En voyage, tome I (Hugo, éd. 1906)/Lettre XXIX

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Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff (Œuvres complètes de Victor Hugo / En voyage, tome Ip. 347-354).


LETTRE XXIX.
Strasbourg.


Ce qu’on voit d’une fenêtre de la Maison-Rouge. — Parallèle entre le postillon badois et le postillon français, où l’auteur ne se montre pas aveugle par l’amour-propre national. — Une nuit horrible. — Nouvelle manière d’être tiré à quatre chevaux. — Description complète et détaillée de la ville de Sézanne. — Peinture approfondie et minutieuse de Phalsbourg. — Vitry-sur-Marne. — Bar-le-Duc. — L’auteur fait des platitudes aux naïades. — Tout être a l’odeur de ce qu’il mange. — Théorie de l’architecture et du climat. — Haute statistique à propos des confitures de Bar. — L’auteur songe à une chose qui faisait la joie d’un enfant. — Paysages. — Ligny. — Toul. — La cathédrale. — L’auteur dit son fait à la cathédrale d’Orléans. — Nancy. — Croquis galant de la place de l’Hôtel-de-Ville. — Théorie et apologie du rococo. — Réveil en malle-poste au point du jour. — Vision magnifique. — La côte de Saverne. — Paragraphe qui commence dans le ciel et qui finit dans un plat à barbe. — Les paysans. — Les rouliers. — Wasselonne. — La route tourne. — Apparition du Munster.


Strasbourg, août.

Me voilà à Strasbourg, mon ami. J’ai ma fenêtre ouverte sur la place d’Armes. J’ai à ma droite un bouquet d’arbres, à ma gauche le Munster, dont les cloches sonnent à toute volée en ce moment, devant moi au fond de la place une maison du seizième siècle, fort belle, quoique badigeonnée en jaune avec contrevents verts ; derrière cette maison, les hauts pignons d’une vieille nef où est la bibliothèque de la ville ; au milieu de la place, une baraque en bois d’où sortira, dit-on, un monument pour Kléber ; tout autour, un cordon de vieux toits assez pittoresques ; à quelques pas de ma fenêtre, une lanterne-potence au pied de laquelle baragouinent quelques gamins allemands, blonds et ventrus. De temps en temps, une svelte chaise de poste anglaise, calèche ou landau, s’arrête devant la porte de la Maison-Rouge — que j’habite, — avec son postillon badois. Le postillon badois est charmant ; il a une veste jaune vif, un chapeau noir verni à large galon d’argent, et porte en bandoulière un petit cor de chasse avec une énorme touffe de glands rouges au milieu du dos. Nos postillons, à nous, sont hideux ; le postillon de Longjumeau est un mythe ; une vieille blouse crottée avec un affreux bonnet de coton, voilà le postillon français. Maintenant, sur le tout, postillon badois, chaise de poste, gamins allemands, vieilles maisons, arbres, baraques et clocher, posez un joli ciel mêlé de bleu et de nuages, et vous aurez une idée du tableau.

J’ai eu, du reste, peu d’aventures ; j’ai passé deux nuits en malle-poste, ce qui m’a laissé une haute idée de la solidité de notre machine humaine.

C’est une horrible chose qu’une nuit en malle-poste. Au moment du départ tout va bien, le postillon fait claquer son fouet, les grelots des chevaux babillent joyeusement, on se sent dans une situation étrange et douce, le mouvement de la voiture donne à l’esprit de la gaîté et le crépuscule de la mélancolie. Peu à peu la nuit tombe, la conversation des voisins languit, on sent ses paupières s’alourdir, les lanternes de la malle s’allument, elle relaie, puis repart comme le vent ; il fait tout à fait nuit, on s’endort. C’est précisément ce moment-là que la route choisit pour devenir affreuse ; les bosses et les fondrières s’enchevêtrent ; la malle se met à danser. Ce n’est plus une route, c’est une chaîne de montagnes avec ses lacs et ses crêtes, qui doit faire des horizons magnifiques aux fourmis. Alors deux mouvements contraires s’emparent de la voiture et la secouent avec rage comme deux énormes mains qui l’auraient empoignée en passant ; un mouvement d’avant en arrière et d’arrière en avant, et un mouvement de gauche à droite et de droite à gauche, — le tangage et le roulis. Il résulte de cette heureuse complication que toute secousse se multiplie par elle-même à la hauteur des essieux, et qu’elle monte à la troisième puissance dans l’intérieur de la voiture ; si bien qu’un caillou gros comme le poing vous fait cogner huit fois de suite la tête au même endroit, comme s’il s’agissait d’y enfoncer un clou. C’est charmant. À dater de ce moment-là, on n’est plus dans une voiture, on est dans un tourbillon. Il semble que la malle soit entrée en fureur. La confortable malle inventée par M. Conte se métamorphose en une abominable patache, le fauteuil Voltaire n’est plus qu’un infâme tape-cul. On saute, on danse, on rebondit, on rejaillit contre son voisin, — tout en dormant. Car c’est là le beau de la chose, on dort. Le sommeil vous tient d’un côté, l’infernale voiture de l’autre. De là un cauchemar sans pareil. Rien n’est comparable aux rêves d’un sommeil cahoté. On dort et l’on ne dort pas, on est tout à la fois dans la réalité et dans la chimère. C’est le rêve amphibie. De temps en temps on entr’ouvre la paupière. Tout a un aspect difforme, surtout s’il pleut, comme il faisait l’autre nuit. Le ciel est noir, ou plutôt il n’y a pas de ciel, il semble qu’on aille éperdument à travers un gouffre ; les lanternes de la voiture jettent une lueur blafarde qui rend monstrueuse la croupe des chevaux ; par intervalles, de farouches tignasses d’ormeaux apparaissent brusquement dans la clarté, et s’évanouissent ; les flaques d’eau pétillent et frémissent sous la pluie comme une friture dans la poêle ; les buissons prennent des airs accroupis et hostiles ; les tas de pierres ont des tournures de cadavres gisants ; on regarde vaguement ; les arbres de la plaine ne sont plus des arbres, ce sont des géants hideux qu’on croit voir s’avancer lentement vers le bord de la route ; tout vieux mur ressemble à une énorme mâchoire édentée. Tout à coup un spectre passe en étendant les bras. Le jour, ce serait tout bonnement le poteau du chemin, et il vous dirait honnêtement : Route de Coulommiers à Sézanne. La nuit, c’est une larve horrible qui semble jeter une malédiction au voyageur. Et puis, je ne sais pourquoi on a l’esprit plein d’images de serpents ; c’est à croire que des couleuvres vous rampent dans le cerveau ; la ronce siffle au bord du talus comme une poignée d’aspics ; le fouet du postillon est une vipère volante qui suit la voiture et cherche à vous mordre à travers la vitre ; au loin, dans la brume, la ligne des collines ondule comme le ventre d’un boa qui digère, et prend dans les grossissements du sommeil la figure d’un dragon prodigieux qui entourerait l’horizon. Le vent râle comme un cyclope fatigué et vous fait rêver à quelque ouvrier effrayant qui travaille avec douleur dans les ténèbres. — Tout vit de cette vie affreuse que les nuits d’orage donnent aux choses.

Les villes qu’on traverse se mettent aussi à danser, les rues montent et descendent perpendiculairement, les maisons se penchent pêle-mêle sur la voiture, et quelques-unes y regardent avec des yeux de braise. Ce sont celles qui ont encore des fenêtres éclairées.

Vers cinq heures du matin, on se croit brisé ; le soleil se lève, on n’y pense plus.

Voilà ce que c’est qu’une nuit en malle-poste, et je vous parle ici des nouvelles malles, qui sont d’ailleurs d’excellentes voitures le jour, quand la route est bonne, — ce qui est rare en France.

Vous pensez bien, cher ami, qu’il me serait difficile de vous donner idée d’un pays parcouru de cette manière. J’ai traversé Sézanne, et voici ce qui m’en reste : une longue rue délabrée, des maisons basses, une place avec une fontaine, une boutique ouverte où un homme éclairé d’une chandelle rabote une planche. J’ai traversé Phalsbourg, et voici ce que j’en ai gardé : un bruit de chaînes et de ponts-levis, des soldats regardant avec des lanternes, et de noires portes fortifiées sous lesquelles s’engouffrait la voiture.

De Vitry-sur-Marne à Nancy, j’ai voyagé au jour. Je n’ai rien vu de bien remarquable. Il est vrai que la malle-poste ne laisse rien voir.

Vitry-sur-Marne est une place de guerre rococo. Saint-Dizier est une longue et large rue bordée çà et là de belles maisons Louis XV en pierre de taille. Bar-le-Duc est assez pittoresque ; une jolie rivière y passe. Je suppose que c’est l’Ornain ; mais je n’affirme rien en fait de rivière, depuis qu’il m’est arrivé de soulever toute la Bretagne pour avoir confondu la Vilaine avec le Couesnon. Les naïades sont susceptibles, et je ne me soucie pas de me colleter avec des fleuves aux cheveux verts. Mettez donc que je n’ai rien dit.

À propos, j’ai fait tout ce voyage accosté d’un brave notaire de province qui a son officine dans je ne sais plus quelle petite ville du midi, et qui va passer ses vacances à Bade, parce que, dit-il, tout le monde va à Bade. Aucune conversation possible, bien entendu. Ce digne tabellion sent le papier timbré comme le lapin de clapier sent le chou.

Du reste, comme le voyage rend causeur, j’ai essayé de l’entamer de cent façons pour voir si je le trouverais mangeable, comme parle Diderot. Je l’ai ébréché de tous les côtés, mais je n’ai rien pu casser qui ne fût stupide. Il y a beaucoup de gens comme cela. J’étais comme ces enfants qui veulent à toute force mordre dans un faux bonbon ; ils cherchent du sucre, ils trouvent du plâtre.

La ville de Bar est dominée par un immense coteau vignoble qui est tout vert en août, et qui, au moment où j’y passais, s’appuyait sur un ciel tout bleu. Rien de cru dans ce bleu et dans ce vert, qu’enveloppait chaudement un rayon de soleil. Aux environs de Bar-le-Duc la mode est que les maisons de quelque prétention aient, au lieu de porte bâtarde, un petit porche en pierre de taille, à plafond carré, élevé sur perron. C’est assez joli. Vous savez que j’aime à noter les originalités des architectures locales, je vous ai dit cela cent fois, quand l’architecture est naturelle et non frelatée par les architectes. Le climat s’écrit dans l’architecture. Pointu, un toit prouve la pluie ; plat, le soleil ; chargé de pierres, le vent.

Du reste, je n’ai rien remarqué à Bar-le-Duc, si ce n’est que le courrier de la malle y a commandé quatre cents pots de confitures pour sa vente de l’année, et qu’au moment où je sortais de la ville il y entrait un vieux cheval éclopé, qui s’en allait sans doute chez l’équarrisseur. Vous souvient-il de ce fameux saval de notre douce enfant, de notre chère petite D., lequel est resté si longtemps exposé à tous les ouragans et fondant sous toutes les pluies dans un coin du balcon de la place Royale, avec un nez en papier gris, ni oreilles ni queue, et plus rien que trois roulettes ? C’est mon pauvre cheval de Bar-le-Duc.

De Vitry à Saint-Dizier, le paysage est médiocre. Ce sont de grosses croupes à blé, tondues, rousses, d’un aspect maussade en cette saison. Plus de laboureurs, plus de moissonneurs, plus de glaneuses marchant pieds nus, tête baissée, avec une maigre gerbe sous le bras. Tout est désert. De temps en temps un chasseur et un chien d’arrêt, immobiles au haut d’une colline, se dessinent en silhouette sur le clair du ciel.

On ne voit pas les villages ; ils sont blottis entre les collines, dans de petites vallées vertes au fond desquelles coule presque toujours un petit ruisseau. Par instants on aperçoit le bout d’un clocher.

Une fois, ce bout de clocher m’a présenté un aspect singulier. La colline était verte ; c’était du gazon. Au-dessus de cette colline, on ne voyait absolument rien que le chapeau d’étain d’une tour d’église, lequel semblait posé exactement sur le haut du coteau. Ce chapeau était de forme flamande. (En Flandre, dans les églises de village, le clocher a la forme de la cloche.) Vous voyez cela d’ici, un immense tapis vert sur lequel on eût dit que Gargantua avait oublié sa sonnette.

Après Saint-Dizier la route est agréable. Une fraîche chevelure d’arbres se répand de tous les côtés, les vallons se creusent, les collines s’efflanquent et prennent par moments un faux air de montagnes. Ce qui aide à l’illusion, c’est que parfois, et malgré le joli aspect, la terre est maigre, le haut des collines est malade et pelé. On sent que la terre n’a pas la force de pousser sa sève jusque-là. Cela ne grandit les collines qu’en apparence ; mais enfin cela les grandit.

Une jolie ville, c’est Ligny. Trois ou quatre collines en se rencontrant ont fait une vallée en étoile. Les maisons de Ligny sont toutes entassées au fond de cette vallée, comme si elles avaient glissé du haut des collines. Cela fait une petite ville ravissante à voir ; et puis il y a une jolie rivière et deux belles tours en ruine. Ces collines sont charmantes, elles ont l’obligeance de forcer la malle-poste à monter au pas, si bien que j’ai pu descendre, suivre la voiture à pied et voir la ville.

J’ai des doutes à l’endroit de la cathédrale de Toul. Je la soupçonne d’avoir quelque affinité avec la cathédrale d’Orléans, cette odieuse église qui de loin vous fait tant de promesses, et qui de près n’en tient aucune. Cependant j’ai moins mauvaise idée de l’église de Toul ; il est vrai que je ne l’ai pas vue de près. Toul est dans une vallée, la malle y descend au galop ; le soleil se couchait, il jetait un admirable rayon horizontal sur la façade de la cathédrale ; l’édifice a un aspect de vétusté singulière, il a de la masse, c’était très beau. En approchant j’ai cru voir qu’il y avait au moins autant de délabrement que de vieillesse, que les tours étaient octogones, ce qui m’a déplu, et qu’elles étaient surmontées d’une balustrade pareille au couronnement des tours d’Orléans, ce qui m’a choqué. Cependant je ne condamne pas la cathédrale de Toul. Vue par l’abside, elle est assez belle. Au moment où nous passions le pont de Toul, mon compagnon de voyage m’a demandé si la maison de Lorraine n’était pas la même chose que la maison de Médicis.

Nancy, commue Toul, est dans une vallée, mais dans une belle, large et opulente vallée. La ville a peu d’aspect ; les clochers de la cathédrale sont des poivrières Pompadour. Cependant je me suis réconcilié avec Nancy, d’abord parce que j’y ai dîné, et j’avais grand’faim ; ensuite parce que la place de l’Hôtel-de-Ville est une des places rococo les plus jolies, les plus gaies et les plus complètes que j’aie vues. C’est une décoration fort bien faite et merveilleusement ajustée avec toutes sortes de choses qui sont bien ensemble et qui s’entr’aident pour l’effet ; des fontaines en rocaille, des bosquets d’arbres taillés et façonnés, des grilles de fer épaisses, dorées et ouvragées, une statue du roi Stanislas, un arc de triomphe d’un style tourmenté et amusant, des façades nobles, élégantes, bien liées entre elles et disposées selon des angles intelligents. Le pavé lui-même, fait de cailloux pointus, est à compartiments comme une mosaïque. C’est une place marquise.

J’ai vraiment regretté que le temps me manquât pour voir en détail et à mon aise cette ville toute dans le style de Louis XV. L’architecture du dix-huitième siècle, quand elle est riche, finit par racheter son mauvais goût. Sa fantaisie végète et s’épanouit au sommet des édifices en buissons de fleurs si extravagantes et si touffues, que toute colère s’en va et qu’on s’y acoquine. Dans les climats chauds, à Lisbonne, par exemple, qui est aussi une ville rococo, il semble que le soleil ait agi sur cette végétation de pierre comme sur l’autre végétation. On dirait qu’une sève a circulé dans le granit ; elle s’y est gonflée, s’y est fait jour et jette de toutes parts de prodigieuses branches d’arabesques qui se dressent enflées vers le ciel. Sur les couvents, sur les palais, sur les églises, l’ornement jaillit de partout, à tout propos, avec ou sans prétexte. Il n’y a pas à Lisbonne un seul fronton dont la ligne soit restée tranquille.

Ce qui est remarquable, et ce qui achève d’assimiler l’architecture du dix-huitième siècle à une végétation, j’en faisais encore l’observation à Nancy en côtoyant la cathédrale, c’est que, de même que le tronc des arbres est noir et triste, la partie inférieure des édifices Pompadour est nue, morose, lourde et lugubre. Le rococo a de vilains pieds.

J’arrivais à Nancy dimanche à sept heures du soir ; à huit heures la malle repartait. Cette nuit a été moins mauvaise que la première. Étais-je plus fatigué ? La route était-elle meilleure ? Le fait est que je me suis cramponné aux brassières de la voiture et que j’ai dormi. C’est ainsi que j’ai vu Phalsbourg.

Vers quatre heures du matin, je me suis réveillé. Un vent frais me frappait le visage, la voiture, lancée au grand galop, penchait en avant, nous descendions la fameuse côte de Saverne.

C’est là une des belles impressions de ma vie. La pluie avait cessé, les brumes se dispersaient aux quatre vents, le croissant traversait rapidement les nuées et par moments voguait librement dans un trapèze d’azur comme une barque dans un petit lac. Une brise, qui venait du Rhin, faisait frissonner les arbres au bord de la route. De temps en temps ils s’écartaient et me laissaient voir un abîme vague et éblouissant ; au premier plan, une futaie sous laquelle se dérobait la montagne ; en bas, d’immenses plaines avec des méandres d’eau reluisant comme des éclairs ; au fond, une ligne sombre, confuse et épaisse, — la Forêt-Noire, — tout un panorama magique entrevu au clair de lune. Ces spectacles inachevés ont peut-être plus de prestige encore que les autres. Ce sont des rêves qu’on touche et qu’on regarde. Je savais que j’avais sous les yeux la France, l’Allemagne et la Suisse, Strasbourg avec sa flèche, la Forêt-Noire avec ses montagnes, le Rhin avec ses détours ; je cherchais tout, je supposais tout, et je ne voyais rien. Je n’ai jamais éprouvé de sensation plus extraordinaire. Mêlez à cela l’heure, la course, les chevaux emportés par la pente, le bruit violent des roues, le frémissement des vitres abaissées, le passage fréquent des ombres des arbres, les souffles qui sortent le matin des montagnes, une sorte de murmure que faisait déjà la plaine, la beauté du ciel, et vous comprendrez ce que je sentais. Le jour, cette vallée émerveille ; la nuit, elle fascine.

La descente se fait en un quart d’heure. Elle a cinq quarts de lieue. — Une demi-heure plus tard, c’était le crépuscule ; l’aube à ma gauche étamait le bas du ciel, un groupe de maisons blanches couvertes de tuiles noires se découpait au sommet d’une colline, le véritable azur du jour commençait à déborder l’horizon, quelques paysans passaient déjà, allant à leurs vignes, une lumière claire, froide et violette luttait avec la lueur cendrée de la lune, les constellations pâlissaient, deux des pléiades avaient disparu, les trois chevaux du chariot descendaient rapidement vers leur écurie aux portes bleues, il faisait froid, j’étais gelé, il a fallu lever les vitres. Un moment après, le soleil se levait, et la première chose qu’il me montrait, c’était un notaire de village faisant sa barbe à sa fenêtre, le nez dans un miroir cassé, sous un rideau de calicot rouge.

Une lieue plus loin, les paysans devenaient pittoresques, les rouliers devenaient magnifiques ; j’ai compté à l’un d’eux treize mulets attelés de chaînes largement espacées. On sentait l’approche de Strasbourg, la vieille ville allemande.

Tout en galopant nous traversions Wasselonne, long boyau de maisons étranglé dans la dernière gorge des Vosges du côté de Strasbourg. Là, je n’ai pu qu’entrevoir une singulière façade d’église surmontée de trois clochers ronds et pointus, juxtaposés, que le mouvement de la voiture a brusquement apportée devant ma vitre et tout de suite remportée en la cahotant comme une décoration de théâtre.

Tout à coup, à un tournant de la route, une brume s’est enlevée, et j’ai aperçu le Munster. Il était six heures du matin. L’énorme cathédrale, le sommet le plus haut qu’ait bâti la main de l’homme après la grande pyramide se dessinait nettement sur un fond de montagnes sombres d’une forme magnifique, dans lesquelles le soleil baignait çà et là de larges vallées. L’œuvre de Dieu faite pour les hommes, l’œuvre des hommes faite pour Dieu, la montagne et la cathédrale, luttaient de grandeur.

Je n’ai jamais rien vu de plus imposant.