En flânant dans les portages/09

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Les Trois-Rivières : les Éditions du Bien public (p. 67-79).

Histoire d’un goujon

Les pêcheurs sont de grands
enfants, méchants sans le savoir.

Je suis un pauvre petit goujon, pas bien gros, pas bien long. Mon histoire est banale, banale comme mon espèce. Je vous la conte, écoutez si vous voulez.

Nous sommes au début de l’été, les merisiers sont en fleurs. Je le sais moi qu’ils sont en fleurs, parce que le vent, qui secoue les arbres et brouille le lac, a fait pleuvoir, depuis quelques jours, de ces petites choses blanches au cœur jaune tendre, qui ressemblent à des mouches, mais qui ne se débattent pas lorsqu’elles tombent sur l’eau.

Donc, il y a deux ans, je naissais dans le ruisseau, le beau ruisseau clair et froid, qui s’amuse sous les les arbres, à jouer à saute-mouton.

Deux ans c’est beaucoup, et ça compte dans la vie d’un goujon !

Quand j’ouvris les yeux, nous étions tout un essaim de petits êtres à peine longs comme une demi-aiguille de pin, dans un creux noir, sous une roche. D’abord, étourdi par le bruit de l’eau qui frôlait notre abri, je collais mon bec rond sur la roche et ne bougeais guère. Combien de temps je restai là, je l’ignore.

Cependant, un moment qu’il faisait plus clair, je vis que nous n’étions plus qu’une douzaine ; beaucoup étaient partis, aussi nous nous serrions les uns contre les autres comme des petits soldats après la bataille.

J’eus faim. Tout autour de nous il y avait de minuscules choses vivantes qui descendaient au fil de l’eau. J’ouvrais le bec et il en entrait dedans, et je n’avais plus faim. Un jour pourtant, une larve plus grosse que les autres se mit à tournoyer dans le remous voisin. D’un seul élan, sortant de l’ombre, je mangeai la larve qui était bonne, et pour la première fois je sus que je savais nager. Mais le courant trop fort m’entraîna bien loin et je dus m’abriter derrière une autre roche.

Quand l’eau redevint froide et qu’il se mit à tomber des graines blanches qui fondent, j’étais déjà fort, j’allais partout, je visitais les remous, je me cachais sous les herbes qui pendent dans l’eau, là où les mouches se posent, et j’étais fier de mes écailles d’argent.

L’hiver fut triste. J’avais moins faim. Je dormais longtemps sans bouger, engourdi par le froid.

Au printemps, le ruisseau devint grognon et sale. Il charroyait des branches cassées, des feuilles jaunies, de la mousse, arrachées aux rives par les eaux gonflées. Il y avait beaucoup de larves et je mangeais plein mon ventre. Je connus nombre de petits poissons.

Souvent nous nous réunissions par bandes pour jouer et chasser. Dans ces courses il m’arrivait de rencontrer de gros poissons, et, bien que de ma famille, — je les reconnaissais par leur couleur, — ils étaient méchants et me mordaient.

J’appris ainsi que tout ce qui est plus gros que soi est méchant, et qu’il faut se cacher dans le creux des rochers quand une ombre passe. Pourtant, d’instinct, je me mis à mordre, moi aussi, les plus petits qui passaient à portée de mon bec.

Étant une fois au milieu du courant, je fus soudain bousculé sur les pierres ; la tête me faisait mal, j’étais étourdi, meurtri, et de chute en chute je tombai dans un trou profond, dans le lac. C’était noir, l’eau ne faisait plus de bruit, j’avais peur et pas un galet, pas un abri ! Je nageais bien vite pour trouver le fond, lorsque j’aperçus une bouche avec des dents pointues, des yeux féroces, un corps brun, énorme, taché de rouge, qui s’avançait vers moi. Je ne sais comment je fis pour lui échapper, mais de toute la force de mes nageoires je m’élançai vers la lumière, jusqu’au bord, où il y a de l’herbe, du soleil et très peu d’eau, et je me glissai sous une branche en tremblant bien fort.

J’ai appris depuis que ce vilain poisson était une truite, et que les truites, même les petites, ont des dents et poursuivent sans pitié tous les autres poissons pour les manger, comme nous, les goujons, poursuivons les larves et les mouches.

Le danger passé, je sortis de dessous la branche et regardai autour de moi. L’eau était claire, de belles larves avec des ailes se promenaient dans l’air. Une laide bête avec des pattes tout le long du corps, tombée d’une branche voisine, essayait de nager ; elle tournait sans changer de place. Alors je pris mon élan et l’attrapai. C’était mou, c’était bon.

Mais tout-à-coup il se fit un grand tapage, et juste au moment où je m’éloignais, un oiseau armé d’un bec pointu plongea dans l’eau et en ressortit en emportant un pauvre petit poisson qui m’avait suivi sans que je l’aie vu. Depuis, je n’ose plus manger les mouches et les bêtes qui tombent, pour ne pas être pris par l’oiseau qui vient jusque dans l’eau.

Hélas ! que je regrettais mon cher ruisseau natal où l’on se sent en sûreté parmi les remous et les cailloux luisants, où la nourriture passe à portée de votre bouche, où l’eau froide vous caresse !

Je vivais perdu dans le lac, toujours sur le guet, craignant les trous profonds où les truites nagent avec des gueules armées de dents, fuyant les rives et les bas-fonds où viennent plonger les terribles oiseaux aux becs pointus.

Les jours passaient.

Voilà qu’un matin, me promenant, j’aperçois une troupe nombreuse de mes frères aux écailles d’argent. Ils étaient pressés les uns contre les autres et faisaient des ronds sans s’arrêter. Jamais je n’avais vu pareille chose. Je m’approchai et compris bientôt la raison de leur détresse. Les pauvres étaient enfermés dans une espèce de boîte ajourée. Ils poussaient leur tête sur les côtés de la boîte, revenaient en arrière, recommençaient encore sans pouvoir avancer. Ils étaient prisonniers là-dedans et ne pouvaient plus s’en aller, ni les gros ni les petits.

Je les regardais se débattre, lorsque voilà la boîte qui se met à rouler. Les malheureux nageaient, sautaient pour rester dans l’eau, mais ils s’en allaient quand même tous ensemble.

Un homme saisit la boîte, l’ouvrit et jeta tous les petits poissons dans une chaudière pleine d’eau.

Deux autres hommes se sont approchés ; ils portaient de longs bâtons et montèrent tous trois sur une grande machine qui flotte sur l’eau, et je ne voyais plus les hommes, ni mes frères dans la chaudière pleine d’eau.

La grande machine se prit à glisser ; les bâtons frappaient dans l’eau et plus ils frappaient, plus vite elle glissait. Ça faisait des remous et beaucoup de bruit à chaque coup.

Des truites et des goujons effrayés se sauvaient. Moi je n’avais pas peur parce que dans le ruisseau il y avait des remous qui font du bruit ; je suivais la machine pour voir des remous et aussi à cause de mes frères dans la chaudière.

Après avoir longtemps nagé derrière je la vis s’arrêter. Un des hommes jeta dans l’eau un gros galet noir qui descendit jusqu’au fond du lac en faisant des bouillons. Je me faufilai sous la machine qui n’avançait plus ; j’étais bien fatigué de nager.

Au bout de quelque temps il se mit à tomber de longues cordes ; après les cordes il y avait des pierres luisantes et, près de chaque pierre,… un des petits poissons de la chaudière.

Ah ! les pauvres ! je les vois encore !

L’un était transpercé au milieu du corps par une pointe qui entrait d’un côté et ressortait de l’autre. Il paraissait beaucoup souffrir, donnait un coup de queue pour nager, mais ça lui faisait si mal qu’il s’arrêtait aussitôt. Il penchait la tête, ouvrait son bec et soufflait vite, vite, par ses branchies.

Un autre, piqué près de la queue, se sentant presque libre, tirait de toutes ses forces pour s’en aller, mais la corde se tendait et, bientôt épuisé, il cessait de tirer en regardant tout autour sans comprendre.

Un troisième ne bougeait plus du tout. La pointe qui l’avait tué ressortait par sa bouche entre-ouverte. Il flottait inerte, suspendu tête en bas.

J’ai pleuré de voir souffrir mes frères !

Qu’avaient-ils donc fait aux hommes pour être ainsi traités ! Les hommes, eux, ont l’espace, l’air, le soleil ; ils sont forts et puissants. Nous, nous n’avons que les eaux, et encore avec tous ses périls. Nous ne demandons rien que de nager tranquilles, manger quelques mouches, quelques larves, nettoyer lacs et ruisseaux de toutes ces petites choses presqu’invisibles qui en souillent la pureté cristalline. Pourquoi nous faire du mal, pourquoi nous faire souffrir ?

J’étais là triste et tremblant, lorsqu’un gardon avec des épines sur la tête s’approcha prudemment, flaira le premier petit poisson blessé, et, le voyant sans défense, le mordit si fort qu’il en emporta tout un morceau. Il allait manger le reste, mais la corde remonta avec ce qui restait du pauvre petit.

Le gros gardon déçu s’élança sur le deuxième, et pour pas qu’il se sauve, il l’avala tout entier. Mal lui en prit, car il monta lui aussi avec la corde, si vite, que je suis sorti pour voir où il allait.

J’entendis les hommes qui riaient ; mais l’un d’eux ne riait pas, il devait dire des choses vilaines car il était fâché. Quelques instants plus tard, le gardon flottait le ventre en l’air, du sang sur ses écailles, et je compris que les hommes sont plus méchants que les truites, puisqu’ils tuent pour le seul plaisir, et non parce qu’ils ont faim.

Maintenant je n’osais plus bouger. D’autres petits poissons de la chaudière se balançaient au bout des cordes, les gros goujons accouraient de partout et les mangeaient, en se disputant entre eux. Il en venait de toutes les tailles, mais tous étaient méchants. Les plus vifs prenaient une bouchée et se sauvaient ; les autres, plus voraces, avalaient d’un seul coup le petit poisson avec la pointe. Ceux-ci disparaissaient alors en se débattant, et, peu après, je les voyais flotter, les reins brisés, si bien que l’eau en était couverte.

Alors il vint une grosse truite, et tous les goujons, même les plus gros, cessèrent de manger et s’enfuirent.

La truite nageait lentement, sans se presser. Sa queue carrée remuait à peine, son corps était tacheté de points rouges et noirs comme une peau malade ; ses yeux jaunes luisaient, cruels.

Elle s’avança vers un petit poisson argenté de la même taille que moi, qui, pris par la queue, essayait de se sauver et s’agitait affolé. Il frissonnait de crainte, mais la truite le suivait, sournoise, et semblait prendre plaisir à son épouvante.

Quand il fut fatigué de tournoyer, elle avala le malheureux et se mit à tirer sur la corde qui lui sortait par la bouche. Au contraire des gros goujons elle ne s’en alla pas vite en haut.

C’était maintenant à son tour de souffrir et je n’en étais pas fâché. La truite luttait pour aller au fond du lac, la corde l’en empêchait, et, furieuse, elle battait l’eau de toutes ses forces.

Après un temps qui me parut bien long, la truite ne résistait plus, et je la vis remonter vers la machine, malgré ses nageoires étendues et son corps arc-bouté.

Il se fit beaucoup de bruit, mais je n’avais pas peur, parce que la truite et les gros goujons étaient partis, et je me glissai hors de ma cachette pour voir.

Les hommes ne riaient plus, ils étaient debout ; ils regardaient la grosse truite. Le plus grand des trois, celui qui avait pris la truite, tenait une chose ronde avec de l’eau brune dedans, et tous les trois en buvaient, et ils étaient contents.

Enfin je comprenais ! Les hommes tendent des pièges aux petits goujons, les percent avec des pointes pour prendre les truites, et gardent les truites pour les manger.

Je me suis dit : « je ne mangerai plus de larves. Alors, les gros goujons ne me mordront plus, les truites ne mordront plus les gros goujons, et les hommes ne prendront plus les petits goujons aux écailles d’argent pour attirer les truites ».

Mais j’avais bien faim, et, sans savoir pourquoi, j’avalai une manne brune qui se débattait sur l’eau. C’était bon. J’en mangeai une autre, puis une autre encore, et dus me cacher à cause d’un gros poisson qui m’avait vu, pendant que la machine s’en allait en glissant sur l’eau, et que les grands bâtons faisaient des remous tout autour.

Que voulez-vous, je suis un pauvre petit goujon !…

Lac Roberge.