En prenant le thé/Introduction

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Achille Faure (p. i-ix).


LETTRE


À


FÉLIX DELHASSE.



Vous m’avez envoyé de Bruxelles les épreuves d’un ouvrage qui doit être publié à Paris, me disiez-vous dans votre lettre d’envoi, et vous voulez absolument avoir mon avis sur la valeur littéraire de cet ouvrage, que vous m’avez mis à même de lire avant Monseigneur le public. Cet ouvrage, à coup sûr, vous intéresse beaucoup, et je vous suis trop attaché, trop dévoué, depuis bien des années, pour ne pas m’intéresser également au succès d’un livre qu’on verra bientôt paraître sous vos auspices.

Ce succès n’est pas douteux ; j’ai le plaisir de vous l’annoncer, après avoir lu très attentivement le livre de votre ami, de cet ami qui est déjà le mien, puisqu’il est le vôtre, sans que je sache même son nom. Son livre, c’est un enfant qui va naître et dont vous êtes d’avance le parrain ; et moi, en raison de mon grand âge et de ma vieille expérience, je veux être la bonne fée qui présidait jadis aux naissances heureuses et qui portait bonheur au nouveau-né, en le douant de tous les dons réservés ici bas à quelques rares favoris du sort.

Si cet ouvrage traitait de politique, de bibliographie ou d’histoire littéraire, j’en ferais honneur, mon cher ami, au collaborateur anonyme de Quérard, au bibliographe consciencieux à qui nous devons les neuf volumes de l’Annuaire dramatique belge, à l’auteur de certaines piquantes brochures de circonstance qui ont eu tant d’influence sur des questions à l’ordre du jour en Belgique. Mais il s’agit ici d’un roman, et vous n’êtes pas romancier, ce me semble. On peut dire, il est vrai, que ce volume de fantaisie humoristique n’est pas tout à fait un roman et que vous avez bien eu part, s’il m’est permis de lever un coin du voile de l’anonyme, à un petit voyage En Ardenne, voyage philosophique et pittoresque, qui n’a pas moins d’humour et d’originalité que le Voyage sentimental de Sterne.

Il ne faut pourtant pas songer à vous attribuer la moindre complicité dans l’œuvre que vous me recommandez avec tant de chaleur. Voici qu’à l’instant même en feuilletant ces épreuves pour chercher un passage qui m’avait frappé, je découvre au bas d’une page, un nom, une signature, celle de l’auteur assurément : Ferdinand Genissieu. C’est le nom du coupable, et ce nom-là n’a pas encore été répété dans les litanies de la littérature ; je ne le trouve pas même inscrit sur les listes des écrivains de notre temps, listes plus longues et plus confuses que celles des électeurs que le suffrage universel a donnés à la France, car vous n’oublirez pas qu’en France tout le monde vote à tort et à travers, tout le monde noircit du papier, avec ou sans orthographe et se fait imprimer incognito.

Je salue donc notre nouvel auteur, notre ami, M. Ferdinand Genissieu, et, son livre ouvert devant moi, je me plais à tirer l’horoscope de ce livre, qui, pour être un coup d’essai, n’en est pas moins un coup de maître.

Ce n’est point un roman, disais-je tout à l’heure, c’est mieux, c’est plus que cela ; c’est un charmant recueil de scènes intimes, empreintes d’une vive personnalité, animées d’une capricieuse fantaisie, étincelantes de verve et d’esprit, allant tour à tour du rire aux larmes et partout respirant une douce mélancolie, une exquise sensibilité. Ce volume sera formé, pour ainsi dire, de pages détachées une à une des souvenirs de la jeunesse de l’auteur, souvenirs qui ne sont pas encore bien lointains, je suppose, et qui conservent ainsi toute la fleur, toute la saveur de la réalité, ou, si l’on aime mieux, du réalisme.

L’auteur n’a pas eu besoin d’emprunter à son imagination les sujets et les personnages de son livre ; il s’est contenté certainement de fouiller dans sa propre existence, d’interroger sa mémoire, celle du cœur surtout, d’évoquer des sensations et des sentiments qu’il a éprouvés lui-même, de mettre en ordre ses impressions personnelles et de revivre, la plume en main, de la vie de jeune homme, de la vie d’homme marié et de père de famille, de la vie d’observateur du foyer domestique, pour composer un ouvrage dans lequel il a pieusement déposé les reliques de son passé et les trésors de son âme.

Un pareil livre est de ceux qui ne se montrent que bien rarement dans le pandémonium de notre littérature parisienne, littérature fiévreuse et malsaine, littérature faisandée et corrompue, littérature épicée et alcoolisée, littérature chauffée à blanc, où tout est mensonge et illogisme, où tout est chargé, fardé, frelaté, où tout est vide, creux et sonore, où les physionomies grimacent, où les sentiments détonnent, où les idées tombent dans l’absurde, où les tendances sont dangereuses et funestes, où il n’y a plus ni conscience, ni conviction, où il ne reste que de l’esprit à l’emporte-pièce, trivial, goguenard, effronté, insupportable… Ouf !

J’ai beau jeu pour dédaigner et renier cette littérature de décadence. Ne suis-je pas un des doyens, un des derniers représentants d’une autre littérature qui fait rayonner dans son auréole les noms de Victor Hugo, d’Eugène Sue, de George Sand, de Jules Janin, de Balzac et de Frédéric Soulié ? Un littérateur invalide a le droit de trouver détestable tout ce qui se fait dans les lettres, lorsqu’il n’y fait plus rien lui-même. C’est le vieillard d’Horace, laudator temporis acti. Boileau, qui avait survécu à la plupart des grands génies du siècle de Louis XIV, disait des auteurs nouveaux qu’il entendait louer dans sa vieillesse : « Les Cotin et les Colletet de mon temps étaient des aigles auprès de ces gens-là ! »

Je ne sais si M. Ferdinand Genissieu qui vient d’écrire un livre si remarquable est Français[1], Belge ou Hollandais. Peu importe, du reste, si son livre est digne de figurer avec honneur dans notre littérature française, mais, à le juger d’après ce livre, je croirais volontiers qu’il s’est éveillé à la vie littéraire sous l’influence de l’art belge, flamand ou hollandais.

J’ai toujours, en effet, recherché des analogies et des affinités entre les arts libéraux et les arts plastiques, entre la littérature et la peinture d’un pays et d’une école sans tenir compte des exceptions. Ainsi, M. Ferdinand Genissieu, qui n’est pas un paysagiste, mais un peintre de genre, offre des points de contact et de similitude avec quelques maîtres de l’École flamande et hollandaise. Il y a dans son volume, des petits tableaux d’intérieur qui rappellent la manière de Pieter de Hooch ou de Van der Meer de Delft, ces peintres enchanteurs de la famille, de la maison bourgeoise, de la vie domestique ; ils ont fait des œuvres délicieuses et saisissantes, pleines de calme et d’harmonie, avec deux ou trois personnages, bien dessinés, admirablement peints, merveilleusement éclairés dans le cadre étroit d’une chambre ou d’un cabinet. C’est là non-seulement de la peinture correcte, juste, vraie, naïve, vivante, c’est aussi de la peinture de bon style, de bon goût, de bonne compagnie.

Nous sommes bien loin des buveurs de Teniers et des fumeurs d’Ostade, quand nous nous trouvons avec l’auteur de cette espèce de monographie du ménage et de la famille, à laquelle il a donné ce titre bizarre : En prenant le thé. Nous lui adresserons cependant un reproche, un seul reproche, c’est l’abus qu’il fait du cigare, dans son livre. Maudit cigare dont la fumée enveloppe les scènes les plus gracieuses et les plus touchantes ! Hélas ! mon cher ami, vous qui fumez aussi comme un Belge, pardonnez-moi cette critique ; pardonnez-la à un vieux littérateur de 1830, qui n’a jamais fumé, mais qui a la prétention néanmoins de se connaître en bonnes choses, et surtout en bons livres.

P. L. Jacob, bibliophile.

Paris, 1er janvier 1868.



  1. L’auteur est Français et aime son pays : une alliance de famille l’a fixé en Belgique. Du reste, France, Belgique ou Hollande, la véritable patrie n’est-elle pas celle du beau, du juste et du vrai en toute chose !