En rade/Chapitre 7

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Plon (p. 132-150).


VII


Un matin, Jacques aperçut l’oncle Antoine qui cheminait dans le jardin, vêtu d’une longue blouse d’un bleu foncé, luisante, comme vernie, brodée d’arabesques de fil blanc formant épaulette de chaque côté du col. Un impérieux savonnage avait éclairci l’épiderme écru de ses joues sur lesquelles des poils de brosse à dents se piquaient, couchés par un dernier coup de torchon, dans le sens de la bouche, les pointes en bas.

— Où que je vas, mon cher garçon, mais je vas me faire raser, car c’est aujourd’hui le dimanche.

— Ah ! fit Jacques qui perdait absolument la notion du temps depuis qu’il vivait à Lourps. Tiens ! mais, célèbre-t-on ici la messe ! et il désigna par-dessus le mur du verger la vieille église.

— Sans doute qu’on la dit pour les femmes de Longueville.

— Et vous, vous n’y allez pas ?

— Moi, à quoi que ça m’avancerait ? La messe, c’est le métier du curé, pas vrai ? Il prie pour tout le monde, cet homme, il n’a que ça à faire !

— Et Norine ?

— Elle est allée à l’herbe sur la montée de la Renardière. Et après un silence, il ajouta : Encore une, vois donc, mon neveu, ce qu’il y en a des guêpes ! C’est bon signe, car ça prouve qu’il y aura, cette année, beaucoup de vin.

Tout en causant, ils étaient sortis du jardin et se trouvaient en haut, près de l’église, en face du chemin du Feu.

— À tout à l’heure, cria le père Antoine, qui descendit la côte.

Jacques le suivit des yeux, puis il s’assit sur le talus et contempla ce même paysage qu’il avait entrevu, dans la brune, le jour de son arrivée à Lourps.

— Voyons, se dit-il, se rappelant le nom des coteaux dont il avait les oreilles quotidiennement rebattues grâce à Norine, voici, au loin, tout au loin, les futaies de Tachy, puis Grateloup et la butte des Froidsculs ; par ici, où je suis, les versants de la Renardière et de la Graffignes et en bas, au fond de ce cirque liséré de bois, le petit village blanc et rouge de Jutigny, avec ses murs peints au lait de chaux et ses toits de tuiles, puis, presque derrière moi, le pays noir et vert de Longueville, avec ses tourbières et ses arbres ; enfin, traversant ainsi qu’une bande de craie le sol labouré du cirque, la monotone et plate route qui mène à Bray.

Il releva la tête et sonda l’horizon.

En haut, au-dessus de Tachy, le ciel bruinait en une imperceptible limaille d’un bleu très pâle, presque lilas comme ces poudres que blutent les firmaments chauffés, le matin, et dont le ton, dans l’après-midi, se fonce. Les arbres qui clôturaient la vue s’étendaient en masses confuses, d’un gris souris, atténué par la cendre mauve qui tremblait dans l’air ; et peu à peu cette cendre se dispersa, et les troncs apparurent en une haie sombre, mais les cimes demeurèrent encore émoussées, sans aucun vert ; plus bas s’étageaient, les uns sous les autres, des champs pareils à des tapis, jaspés de feuille morte, tavelés de rouille, et d’interminables routes montaient, filant jusqu’aux pieds des futaies, séparant, telles que des bandes de linge, ces carrés de laines teintes.

Puis, au-dessus de l’horizon, derrière les touffes informes des bois, une grande nuée blanche s’élevait, croissant à mesure, puis s’écardant et volant de même que des bouffées de chemin de fer dans le ciel qui passait par d’infinies dégradations du violet tendre au roux et devenait, dans sa fuite sur la vallée, tout bleu.

Et au loin, des villages s’entrevoyaient, sur les collines, au bout des rubans de toile, sur la bordure des tapis, des amas de maisons dont les toits demeuraient invisibles, perdus dans la trépidation de l’air, mais dont les murs éclataient avec l’aveuglante franchise des badigeons crus ; la brume s’éclaircit encore ; les buttes blondirent et se dorèrent dans un coup de soleil qui frappa tout un hameau mais épargna la moquette sourde des champs et repoussa la taciturne couleur des guérets secs.

À son tour, le vent se leva, rompant le silence de la plaine, balayant les bleuâtres vapeurs qui voilaient les côtes.

Alors l’horizon creusa de profondes encoches dans le sommet des arbres dont le vert se vit ; les bourgades, les chemins, tout à l’heure vagues, s’affermirent et semblèrent ne plus voguer au ras de la terre mais s’implanter réellement au sol. Les peupliers immobiles et muets, étriqués, pour la plupart, avec leurs têtes chevelues, leurs places épilées, leurs bouquets serrés de feuilles, bouffèrent, s’élargirent, roulèrent dans le vent, avec un bruit d’écluse. Et, une fois de plus, le firmament changea ; le soleil disparut, rejetant les villages qui grelottèrent sur les buttes ; des nuages coururent, dessinèrent des continents dans ces mers du ciel dont le bleu apparaissait en des golfes déchirés de caps. Et des trous s’enfoncèrent dans ces alluvions de l’espace, des trous infundibuliformes, roux, par lesquels filtra une lumière de lanterne sourde, une lumière de crépuscule qui blêmit le paysage, râpant, en quelque sorte, les tons chagrins et tièdes, les délayant encore, accusant, au contraire, les tons criards qui, livrés à eux-mêmes, s’avancèrent, débringués, au-dessus du val.

L’atmosphère était étouffante ; des souffles accablants de poêles arrivaient avec le vent, gonflaient la blouse vernie de l’oncle Antoine qu’on apercevait au loin, tout au loin, très petit, renflé d’une bosse par la blouse, laissant passer entre ses jambes des fumées de poussière qui lui enveloppaient par instants le dos.

Jacques, qu’atterraient les cruautés bleues des ciels d’août et que ravissait la tristesse des novembres gris, demeurait indifférent à ce marchandage du temps qui, tour à tour, soucieux et gai, ne versait ni réelle mélancolie, ni véritable joie. Il rentra et se promena dans le jardin du château. Il s’assit sur l’ancienne pelouse, mais cette position l’impatienta ; il s’étendit sur le ventre et, ne pensant à rien, il se complut à grappiller des fleurs. Il n’y en avait aucune parmi celles qu’il atteignait qu’un horticulteur eût tolérée dans un jardin, car c’était une séquelle de ces plantes qui poussent sur les routes, une flore égrotante, une gueuserie de fleurs dont quelques-unes, telles que la chicorée sauvage, étaient pourtant charmantes avec leurs étoiles d’un azur de bleuet pâle.

D’aucunes avaient percé la croûte des mousses et vivaient seules ; d’autres s’étaient réunies en de petits groupes et occupaient de minuscules districts dans lesquels leur tribu campait à l’aise.

Au nombre de celles-là, Jacques reconnut des familles d’œillettes qui balançaient leurs têtes surmontées, comme celles des pavots, d’une couronne comtale aplatie, d’un gris verdoyant d’eau taché de rose ; puis, séparés par des landes à fourmis, des pieds de baume dont il s’amusait à pétrir les feuilles entre ses doigts qu’il sentait, savourant les variations de l’odeur qui s’évapore d’abord avec son parfum initial, puis avec un relent accusé de pétrole et, en fin de compte, alors que l’essence s’éloigne, avec un léger fumet d’aisselle douce.

Il se retourna, ne pouvant décidément tenir en place. Il se leva, fuma une cigarette, par les allées. Au milieu de ce fouillis de verdures, il découvrait chaque jour de nouveaux arbrisseaux et de nouvelles plantes. Cette fois, contre les anciens fossés, au bout du jardin, près de la grille, il aperçut des haies de chardons magnifiques et des buissons de houx, truités sur leurs feuilles d’un vert métallique de larmes jaunes pareilles à des gouttes de foie de soufre. Et la vue de ces arbustes l’arrêta, car, griffés et contournés tels que des arabesques de vieux fer, volutés de jambages et de crochets, ainsi que les lettres gothiques des anciennes chartes ils lui rappelaient certaines gravures allemandes de la fin du quinzième siècle dont les allures héraldiques le faisaient rêver.

Le grincement du treuil mis en branle au-dessus du puits le tira de ses réflexions. Il remarqua, au travers du tamis des feuilles, la tante Norine en sabots, qui tournait furieusement la manivelle.

— Quoi donc que tu dis, mon neveu, que le puits est tari, cria-t-elle, du plus loin qu’elle l’entrevit ; as pas peur, va, il y a encore de l’eau assez pour en neyer de plus grands que toi ; tiens, regarde, — et d’un bras de fer, elle attira l’énorme seau, plein d’une eau froide et bleue, dans laquelle remua la poulie réverbérée du puits.

Et elle lui expliqua comment il devait s’y prendre. Il fallait descendre avec précaution le seau, mais arrivé au terme de la corde, il fallait le lâcher d’un petit coup sec pour qu’il plongeât et ne surnageât point.

— Eh zut ! s’exclama Jacques ennuyé par cette leçon et un peu vexé de sa maladresse sur laquelle la vieille appuyait, en goguenardant. Il remonta dans sa chambre, la table était mise.

— Ah çà, il y a encore du veau !

— Que veux-tu que je fasse ? je ne puis pourtant pas tout jeter ! — Et Louise lui révéla les procédés de la bouchère ; on lui commandait une livre de viande et elle en envoyait trois, déclarant que c’était à prendre ou à laisser, attendu qu’elle aurait sans cela un débit trop restreint pour tuer et écouler ses bêtes ; et dire que, faute d’une autre boucherie, il importait d’accepter, sous peine de famine, ces conditions !

— De sorte que nous sommes obligés d’avaler, pendant plusieurs jours, la même viande ou de nous en débarrasser, ce que nous faisons, en somme. Dis donc, mais ça finit par coûter cher, ces gabegies-là !

Et il s’emporta lorsqu’il apprit que la bourse était presque vide.

Ils commençaient à échanger des mots aigres quand un bruit de voix retentit dans l’escalier. Alors, ils se turent ; elle, desservant la table, lui, songeant aux nouvelles tentatives que son ami avait dû faire à Paris, afin d’obtenir l’escompte de ses billets.

Le père Antoine parut, rasé de frais, coiffé d’une casquette à triple dôme, Norine, presque débarbouillée, les cheveux enveloppés dans une marmotte à grands carreaux noirs.

— Je t’emmène à Jutigny, mon neveu, dit l’oncle ; c’est le jour où qu’on va chez Parisot faire la partie et prendre un verre.

— Mais, je ne joue pas.

— Que ça fait, tu nous regarderas !… Tout de même, c’est pas de refus, dit-il à Louise qui lui offrait du cognac.

— Et amusez-vous ! cria la tante Norine, après qu’on eut trinqué ; les deux hommes se levèrent et partirent.

— Parisot, c’est un garçon qu’a de l’aisance, racontait, en chemin, l’oncle Antoine ; puis, que son auberge vaut de l’argent ; et il désignait une grande bâtisse à un étage, assise sur la route de Longueville à Bray, au commencement du village.

Ils pénétrèrent par une porte au-dessus de laquelle se balançait une branche de pin dans un indescriptible brouhaha. On eût dit que tous ces paysans qui riaient, tassés, les uns contre les autres, se disputaient et allaient en venir aux mains. On acclama le père Antoine et quelques-uns se reculèrent pour lui faire place ainsi qu’à Jacques.

— Qu’est-ce qu’on vous sert ? demanda Parisot, un long gaillard dont la tête glabre tenait de celle du bedeau et du jocrisse.

— Donne-nous du cassis et du vin, mon homme, et de l’eau fraîche, répondit le père Antoine.

Tandis que le vieux examinait, les coudes sur la table, le jeu des voisins, Jacques embrassa d’un coup d’œil la salle, une grande salle aux murs peints en vert d’eau, avec des soubassements et des filets chocolat. Çà et là, des affiches d’assurances et des prospectus d’engrais ; un exemplaire de la loi sur l’ivresse collé par des pains à cacheter aux quatre coins ; une règle encadrée du jeu de billard et des boules enfilées sur une tringle pour marquer les points.

Au plafond, quelques lampes à schiste ; tout autour de la pièce, des bancs d’écoliers et des tables revêtues d’une toile cirée, écorchée, montrant ses fils.

Au centre, un billard massif avec des cuivres du temps du premier Empire et, dans un angle, une haie de queues blanches, à dessins marron.

Un nuage de fumée emplissait la pièce ; presque tous les paysans se sortaient de la bouche, les jeunes, des cigarettes, et les vieux, des tronçons culottés de pipes.

Jacques les contempla ; au fond, tous se ressemblaient ; les vieux avaient des tignasses sèches, des oreilles énormes et velues, aux lobes percés, mais sans boucles, des pattes de lapin près des tempes, des yeux pas clairs, des nez ronds et gros aux fosses embroussaillées par des poils, une gouttière rasée dessous, des lèvres lie de vin, de durs mentons sur lesquels ils se passaient constamment les doigts.

En somme, ils ressemblaient tous aux cabots qui les imitent, avec leur rire édenté, leur teint au brou de noix et leurs ânonnements si peu comiques ; seules, les mains turgides, noires aux articulations, les ongles écrasés, fendus, éternellement sales, les calus et les croûtes des paumes, le cuir régredillé, couleur de pelure d’oignon des revers, indiquaient qu’ils travaillaient réellement la terre.

Et les jeunes avaient l’air de souteneurs et de soldats. Ils ne portaient pas des favoris en pattes de lapin, mais de courtes moustaches et des crânes tondus ras. Vus, de tête seulement, ils appartenaient à l’armée ; du chef aux pieds, sous leur haute casquette, dans leur grande blouse bleue tombant jusqu’aux chevilles, ouverte sur le devant, laissant passer un gilet mastic garni de boutons pointillés, découpés dans une sorte de fromage d’Italie ferme, dans leur pantalon gris et leurs pantoufles à talons, brodées, ils simulaient, à s’y méprendre, la pêche des barrières parisiennes dont ils avaient le dandinement des hanches et le renversement des poings.

Ils turbulaient autour du billard, croisant leurs queues comme des armes, se sautaient sur les épaules pour se faire plier, se tapaient sur les cuisses, se frottaient des allumettes sur les fesses, et ils s’engueulaient ainsi que des gens qui vont s’égorger, braillant, la bouche en avant, les uns sur les autres, prêts à se manger le nez et à s’éborgner avec leurs gestes qui s’achevaient en des bourrades amicales et de gros rires.

Les vieux hurlaient, pour leur part, aussi fort, frappant du poing la table, chaque fois qu’ils jetaient une carte, ou bien s’arrêtant, en tiraient une à moitié de l’éventail de leur jeu, puis la renfonçaient, en se contractant par un rictus des mâchoires la peau des fanons.

— C’est-il pour demain ? criaient les autres.

Et, une fois le coup terminé, les récriminations commençaient.

— T’aurais dû jouer cœur ! — Mais non. — Si da. — Bougre d’empoté, quoi donc que t’aurais fait à ma place ? puisque je te dis que le pique était maître !

— De l’eau ! — une absinthe pour moi ! — un Picon, Parisot ! et l’aubergiste, traînant les pieds, apportait la consommation dans un verre, tandis que son fils, un long cadet lagingeole qui dormait tout debout, errait dans la salle, en promenant une carafe.

Eh, par ici, l’andouille ! — Mais oui, mais oui, comme ça le monde est plus content. — Ben, on le croirait point. — Je te dis que c’est un menteux. — En vérité, ben sûr, elle a si peu d’âge. — Non, j’y vas les dimanches, mais pas les jourss. — Oh là ! oh là !… ah ben c’étant !

Jacques perdait la tête dans ces interjonctions, dans ces bribes de causeries qui lui parvenaient, coupées par le fri-fri d’une lèchefrite criant dans la pièce voisine, par le roulement du billard dont les queues brandies en arrière menaçaient de l’aveugler.

Il regarda l’oncle Antoine ; il sirotait placidement son mélange de cassis et de vin et marquait avec un bout de craie sur la table les points du jeu.

Jacques commençait à s’ennuyer démesurément dans ce vacarme. Une odeur de vieux gilet de flanelle, de copeaux de crasse, de bran, une senteur d’étable et des bouffées de lie l’enveloppaient en même temps que des milliers de mouches bourdonnaient autour de lui, s’abattaient en masse sur le sucre, pompaient les taches de la table, se reposaient sur ses joues ou se lissaient les ailes sur le bout de son nez.

Il les chassait, mais elles revenaient en hâte, plus sifflantes et plus têtues.

Je voudrais bien filer, pensait-il, mais l’oncle Antoine commençait une partie de piquet. Il changea de place et Jacques eut près de lui un vieux paysan qui portait un collier de barbe comme certains grands singes ; et il dut se reculer, car le nez de cet homme, qui avait la mine d’un professeur au jus de réglisse, égouttait ainsi qu’un filtre du café qui coulait sur la table, sur ses voisins quand il remuait, n’importe où.

— Ça y est ! criait l’oncle Antoine, en distribuant les cartes ; et il se mouillait le pouce chaque fois, et tous faisaient de même lorsqu’ils jouaient.

Jacques finissait par somnoler, quand il entendit des fragments de conversation dont il s’efforça de pénétrer le sens ; mais l’un des deux paysans qui causait parlait si vite et jargonnait si durement qu’il était impossible de le suivre. Il était question d’une Parisienne, et Jacques se demanda tout d’abord s’il ne s’agissait pas de Louise ; mais non, on rappelait une scène qui s’était passée, le dimanche d’avant, dans l’auberge même, chez Parisot. Les deux paysans riaient aux larmes, et l’oncle Antoine, un moment distrait de son jeu par ces rires et mis sur la piste de l’histoire par un mot qu’il entendit, s’esclaffa à son tour.

Ce que je m’embête ! ce que j’aurais mieux fait de rester à Lourps, se disait Jacques. Il se leva, se mit à genoux sur le banc et regarda par la fenêtre.

Toutes les femmes du pays étaient en quelque sortes réunies sur la route, et pas une, pas une, n’avait de seins ! Et ce qu’elles étaient, pour la plupart, affreuses, taillées à coups de serpe, mal équarries, blondasses, fanées à vingt ans, fagotées telles que des souillons, avec leurs chemises à coulisses, leurs jupes grises et leurs bas de prison, enfilés dans des bamboches !

Crédieu ! quels laiderons ! se dit Jacques. Les petites filles mêmes étaient en avance sur leur âge, avaient des traits accusés et l’air vieux. Se tenant, à six, par les mains, elles formaient une ronde et chantaient avec des voix aigrelettes :


Je m’en vas chez ma tante
Qu’a des poules à vendre,
Des noires et des blanches.
À quatre sous,
À quatre sous,
Mademoiselle, retournez-vous !


Et sur ce mot, elles se retournaient et, dos à dos, se repoussaient le derrière, en jetant des cris.

Jacques finit par s’intéresser à ces petites singesses qui avaient au moins pour elles une vague santé de lèvres et des yeux frais ; puis, d’autres accoururent, dont quelques-unes toutes jeunes, presque gentilles, dans leurs tabliers à raies. Et la ronde s’allongea et reprit, tandis qu’isolée et virant sur elle-même, au centre, une plus grande entamait une complainte sur le massacre des Innocents et sur la Vierge :


Marie, Marie, faut vous en aller,
Car le roi Hérode il vient pour tuer
Tous les enfants qui sont au berceau
Sans oublier ceux de notre hameau.


Et la ronde s’accéléra, vola, enlevant par les bras les plus petites qui ne touchaient plus terre et dont les chapeaux, tombés sur le dos, dansaient, retenus par un élastique autour du col.

Dans le nuage de poussière qu’elles soulevaient, Jacques n’apercevait plus la fillette dont la ronde répétait sur tous les tons le chant plaintif et traîné :


Marie monta dans son cabinet,
De blanc et de bleu elle s’est habillée,
Puis, par-dessus ses plus beaux effets,
Emporta son fils dans…


Tout s’interrompit, et la ronde et le chant ; des calottes accompagnées de piaillements aigus retentirent ; une paysanne giflait éperdument l’une des petites qui avait perdu son soulier et qui continuait à sauter sur son bas.

— Dis donc, mon neveu, fit l’oncle Antoine, en tirant Jacques par sa manche, il est temps de s’en aller vers Lourps.

— Je suis prêt, répondit le jeune homme, enchanté de quitter l’auberge, et ils partirent.

En chemin, il demanda au vieux de lui narrer l’histoire de cette Parisienne qui avait tant fait rire les paysans qui la racontaient.

— Oh ! c’est rien ! dit le père Antoine, c’est une dame qu’a sa petiote en nourrice dans le pays — oh ! c’est pas une dame riche ! Elle est venue avec son autre enfant, et comme chez la mère Catherine où qu’est la petiote, il y a pas de place pour loger, elle a loué une chambre chez Parisot.

Mais, dimanche, que c’était la fête, Parisot, le soir, quand elle est rentrée, à neuf heures, pour coucher, il y a dit qu’il pouvait pas la recevoir parce que sa chambre, c’était la chambre d’amour, celle où les garçons et les filles montent. Alors cette dame a voulu rester, parce qu’il faisait nuit noire et qu’il pleuvait et qu’elle savait pas où coucher, et il y a dit comme ça : oh ben, il y a pas d’autres chambres, mais dans celle-là, il y a deux lits, couchez-vous avec votre petiote, les garçons, ils ne vous feront rien, ils iront sur l’autre lit avec les filles. Et elle a fait une tête que tous ceux qu’étaient là s’en tordent encore — si ben qu’elle a fini par aller chez la mère Catherine qu’était avec ça malade et que la dame elle a passé la nuit sur une chaise.

— Mais je ne trouve pas drôle, dit Jacques, de mettre une femme et un enfant à la porte, quand il pleut et que la nuit est venue.

— Fallait pourtant ben qu’il profite de sa chambre, Parisot, puisque les autres elles étaient occupées par des clients venus pour la fête. Il pouvait pas perdre pour la Parisienne la vente de son vin ; c’est tant pis pour elle qu’elle était là. — Puis, elle aurait ben pu coucher dans le lit, les garçons ils se bousculent avec les pouliches, mais ils ne font rien de mal, car on est trop. On se tritouille, on s’amuse, quoi ! et l’on boit des verres — puis qu’on sort, et dame, ceux que ça leur dit, ils s’en vont vers les champs.

— Mais alors, reprit Jacques, le village doit être plein de filles enceintes ?

— Sans doute, sans doute, mais elles se marient, — aussi les malins ils tâchent de faire un enfant à une fille qu’a vraiment du bien, poursuivit-il, après un silence, et en clignant des yeux.

— Et c’est ainsi dans tous les environs ?

— Ben sûr, comment donc que tu voudrais que ça soit ?

— C’est juste, répliqua Jacques un peu interloqué par cette histoire qui résumait la haine parisienne, les instincts pécuniaires et les mœurs charnelles de cette campagne.

En rentrant, le soir, il narra ces faits à Louise. Il s’attendait à la voir s’exclamer contre la rapacité cruelle et l’impudente goguenardise de l’aubergiste. Elle plaignit la femme, s’apitoya sur l’enfant, mais elle haussa les épaules. Un autre aurait agi de même que Parisot, dit-elle ; ici, l’argent est tout, et puis il faut bien dire aussi que le soir de la fête, c’est le moment de l’année où l’auberge réalise ses plus forts bénéfices, et, dame…

— Ah ! fit Jacques, qui regarda, surpris, sa femme.