En prenant le thé/Un gros chagrin

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Achille Faure (p. 5-14).

EN
PRENANT LE THÉ

UN GROS CHAGRIN


Il est de fait qu’en recueillant tous mes souvenirs, je dois avouer que j’étais excessivement préoccupé.

Un manuscrit que j’avais confié… Mais la cause de ma préoccupation vous importe peu, je pense, et je continue :

C’était fin novembre, l’hiver ne savait se décider à venir : il faisait humide au lieu de faire froid. La neige fondue tombait en pluie ; j’avais passé ma journée entière en courses et en pérégrinations, et je rentrais maugréant, au logis, harassé, mécontent du temps perdu et crotté comme un barbet.

J’ouvris la porte assez brusquement et, laissant au vestiaire mon manteau et mon parapluie, je pénétrai dans la salle à manger.

Derrière la porte, un petit rire étouffé retentit, et mon bébé, s’élançant à ma rencontre, vint se jeter dans mes jambes.

— Bonjour, petit père…

— Bonjour ! bonjour ! lui répondis-je d’un ton assez bref, sans le regarder, et le repoussant doucement de la main, bonjour !

Et je passai dans l’autre chambre, où je me mis à causer avec ma femme de la contrariété que je venais d’éprouver.

Après avoir épuisé en conversation le sujet qui nous intéressait, je relevai la tête et :

— Où est bébé ? demandai-je à ma femme.


Bébé avait alors quatre ans : à elle seule, ma petite Jeanne composait toute ma jeune famille.

Je n’ai certainement pas inventé l’amour paternel, mais à coup sûr, j’ai dû, si cela est possible, le perfectionner : j’adorais ma fille.

Eh ! mon Dieu ! — Après une journée de travail, après les tracas, les inquiétudes de la vie, lorsque en rentrant le soir, autour de la nappe bien blanche, à côté de nos deux couverts, je voyais le gobelet d’argent du bébé et sa haute chaise à dossier droit, je rentrais aussitôt dans ma vie aimée, et les incertitudes de l’avenir ou les regrets du passé m’abandonnaient.

Et puis, lorsque trottinant de ses deux petits pieds qui faisaient tic-tac sur le plancher et se jetant dans mes jambes, la petite folle m’empêchait de marcher et voulait avoir avant sa mère mon premier baiser, c’étaient des joies, des petits cris… et, ma foi, si ce n’est pas là le bonheur, c’en est si bien l’ombre, qu’il est permis de la prendre pour la réalité.

Tous les soirs, lorsque vers cinq heures je rentrais, l’enfant accourait à moi, les bras nus, élevés en l’air, riant et dansant.

— Petit père, bébé a été bien sage, va !

C’était, il faut l’avouer, une phrase un tantinet stéréotypée sur ses petites lèvres, mais un regard, échangé avec la mère, me ramenait vite à la juste connaissance de la vérité.

Alors, je la prenais dans mes bras et je la faisais danser à cheval sur mes genoux, et nous riions… et nous chantions…

Puis, après le dîner, quand on avait été bien sage, bébé, maman et papa montaient tous trois dans la petite chambre bleue, et l’on couchait la mignonne.

Elle durait bien un peu longtemps cette malheureuse toilette de nuit, mais quel bon temps !… Et quels souvenirs !… Chacun enlevait tour à tour une partie du vêtement, et l’on combinait, à travers les rires et les baisers, la toilette du lendemain et l’on se promettait des surprises.


La conversation commençait à tomber.

— Et l’enfant ? demandai-je à la mère.

Au même instant, un petit bruit, à peine articulé, parvint jusqu’à moi ; c’était un gros soupir, un sanglot étouffé : je prêtai l’oreille.

— Qu’est-ce ? fîmes-nous tous deux ensemble.

Et j’appelai.

— Jeanne ! Jeanne ! Chérie !…

L’enfant sortit de son coin et montra sa tête par la porte entr’ouverte.

— Qu’as-tu ? mignonne, lui demandai-je.

Elle se mit à sangloter plus fort, en me regardant de ses grands yeux rougis par les larmes.

— Viens donc. Viens m’embrasser. Qu’as-tu ? Pourquoi ne m’as-tu pas dit bonjour aujourd’hui ? As-tu été méchante ?

— Oh ! non ! papa, et je t’ai dit bonjour, mais tu n’en as pas voulu !

Et elle se remit à pleurer de plus belle.

Elle était debout entre mes jambes entr’ouvertes, les yeux rouges, la tête baissée, le cœur gros ; elle avait un doigt à la bouche et la main gauche derrière le dos.

Je la baisai au front, et la câline, se hissant sur mon genou, m’entoura la tête de son bras :

— Tu m’aimes encore, dis, petit père ?

Puis, me cachant les yeux dans son petit cou, moi aidant, pour m’empêcher de voir, — elle ramena sa main par devant et me dit d’une voix faible et encore remplie de larmes :

— Tu peux regarder !

Mignonne chérie avait dans sa petite main un frais bouquet de violettes.

— C’est ta fête, petit père, tu l’avais oublié, dis ?

L’enfant triomphait : sous le voile humide que les dernières larmes répandaient sur ses yeux, son regard me riait et sa bouche, encore contractée par un mouvement nerveux, me montrait de temps en temps son frais sourire et ses dents blanches.

J’eus un remords de ma brutalité et en l’embrassant, je la regardai :

— C’est jour de grande fête, c’est vrai, lui dis-je, et tu t’es faite belle pour moi.

Bébé avait mis sa plus belle robe, ses nœuds d’épaules et sa ceinture bleue. Ses longs cheveux bouclés étaient retenus par un ruban de même couleur ; en la regardant ainsi parée, je fus fier de ma fille.

— … Je t’attendais derrière la porte avec mon bouquet, et…

La pauvre petite disait cela tout bas, de crainte de se remettre à pleurer en entendant le son de sa petite voix chevrottante ; cependant, elle ne put achever, et ses yeux se remplirent de larmes.

Je lui mis dans les cheveux un bon gros baiser, et je crois bien, Dieu me pardonne… c’est absurde pour une vieille moustache comme moi, mais c’est pourtant vrai, — j’avais aussi les yeux humides.

C’était ma fête et je l’avais oublié ; que de choses j’avais à me faire pardonner !

La chérie m’attendait depuis une heure ; elle avait été, dans la journée, courant à la main de sa mère, chercher le bouquet de violettes qu’elle m’avait offert, elle l’avait payé de sa petite bourse, et c’était autant de retard apporté, elle le savait, à l’achat de sa poupée Huré.

Puis elle s’était faite belle pour me recevoir, avait guetté mon arrivée, épié mes mouvements dans le vestibule et avait retenu son souffle, au moment où j’ouvrais la porte, pour me surprendre davantage.

Je voyais tout son petit manége, toutes ses petites joies et je voyais sa tristesse maintenant et sa déception.

Je l’avais repoussée sans prendre garde à toutes ses mines joyeuses !

Pauvre mignonne !

J’essuyai de mes lèvres ses yeux mouillés et, l’asseyant de mon mieux sur mes genoux, je tirai de ma cervelle une histoire inédite et je la lui contai.

Nous entendions, dans la chambre voisine, la bonne qui préparait la table et apportait la soupière.

Le dîner fut gai, et je n’oserais jurer de ne m’être pas levé une fois ou deux, sous un prétexte quelconque, pour embrasser au front mes deux chéries.

Le dîner fini, le cercle reformé au coin du feu, j’allumai mon cigare et, pour me faire absoudre tout à fait, je reparlai du gros chagrin.

— Je croyais te faire plaisir, père, et quand j’ai vu que tu me repoussais… Est-ce que tu avais du chagrin, toi, dis, papa ?

— Non… mignonne.

L’enfant était assise dans son petit fauteuil à nos pieds : sa tête reposait appuyée sur mon genou et ses deux mains relevées par-dessus me tenaient les doigts.

Un peu après, elle demanda à venir câliner près de moi, et, quand l’heure fut venue, nous partîmes en caravane, elle perchée sur mon bras et la maman tenant la lampe, jusqu’à la chambre bleue.

Plus longue encore fut la toilette ce jour-là, et la pauvre chérie, heureuse de son chagrin passé, fit cent tours par la chambre pour nous empêcher de la joindre.

Je ne sais pourquoi, en voyant ce petit être à demi nu, perdu dans mes bras, et l’ayant mis au lit, — le sentiment de ma brutalité et de la peine que je lui avais faite me revint si fort, que les larmes piquèrent mes yeux ; je m’assis tout près de son lit, et la dormeuse, de sa petite main potelée, m’emprisonna le doigt.

— Petit père, me dit-elle en s’endormant, tu m’aimes bien, — bien sûr, — dis ! Et elle coucha sa jolie petite tête sur ma main.

Au moment où ma chérie allait partir pour le pays des rêves : — Jeanne, lui demandai-je tout bas, tu n’as plus ton gros chagrin, n’est-ce pas ?

— Oh ! c’est fini !

Puis elle me sourit en fermant les yeux.

Je restai un instant auprès du lit ; tout en dormant, l’enfant entr’ouvrit ses lèvres et au milieu de sons inarticulés, je crus entendre :

— Si, — papa aime encore bébé.


Je ne saurais dire comment, ces temps derniers, ce souvenir revint me visiter.

Bien des jours, bien des années se sont écoulées : Jeanne est devenue grande fille, et nous nous aimons maintenant presque comme deux amis.

Son petit bouquet de fête est fané depuis longtemps, et le souvenir des premières larmes que je lui ai fait verser est toujours vivant en moi.

Le bébé a perdu son zézaiement, mais a gardé, je pense, tout cet amour enfantin qu’il nous donnait autrefois. Jeanne a dix-sept ans, et va nous quitter.

C’était hier, et en causant encore, je me plaisais à la ramener à son jeune âge ; elle redevenait bébé, la chère enfant, sachant que j’en avais plaisir, et je retrouvais tout ce bon temps lointain et, elle, le souvenir de ses joies et de ses bonheurs passés.

— Papa, me dit-elle en venant encore sur mes genoux comme autrefois, te rappelles-tu mon gros chagrin, dis ?

— Ma fille chérie ! murmurai-je en la baisant au front et sans répondre autrement.

— Celui que je vais te faire est bien autrement gros, pauvre père ! Et elle me donna un bon baiser à pincettes, comme au temps où elle avait quatre ans.

Ce fut alors moi qui pleurai.

On sonna. C’était lui.

La mignonne m’essuya les yeux et alla attendre à la porte. Les souvenirs lui partirent du cœur, chassés par le nouveau venu qui idéalisait l’avenir.

Bébé sourit aujourd’hui, et c’est le père qui pleure.

Il est si loin pour elle le gros chagrin !

Bébé a dix-sept ans, Bébé va se marier.