je penserais à autre chose au moment de…
Ça, c’est mon affaire. Mais puisque ce sera pour rire, justement ! Une visite, rien qu’une visite ! On jouera au ménage illicite ! (Elle ne répond pas.) Demain, ça tient ? (Elle fait signe que non.) Au fond, vous avez un peu peur.
J’ai peur, moi ?… J’ai peur ?
Comme un seul homme.
Serin, va !
Vous ne viendrez pas, parce que vous avez peur. Chiche que vous ne viendrez pas. Chiche que vous avez peur.
Vous êtes un… un… je ne peux pas dire quoi !
Répétez-le donc, et je vous embrasse.
Oui, je le répète !
Ah ?
Oh !
Qu’est ce qu’il y a ?
Il m’a embrassée !
Ma position est bien difficile. Le souci de ma dignité exige une réparation immédiate. (Farouche.) Je sais ce qui me reste à faire !
Eh bien, vrai !… C’est tout ce que ça te fait ?
Moi ? non, ce n’est pas tout !
Mon chapeau ! Mon chignon ! Au secours ! Un satyre !
Retenez-moi ! Retenez-moi, ou je vais faire un bonheur !
Max ! Max ! veux-tu la laisser tranquille !
Mes petits enfants, je m’en vais. Cette maison patriarcale et mouvementée m’épouvante. (À Max.) Mes manches, s’il vous plaît. (Au Gosse qui s’empresse.) Non, pas vous. Vous êtes déjà de service. Max ?…
Alors ?… Rue du Sergent-Hoff ? Près de l’avenue Niel, vous voyez ça ?… (Fanchette s’approche, il l’arrête.) Laisse, mon petit, je reconduis Marthe.
Il la reconduit… Oui, il la reconduit… sur les deux joues ! (Elle redescend. Au Gosse qui boude.) Gosse ?
Quoi ?
Oh ! ce caractère ! Quand on est de cette humeur là, mon ami, on se cache, on vit tout seul, on accroche une pancarte à sa porte : « Je boude ! » De manière que les camarades gentilles, qui voudraient justement vous faire une petite visite vers cinq heures…
Non ? Vrai ? Fanchette ?… (Consterné.) Je fais des excuses plates, plates, plates… C’est vrai que demain, vers cinq heures, chez moi ?
Mon ombrelle ?
Elle était là, contre le divan…
Qu’est-ce qu’ils ont dit ? Demain à cinq heures ? Eh, eh ! Ces innocents ! (Haut.) Ah ! je l’ai ! Merci ! Au revoir, Fanchette !
À bientôt !
Alors, vous disiez… que demain… à cinq heures…
Sais pas… peut-être… (Redescendant.) Promettez-moi qu’on s’amusera ?
Je vais régler le programme des fêtes !
Vous partez, Gosse entreprenant ?
Je crois bien, on me chasse !
C’est bien fait. À demain.
À demain, oui… Au revoir Fanchette…
Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
Qui donc, mon petit ?
Marthe.
Ce qu’elle m’a dit ? Des potins, des riens… Marthe énonce rarement de ces paroles définitives qui se gravent dans la mémoire…
Tu sais, elle est ravie que tu lui fasses la cour.
Elle serait difficile ! (Se regardant dans la glace.) Je suis en beauté aujourd’hui, n’est-ce pas ?
Que tu es bête, Max !
Je suis bête, mais je suis beau. Elle aussi, d’ailleurs…
Elle aussi quoi ?
Elle m’a semblé en forme, aujourd’hui.
Peuh ! Je n’aime pas beaucoup cette façon de se mettre du rouge en plein jour, tu sais… Qu’est-ce qu’on fait cette après-midi ? On sort ?
On reste ensemble, si Madame veut bien.
Chic !
Et demain aussi ! (Se reprenant vivement.) C’est-à-dire…
C’est-à-dire…
C’est-à-dire, non… Pas demain. Demain j’ai promis de passer à l’hippique…
Moi aussi… (Se reprenant.) Qu’est-ce que je dis donc ? Au contraire, je ne peux pas. J’ai la corsetière, voilà trois fois que je la remets…
Bon, bon… (Il se promène et chantonne.) Ça va, ça va… (Silence.)
Max ?
Mon petit ?
Tu es sûr…
Sûr de quoi, ma chérie ?
Sûr que tout ça n’a pas d’importance ? Tu es sûr que Marthe, enfin… Ce n’est pas sérieux ?
Grande sotte d’enfant, va !
Parce que, enfin… elle est très bien, Marthe, et toi… tu n’es qu’un homme… Tu es sûr de toi, Max ?
Mais, oui, sûr ! Sûr… comme de toi-même !