En l’Année treize - Souvenirs d’un burgher mecklembourgeois/02

La bibliothèque libre.
EN
L’ANNÉE TREIZE
SOUVENIRS D’UN BURGHER MECKLEMBOURGEOIS.

SECONDE PARTIE[1]


VIII.

Comme nous habitions la rathhaus, en quittant la salle d’audience, où il avait tenu sa bannière si droite, l’amtshauptmann n’eut que le vestibule à traverser pour entrer chez nous. Ma mère, je l’ai dit, était son amie intime, et cela depuis la jeunesse de l’un et de l’autre. Il avait toute certitude de la trouver chez elle, car, devenue impotente à la suite d’une longue maladie, cette excellente femme ne quittait guère son fauteuil, quand elle n’était pas contrainte par ses souffrances de garder le lit. Je ne me la rappelle que tricotant au fond de sa bergère, ou lisant accoudée sur son oreiller, non des romans ou autres frivolités, mais des ouvrages sérieux et prêtant à la méditation, entre autres le Marc-Aurèle que lui prêtait souvent l’amtshauptmann, et que j’ai maintes fois porté de l’un chez l’autre.

Ce jour-là, ma mère s’était levée, et, comme toujours, tricotait avec une assiduité de mercenaire à la pièce. Elle tendit la main à son cher visiteur, le compagnon préféré de ses heures si souvent solitaires. Parfois il étalait devant elle les trésors de sa sagesse et de sa longue expérience, parfois aussi le brave homme l’égayait en lui racontant ses bons jours de l’université d’Iéna et toutes les frasques joyeuses qu’il avait jadis combinées avec son frère Adolph-Diedrich, maintenant grave professeur utriusque juris dans la ville de Rostock. Rempli d’égards pour les faiblesses féminines, il n’eut garde cette fois d’effrayer son amie par le récit des scènes violentes qui venaient de se passer, sans qu’elle s’en fût doutée, sous le toit même qu’elle habitait. Au contraire, du ton le plus naturel, il l’entretint du mauvais état des rues et de la pluie battante qui avait transformé la place du marché en une sorte de lac. Stemhagen à cette bienheureuse époque n’avait pas encore de pavés. Dans ce moment-là même entra le colonel français, qui, après avoir cérémonieusement salué ma mère, s’avança vers l’amtshauptmann. Nous autres enfans, qui jusque-là n’avions rien changé au désordre de nos jeux bruyans, nous fîmes tout à coup silence, et, retirés en un groupe derrière le grand poêle de briques, nous ressemblions à une couvée de poussins au-dessus de laquelle plane un vautour menaçant. Ma mère, non moins étonnée que nous, interrogeait du regard le vieux herr, et trouvait sur son visage une expression de froideur hautaine qu’elle ne lui connaissait pas encore. Le colonel ne parut pas s’en émouvoir autrement, et prit la parole avec un accent de courtoisie amicale. — Veuillez, dit-il, excuser ma curiosité. Le nom de Weber a tout à l’heure frappé mon oreille. Portez-vous ce nom ?

— Je m’appelle Joseph-Heinrich Weber, répliqua l’amtshauptmann, parlant très bref et plus redressé que jamais.

— N’avez-vous pas un frère ?...

— Adolph-Diedrich, professeur à Rostpck, continua l’autre sans modifier en rien son attitude raide et gourmée.

L’officier français, lui tendant alors les deux mains : — Oublions, cher monsieur, oublions, lui dit-il, ce qui s’est passé entre nous. Vous m’êtes plus connu et plus cher que vous ne le pensez... J’ai lu sur votre canne un nom bien profondément gravé dans mon cœur... Voyez plutôt : Renatus von Toll.

— Vous le connaissez ? s’écria l’amtshauptmann, dont la physionomie s’éclaira subitement, comme effleurée d’un rayon de soleil.

— C’est mon père, répondit simplement le colonel.

— Que dites-vous ?... comment ?... Vous seriez le fils de Renatus von Toll ? reprit le vieillard, qui, s’étant saisi des mains que l’autre lui tendait toujours, le tenait à distance pour le considérer tout à l’aise.

— Oui, certes, et c’est vous dire qu’il m’a souvent parlé de ses deux amis, les grands Weber du Mecklembourg. — Que pensez-vous de ceci, chère amie ? poursuivit l’amtshauptmann, se tournant vers ma mère. Vous ai-je assez conté de ces histoires où le beau Westphalien Renatus jouait volontiers le premier rôle ?

Ma mère ne répondit que par un signe affirmatif, l’accent ému du vieillard lui donnant quelque envie de pleurer. Nous autres enfans nous commençâmes à quitter l’abri tutélaire où la peur nous avait retenus. Subitement enhardis, nous pensions que le colonel était une manière de cousin revenu de longs voyages.

— J’aurais dû vous reconnaître tout de suite, reprit le digne magistrat... C’est ce diable d’uniforme français qui ;... mais non, je ne devrais point vous tenir ce langage, s’empressa-t-il d’ajouter quand il vit le sang monter de plus belle au visage du colonel... Voyons, mon enfant, votre père a-t-il toujours ces beaux yeux bruns, cette chevelure naturellement frisée, ce beau front sur lequel la main de Dieu avait écrit le mot homme en caractères indélébiles ? Le colonel fut obligé de répondre en conscience que les yeux étaient toujours bruns, mais que les cheveux avaient blanchi.

— Au fait, cela doit être, dit l’amtshauptmann. Adolph-Diedrich grisonne depuis longtemps... Vous allez, cher garçon, venir avec moi vous installer au château. Vous y serez logé à titre d’hôte et d’ami. Ce sera la première fois qu’un officier français y aura séjourné dans ces conditions ;... mais, vous, vous n’êtes pas un officier français, vous êtes Allemand,... le fils de Renatus ne saurait être qu’un bon Allemand... Qu’en dites-vous, chère amie ? continua-t-il, s’adressant à ma mère.

Celle-ci, infiniment plus subtile observatrice que le vieux herr, et lisant mieux que lui sur le visage du colonel, faisait à son ami toute sorte de menus signaux pour l’avertir que toutes ses paroles n’étaient pas également opportunes. Cette fois, comme il s’était rapproché de son fauteuil, elle le tira doucement par le pan de son habit ; mais il se tourna tout d’une pièce, et sans deviner de quoi il s’agissait : — Qu’avez-vous, lui demanda-t-il, à me tirailler ainsi ? Ce fut alors ma mère qui rougit. Le colonel, peu à peu remis, ne la laissa pas dans l’embarras. Après s’être incliné vers elle comme pour la remercier : — Herr amtshauptmann, répondit-il, je ne saurais profiter de votre bon vouloir. Nous partons dans une demi-heure. Quant à cet uniforme dont la vue vous offusque, — et je le conçois, — je ne puis sans déshonneur le dévêtir à l’heure du danger. Vous dites à bon droit que le fils de mon père se doit à l’Allemagne ; mais, si je suis dans des rangs où vous aimeriez mieux ne me point voir, le blâme ne saurait atteindre que mon souverain, et passe dès lors par-dessus mon humble tête. A mon entrée au service, l’électeur de Cologne était l’allié de l’empereur, et lorsque, il y a quatre ans, je partis pour l’Espagne, l’Allemagne entière, représentée par ses princes, était prosternée devant ce soldat couronné. Revenu depuis trois semaines, je trouve une autre Allemagne. Ce que je ressens à ce sujet ne regarde que moi, et si je puis m’en ouvrir à quelqu’un ici-bas, ce n’est, bien entendu, qu’à mon père.

Le vieux herr avait écouté le commencement de ce discours avec des hochemens de tête significatifs, et son regard fixe ne quittait pas un instant le visage de son jeune interlocuteur. Peu à peu cependant il fut frappé du ton de conviction avec lequel celui-ci s’exprimait. — Allons, dit-il, je crois que l’enfant dit vrai... Qu’en pensez-vous, chère amie ? C’est pourtant dommage qu’il ait raison. Voyons, petit Fritz, puisque le colonel n’a pas même une beure à nous donner, cours me chercher la frau amtshauptmann. Dis-lui de ma part qu’elle vienne immédiatement, que j’ai de bonnes nouvelles à lui communiquer. Insiste là-dessus, de bonnes nouvelles... Sans cela, continua-t-il, s’adressant à ma mère, la pauvre femme pourrait s’inquiéter.

En ramenant Mme Neiting, nous trouvâmes, elle et moi, la place du marché complètement envahie. La colonne française s’apprêtait à se mettre en route. Les canons étaient attelés, le bataillon formé en ligne, les tambours battaient le rappel. La bonne dame autour de qui je gambadais follement eut grand’peine à me tirer sain et sauf de cette mêlée.

Sous le vestibule, elle rencontra la Westphalen, irritée et plaintive, un peu plus loin le boulanger Witte, qui maugréait encore à dire d’experts, puis Droz, puis le meunier Voss, qui tenaient à lui exposer leurs griefs. Avant qu’elle ne fut débarrassée de tout ce monde, survinrent la femme et les enfans de l’horloger suisse, criant et geignant de leur mieux. Ce chœur d’affligés tempéra les imprécations du boulanger, qui me pria d’aller chercher son fils Johann et sa fille Strüwingken, me promettant une belle tourte pour ma peine. Je portai fidèlement son message, et quand je revins avec les deux enfans (plus la tourte), je trouvai arrêtée devant la rathhaus la charrette d’Heinrich Voss, où était Heinrich Voss lui-même, ainsi que la meunière et la gentille Fieka : d’où il appert que les gendarmes avaient fini par trouver la route de Gielow, et qu’à défaut du chef ils avaient ramené toute la famille. On pleurait, on gémissait. Seule Fieka était calme. Elle avait emmené son père dans un coin. — L’argent est rendu ? lui demanda-t-elle à voix basse. — Il est là, répondit le meunier, montrant du pouce la porte de la salle d’audience. — Bon courage alors, Dieu ne nous abandonnera point. Mon père allait et venait, fort ému de toutes ces plaintes. Il s’approcha de Droz pour lui recommander la patience, son affaire ne pouvant manquer de s’arranger. — Bon ! dit l’horloger, qui parut immédiatement rassuré. — Le départ des troupes devenait de plus en plus imminent, et, averti par son adjudant, le colonel sortit fort rasséréné de chez ma mère. S’approchant des prisonniers, il donna l’ordre d’élargir immédiatement mamzelle Westphalen et les deux suivantes, ce qui lui valut trois gracieuses révérences. L’amtshauptmann en même temps dégageait sa femme du groupe, et lui présentait le colonel. Ce fut le moment que l’adjudant choisit pour donner le signal du départ et enjoindre au meunier Voss, au boulanger Witte et à maître Droz de descendre sur la place. Fieka ne voulait pas quitter le bras de son père. Il fallut les séparer de force. Elle lui dit alors avec une parfaite tranquillité : — Soyez certain, père, que je ne vous quitterai pas. — Le boulanger, après avoir indiqué à Johann ce qu’il avait à faire, et après avoir à deux ou trois reprises pesté contre les « voleurs » qui l’emmenaient, ne fit plus de résistance ; mais, pour Droz, les difficultés recommencèrent. Sa femme, ses enfans, se cramponnaient à lui, criant et pleurant à fendre un cœur de roche. Celui de mon père n’était pas assez fortement trempé pour une pareille épreuve. Il protesta une fois encore, et dans les termes les plus vifs, contre une arrestation qui ne lui semblait motivée par aucun délit. La nuit passée au château n’en était pas un ; quant au port de l’uniforme français, il ne fallait y voir qu’un hommage rendu à de glorieux souvenirs par un ancien soldat de la France. — L’uniforme a été abusivement employé, s’écria l’adjudant. — Je le nie, repartit mon père ; je nie qu’il soit abusif de se débarrasser moyennant un innocent stratagème d’une attaque préméditée par des bandits...

L’adjudant regarda mon père de façon à nous faire craindre qu’il ne lui passât son sabre au travers du corps. Le colonel, avançant d’un pas et le front chargé d’orages, fit signe d’emmener l’horloger. mon père alors perdit toute mesure. — Arrêtez, dit-il. Si quelqu’un est coupable, c’est moi. Cet homme n’a marché que sur mon ordre. Je dois seul par conséquent porter la peine de ce qu’il a fait.

— Soit, dit froidement le colonel. Lâchez cet homme, et prenez l’autre à sa place, puisqu’il le demande.

— Que faites-vous, mon ami ? s’écria l’amtshauptmann.

— Ce que je crois mon devoir, répondit le colonel en lui serrant une dernière fois la main.

Toutes ces paroles s’étaient si rapidement échangées que d’abord personne n’y comprit rien, à plus forte raison un marmot comme moi. Cependant je devinai que mon père était en danger, et me mis naturellement à sangloter. Comme on le poussait vers la rue, je m’attachai à ses pas l’amtshauptmann suivait aussi. — Consolez ma pauvre femme, lui dit le burmeister… Va, Fritz, va me chercher mon chapeau. — Puis, quand je revins porteur du précieux couvre-chef, mon père, me soulevant de terre comme pour m’embrasser : — Assure bien ta mère, me dit-il à l’oreille, que d’ici à peu je serai de retour.

Les trois captifs se mirent en marche précédés et suivis de deux soldats. Lorsque cette espèce de cortège passa devant le dépôt des pompes à incendie, la porte s’ouvrit, et qui vîmes-nous paraître ? Le rathsherr Herse, également avec deux gardiens, le capitaine d’artillerie l’ayant tenu pour responsable du départ des réquisitionnaires. Mon père et lui échangèrent le récit succinct de leurs mésaventures sans donner ni l’un ni l’autre la moindre marque de faiblesse, et très fiers tous les deux de souffrir pour la patrie. Avec son chapeau à cocarde, son collet rouge, sa majestueuse démarche, le rathsherr semblait commander la colonne entière. Il saluait à droite et à gauche la foule accourue sur le passage des troupes. A quelques spectateurs, au capitaine des pompiers par exemple, il envoyait des signes d’intelligence par lesquels bien évidemment il leur recommandait certains secrets à garder. Aussi le bruit commençait-il à circuler parmi les groupes du populaire que, si les Français emmenaient le conseiller Herse, c’était pour le nommer général dans leur armée. — Quant aux autres, ils seront pendus, ajoutait tranquillement le vieux Stahl, un maître tisserand.


IX.

Après la porte de Brandebourg, après le pont, après le petit chemin qu’on appelait alors la grand’ route, et quand on fut arrivé à cette passe étroite menant à la montée du Moulin-à-Vent (celle-là même que nos bourgeois appelaient indifféremment la Mort-aux-Chevaux ou le Brise-Crâne), un ordre de halte arrêta la colonne entière. L’artillerie était si bien embourbée que tous les attelages du pays, si on les avait amenés là (tant s’en faut qu’ils y fussent !), auraient eu peine à la faire avancer. Les Français criaient et juraient à l’envi l’un de l’autre. On manda des travailleurs qui arrivèrent de la ville, leur bêche sur l’épaule. Des renforts de chevaux furent amenés de Jürnsdorff et de Klaukow. La pluie persistait, impitoyable et drue. Nos pauvres prisonniers, trempés jusqu’aux os, la maudissaient de bon cœur. Mon père, abrité en partie sous le manteau gris du rathsherr, regardait en silence un groupe de bourgeois et d’artisans qui malgré le gros temps continuaient à nous escorter. Parmi eux sautillait Fritz Sahlmann, racontant à un chacun des survenans l’histoire des différentes arrestations. Il était, quand mon père l’aperçut, à côté de l’inspecteur Bräsig, de Jürnscorff, venu à cheval pour ne pas perdre de vue son bel attelage de labour, et le ramener dès qu’on le lui aurait rendu.

C’était un ancien ami de mon père, qui le vit se pencher à l’oreille de Fritz et lui glisser quelques mots aussitôt que l’autre eut fini son récit. Fritz alors, fourrant ses mains dans ses poches, se mit à siffler en se rapprochant des prisonniers, à siffler encore en se laissant aller sur la pente ravinée ; au bas de celle-ci, je ne sais comment, son pied s’étant pris dans une racine à fleur de terre, il dévala vers nos gens comme malgré lui, et, une fois à portée de mon père, il tomba la tête en avant dans une flaque de boue. Mon père ne manqua pas de le ramasser, et au moment où il se penchait vers ce maladroit petit drôle : — L’œil au cheval ! lui souffla Fritz à demi-voix. — Bien fit-il de ne pas en dire plus long, car un caporal arrivait sur eux, et d’un coup de crosse rejeta l’enfant hors de la chaussée.

Mon père, jusque-là fort attentif, le devint encore davantage. Il vit le vieux Bräsig descendre de cheval, faire claquer son fouet, et le déposer aux mains de Fritz Sahlmann. Ce dernier se mit à promener le cheval par la bride, allant et venant, mais prenant soin, à chaque tour, de le faire arriver un peu plus près de la route, jusqu’à ce qu’enfin tous deux s’arrêtèrent sous un saule où ils semblaient s’abriter contre la pluie. De là, il adressa un signe à mon père, qui, toujours caché sous le manteau de l’oncle Herse, répondit en agitant trois fois son chapeau, comme s’il le secouait pour en faire tomber l’humidité ruisselante. Arriva sur ces entrefaites un équipage à quatre chevaux amenant un général qui avait couché la nuit d’avant chez le comte d’Yvenack. La nécessité de laisser circuler ce grand personnage jeta un surcroît de désordre dans la cohue militaire, ce qu’ayant constaté l’auteur de mes jours, il s’élança, masqué par le carrosse du général, jusqu’au saule dont j’ai parlé, arracha le fouet et les brides des mains de Fritz Sahlmann, puis, sautant en selle, descendit la colline au grand galop. — Feu ! feu ! crièrent une douzaine de voix. On entendit tout autant de chiens s’abattre sur les bassinets, mais pas un coup ne partit, la poudre était trop mouillée.

On put croire un moment que la fuite de leur burmeister allait être saluée d’une joyeuse clameur par les citadins groupés au bord de la route ; mais un bon coup de crosse entre les épaules d’un cordonnier trop expansif arrêta net son premier vivat ! et cet échantillon de la politesse française eut bientôt fait place vide aux abords de la colonne. Seul l’inspecteur Bräsig, adossé à un arbre, continua de fumer tranquillement sa pipe, donnant ainsi le change aux soupçons.

Les trois autres prisonniers reçurent aussitôt double garde, et furent menés jusque sous les murs du vieux moulin qui donnait son nom à la montée. Là, moins exposés à la pluie et assis dos à dos sur une meule rompue, ils discutèrent les conséquences de l’évasion du burmeister. L’opinion de la majorité paraissait être que cet événement, heureux en lui-même, les privait en revanche d’une utile direction et d’une influence favorable. Le rathsherr seul ne semblait point de cet avis. — Pour ce qui est des affaires civiles, disait-il avec une réserve discrète, les conseils du burmeister peuvent avoir leur prix ; mais, dès qu’il s’agit de guerre, je crois que, lorsque je suis là, vous n’avez rien à regretter. Vous verrez au surplus, et je ne vous dis que cela... Meunier Voss, ajouta-t-il après un temps de réflexion laissé à ses auditeurs, à quelle idée correspond pour vous la vue de ce moulin ?

— Dame, repartit l’autre, je ne sais pas. C’est un vieux moulin qui aurait besoin de réparations. On ferait bien au printemps d’y mettre des ailes neuves.

— En ceci, vous avez raison, dit le boulanger.

— En ceci, je dis qu’il a tort, interrompit impérieusement le rathsherr. L’idée que ce moulin doit inspirer à tout patriote est celle d’y mettre le feu pour qu’il serve de signal, quand le moment sera venu, aux populations insurgées. Il deviendra ainsi un phare de liberté... Vous voilà bien ébahis, n’est-ce pas ? Eh bien ! la preuve de votre ignorance est toute trouvée, puisque vous ne savez même pas ce que c’est qu’un phare. Le bourgmestre ne vous aurait jamais suggéré une idée aussi lumineuse.

— Ah ! pour cela, non, dirent en chœur le meunier et le boulanger.

— Donc il n’en sait pas aussi long que votre serviteur, reprit le rathsherr, frappant orgueilleusement sa poitrine. Si j’étais à ma véritable place, vous ne me verriez point avec vous, mes chers amis. Je serais en face du roi de Prusse, dans son cabinet. Il est bien empêché, le pauvre homme, bien embarrassé de se créer des ressources. Je lui en aurais vite procuré, s’il s’adressait à moi. — « Sire, lui dirais-je, donnez-moi vos pleins pouvoirs, — licentia poetica, pour me servir d’une expression latine. — Rathskerr, les voici, me répond sa majesté. » Je mande aussitôt à Berlin tous les Juifs du royaume. On les rassemble par mon ordre dans la cour du palais, que je fais cerner par des grenadiers. — « Vous êtes tous là, messieurs les Hébreux ? — Tous, sans exception, répondent-ils. — Vous sentez-vous disposés à sacrifier la moitié de vos biens sur l’autel de la patrie ? — Impossible, réplique l’un d’eux parlant au nom des autres. Ce serait pour nous la ruine. — Répondez par oui ou par non,… et vous, grenadiers, préparez… armes ! — Herr rathsherr, dit un autre, contentez-vous du quart. — Pas un groschen à rabattre… Y sommes-nous, grenadiers ?… — Non, non, c’est conclu, nous acceptons, s’écrient les Juifs… — À la bonne heure ! Que chacun de vous se rende séparément dans la salle du trône et dépose aux pieds du roi sa contribution. » Et voilà ! le tour est fait. Ravi de ce succès inattendu, le roi me confie la direction de la campagne. J’ai sous mes ordres environ vingt régimens d’infanterie, dix de cavalerie, des canons à proportion. Je marche avec prudence, mes flancs toujours bien protégés. Je me jette à l’improviste sur Hambourg, où je surprends le prince d’Eckmühl. On me l’amène penaud et consterné : « — Dressez la potence ! — Grâce ! grâce ! me dit-il. — Non, pas de grâce ! Vous avez voulu devenir grand-duc de Mecklembourg. Cette ambition mérite la mort… »

— Pour Dieu, ne parlez pas ainsi, interrompit le meunier ; si un de ces soldats vous entendait !

— Ah ! diable, c’est vrai, dit le rathsherr, regardant l’un après l’autre chaque homme de l’escorte ; mais après avoir vérifié que pas un ne faisait la moindre attention à lui : — Vous êtes un vieux poltron, reprit-il, et vous devriez bien savoir que ces gens-ci n’entendent pas le platt-deutsch… Donc je fais pendre haut et court ce Davoust, après quoi je tourne à gauche, du côté du Hanovre, et je tombe sur les derrières du Corse… Vous savez de qui je veux parler… Tomber sur les derrières, tout est là, c’est la quintessence de la stratégie. Bataille à tout casser : quinze mille prisonniers, trente aigles, quatre-vingts canons. Le Corse sollicite une trêve. « — Pas de trêve ; nous ne sommes pas ici pour nous amuser. — Alors traitons de la paix. — Ça, c’est autre chose. Je demande les pays du Rhin, la Westphalie, toute l’Alsace et les trois quarts de la Lorraine. — C’est impossible, ce serait réduire mon frère à la besace… — Non ? eh bien ! continuons le jeu. » Une marche à droite pour tenir en bride la Belgique et la Hollande, mais tout à coup et vivement je tourne à gauche. « — Peste soit de ce maudit rathsherr, je le trouve toujours sur mon dos ! » — C’est l’empereur qui tient ce langage ; mais au même instant le 4e de grenadiers enlève une batterie. Je lance en avant le 5e hussards. Notre homme, suivi de son état-major, s’était aventuré un peu loin. Il est ramassé par ma cavalerie légère. « — Je me rends, dit-il, voici mon épée.. — À la bonne heure, venez avec moi !… Et vous autres, mes enfans, retournez-vous-en chez vous ! La guerre est finie. » Je conduis mon pèlerin chargé de chaînes au pied du trône. Jugez de l’accueil qui m’est fait. « — Rathsherr me dit sa majesté, demandez vous-même une faveur. — Sire, je n’ai pas d’enfans, mais, puisque vous tenez à me récompenser, accordez à mon épouse, quand je ne serai plus, une modique pension. En attendant, je n’ai d’autre désir que de reprendre à Stemhagen mes fonctions de rathsherr. — Comme il vous plaira, reprend le roi. Souvenez-vous seulement que, si vous venez jamais à Berlin, votre couvert est mis à ma table. » Je m’incline, je me retire, et tout est dit.

— Voilà qui est beau de votre part, observa le boulanger Witte ; mais vos talens militaires se produisent un peu tard pour nous être utiles. Loin que vous l’ayez pris, cet homme, ce Corse trois fois maudit, c’est lui qui nous tient, vous et nous, voilà le pire. Laissez-nous donc regretter la fuite du burmeister. C’est encore le plus habile de nous tous, car en ce moment il est sans doute au coin d’un bon feu pendant que, transis, nos dents claquent ici comme des noix dans un sac.

— Grand Dieu ! s’écria tout à coup le meunier, qui semblait peu disposé à se mêler au débat, dois-je en croire mes yeux ? Est-ce bien ma Fieka, est-ce bien le fils de Joseph Voss que je vois là-bas dans ce chariot ?

C’était effectivement Fieka et son cousin Heinrich.


X.

Bien que l’amtshauptmann eût employé tous les ménagemens possibles pour mettre ma pauvre mère au courant de ce qui venait de se passer, elle ne put apprendre sans une violente amertume que son mari avait été arrêté. Le digne magistrat, la voyant près de perdre connaissance, ne savait littéralement à quel saint se vouer, quand mes cris perçans attirèrent fort heureusement la frau amtshauptmann et mamzelle Westphalen. Leur soins intelligens et leurs consolations bien choisies eurent enfin raison de notre désespoir, et, bercé sur les genoux de la Westphalen par les riantes visions qu’elle évoquait devant moi, j’allais m’endormir, quand le messager de ville vint annoncer que Fieka Voss demandait à être reçue par notre premier magistrat. — Permettez-vous, chère amie, dit-il à ma mère, qu’on introduise ici cette jeunesse ? Peut-être sa présence vous fera-t-elle du bien ; Horace en effet n’a-t-il pas dit : Est solamen miseris socios habuisse malorum ? un beau vers que je vous traduirai prochainement... Luth, madame permet. Faites entrer ! Fieka fut presque aussitôt devant nous. Sa petite personne semblait au premier coup d’œil un peu frêle. ; mais la fraîcheur de ses joues attestait une santé robuste, et dans ses yeux, en ce moment attristés, on devinait qu’un rire joyeux pouvait resplendir, les circonstances venant à changer. En tout se révélait une fillette vaillante, de volonté ferme et d’intentions pures. Sur son bonnet, pour le préserver de la pluie, elle avait noué un mouchoir de couleur, et son petit jupon rayé de vert lui allait si bien, lui donnait si bonne tournure, que l’amtshauptmann, émerveillé, se tournant vers sa femme : — Eh bien ! Neiting, que vous en semble ? lui demanda-t-il avec une sorte d’enthousiasme.

Herr amtshauptmann lui dit la belle enfant, ses révérences une fois parachevées, on m’a toujours dit merveille de votre bonté ; c’est pourquoi j’ai osé vous venir trouver. Mon père est innocent, je vous l’affirme.

— Je le sais, mon enfant, je le sais comme vous.

— Cela étant, on va, je n’en doute point, le remettre en liberté.

— Hum !... oui, sans doute,.. Du moins ce serait faire justice ;... mais en temps de guerre...

— N’importe, je ne crains rien, interrompit Fieka très vivement. On ne le tiendra pas longtemps prisonnier : il est âgé. Il pourrait être malade ou victime de quelque accident. C’est pourquoi je suis décidée à l’aller trouver et à demeurer auprès de lui.

— Un instant, ma petite ; vous êtes bien jeune pour courir le monde toute seule. Les soldats français, pas plus que les nôtres, ne sont de petits saints, et votre père ne serait peut-être pas très flatté de vous savoir parmi eux.

— Je n’irai point seule, herr amtshauptmann. Mon cousin Heinrich, le fils de Joseph Voss, consent à m’accompagner, et si seulement vous nous donniez un mot d’écrit, une passe, comme on dit, il ne nous arriverait bien sûr aucun mal.

— Une passe ? reprit le vieux magistrat avec un hochement de tête fort expressif. Ils auraient vraiment grand respect pour la signature d’un amtshauptmann de Stemhagen !.. Que pensez-vous, chère amie, d’une recommandation au colonel von Toll ? reprit-il, s’adressant à ma mère... Voyons, mon enfant, voyons ce cousin qui, dites-vous, consent à vous escorter ?

On fit monter Heinrich Voss. C’était un beau garçon, large d’épaules, étroit des hanches, l’œil bleu, les cheveux blonds, un de ces robustes paysans que l’on peut voir manier la faux ou la pioche de six heures du matin à neuf heures du soir sans fatigue. Sa physionomie franche et ouverte dissipa les derniers doutes du prudent magistrat. Ma mère d’ailleurs insistait pour qu’on ne lui fit pas perdre l’occasion d’envoyer à son mari les vêtemens requis par cette saison rigoureuse. Ce dernier point décida tout. — Vous penserez aussi au vieux meunier, dit le bon amtshauptmann. Il n’a rien emporté, lui non plus. Mamzelle Westphalen, vous lui enverrez mon manteau,... mon manteau et un bonnet de nuit... Il en a l’habitude, et vous ne sauriez croire, mes chers amis, combien un bonnet de nuit peut faire faute.

On décida que les enfans du boulanger seraient également avertis. Ils accoururent tout aussitôt, apportant une grande corbeille de pains au lait et de saucisses. Fieka était déjà installée à l’avant du chariot. L’amtshauptmann, qui venait de terminer sa lettre, prit à part Heinrich avant de la remettre à Fieka. Après quelques paroles échangées : — Mon garçon, lui dit-il, vous me plaisez, et je n’ai plus à vous dire que ceci,... ceci, et pas autre chose : vous vous êtes chargé de protéger votre cousine ; ne l’abandonnez donc en aucune circonstance et quoi qu’il arrive. Si vous laissez toucher à un cheveu de sa tête, ne reparaissez jamais devant moi !...

— Que vous disait donc l’amtshauptmann ? demanda la jeune fille à son conducteur dès qu’ils eurent tourné le premier coin de rue.

— Rien d’essentiel, répondit celui-ci ; mais, cousine, vous allez prendre froid, ajouta-t-il en déroulant sur les épaules de Fieka le manteau du charitable magistrat.

Les deux jeunes gens rencontrèrent à l’entrée du faubourg Fritz Sahlmann, qui s’en revenait criant à tue-tête : — Le burmeister est sauvé ! le burmeister a pris la clef des champs !

Je laisse à penser quel accueil reçut le porteur d’une si bonne nouvelle dans cet appartement de la rathhaus où ma mère était encore entourée de ses amis. Le premier mouvement fut de ne pas ajouter foi aux affirmations de Fritz Sahlmann ; mais, quand elles furent corroborées par de plus sérieux témoignages, ma pauvre mère ne trouva pour exprimer sa joie qu’un éclat de larmes. Pleurait-elle réellement de joie ? Qui le dira ? Qui pourra jamais dire où la joie commence, où le chagrin cesse ?

Je pleurais, moi aussi, la tête appuyée contre la boîte de notre grande horloge, dont j’écoutais le tic-tac régulier. L’amtshauptmann regardait par la fenêtre le ciel nuageux. La frau amtshauptmann et mamzelle Westphalen avaient les yeux humides. Celle-ci fut la première à se remettre. — Allez, Fritz, allez, dit-elle, vous sécher au château. Vous êtes crotté à faire peur. J’autorise Hanchen à vous laisser mettre vos vêtemens des dimanches.

L’amtshauptmann se rapprocha de ma mère, sur les genoux de laquelle j’étais venu poser ma tête. — Chère amie, lui dit-il avec un accent tout particulier, vous avez aujourd’hui, vous et cet enfant, à remercier le Seigneur...


En arrivant à la montée du Moulin-à-Vent, Fieka regarda de tous côtés, et sous le hangar aperçut les prisonniers. — Voilà mon père, dit-elle, et comme Heinrich semblait vouloir se diriger par le plus court vers le groupe qu’ils cherchaient : — Non, dit-elle, mon père m’a vue, et cela suffit pour le moment. Tâchons de rejoindre le colonel ; je ne puis être d’aucune utilité avant de lui avoir remis la lettre qui me recommande à sa bienveillance.

Les convois commençaient à sortir de leur lit de fange, et la colonne se remettait en mouvement. Les prisonniers marchaient sur un bord du ravin, la carriole avançait sur l’autre bord. Fieka, l’œil au guet, tâchait d’apercevoir le colonel. Elle le vit enfin à cheval, proche l’enseigne de la Bremsenkranz, qui cheminait côte à côte avec quelques autres officiers. Fieka pria Heinrich de prendre les devans, et le colonel, au sortir de la passe, trouva devant lui, debout au milieu du chemin, l’intrépide fillette, qui lui remit la lettre de l’amtshauptmann. Étonné tout d’abord, il la lut avec attention. Sa physionomie pendant cette lecture trahissait une sorte d’attendrissement ; mais, après avoir achevé, il secoua la tête sans dire mot. Fieka l’observait pendant tout ce temps, et devant ce geste découragé les larmes lui vinrent aux yeux. — Monsieur, dit-elle, il s’agit de mon vieux père, et je suis son unique enfant...

Les plus beaux discours du monde n’eussent pu produire plus d’effet que cette simple phrase prononcée en bas-allemand. Lui aussi, ce vaillant, il avait pour père un vieillard dont il était l’enfant unique. Le bonhomme achevait ses jours attristés dans un vaste château de la Westphalie, tout seul, mécontent de son pays, honteux de ses concitoyens. Entre le père et le fils, grâce au train du monde et aux événemens, une espèce de mur s’était élevé pierre à pierre. Par-dessus ce mur, c’est à peine s’ils pouvaient s’entendre et se communiquer leurs pensées. Que de fois, tourmenté par les scrupules de sa conscience, le colonel s’était dit et justement dans le dialecte familier à sa race : — Cet homme est ton vieux père et n’a pas d’autre enfant que toi ! Aussi ses yeux s’arrêtaient-ils avec complaisance sur la petite paysanne, qui doucement, tristement, lui répétait comme un écho du dehors ce reproche intérieur. — Ma chère enfant, lui dit-il, je n’ai pas le droit de libérer votre père, qui du reste ne sera pas longtemps prisonnier ; mais vous n’aurez pas vainement fait appel à ma bonne volonté. Je vous autorise à rester près de lui ; je l’autorise, ainsi que ses compagnons de captivité, à monter pour suivre la colonne dans le chariot que vous avez amené. Une fois arrivés à Brandebourg, vous viendrez me rappeler votre affaire. — Puis, les ordres donnés, il passa outre.

Henrich se rapprocha tout aussitôt, fort curieux de connaître le résultat de cette démarche. Fieka lui répéta mot pour mot les paroles du colonel. — Vous voyez, lui dit-elle ensuite, que tout s’arrange à souhait, et que je n’ai plus rien à redouter de personne. Il serait tout simple de vous en retourner au moulin, où ma mère aura bien besoin de votre aide.

Le jeune homme ne paraissait pas goûter le mérite de cette combinaison, et caressait d’un air plus qu’indécis l’encolure de la belle jument près de laquelle il était debout. — Je vois, reprit Fieka, que vous ne vous souciez guère de laisser à l’aventure vos chevaux et votre chariot... En ceci, je vous approuve ; mais l’inspecteur Bräsig se chargera volontiers de vous ramener le tout.

— Fieka, répondit Henrich, je pensais non pas à mes botes, ni à ma carriole, mais bien à ce que m’a dit l’amtshauptmann.

— Et que vous a-t-il dit, je vous prie ?

— Que si je laissais toucher à un seul cheveu de votre tête, je ne devais pas reparaître devant lui. Or je lui ai fait une promesse solennelle, et devant témoins...

Ici Henrich se rapprocha de sa cousine, prit une de ses mains entre les siennes, et, la regardant avec une ardeur sérieuse : — Oui, reprit-il, devant deux témoins que personne ne voyait, mais qui n’en étaient pas moins là présens pour moi seul, — Dieu et mon cœur.

Fieka devint tout à coup très timide, et ses joues s’animèrent ; mais comme Heinrich tentait de passer son bras autour de sa taille :

— Non, dit-elle, se dégageant doucement... Pas ici, pas en ce moment ! ... Il faut que j’aie retrouvé mon père.

Sur ces mots, elle le quitta, se dirigeant du côté des prisonniers. Heinrich sentait s’en aller avec elle toute sa joie. Il était comme un arbre que la froide bise dépouille de son feuillage et livre frissonnant aux morsures de l’hiver ; mais quand il la vit revenir inopinément sur ses pas, les yeux humides, et quand d’une voix émue elle eut à deux reprises répété tendrement le nom de son bien-aimé, il sentit le printemps revenir, de nouvelles feuilles pousser à toutes les branches de l’arbre, et sous ces branches revivifiées il entendit chanter un essaim d’oiseaux amoureux.

— D’où venez-vous, Fieka ? demanda le vieux meunier à sa fille, et lorsque, penchée sur son épaule, tremblante encore de son trouble récent, elle lui eut raconté son entreprise, il la gronda vertement de s’être ainsi exposée. — Henrich seul, disait-il, aurait tout aussi bien fait. — Mais le rathsherr Herse protesta contre cette opinion hasardée ; le meunier, selon lui, n’entendait rien à ces sortes d’affaires, et l’idée de Fieka lui semblait au contraire si triomphante que lui-même, — lui, le rathsherr, n’en aurait pu concevoir une meilleure. Le boulanger voyait aussi arriver avec enthousiasme un renfort de pâtisseries et de saucisses. Tous en un mot étaient ravis de continuer leur route en voiture au lieu de patauger indéfiniment dans les boues tenaces de leur cher Mecklembourg. Mon oncle s’adjugea naturellement les effets envoyés à mon père. La parenté l’y autorisait, et aussi la qualité de collègue municipal. Seulement il ne pouvait endosser des vêtemens taillés pour un homme beaucoup moins corpulent que lui, et maudissait la maigreur — volontaire, prétendait-il, — que le bourgmestre s’infligeait à l’aide d’un régime par trop sobre. Le problème fut résolu finalement par une combinaison qui consistait à mettre simultanément deux habits, l’un sur le dos, en dolman, et sans passer les manches, l’autre sur la poitrine. Le rathsherr, ainsi vêtu, ressemblait assez à une huître entre ses deux écailles. Le meunier n’avait endossé qu’avec force scrupules le carrick à sept collets dont L’amtshauptmann lui avait concédé l’usage. Ce mémorable surtout lui semblait inséparable de l’administrateur sur les épaules duquel il l’avait admiré longtemps, et, si après s’en être affublé il s’était trouvé par hasard devant une glace, le bonhomme se serait certainement salué avec le plus profond respect.

Chacun s’étant installé à son tour, il ne restait plus à pied que Heinrich Voss. — La plaisanterie serait un peu forte, dit le meunier, si nous laissions dans la boue le propriétaire du chariot. Allons, Fieka, serrez-vous contre moi, nous trouverons bien moyen de le caser ; mais Heinrich ne voulut jamais souscrire à cet arrangement, et préféra marcher à côté des chevaux, s’arrangeant toujours de manière à ne pas perdre de vue la jolie voyageuse, qui de son côté ne pensait guère qu’au dévoûment et à l’abnégation de ce cœur fidèle. Elle y pensait si bien qu’elle tressaillit de surprise, l’ayant un moment perdu de vue, lorsqu’elle entendit à son oreille une voix tendre qui lui demandait si elle avait froid... — Froid ! répondit-elle, sans trop songer à ce qu’elle faisait ; tenez, jugez-en par vous-même. Voyez comme mes mains sont brûlantes !

Nos voyageurs discutaient maintenant le contenu de la grande corbeille placée à l’arrière du chariot. Le rathsherr, tenant d’une main un pain au lait, de l’autre une saucisse, s’abandonnait, plus loquace que jamais, à ses inspirations oratoires. — Voyons, maître Witte, disait-il, nous voilà justement devant l’auberge de la Bremsenkranz… Si les suppôts de l’ogre corse avaient conservé l’ombre de sentimens humains, ils nous laisseraient acheter quelque boisson fortifiante pour arroser cette nourriture trop substantielle.

À ce moment même, il sentit au bout de ses doigts une légère secousse ; c’était sa saucisse et son petit pain qui s’en allaient de compagnie, enlevés par un suppôt de l’ogre, — ogre lui-même, eût-on dit, à le voir mordre de toutes ses dents cette proie improvisée. Le rathsherr ouvrait déjà la bouche pour protester contre cet acte de rapine quand un autre soldat de l’escorte, passant la main par-dessus la mince paroi de la carriole, se saisit du panier aux provisions, que lui et ses camarades se partagèrent sans désemparer. Le meunier, qui se sentait plus irritable sous l’enveloppe d’un amtshauptmann, levait déjà le fouet pour cingler les épaules de ce voleur ; mais Fieka, se jetant sur son bras, arrêta le coup. — Vous n’y songez pas, mon père ! que faites-vous ?

— Hum ! dit le meunier, vous avez encore une fois raison, petite Fieka ; puis, s’adressant aux Français : — Ne faites pas attention, continua-t-il, c’est un premier mouvement tout à fait sans conséquence.

De vrai, pas un d’eux ne songeait à se formaliser, absorbés qu’ils étaient par le plaisir de croquer les savoureux petits pains et les succulentes saucisses du boulanger Witte. Quant aux prisonniers, privés à l’improviste de leur meilleure consolation, ils grommelaient et maugréaient à l’envi l’un de l’autre. Il en fut ainsi jusqu’à la tombée de la nuit. Ils arrivèrent alors près de Brandebourg, et, voyant passer au-dessus de leurs têtes un vol de corbeaux, ils prirent ceci pour un présage sinistre. — C’est égal, soupirait le meunier, je voudrais être corbeau.

Il avait à ses côtés deux cœurs joyeux où cette parole de désespoir n’éveilla pas le moindre écho, et sur lesquels les misères actuelles n’avaient plus aucune prise.


XI.

Et Friedrich cependant, que devenait-il ? Peut-être me jugerat-on téméraire de solliciter l’attention de mes belles lectrices en faveur d’un simple garçon meunier ; mais je ne dispose pas d’une fée, et, si j’en avais une à mes ordres, il me paraîtrait quelque peu familier de l’envoyer courir à la recherche d’un chasseur français. — Si ce gaillard-là se peut trouver encore d’ici à Gripswold, je le rattraperai ou j’y perdrai mon nom, s’était dit maître Friedrich, qui n’était guère sujet à se donner un démenti. Aussi parcourut-il minutieusement les bois de Stemhagen et ceux de Gulzow. Ceci le mena jusqu’à la route de ce dernier village, et là, faute d’un indice quelconque, il fallut bien s’arrêter. — Dois-je prendre à droite ou à gauche ? se demandait le brave garçon. Un simple calcul le détermina. Le chasseur n’avait pu sans un prodige d’imprudence retourner à Stemhagen, où ses méfaits devaient désormais être signalés. Donc il s’était dirigé vers Gulzow, dont Friedrich prit immédiatement le chemin. A Gulzow, il devait d’ailleurs rencontrer le père de la gentille Hanchen, le schult Besserdich, auquel il n’était pas fâché de faire certaines ouvertures.

Cet honnête bailli comprit en effet, d’après le récit du garçon meunier, qu’il lui devait une active coopération, et n’hésita pas à se mettre de moitié dans les recherches auxquelles ce dernier se livrait. Ils arrivèrent de proche en proche, guidés par des renseignemens assez vagues, jusqu’à Sinnow, où ils questionnèrent certain maître d’école dont la maison avait dû s’offrir la première au voyageur qu’il s’agissait de rejoindre. Ce maître d’école prétendait n’avoir point vu le chasseur ; mais Friedrich crut surprendre un regard d’intelligence entre lui et la maîtresse du logis. Usant alors d’un stratagème emprunté à ses souvenirs militaires, il passa dans la cuisine sous prétexte d’allumer sa pipe, et, rentrant peu après : — Qu’est-il donc arrivé à votre cheminée ? demanda-t-il d’un air innocent. Le bâton où vos saucisses sont pendues a dégringolé dans les cendres... La femme aussitôt de courir, puis de rentrer l’air très penaud. — Voilà, criait-elle, ce que c’est que de rendre service à un inconnu... Ce misérable nous a volé une saucisse.

— De qui parlez-vous ? demanda Friedrich, comme s’il ne se doutait de rien.

— Je parle du Français que vous cherchez.

— Bah ! vous l’avez donc reçu ?

— Dites hébergé. Mon mari lui a donné de l’eau-de-vie et une tartine beurrée en lui indiquant la route de Demzin.

— Fort bien, dit Friedrich, c’est ce qu’il nous importait de savoir. Venez-vous, bailli ?... Bailli, reprit-il une fois en route, quelle peine équivaut au larcin d’une saucisse ?

— Vous m’en demandez là plus que je n’en sais. l’amtshauptmann a condamné devant moi un homme convaincu d’avoir dérobé une flèche de lard à quinze jours de prison et à une douzaine de coups de fouet.

— Comptons alors, reprit Friedrich. Quand vous tuez sept porcs, combien avez-vous de flèches de lard ?

— Quatorze, répondit le schult... Cela va de soi...

— Non, treize ; votre femme, vous ne direz pas le contraire, en retient une pour les saucisses. Et de saucisses, combien ? — J’imagine que sept porcs en fournissent une trentaine.

— Fort bien : une flèche de lard équivaut donc à trente saucisses.

— D’accord, qu’en voulez-vous conclure ?

— Que j’ai mérité la trentième partie de la peine prononcée par le herr amtshauptmann, soit un demi-jour de prison, et moins d’un demi-coup de fouet, car c’est moi qui ai pris la saucisse du maître d’école.

— Vraiment ?... Le diable vous a donc tenté ?

— Non,., pas le diable, la faim... Et notre homme mordit allègrement dans cette saucisse qu’il venait de tirer de sa poche, — mais seulement après en avoir offert sa part au bailli, qui refusa tout scandalisé.

— Savez-vous bien, disait le magistrat rural, savez-vous bien que cela s’appelle voler.

— Voler ? allons donc ! C’est fourrager qu’il faut dire. Sous le duc de Brunswick, on ne parlait pas autrement... Bailli, reprit-il après quelques autres propos, dites-moi l’âge de votre fille Hanchen.

— Elle n’est pas déjà si vieille, reprit le schult avec un clin d’œil où se révélait une certaine vanité paternelle. Elle va sur dix-neuf ans, et fine comme une aiguille, c’est moi qui vous le dis.

— Je m’en suis bien aperçu en passant l’autre jour la soirée auprès d’elle dans le schloss de Stemhagen. Aussi me déterminerait-elle facilement à changer d’état.

— Vous ne parlez pas sérieusement ? demanda le père de Hanchen, plus scandalisé que jamais. Un vieux mendiant comme vous aspirer à la fille d’un bailli ! vouloir prendre une femme de dix-huit ans !

— Eh ! mon Dieu, que d’affaires ! Regardez-moi donc de plus près, bailli de mon cœur ! Je suis dans la fleur de l’âge, entre vingt et cinquante. Votre Hanchen est moins bien partagée que moi sous le rapport des années, mais je n’y regarderai pas de trop près. Elle a de l’esprit, et saura démêler ce que je vaux.

Le schult, de plus en plus irrité, leva son bâton : — Lui auriez-vous mis cette idée en tête, mauvais garnement ?

— Un instant !... à bas la trique !... Voulez-vous qu’on me voie gourmer dès avant la noce mon futur beau-père ?... Mais soyez paisible, je n’ai rien dit encore à Mlle Hanchen Besserdich.

Le bailli n’était qu’à demi rassuré, cependant la discussion prit fin, et ils arrivèrent à Demzin. Le chasseur français, une ou deux heures auparavant, s’était montré dans le village — Nous le tenons, dit Friedrich ; mais, quand ils questionnèrent à quelque cent mètres au-delà de Demzin un vieillard occupé à étêter des saules sur le bord de la route, cet homme leur déclara que depuis six heures du matin pas un Français ne s’était montré de ce côté.

Que faire, la piste une fois perdue ? Le bailli se grattait le front, et Friedrich promenait ses regards dans la campagne. — Il fait grand froid, dit-il au bailli. Nous délibérerons plus à l’aise, ce me semble, au pied de ce four banal[2].

— J’ai fait une belle sottise de courir après ce Français par un temps pareil, reprit le schult une fois installé.

— Beau-père, ne vous dérangez pas, rien n’est perdu, répliqua Friedrich, toujours goguenard. Allons, bailli, ne soubresautez pas ainsi ! Prenez vos informations, consultez le meunier Voss, qui me connaît bien, et vous me donnerez votre Hanchen.

— Trêve de fanfaronnades ! répondit l’autre. Vous êtes un beau parleur, mon vaillant Prussien ; mais vos paroles dorées ne feront pas sortir un chien du poêle.

Cette locution, proverbiale dans le Mecklembourg, fit sourire l’ancien soldat du duc de Brunswick. — C’est ce qu’il faudra voir, répondit-il soulignant ses mots.

— En attendant, je m’en vais, recommença le bailli. Vous attraperez tout seul votre Français.

— Oh !... je le tiens, dit Friedrich avec une confiance surprenante.

— Menteur !...

— Menteur, dites-vous ?... Eh bien ! si je vous sers ce Français d’ici à trois minutes, me donnerez-vous Hanchen en mariage ?... Voyons, topez-vous ?

— Soit ! je tope, répliqua Besserdich,.. ne fût-ce que pour vous prendre en flagrant délit de bravades.

Quand ils eurent frappé dans la main l’un de l’autre, Friedrich, avec un large sourire, se pencha vers l’unique ouverture du four : — Monsieur !... monsieur !... criait-il, allons donc !.. » allons donc !... Ici !

Et qui se montra presque aussitôt, rampant à quatre pattes ? Le chasseur demandé.

— Pari perdu ! cria Friedrich au bailli stupéfait ; puis, se rappelant la tradition guerrière dont il avait naguère entretenu la Westphalen, il se mit à couper les boutons qui maintenaient les inexpressibles de son prisonnier. — Pardon ! pardon i répétait ce malheureux à moitié mort de fatigue et d’angoisse.

Ensuite on rebroussa chemin vers Pinnow. Le vieux schult flottait entre deux sentimens contraires : la révolte intérieure que soulevait en lui l’étrange présomption du garçon meunier et l’admiration que lui inspiraient son aplomb, sa perspicacité, sa présence d’esprit, ses ressources inventives. Arrivés à Gulzow : — Que vous semble, lui dit tout à coup Friedrich, de ce cavalier qui galope le long de votre champ ?… Pourquoi cette allure d’enragé ? Compte-t-il gagner la pluie de vitesse ?

—-Grand Dieu ! répondit le bailli, ceci nous représente la jument brune de l’inspecteur Bräsig,.., et le cavalier qui la monte n’est autre que le burmeister de Stembagen..


XII.

C’était en effet mon père, que le schult se hâta de faire entrer dans sa maison, et qui put y remplacer par des vêtemens secs ses habits trempés de pluie, après quoi il fut tenu conseil sur ce que l’on ferait du prisonnier. Sa mine piteuse, son attitude humble et craintive, avaient ému le vieux bailli, qui volontiers l’eût envoyé se faire pendre ailleurs ; mais mon père ne voulut pas entendre à cette combinaison. Le meunier et le boulanger se trouvaient compromis à cause de ce drôle sans rien avoir à se reprocher. Lui au contraire, compromis comme eux, ne l’était que par sa faute et pour l’avoir pleinement mérité. L’équité la plus simple demandait que pour sauver un coupable on ne fit point tort à deux innocens. Tout ceci était irréfutable, et il fut convenu qu’on se bâterait de rentrer à Stemhagen dès que l’on disposerait de quelques moyens de transport. Or le fils du bailli, qui venait de s’évader des jardins du schloss, laissant dans l’embarras l’artillerie française, ramena fort à propos l’attelage paternel ; tous nos gens se mirent donc en route, entassés comme ils purent, dans le chariot de la ferme.

L’amtshauptmann n’avait pas encore quitté ma mère quand le bourgmestre reparut à la porte de la rathhaus, et il eut d’abord quelque peine à reconnaître un dignitaire municipal sous la jaquette du jeune Hans Besserdich (le seul babil de rechange dont la femme du schult eût pu disposer en faveur de mon père). Néanmoins il ne voulut pas lui donner le temps de revêtir un costume plus décent avant de l’introduire dans le salon, où étaient aussi Mme Neiting et même la Westphalen. Je laisse à penser si le travestissement du maître de la maison put diminuer en rien la joie qu’inspirait son retour. Ma bonne mère elle-même, si émue qu’elle dût être, ne pouvait s’empêcher d’en rire, et, le souvenir de cette soirée se perpétuant parmi nous, nous ne voyons jamais depuis lors mon père rentrer chez lui dans des dispositions particulièrement enjouées sans nous dire : — Voilà papa qui revient avec la jaquette du petit Hans.

Friedrich fut ensuite mandé à comparaître devant l’amtshauptmann qui lui fit subir un interrogatoire dans toutes les règles, et voulut, mais en vain, lui démontrer l’irrégularité flagrante de ses procédés. Ni le fait d’avoir repris indûment les huit groschen à lui enlevés, ni celui d’avoir soustrait une saucisse au maître d’école qui essayait de le tromper, n’avaient laissé le moindre remords dans l’âme de ce pécheur endurci. L’amtshauptmann finit par se décourager et le renvoya. — Je me souviendrai de vous, soyez tranquille, — lui dit-il au départ, ce que Friedrich prit pour une menace, ignorant que le digne magistrat, peu soucieux de conserver ou des rancunes ou des souvenirs pénibles, tenait au contraire à ne rien oublier de ce qui lui semblait recommandable. Quand Friedrich fut parti, se retournant vers le bailli de Gulzow, qui s’était plaint des prétentions du garçon meunier : — Je ne vois pas, lui dit-il, que vous eussiez là un gendre si méprisable.

— Il n’a pas le sou, objecta timidement le père de Hanchen..

— Les circonstances peuvent changer, reprit l’amtshauptmann. Il va se trouver d’ici à peu bien des fermes vacantes. Qui sait ce que le cabinet grand-ducal pensera des services rendus par ce garçon ?

— Mais il a volé...

— Ne prononcez pas ce mot ; il n’est pas de mise en cette circonstance.

— Quant aux huit groschen, je les paie, s’écria mon père.

— Et quant à l’histoire du maître d’école, c’est un bon tour sans aucune conséquence, reprit l’amtshauptmann,

— Ma Hanchen est beaucoup trop jeune...

— Besserdich, vous parlez comme un enfant, tout bailli que vous êtes, interrompit brusquement la Westphalen. Votre fille est une petite étourdie à qui un mari expérimenté ne peut être que fort utile. Celui-ci est en actions ce qu’elle est en paroles. Le couple serait sous ce rapport des mieux assortis.

Le pauvre bailli se taisait, à bout de raisons. — Encore faut-il que je consulte ma femme, reprit-il comme dernier argument.

— Voilà qui est juste, repartit l’amtshauptmann, et Hanchen, elle aussi, veut être consultée.

L’affaire fut ainsi remise à la Saint-Personne, comme nous disons dans le Mecklembourg, et, la frau amtshauptmann étant retournée au schloss avec mamzelle Westphalen, l’amtshauptmann et mon père, de commun accord, rédigèrent un message pour le herr landrath de Uertzen, qu’ils priaient d’envoyer une personne de confiance chargée de reconnaître et de réclamer l’argenterie volée chez lui. Friedrich et le messager de ville, porteurs de la dépêche, emmenèrent aussi le chasseur français, qu’ils devaient remettre aux mains de l’autorité militaire.

On ne me demandera pas sans doute de mêler à ces récits, que je ne voudrais pas assombrir, le détail horrible de ce que devint ce malheureux, conduit à Brandebourg, et qui passa presque immédiatement devant un conseil de guerre. Quand bien même je le voudrais, il me serait interdit de raconter les dernières heures qu’il lui fut donné de passer ici-bas. Je n’écris que ce que je sais, et ne me suis jamais trouvé le cœur assez ferme pour assister à une de ces exécutions capitales qui blessent chez moi le sentiment inné de la justice distributive. Quel droit peuvent se croire ces misérables pécheurs investis du pouvoir de juger à faire passer avant l’heure devant le tribunal du Tout-Puissant un autre pécheur tout pareil à eux ? Et quand vingt balles percèrent la poitrine de celui-ci, comment personne ne songea-t-il qu’un autre cœur, à quelque cent lieues de là, était traversé par elles, — celui de sa vieille mère, innocente à coup sûr de tout délit ?

Je me bornerai donc à dire que, le prétendu mort étant représenté parfaitement intact, le meunier et le boulanger se trouvèrent, ipso facto, complètement exonérés de tout soupçon. En outre le témoignage de l’inspecteur Bräsig et celui du valet de chambre envoyé par le landrath permirent de déterminer les propriétaires de l’argenterie, qui fut aussitôt restituée aux Uertzen. Quant à l’argent monnayé, que personne ne réclamait, le juge, inclinant à le regarder comme de bonne prise, offrit de l’adjuger au régiment du colonel von Toll ; mais celui-ci déclina tout net une proposition qui faisait entrer dans la caisse du corps commandé par lui l’odieux butin de quelques ignobles maraudeurs. Prenant alors la valise des mains du grand-prévôt, il la mit dans celles de l’honnête Luth, notre messager de ville. — Portez ceci de ma part au herr amtshauptmann Weber. Il en disposera suivant la coutume du pays, lui dit-il en y joignant une petite note de sa main.

Restait à disposer du rathsherr. Tous les autres prisonniers élargis, il demeurait seul dans un majestueux isolement, semblable au baliveau superbe que la hache du bûcheron a laissé debout dans une vaste éclaircie de forêt. — Que faites-vous ici ? lui demanda le colonel, venant à l’apercevoir. Avec un tressaillement de surprise et non sans quelque indignation secrète :

— J’allais vous faire la même question, répliqua mon oncle Herse.

Ces deux hommes étaient vraiment à peindre, se toisant ainsi l’un l’autre. Le colonel avait deux pouces de plus en hauteur, mais mon oncle l’emportait en circonférence d’un bon demi-pied. L’un avait des moustaches, l’autre, qu’on ne rasait plus depuis quelques jours, portait toute sa barbe. Tous deux étaient en uniforme et tous deux avaient grande mine. — Qui êtes-vous ? reprit le colonel.

— Je suis un des conseillers municipaux de Stemhagen, repartit mon oncle.

L’autre parut surpris, et après quelques tours de chambre : — Je ne vois pas, poursuivit-il, ce que l’empereur Napoléon peut gagner à ce que je continue de vous promener par ce pays... Vous pouvez vous en aller.

Ce congé sans façon ne devait guère convenir à l’importance du rathsherr. Sa seule consolation pendant ces froides nuits où on le traînait sur les routes avait été la pensée que le « dragon corse » l’avait en toute connaissance de cause élu pour une de ses victimes. Et tout cela n’aboutissait qu’à la constatation d’un simple malentendu ? Des excuses publiques en face du régiment français sous les armes auraient pu suffire à la grande rigueur pour pallier les choses, mais se voir ainsi renvoyé sans la moindre réparation ! — Colonel, s’écria-t-il, le prenant de fort haut, un homme de ma sorte...

— Pardon, monsieur, interrompit l’autre sans lui laisser le loisir de mener à fin cet exorde ab irato et lui frappant familièrement sur l’épaule, il faut vous estimer heureux d’en être quitte à si bon compte. A la guerre, voyez-vous, les malentendus sont de tous les jours, et on a vu plus d’un brave homme fusillé sans le moindre motif... Au surplus, ajouta-t-il, venez par ici. J’aurais à vous parler en secret.

En secret !... Le colonel avait par pure rencontre touché la corde sensible. Rien ne pouvait aussi bien et aussi promptement que ces deux mots, qui flattaient sa manie dominante, faire tomber l’irritation de mon oncle. Il suivit avec empressement le colonel sur la place du marché. — Veuillez, herr rathsherr, lui dit alors ce dernier, veuillez vous charger de mes affectueux complimens pour votre excellent amtshauptmann. Dites-lui en même temps que j’ai été assez heureux pour pouvoir faire droit à sa demande, en échange de quoi j’espère qu’il accueillera celle dont vous allez vous faire l’interprète. Je voudrais, si cela se peut sans injustice, que cet argent désormais sans propriétaire qu’on a trouvé dans la valise d’un de nos hommes pût échoir à la jeune fille qui me remit hier sur la grand’route une lettre de lui. Vous comprenez, herr rathsherr, que cette requête doit rester entre nous trois, afin que nul soupçon de connivence ne puisse planer sur votre digne administrateur, et surtout afin que la malignité publique n’interprète point dans un sens défavorable ma bonne volonté pour cette enfant.

— C’est bien de Fieka que vous entendez parler ? demanda joyeusement mon oncle, que cette intrigue à conduire mystérieusement replaçait dans ses véritables conditions d’existence. C’est bien la fille du meunier Voss ?

— C’est la belle enfant que vous voyez là-bas, dit le colonel en lui montrant Fieka debout à quelques pas d’eux. Le bras passé au cou de son père, cette fillette, naguère si courageuse, pleurait maintenant toutes les larmes de son corps, aussi faible devant une joie subite qu’elle s’était trouvée intrépide en face d’un désastre immérité.

Le colonel s’approcha d’elle, et sans autres complimens : — Savez-vous écrire ? lui demanda-t-il.

— Lire, écrire, compter, elle sait tout, répliqua le meunier, voyant que sa fille ne se hâtait pas de prendre la parole.

— Donnez-moi donc exactement votre nom et votre lieu de naissance, reprit l’imposant militaire... Tenez, sur ce feuillet de mon calepin !... Mais, je vous prie, en bas-allemand.

Et Fieka, sur le petit carré de vélin, traça lestement ces mots : « Fieka Voss, née au moulin de Gielow, paroisse de Stemhagen. »

— C’est bien, dit le colonel. Adieu maintenant. Peut-être nous reverrons-nous quelque jour.


XIII.

Une demi-heure n’était pas écoulée, lorsque deux chariots frétés pour Stemhagen sortirent de Brandebourg par la porte de Treptow. Dans le premier étaient les gens d’âge et les dignitaires, le herr rathsherr, le boulanger, le meunier et le valet de chambre du landrath par respect pour ce haut et puissant seigneur. Dans le second, sur le sac de devant, avaient pris place Fritz Besserdich et le messager Luth, sur le sac de derrière Heinrich et Fieka, tout à fait au fond, sur une botte de paille, maître Friedrich. Le rathsherr était profondément préoccupé des honneurs que les habitans de sa ville natale ne pouvaient, s’imaginait-il, marchander à leurs com patriotes martyrs de la grande cause germanique. Ses compagnons de route ne comptaient pas sur un si grand enthousiasme, et ne songeaient qu’au plaisir de se retrouver chez eux. Le meunier Voss, plus soucieux que ne le comportaient les circonstances, pensait surtout à son échéance. Questionné par le rathsherr, qui le croyait malade, il ne put s’empêcher de lui confier ses chagrins, et mon oncle, toujours compatissant, toujours disposé à se faire valoir, toujours épris du rôle de protecteur, ne manqua pas, après y avoir réfléchi, de lui promettre assistance. — Je vous tirerai de là, meunier Voss, comptez sur moi ! Dès demain, j’envoie chercher ce juif, et vous verrez comme je sais apprivoiser un créancier farouche. On a par devers soi des secrets qui, divulgués, ne lui feraient pas précisément honneur. Je serai votre garant, et vous aurez répit jusqu’à Pâques. Seulement je désire que l’affaire ne s’ébruite pas. Il faut me promettre surtout que l’amtshauptmann n’en saura pas le premier mot.

Je glisse rapidement sur le triomphe qui suivit. Aux cris poussés par Fritz Sahlmann : — Ils viennent ! ils viennent ! les voilà qui arrivent ! — le vieux sonneur Rickert jugea indispensable de courir au beffroi ; mais, comme il ne pouvait à lui seul mettre tout le carillon en branle, il dut se borner à sonner le tocsin comme pour un incendie. Tout le monde en peu de minutes fut attiré dans les rues par ce formidable appel, et les nobles martyrs de la patrie ne purent fendre qu’à grand’peine les flots de la foule qu’ils supposaient enthousiasmée. Le rathsherr, se redressant sur son sac et la main sans cesse au chapeau, distribuait à droite et à gauche d’affables salutations. Autant en faisait le valet de chambre, étonné de se voir si populaire. Quant au boulanger Witte, il échangeait avec tout le monde des reconnaissances plus familières. — Bonjour, Bank, bonjour !... Avez-vous ressemelé mes bottes ?... Bonjour, Johann ; prenez garde à cette bonne femme, vous allez faire tomber sa cruche... Bonjour, Strühwinken, bonjour, ma petite !... Comment vont nos porcs ?

La tante Herse était à son balcon, et du geste appelait vers elle son cher mari ; mais celui-ci depuis trois jours n’appartenait plus à la vie privée, il se devait à la politique, et, bien qu’à regret, continua sa route jusqu’à la rathhaus. La soirée y fut des plus animées. Tout ce que les garde-manger et les caves n’avaient pas livré à la voracité des réquisitionnaires français fut sacrifié sans le moindre regret à la splendeur du banquet offert aux revenans. Tout ce qui pouvait manquer au ménage du bourgmestre fut fourni par le schloss, Mamzelle Westphalen confectionna un punch monstre sous le contrôle et avec les conseils de l’amtshauptmann. Luth le versa aux assistans sous le contrôle et avec les conseils du valet de chambre ; il les suivit si ponctuellement et avec tant d’adresse qu’il répandit un grand verre de l’ardente liqueur dans le giron sacré de la mamzelle. Fieka Voss était assise à côté de ma bonne mère, qui de temps à autre passait une main caressante sur les joues veloutées de la jeune fille, et comme je m’étais, un peu jaloux, rapproché d’elle : — Fritz, me dit cette excellente femme, saurez-vous m’aimer un jour comme Fieka aime son père ?

Félicité à divers titres par chacun, l’oncle Herse triomphait avec une radieuse sérénité. A peine avait-il pris place au centre de la table, comme héros de la fête, que la tante Herse, toute vêtue de soie noire et tenant en main une couronne de laurier vert, vint la fixer avec un ruban de velours ponceau sur la tête de son gracieux époux. Depuis lors je n’ai jamais rencontré une effigie de Jules César sans qu’elle ne m’ait rappelé le noble profil du rathsherr. Encore préféré-je ce dernier, comme plus vivant et plus humain que l’autre.

Jamais la rathhaus n’avait vu pareil tumulte et pareille gaîté.

A son réveil le lendemain, maître Voss trouva un certain désarroi dans ses souvenirs. — Femme, dit-il à la meunière, ne me suis-je pas querellé hier soir avec mon neveu ?

— Non, mon ami, répondit-elle ; vous l’embrassiez au contraire en l’appelant mon fils ! Vous promîtes de plus à Friedrich de lui donner une bonne somme pour l’établir aussitôt que vous seriez riche, ce qui ne devait pas tarder, disiez-vous.

— Ah çà ! mais j’étais donc complètement abruti ?

— Je vous en laisse juge, mon très cher.

Sur ce entra le garçon meunier. — Salut, patronne... Bonjour, notre maître. Je venais simplement vous dire qu’après y avoir réfléchi j’aime mieux laisser dans vos mains jusqu’à nouvel ordre le petit capital que vous avez généreusement promis de me remettre. Nous nous entendrons pour les intérêts. En revanche vous me rendriez service en me laissant vous quitter à Pâques... Oh ! je sais que je suis engagé pour plus de temps ; mais je voudrais me marier.

— Vous marier ! s’écrièrent en même temps les deux époux.

— Pourquoi donc pas ? Je voudrais faire ma femme de Hanchen Besserdich, la fille du bailli, celle qui est en service au château. Si, comme je le pense, Heinrich épouse notre Fieka, et si les deux beaux-pères n’y trouvent rien à redire, les deux noces pourraient se faire le même jour.

Le meunier bondit à ces mots, et, saisissant par la tige une des deux grosses bottes qu’il n’avait point encore chaussées : — Ah ! par exemple, effronté coquin ! commençait-il d’un ton menaçant...

— Un instant ! interrompit Friedrich, reculant d’un bon pas ; ce mot ne convient ni à vous, ni à moi... Je n’ai point parlé sans motifs. Placé hier derrière votre fille et votre neveu, j’ai fort bien entendu ce dont il était question entre ces jeunes gens...

— Mon Dieu, cher ami, ce serait une bien bonne chance, fit observer la meunière.

— Taisez-vous !... Cela n’a pas le sens commun, criait le meunier, arpentant la chambre à grands pas.

Au fond, ce brave homme partageait les idées de sa femme. Ce mariage lui trottait depuis quelques jours dans la cervelle, et la veille en effet il avait pressé Heinrich sur sa poitrine en lui donnant avec transport le doux nom de « fils ; » mais c’est que tout précisément la veille il s’était cru en possession de je ne sais quel trésor imaginaire, présent passager du complaisant Bacchus, et maintenant il se retrouvait Gros-Jean comme devant, c’est-à-dire au-dessous de ses affaires, et en supposant même que le juif Itzig, dominé par l’ascendant du rathsherr, lui accordât délai jusqu’à Pâques, ce ne serait jamais qu’un ajournement à la catastrophe prévue. — Comment, s’écriait-il, déguisant quelque peu sa pensée, j’irais donner mon enfant au fils de Joseph Voss ? à un homme avec qui je suis en procès ? à un gaillard qui, m’ayant presque ruiné, voyage deçà, delà, les poches pleines d’écus ? et, la lui donnant, il faudrait encore lui dire : — Tenez, prenez-la comme Dieu l’a faite. Je n’ai rien à lui mettre dans la main... Je suis réduit à mendier. — Et il me faudrait emprunter pour acheter la robe nuptiale de notre enfant !... Non, en vérité !... qu’on ne me reparle plus de ceci !...

A partir de ce moment, — plaignons-le, car vraiment il était à plaindre, — le bonhomme devint inabordable. Il travaillait constamment tout seul, soit au moulin, soit à l’écurie, et par cette rude besogne semblait vouloir réparer en quelques heures les omissions, les négligences de plusieurs années. Fidèle à sa parole, le rathsherr lui apporta un acte en bonne et due forme notariée, par lequel le juif Itzig consentait à n’exiger son dû qu’après les fêtes de Pâques. Heinrich, qui devina par à peu près que la visite de mon oncle avait dû favorablement disposer le sien, crut l’heure venue de tenter fortune. Fieka elle-même l’encourageait à cette démarche qu’elle jugeait opportune ; mais tous deux étaient bien loin de compte. Au jeune amoureux qui demandait la main de sa cousine, Voss répondit en évoquant les pénibles souvenirs du procès qu’ils avaient soutenu l’un contre l’autre, et comme Heinrich, à bonne intention, lui avait proposé de prendre à son compte le bail du moulin, qui, s’il entraînait quelques privilèges, comportait aussi d’assez lourdes charges, le vieux meunier partit de là pour se croire offensé, il eut même l’air de supposer que Heinrich prétendait réaliser à ses dépens ce qu’on appelle une bonne spéculation.

C’était là plus qu’il n’en faillait pour ajouter une vive irritation au désappointement du cousin de Fieka. Le sang lui monta aux joues quand il demanda une réponse catégorique par oui ou par non à la demande qu’il venait de faire.

— Eh bien ! non, dit le meunier, se détournant pour regarder la fenêtre... Une demi-heure après, Friedrich se trouvait à la porte du moulin avec la charrette attelée pour emmener le prétendant évincé. Heinrich et Fieka sortirent alors du jardin, où ils étaient allés épancher dans le sein l’un de l’autre leur mutuel chagrin. — Cousin, disait la jeune fille, ce qui est promis est promis. Comptez sur moi comme je compte sur vous ! — Heinrich ne répondit que par un signe de tête et un formidable serrement de main.

— Où allons-nous ? demanda Friedrich quand Heinrich et lui furent arrivés au tournant de la route.

— A Stemhagen. Je compte rendre visite à l’amtshauptmann, et je coucherai chez Witte.

— Parfait, il faut aussi que j’aille au château, et peut-être en sortant de là aurai-je quelque chose à vous dire. Attendez-moi chez le boulanger.

Witte ne fut pas médiocrement surpris lorsque le soir, arrivant du schloss, Heinrich le chargea de lui trouver acquéreur pour deux chevaux qu’il avait à vendre.

— Pourquoi diable vous défaire de ces belles bêtes ? s’écria Witte. Vous retrouverez difficilement les pareilles, et d’ailleurs en ce moment-ci les chevaux se donnent presque pour rien, tant on a peur de les voir enlever par les Français... D’ici à quelques semaines, cet état de choses peut changer du tout au tout, et, si on marche contre ces loups ravisseurs, les chevaux se vendront cher.

— Sans doute, sans doute, ajouta Friedrich, tout à coup survenu, les chevaux seront chers et les femmes bon marché, si la guerre éclate. Après la guerre, les femmes vaudront encore moins, la moitié de notre jeunesse mâle étant restée sur le carreau. Hier, à Brandebourg, un inconnu m’a pris à part, me trouvant, disait-il, l’air militaire, et m’a proposé de l’emploi. J’ai refusé, croyant avoir autre chose à faire ; mais les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Me voici décidé à m’enrôler contre les Français... Ah ! Dumouriez, nous verrons si ta chance est toujours la ’même. Witte, mon vieil ami, je vous laisserai ma malle en dépôt. C’est tout ce que je possède en ce bas monde.

Et là-dessus il sortit. Heinrich, un moment stupéfait, courut après lui, et le rattrapa. — Que signifie cette résolution ? demanda-t-il avec un empressement significatif.

— Elle signifie, répondit l’autre, que la même chose nous arrive à tous deux. Seulement votre Fieka verse des larmes, et mon Hanchen se moque de moi. Croiriez-vous qu’elle me trouve trop vieux pour elle ? L’homme de Brandebourg heureusement n’y regarde pas de si près...

— Chut ! interrompit Heinrich à voix basse. Ces choses-là ne se crient pas sur les toits. Vous voulez vous faire soldat, n’est-ce pas ? Eh bien ! moi aussi... Je suis maintenant seul au monde, sans parens, sans amis, sans rien qui me fasse craindre de rester sur un champ de bataille. l’amtshauptmann promet d’avoir l’œil sur ce qui m’appartient, et, s’il m’arrivait malheur, d’en disposer comme je l’entends. Louer mon moulin de Parchen sera l’affaire d’une matinée, et quand j’aurai vendu ma charrette...

— Hourrah ! camarade, votre main !... Ah ! Dumouriez ! il ne m’a pas fallu longtemps pour reconnaître en vous l’étoffe d’un bon soldat.

— La volonté y est, reprit Heinrich, mais les moyens, la marche à suivre...

— N’ayez pas de crainte. Quand les gens ont une sottise en tête, le diable est toujours là pour la leur rendre facile. Or le bon Dieu ne saurait faire moins pour deux bons garçons s’apprêtant à prendre les armes en faveur du pays. Moi, je suis forcé d’attendre au moins jusqu’à Pâques ; mais rien ne vous empêche d’aller faire une promenade à Brandebourg. Dans l’auberge où nous avons couché, vous trouverez un grand gaillard à moustaches grises porteur d’une balafre en travers de la joue droite. Il vous enrôlera, et vous lui donnerez mon nom à mettre sur ses listes ; puis, quand tout sera réglé, vous me ferez signe. Au moment convenu, présent à l’appel.

— Dites en revanche à Fieka de ma part, sans lui tout expliquer, qu’elle s’attende à quelque chose qui pourra la surprendre, mais que la parole donnée tient toujours.


XIV.

Dans cette portion du pays, les Français ne se montrèrent plus, mais on n’en fut pas pour cela plus tranquille. La landsturm ayant été convoquée, l’amtshauptmann en reçut le commandement, exercé sous lui par le capitaine Grischow. A l’exception du maître d’école, qui s’était fait confectionner une hallebarde par le serrurier Tröpnerr, leurs soldats n’avaient pour armes que des piques. Mon oncle Herse organisa néanmoins une compagnie de tirailleurs disposant de vingt et un fusils de chasse, et on voyait parader, une longue épée au côté, sur leurs chevaux de labour, de jeunes paysans qui se croyaient de bonne foi aussi redoutables que n’importe quel preux de la Table-Ronde.

Tout ceci faisait sourire de pitié les fortes têtes de la province. Je dis, moi, que c’est pitié de voir pareils mouvemens si rares en Allemagne, et plus grande pitié de penser aux quarante années qui suivirent ce magnifique réveil de l’esprit germanique. Sans doute, comme le disaient ces mêmes docteurs en scepticisme, sans doute il eût suffi d’un régiment français pour balayer devant lui, comme le vent chasse la balle de blé, ces populations ameutées ; mais l’esprit qui les animait pouvait être craint de Bonaparte lui-même, qui certainement n’y trouva pas de quoi rire. De la Vistule à l’Elbe, de la Baltique à Berlin, on entendit un beau jour retentir la même clameur : — les Français reviennent ! — Un essai, paraît-il, une manière de constater ce que ferait en pareille occurrence la Basse-Allemagne ! La Basse-Allemagne soutint bravement l’épreuve. Partout sonna le tocsin, partout les villages se levèrent. On s’armait, on marchait de tous côtés, et le régiment français dont nous parlions aurait eu fort à faire pour se trouver en même temps sur tous les points menacés. Les gens de Stemhagen marchèrent sur Ankershagen, où on signalait la présence de l’ennemi. Sur la nouvelle qu’il était à Stemhagen, les gens de Malchin arrivèrent chez nous, ainsi de suite. Je ne dis pas que cette confusion ne fût pas comique à certains points de vue. Nos piquiers, rassemblés sur la place du marché, avaient pour commandant herr Droz et Friedrich, les seuls qui fussent connus pour posséder quelques notions de l’art militaire. Encore nos burghers rechignaient-ils à leur obéir, au premier parce qu’il était Français, au second parce qu’il était garçon meunier. Personne ne voulait non plus rester au second rang, sous prétexte qu’à l’ordre de croisez… ette ! on y recevait en pleines côtes les manches de pique du premier. Quand mon oncle Herse organisa le premier exercice de ses « tirailleurs, » il leur fit exécuter des feux de peloton, d’abord avec des cartouches sans balles, puis, plus sérieusement, avec de la grenaille ; mais comme à la première volée la vache blanche du Dr Lukow eut l’épidémie criblé de petit plomb, il fallut renoncer à une si dangereuse expérimentation. Cette maladresse fut attribuée au tailleur Zackow, mais sans preuves suffisantes à l’appui d’une accusation aussi grave.

Enfin, quand on se crut en état de faire campagne, nos gens, au commandement de « par file à gauche, » se mirent en mouvement sur la route de Brandebourg. Le désordre était déjà notable sur la place du marché ; mais une fois hors des portes, chacun cherchant un chemin sec, les escouades se débandèrent, et nos soldats improvisés marchèrent sur les talons l’un de l’autre à l’instar des oies dans un champ d’orge, puis à l’auberge du Hibou la colonne fit halte pour attendre l’amtshauptmann. Trop âgé pour marcher à pied, cavalier trop novice pour se hasarder sur la monture la plus pacifique, il volait au combat dans sa longue carriole d’osier, une grande épée à la ceinture. De nombreux vivat l’accueillirent, auxquels il répondit par cette harangue à jamais mémorable : — « Enfans ! vous n’êtes point des soldats, et vous allez commettre bévues sur bévues. En rira, ma foi, qui voudra ! Nous n’en aurons pas moins fait notre devoir, lequel est de montrer aux Français que nous sommes à notre poste. Je voudrais m’entendre mieux aux choses de guerre ; mais je vous trouverai, si besoin est, quelque chef plus expérimenté que je ne le suis. Herr Droz, tenez-vous près de moi, et, si l’ennemi paraît, dites-moi ce que j’aurai à faire. On verra si je boude ! »

— Hourrah ! crièrent nos gens, qui se remirent en marche, la cavalerie en avant, pour reconnaître le pays. Dans ses rangs, deux hommes, pas plus, avaient des pistolets d’arçon, savoir : l’inspecteur Bräsig et le greffier municipal d’Ivenack. Ils tiraient de cinq minutes en cinq minutes, probablement pour faire peur aux Français, et ce fut ainsi qu’on atteignit Ankershagen, où on ne trouva pas l’ombre d’un soldat étranger, sur quoi l’amtshauptmann reprit la parole. — Enfans ! disait-il, c’est assez pour une journée. En repartant tout de suite, nous serons chez nous avant la nuit...

L’idée était bonne, et fut jugée telle. — Par file à droite ! commanda le capitaine Grischow, et, sauf une demi-compagnie de piquiers, plus deux tirailleurs, qui s’attardèrent dans un cabaret de Kittendorf, — où du reste ils firent merveille, — le mouvement de retraite s’exécuta selon toutes les règles. Cependant l’honnête Stahl, un peu las, se rapprocha de la voiture où se prélassait l’amtshauptmann, et, n’osant y demander place pour lui-même, sollicita simplement l’autorisation d’y déposer sa pique, dont il était singulièrement embarrassé. — A votre aise, répondit l’obligeant magistrat ; mais alors arrivèrent Deichert, puis Bank, puis une douzaine d’autres indiscrets avec la même requête, et la carriole d’osier, hérissée de pointes, finit par ressembler à ces chars armés de faux dont il est si souvent question dans le récit des guerres antiques.

Au retour de cette expédition, Friedrich fut mandé au schloss,

— Mon garçon, lui dit l’amtshauptmann, c’est bien vous, ce me semble, qui voulez épouser notre Hanchen ?

— Pas que je sache, répondit l’autre.

— Vous êtes cependant bien Friedrich Schult, le garçon meunier de maître Voss ? Friedrich Schult, j’en conviens, mais pas le garçon du meunier de Gielow, ni l’amoureux de votre chambrière. J’ai renoncé au service de l’un et à la main de l’autre. Il y a une demi-heure que je suis enrôlé.

— Ma foi, je vous en félicite, reprit l’amtshauptmann, et je n’en suis que plus satisfait pour ce qui me reste à vous apprendre. C’est vous, n’est-il pas vrai, qui avez mis la main dans le temps sur la valise d’un maraudeur français ?

— Je ne le nie pas,

— Et vous avez raison. Écoutez maintenant, et tâchez de bien comprendre. Les Français ont renoncé à la propriété de cette valise et de ce qui s’y trouvait renfermé. Donc elle revenait à un camarade qu’on appelle Trésor Public. C’est un particulier assez rapace, et qui lâche rarement sa proie ; mais enfin cela peut lui arriver de temps en temps, quand une personne obligeante lui démontre l’utilité d’un pareil sacrifice. Or c’est là ce que je me suis appliqué à faire, et j’ai réussi. Trésor Public, ce jour-là d’humeur facile, a bien voulu se dessaisir en votre faveur de cette valise... Elle et le contenu appartiennent désormais à Friedrich Schult. La voici, ajouta l’amtshauptmann, qui avait ménagé de longue main ce petit coup de théâtre, et qui, disant ces mots, enleva le tapis sous lequel se dissimulait la précieuse sacoche.

Friedrich, étonné au dernier point, considérait tantôt la valise, tantôt l’amtshauptmann, qu’il soupçonnait évidemment de quelque mauvaise plaisanterie. Il finit par se gratter la tête en homme fort embarrassé d’arriver à une conclusion satisfaisante.

— Çà, mon bonhomme, qu’en dites-vous ? lui demanda le vieux herr.

— Dame, herr amtshauptmann, je vous remercie tout d’abord... Certainement je vous remercie, car c’est bien de la bonté ;… mais tout de même ça ne me va pas comme un gant.

— Cet argent ne vous va pas ?... Par exemple, si je m’attendais...

— Oh ! si fait, l’argent, je ne dis pas,... mais c’est le moment où il arrive. La petite ne veut pas de moi... Je me suis enrôlé,... je ne puis emporter un pareil magot dans mon havre-sac... Vous voyez la difficulté.

— Hum ! marmottait entre ses dents l’amtshauptmann, voilà une bizarre coïncidence ; puis, s’arrêtant en face de Friedrich et le regardant avec une expression toute particulière : — L’argent est rare en ce moment-ci, lui dit-il, et je connais un père de famille aux abois qui, si cela était possible, ferait volontiers un peu d’or avec le plus pur de son sang tandis que sa femme et son unique enfant sont en larmes devant lui... Sauriez-vous par hasard qui je veux dire ?

Friedrich leva tout à coup les yeux sur le visage du digne magistrat, et il sembla qu’un éclair illuminait sa physionomie plus martiale qu’intelligente. — Dumouriez ! s’écria-t-il, je prends cet argent, et je sais maintenant à quoi l’employer… Bien le bonjour, herr amtshauptmann,

— Ah ça ! lui cria le magistrat au moment où il s’éloignait rapidement, n’oubliez pas de venir me voir quand vous serez de retour !…

Heinrich attendait son camarade dans l’écurie du boulanger Witte, à côté des deux chevaux sellés et bridés. Friedrich entra la tête haute et jeta dans la mangeoire une sorte de portemanteau qui, en tombant, rendit un son métallique. Le rathsherr était là et dressa l’oreille à ce bruit alors inaccoutumé. — Parbleu, herr rathsherr, vous pourriez me rendre un grand service, lui dit Friedrich. Je suis engagé avec le meunier Voss, et pour jusqu’à la Saint-Jean. Voudriez-vous lui dire que, s’il consent à me libérer tout de suite, je lui prêterai d’ici à mon retour l’argent trouvé dans la valise du chasseur français ? Ils viennent de me l’adjuger au schloss, et le voilà dans cette mangeoire.

Mon oncle était au fond un très brave homme, capable d’apprécier la délicatesse cachée de ce procédé sommaire. — Friedrich, s’écria-t-il, vous êtes… vous êtes un ange.

— Un vieil ange, à ce que dit Hanchen, repartit le nouveau défenseur de la patrie. Allons, Heinrich, il serait temps de se mettre en selle… Avez-vous réglé vos affaires de cœur avec la belle Fieka ?

Heinrich était debout derrière un des deux chevaux, accoudé des deux bras à la selle. Trop ému pour parler, il ne répondit que par un signe de tête affirmatif.

— En route donc ! reprit Friedrich, saisissant la bride de l’autre cheval, qui, je dois le dire, boitait tout bas d’une jambe ; mais son camarade la lui arracha brusquement des mains, et lui jeta celle de l’autre animal, un étalon de quatre ans, irréprochable à tous les points de vue. — Le meilleur des deux n’est pas encore assez bon pour vous, lui dit-il en même temps d’une voix étranglée.

Nous les vîmes passer au grand trot par la porte de Brandebourg. — Ce ne sont pas des Français cette fois, nous cria Hans Bank.

— Ce sont des nôtres, repartit Fritz Bisch, et nous nous sentions au cœur, tout enfans que nous étions, un vif mouvement d’orgueil belliqueux.

— Dieu nous les ramène ! dit parmi nous une voix chevrotante et cassée. C’était celle du vieux père Rickert, le sonneur de cloches.

Dieu nous les rendit effectivement. Un an et un jour avaient deux fois passé sur nos jeunes têtes. Bien des combats avaient été livrés, bien du sang avait coulé ; mais la pluie avait lavé ce sang, le soleil l’avait séché, la terre l’avait caché sous un vert linceul. Les blessures du cœur étaient alors pansées par l’espérance avec un baume appelé liberté. Les blessures plus tard se rouvrirent, car le baume ne parut pas émané du ciel, et ne produisit pas les effets salutaires qu’on attendait de lui ; mais par ce beau printemps personne ne songeait encore aux désillusions que l’avenir tenait en réserve. Quand la bataille de Leipzig fut gagnée, on illumina la cité, on tira des feux de joie. On aurait même tiré le canon, si un canon se fut trouvé sous la main. Comme il n’y en avait pas, on se contenta de lancer des moellons qui se trouvaient au pied d’une bâtisse en construction contre la vieille porte du vieux Kasper, laquelle porte en creva tout net.

La nouvelle se répandit que notre Friedrich, le garçon meunier, n’était pas étranger au gain de la bataille de Leipzig. On disait dans tout Stemhagen que le caporal Schult avait indiqué à son colonel Warbourg une manœuvre décisive. Le colonel avait fait part de l’idée à l’adjudant du vieux Blucher, qui, l’ayant étudiée, s’était écrié : « C’est bien cela !… Friedrich Schult est dans le vrai… »

Sur ces entrefaites, le château reçut des visites qui firent jaser. On apprit par Fritz Sahlmann que mamzelle Westphalen ne savait plus où donner de la tête, et le lendemain on vit passer en voiture, — un beau carrosse étranger, vitré sur toutes les faces, — le digne amtshauptmann à côté de son ami et contemporain Renatus von Toll. — On dirait deux jumeaux, nous répétait la Westphalen. Puis le colonel arriva, et non pas seul, mais avec une jeune dame à qui ma mère me recommanda très expressément de ne jamais parler qu’à la troisième personne, ce qui, par parenthèse, me gênait fort, comme aussi de ne pas l’embrasser, car elle était fraîche comme une rose et fort de mon goût.

Ce fut en présence de ces glorieux hôtes qu’eut lieu quelques jours après la noce d’Heinrich et de Fieka. Nous y fûmes tous conviés, et je puis dire que je passai là une journée charmante, nonobstant les plaintes de la mamzelle, à qui j’étais tout spécialement confié, et qui me trouvait « trop remuant » lorsque je lui donnais, sans intention mauvaise, des coups de pied dans les jambes. Que Fieka était donc jolie ! qu’Heinrich avait l’air content ! Le ministre prononça le meilleur et le plus cher de ses trois sermons, celui qu’il appelait la Couronne, et qui coûtait un thaler seize groschen. La Guirlande de lierre ne se payait qu’un thaler, et pour les pauvres gens il l’avait la Guirlande de pervenches, qui n’allait pas à plus de huit groschen ; mais le meunier Voss, tout en respectant le désir de sa fille, qui voulait une noce sans aucun faste, n’avait pu se résigner à lésiner sur les frais religieux.

La jeune femme du colonel von Toll se montra fort gracieuse pour la mariée, et lui passa au cou une chaîne d’or avec un médaillon sur lequel était gravée la date du jour où Fieka était allée demander au colonel la grâce de son père. Mon oncle Herse ne pouvait manquer une si belle occasion de faire des siennes. Au dessert, comme le meunier, baissant les yeux avec une feinte humilité, s’excusait de n’avoir fait venir aucune musique, sa petite harangue fut interrompue par l’explosion d’un formidable orchestre. C’étaient les vingt et un tirailleurs du rathsherr que ce diable d’homme, — pardon, mon cher oncle, — avait, je ne sais comment, transformés en musiciens. La porte s’ouvrit alors, et on aperçut au milieu du corps de musique l’oncle Herse battant la mesure avec frénésie sur une pile de sacs remplis de farine. Un vrai chœur céleste, à moitié caché dans les nuages ! Encore n’est-ce pas tout. Cet actif personnage s’était aussi muni de fusées. La première, éclatant à rebours et prenant une direction horizontale, faillit éborgner un des invités. La seconde, mal dirigée, alla donner tout droit dans une grange remplie de paille, et Friedrich eut grand’peine à étouffer le feu, qui avait déjà pris. l’amtshauptmann ne laissa point partir la troisième, et, tout en remerciant chaleureusement mon bon oncle, rendit dès le lendemain un arrêté par lequel les feux d’artifice étaient interdits dans tout le district de Stemhagen sous les peines les plus sévères.


Où sont-ils maintenant ces bons et simples cœurs dont ce récit a fait revivre les battemens ? Hélas ! aucun ne palpite plus. Ils ont dit adieu, ils dorment le long sommeil... Le boulanger Witte ouvrit la marche, et le messager Luth l’a fermée. Voyons, qui survit encore ? Fritz Sahlmann, Hanchen Besserdich, et votre serviteur. Hanchen épousa dans le temps le jeune Freier, et ce ménage a prospéré. Ils habitent Gulzow, la première maison à main gauche. Fritz Sahlmann était devenu un bel homme, et il est resté mon ami. J’espère qu’il ne m’en voudra pas d’avoir mis en circulation l’histoire de quelques fredaines datant de son premier âge et depuis longtemps oubliées. S’il était tenté de s’en formaliser, je lui tendrais la main en lui disant, comme l’amtshauptmann : « Ce qui est écrit est écrit. » Vous n’allez pas pour si peu vous brouiller avec un vieux camarade ? — n’est-ce pas, mon bon Fritz ?


E.-D. FORGUES.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre.
  2. Les villages du Mecklembourg n’ont pas de boulangeries, mais chacun possède un ou deux fours dont l’usage appartient à tous les habitans de la commune. Ces fours, construits en plein champ, sont garnis à l’intérieur de grosses pierres, et la toiture est faite de gazons. Ils sont de taille à recevoir et à cacher un homme. De plus, n’ayant pas d’autre issue que la porte, la chaleur s’y conserve longtemps.