En voyage, tome I (Hugo, éd. 1906)/Lettre XXXI

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Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff (Œuvres complètes de Victor Hugo / En voyage, tome Ip. 361-369).


LETTRE XXXI.
Freiburg en Brisgaw.


Profil pittoresque d’une malle-poste badoise. — Quelle clarté les lanternes de cette malle jettent sur le pays de M. de Bade. — Encore un réveil au point du jour. — L’auteur est outré des insolences d’un petit nain gros comme une noix qui s’entend avec un écrou mal graissé pour se moquer de lui. — Ciel du matin. — Vénus. — Ce qui se dresse tout à coup sur le ciel. — Entrée à Freiburg. — Commencement d’une aventure étrange. — Le voyageur, n’ayant plus le sou, et ne sachant que devenir, regarde une fontaine. — Suite de l’aventure étrange. — Mystères de la maison où il y avait une lanterne allumée. — Les spectres à table. — Le voyageur se livre à divers exorcismes. — Il a la bonne idée de prononcer un mot magique. — Effet de ce mot. — La fille pâle. — Dialogue effrayant et laconique du voyageur et de la fille pâle. — Dernier prodige. — Le voyageur, sauvé miraculeusement, rend témoignage à la grandeur de Dieu. — N’est-il pas évident que baragouiner le latin et estropier l’espagnol, c’est savoir l’allemand ? — L’hôtel de la Cour de Zæhringen. — Ce que le voyageur avait fait la veille. — Histoire attendrissante de la jolie comédienne et des douaniers qui lui font payer dix-sept sous. — Le munster de Freiburg comparé au munster de Strasbourg. — Un peu d’archéologie. — La maison qui est près l’église. — Parallèle sérieux et impartial au point de vue du goût et de la science en fait d’art, entre les membres des conseils municipaux de France et d’Allemagne et les sauvages de la mer du Sud. — Quel est le badigeonnage qui réussit et qui prospère sur les bords du Rhin. — L’église de Freiburg. — Les verrières. — La chaire. — L’auteur bâtonne les architectes sur l’échine des marguilliers. — Tombeau du duc Bertholdus. — Si jamais ce duc se présente chez l’auteur, le portier a ordre de ne point le laisser monter. — Sarcophages. — Le chœur. — Les chapelles de l’abside. — Tombeaux des ducs de Zæhringen. — L’auteur déroge à toutes ses habitudes en ne montant pas au clocher. — Pourquoi. — Il monte plus haut. — Freiburg à vol d’oiseau. — Grands aspects de la nature. — L’autre vallée. — Quatre lignes qui sont d’un gourmand.


6 septembre.

Voici mon entrée à Freiburg : — il était près de quatre heures du matin ; j’avais roulé toute la nuit dans le coupé d’une malle-poste badoise, armoriée d’or à la tranche de gueules, et conduite par ces beaux postillons jaunes dont je vous ai parlé ; tout en traversant une foule de jolis villages propres, sains, heureux, semés de jardinets épanouis autour des maisons, arrosés de petites rivières vives dont les ponts sont ornés de statues rustiques que j’entrevoyais aux lueurs de nos lanternes, j’avais causé jusqu’à onze heures du soir avec mon compagnon de coupé, jeune homme fort modeste et fort intelligent, architecte de la ville de Haguenau ; puis, comme la route est bonne, comme les postes de M. de Bade vont fort doucement, je m’étais endormi. Donc, vers quatre heures du matin, le souffle gai et froid de l’aube entra par la vitre abaissée et me frappa au visage ; je m’éveillai à demi, ayant déjà l’impression confuse des objets réels, et conservant encore assez du sommeil et du rêve pour suivre de l’œil un petit nain fantastique vêtu d’une chape d’or, coiffé d’une perruque rouge, haut comme mon pouce, qui dansait allègrement derrière le postillon, sur la croupe du cheval porteur, faisant force contorsions bizarres, gambadant comme un saltimbanque, parodiant toutes les postures du postillon, et esquivant le fouet avec des soubresauts comiques quand par hasard il passait près de lui. De temps en temps ce nain se retournait vers moi, et il me semblait qu’il me saluait ironiquement avec de grands éclats de rire. Il y avait dans l’avant-train de la voiture un écrou mal graissé qui chantait une chanson dont le méchant petit drôle paraissait s’amuser beaucoup. Par moments, ses espiègleries et ses insolences me mettaient presque en colère, et j’étais tenté d’avertir le postillon. Quand il y eut plus de jour dans l’air et moins de sommeil dans ma tête, je reconnus que ce nain sautant dans sa chape d’or était un petit bouton de cuivre à houppe écarlate vissé dans la croupière du cheval. Tous les mouvements du cheval se communiquaient à la croupière en s’exagérant, et faisaient prendre au bouton de cuivre mille folles attitudes. — Je me réveillai tout à fait. — Il avait plu toute la nuit, mais le vent dispersait les nuées ; des brumes laineuses et diffuses salissaient çà et là le ciel comme les épluchures d’une fourrure noire ; à ma droite s’étendait une vaste plaine brune à peine effleurée par le crépuscule ; à ma gauche, derrière une colline sombre, au sommet de laquelle se dessinaient de vives silhouettes d’arbres, l’orient bleuissait vaguement. Dans ce bleu, au-dessus des arbres, au-dessous des nuages, Vénus rayonnait. — Vous savez comme j’aime Vénus. — Je la regardais sans pouvoir en détacher mes yeux, quand tout à coup, à un tournant de la route, une immense flèche noire découpée à jour se dressa au milieu de l’horizon. Nous étions à Freiburg.

Quelques instants après, la voiture s’arrêta dans une large rue neuve et blanche, et déposa son contenu pêle-mêle, paquets, valises et voyageurs, sous une grande porte cochère éclairée d’une chétive lanterne. Mon compagnon français me salua et me quitta. Je n’étais pas fâché d’arriver, j’étais assez fatigué. J’allais entrer bravement dans la maison, quand un homme me prit le bras et me barra le passage avec quelques vives paroles en allemand, parfaitement inintelligibles pour moi. Je me récriai en bon français, et je m’adressai aux personnes qui m’entouraient ; mais il n’y avait plus là que des voyageurs prussiens, autrichiens, badois, emportant l’un sa malle, l’autre son portemanteau, tous fort allemands et fort endormis. Mes réclamations les éveillèrent pourtant un peu, et ils me répondirent. Mais pas un mot de français chez eux, pas un mot d’allemand chez moi. Nous baragouinions de part et d’autre à qui mieux mieux. Je finis cependant par comprendre que cette porte cochère n’était pas un hôtel ; c’était la maison de la poste, et rien de plus. Comment faire ? où aller ? Ici on ne me comprenait plus. Je les aurais bien suivis ; mais la plupart étaient des fribourgeois qui rentraient chez eux, et ils s’en allaient tous de différents côtés. J’eus le déboire de les voir partir ainsi les uns après les autres jusqu’au dernier, et au bout de cinq minutes je restai seul sous la porte cochère. La voiture était repartie. Ici, je m’aperçus que mon sac de nuit, qui contenait non seulement mes hardes, mais encore mon argent, avait disparu. Cela commençait à devenir tragique. Je reconnus que c’était là un cas providentiel ; et, me trouvant ainsi tout à coup sans habits, sans argent et sans gîte, perdu chez les sarmates, qui plus est, je pris à droite, et je me mis à marcher devant moi. J’étais assez rêveur. Cependant le soleil, qui n’abandonne personne, avait continué sa route. Il faisait petit jour ; je regardais l’une après l’autre toutes les maisons, comme un homme qui aurait bonne envie d’entrer dans une ; mais elles étaient toutes badigeonnées en jaune et en gris et parfaitement closes. Pour toute consolation, dans mon exploration fort perplexe, je rencontrai une exquise fontaine du quinzième siècle, qui jetait joyeusement son eau dans un large bassin de pierre par quatre robinets de cuivre luisant. Il y avait assez de jour pour que je pusse distinguer les trois étages de statuettes groupées autour de la colonne centrale, et je remarquai avec peine qu’on avait remplacé la figure en grès de Heilbronn, qui devait couronner ce charmant petit édifice, par une méchante Renommée-Girouette de fer-blanc peint. Après avoir tourné autour de la fontaine pour bien voir toutes les figurines, je me remis en marche.

À deux ou trois maisons au delà de la fontaine, une lanterne allumée brillait au-dessus d’une porte ouverte. Ma foi, j’entrai.

Personne sous la porte cochère.

J’appelle, on ne répond pas.

Devant moi, un escalier ; à ma gauche, une porte bâtarde.

Je pousse la porte au hasard ; elle était tout contre, elle s’ouvre. J’entre, je me trouve dans une chambre absolument noire, avec une vague fenêtre à ma gauche.

J’appelle :

— Hé ! quelqu’un !

Pas de réponse.

Je tâte le mur, je trouve une porte ; je la pousse, elle s’ouvre.

Ici, une autre chambre sombre, avec une lueur au fond et une porte entre-bâillée.

Je vais à cette porte, et je regarde.

Voici l’effrayant qui commence.

Dans une salle oblongue, soutenue à son milieu par deux piliers, et très vaste, autour d’une longue table faiblement éclairée par des chandelles posées de distance en distance, des formes singulières étaient assises.

C’étaient des êtres pâles, graves, assoupis.

Au haut bout de la table, le plus proche de moi, se tenait une grande femme blême, coiffée d’un béret surmonté d’un énorme panache noir. À côté d’elle, un jeune homme de dix-sept ans, livide et sérieux, enveloppé d’une immense robe de chambre à ramages, avec un bonnet de soie noire sur les yeux. À côté du jeune homme, un vieillard à visage vert dont la tête portait trois étages de coiffures ; premier étage, un bonnet de coton ; deuxième étage, un foulard ; troisième étage, un chapeau.

Puis s’échelonnaient de chaise en chaise cinq ou six casse-noisettes de Nuremberg vivants, grotesquement accoutrés, et engloutis sous d’immenses feutres ; faces bistrées avec des yeux d’émail.

Le reste de la longue table était désert, et la nappe, blanche et nue comme un linceul, se perdait dans l’ombre, au fond de la salle.

Chacun de ces singuliers convives avait devant lui une tasse blanche et quelques vases de forme inusitée sur un petit plateau.

Aucun d’eux ne disait mot.

De temps en temps, et dans le plus profond silence, ils portaient à leurs lèvres la tasse blanche, où fumait une liqueur noire qu’ils buvaient gravement.

Je compris que ces spectres prenaient du café.

Toute réflexion faite, et jugeant que le moment était venu de produire un effet quelconque, je poussai la porte entr’ouverte et j’entrai vaillamment dans la salle.

Point ; aucun effet.

La grande femme, coiffée en héraut d’armes, tourne seule la tête, me regarde fixement, avec des yeux blancs, et se remet à boire son philtre.

Du reste, pas une parole.

Les autres fantômes ne me regardaient même pas.

Un peu déconcerté, ma casquette à la main, je fais trois pas vers la table, et je dis, tout en craignant fort de manquer de respect à ce château d’Udolphe :

— Messieurs, n’est-ce pas ici une auberge ?

Ici, le vieillard triplement coiffé produisit une espèce de grognement inarticulé qui tomba pesamment dans sa cravate. Les autres ne bougèrent pas.

Je vous avoue qu’alors je perdis patience, et me voilà criant à tue-tête : — Holà ! hé ! l’aubergiste ! le tavernier ! de par tous les diables ! l’hôtelier ! le garçon ! quelqu’un ! Kellner !

J’avais saisi au vol, dans mes allées et venues sur le Rhin, ce mot : Kellner, sans en savoir le sens, et je l’avais soigneusement serré dans un coin de ma mémoire avec une vague idée qu’il pourrait m’être bon.

En effet, à ce cri magique : kellner ! une porte s’ouvrit dans la partie ténébreuse de la caverne.

Sésame, ouvre-toi ! n’aurait pas mieux réussi.

Cette porte se referma après avoir donné passage à une apparition qui vint droit à moi.

Une jeune fille, jolie, pâle, les yeux battus, vêtue de noir, portant sur la tête une coiffure étrange, qui avait l’air d’un énorme papillon noir posé à plat sur le front, les ailes ouvertes.

Elle avait, en outre, une large pièce de soie noire roulée autour du cou, comme si ce gracieux spectre eût eu à cacher la ligne rouge et circulaire de Marie Stuart et de Marie-Antoinette.

— Kellner ? me dit-elle.

Je répondis avec intrépidité : — Kellner !

Elle prit un flambeau et me fit signe de la suivre.

Nous rentrâmes dans les chambres par où j’étais venu, et, au beau milieu de la première, sur un banc de bois, elle me montra avec un sourire un homme dormant du sommeil profond des justes, la tête sur mon sac de nuit.

Fort surpris de ce dernier prodige, je secouai l’homme ; il s’éveilla ; la jeune fille et lui échangèrent quelques paroles à voix basse, et deux minutes après, nous nous retrouvions, mon sac de nuit et moi, fort confortablement installés dans une chambre excellente, à rideaux blancs comme neige.

Or, j’étais à l’hôtel de la Cour de Zæhringen.

Voici maintenant l’explication de ce conte d’Anne Radcliffe.

À la douane de Kehl, le conducteur de la malle badoise, m’ayant entendu parler latin (non sans barbarismes) avec un digne pasteur qui s’en retournait à Zurich, et espagnol avec un colonel Duarte, qui va par la Savoie rejoindre don Carlos, en avait conclu que je savais l’allemand, et ne s’était plus autrement inquiété de moi. À Freiburg, le kellner, c’est-à-dire le factotum de l’hôtel de Zæhringen, attendait la malle-poste à son arrivée, et le courrier, en débarquant, m’avait montré à lui à mon insu, en lui disant : Voilà un voyageur pour vous, puis lui avait remis mon sac de nuit pendant que je me démenais au milieu des allemands. Le kellner, me croyant averti, avait pris les devants avec mon sac et était allé m’attendre à l’hôtel, où il dormait dans la salle basse. Vous devinez le reste.

Il y a pourtant dans l’aventure un hasard d’une grande beauté ; c’est qu’en sortant de la porte j’ai pris à droite, et non à gauche. Dieu est grand.

Les spectres impassibles qui buvaient du café étaient tout bonnement les voyageurs de la diligence de Francfort à Genève, qui mettaient à profit l’heure de répit que la voiture leur accorde au point du jour ; braves gens un peu affublés à l’allemande, qui me paraissaient étranges et auxquels je devais paraître absurde. La jeune fille, c’était une jolie servante de l’hôtel de Zæhringen. Le grand papillon noir, c’est la coiffure du pays. Coiffure gracieuse. De larges rubans de soie noire ajustés en cocarde sur le front, cousus à une calotte également noire, quelquefois brodée d’or à son sommet, derrière laquelle les cheveux tombent sur le dos en deux longues nattes. Les deux bouts de l’épaisse cravate noire, qui est aussi une mode locale, tombent également derrière le dos.

Il était sept heures du soir, la veille, quand je quittais Strasbourg. La nuit tombait quand j’ai passé le Rhin à Kehl, sur le pont de bateaux. En touchant l’autre rive, la malle s’est arrêtée, et les douaniers badois ont commencé leur travail. J’ai livré mes clefs et je suis allé regarder le Rhin au crépuscule. Cette contemplation m’a fait passer le temps de la douane et m’a épargné le déplaisir de voir ce que mon compagnon l’architecte m’a raconté ensuite d’une pauvre comédienne allant à Carlsrühe ; assez jolie bohémienne que les douaniers se sont divertis à tourmenter, lui faisant payer dix-sept sous pour une tournure en calicot non ourlée, et lui tirant de sa valise tous ses clinquants et toutes ses perruques, à la grande confusion de la pauvre fille.

Le munster de Freiburg, à la hauteur près, vaut le munster de Strasbourg. C’est, avec un dessin différent, la même élégance, la même hardiesse, la même verve, la même masse de pierre rouillée et sombre, piquée çà et là de trous lumineux de toute forme et de toute grandeur. L’architecte du nouveau clocher de fer à Rouen a eu, dit-on, le clocher de Freiburg en vue. Hélas !

Il y a deux autres clochers à la cathédrale de Freiburg. Ceux-là sont romans, petits, bas, sévères, à pleins cintres et à dentelures byzantines, et posés, non comme d’ordinaire aux extrémités du transept, mais dans les angles que fait l’intersection de la petite nef avec la grande nef. Le munster est également, en quelque sorte, indépendant de l’église, quoiqu’il y adhère. Il est bâti à l’entrée de la grande nef, sur un porche presque roman, plein de statues peintes et dorées du plus grand intérêt. Sur la place de l’église, il y a une jolie fontaine du seizième siècle, et, en avant du porche, trois colonnes du même temps, qui portent la statue de la Vierge entre les deux figures de saint Pierre et de saint Paul. Au pied de ces colonnes le pavé dessine un labyrinthe.

À droite, l’ombre de l’église abrite, sur la même place, une maison du quinzième siècle, à toit immense en tuiles de couleur, à pignons en escaliers, flanquée de deux tourelles pointues, portée sur quatre arcades, percée de baies charmantes, chargée de blasons coloriés, avec balcon ouvragé au premier étage, et, entre les fenêtres-croisées de ce balcon, quatre statues peintes et dorées, qui sont Maximilien Ier, empereur ; Philippe Ier, roi de Castille ; Charles-Quint, empereur ; Ferdinand Ier, empereur. Cet admirable édifice sert à je ne sais quel plat usage municipal et bourgeois, et on l’a badigeonné en rouge. De ce côté-ci du Rhin, on badigeonne en rouge. Ils arrangent leurs églises comme les sauvages de la mer du Sud arrangent leurs visages.

Le munster, par bonheur, n’est pas badigeonné. L’église est enduite d’une couche de gris, ce qui est presque tolérable quand on songe qu’elle aurait pu être accommodée en couleur de betterave. Les vitraux, à peu près tous conservés, sont d’une merveilleuse beauté. Comme la flèche occupe sur la façade la place de la grande rosace, les bas côtés aboutissent à deux moyennes rosaces inscrites dans des triangles de l’effet le plus mystérieux et le plus charmant. La chaire, gothique flamboyant, est superbe ; la coiffe qu’on y a ajoutée est misérable. Ces sortes de chaires n’avaient pas de chef. Voilà ce que les marguilliers devraient savoir, avant de tripoter à leur fantaisie ces beaux édifices. Toute la partie basse de l’église est romane, ainsi que les deux portails latéraux, dont l’un, celui de droite, est masqué par un porche de la renaissance. Rien de plus curieux, selon moi, que ces rencontres du style roman et du style de la renaissance ; l’archivolte byzantine, si austère, l’archivolte néo-romaine, si élégante, s’accostent et s’accouplent, et, comme elles sont toutes deux fantastiques, cette base commune les met en harmonie et fait qu’elles se touchent sans se heurter.

Un cordon d’arcades romanes engagées ourle des deux côtés le bas de la grande nef. Chacun des chapiteaux voudrait être dessiné à part. Le style roman est plus riche en chapiteaux que le style gothique.

Au pied de l’une de ces arcades gît un duc Bertholdus, mort en 1218, sans postérité, et enterré sous sa statue ; sub hac statua, dit l’épitaphe. Hæc statua est un géant de pierre à long corsage, adossé au mur, debout sur le pavé, sculpté dans la manière sinistre du douzième siècle, qui regarde les passants d’un air formidable. Ce serait un effrayant commandeur. Je ne me soucierais pas de l’entendre monter un soir mon escalier.

Cette grande nef, assombrie par les vitraux, est toute pavée de pierres tumulaires verdies de mousse ; on use avec les talons les blasons ciselés et les faces sévères des chevaliers du Brisgaw, fiers gentilshommes qui jadis n’auraient pas enduré sur leurs visages la main d’un prince, et qui maintenant y souffrent le pied d’un bouvier.

Avant d’entrer au chœur, il faut admirer deux portiques exquis de la renaissance, situés, l’un à droite, l’autre à gauche, dans les bras de la croisée ; puis, dans une chapelle grillée, au fond d’une petite caverne dorée, on entrevoit un affreux squelette vêtu de brocart d’or et de perles, qui est saint Alexandre, martyr ; puis deux lugubres chapelles, également grillées et qui se regardent, vous arrêtent ; l’une est pleine de statues, c’est la Cène, Jésus, tous les apôtres, le traître Judas ; l’autre ne contient qu’une figure, c’est le Christ au tombeau ; deux funèbres pages, dont l’une achève l’autre, le verso et le recto de ce merveilleux poëme qu’on appelle la Passion. Des soldats endormis sont sculptés sur le sarcophage du Christ.

Le sacristain s’est réservé le chœur et les chapelles de l’abside. On entre, mais on paie. Du reste, on ne regrette pas son argent. Cette abside, comme celles de Flandre, est un musée, et un musée varié. Il y a de l’orfèvrerie byzantine, il y a de la menuiserie flamboyante, il y a des étoffes de Venise, il y a des tapisseries de Perse, il y a des tableaux qui sont de Holbein, il y a de la serrurerie-bijou qui pourrait être de Biscornette. Les tombeaux des ducs de Zæhringen, qui sont dans le chœur, sont de très belles lames noblement sculptées ; les deux portes romanes des petits clochers, dont l’une à dentelures, sont fort curieuses ; mais ce que j’ai admiré surtout, c’est, dans une chapelle du fond, un Christ byzantin, d’environ cinq pieds de haut, rapporté de Palestine par un évêque de Freiburg. Le Christ et la croix sont en cuivre doré rehaussé de pierres brillantes. Le Christ, façonné d’un style barbare, mais puissant, est vêtu d’une tunique richement ouvragée. Un gros rubis non taillé figure la plaie du côté. La statue en pierre de l’évêque, adossée au mur voisin, le contemple avec adoration. L’évêque est debout ; il a une fière figure barbue, la mitre en tête, la crosse au poing, la cuirasse sur le ventre, l’épée au côté, l’écu au coude, les bottes de fer aux jambes et le pied posé sur un lion. C’est très beau.

Je ne suis pas monté au clocher. Freiburg est dominé par une grande colline, presque montagne, plus haute que le clocher. J’ai mieux aimé monter sur la colline. J’ai d’ailleurs été payé de ma peine par un ravissant paysage. Au centre, à mes pieds, la noire église avec son aiguille de deux cent cinquante pieds de haut ; tout autour, les pignons taillés de la ville, les toits à girouettes, sur lesquels les tuiles de couleur dessinent des arabesques ; çà et là, parmi les maisons, quelques vieilles tours carrées de l’ancienne enceinte ; au delà de la ville, une immense plaine de velours vert frangée de haies vives, sur laquelle le soleil fait reluire les vitres des chaumières comme des sequins d’or ; des arbres, des vignes, des routes qui s’enfuient ; à gauche, une hauteur boisée dont la forme rappelle la corne du duc de Venise ; pour horizon quinze lieues de montagnes. Il avait plu toute la journée ; mais, quand j’ai été au haut de la colline, le ciel s’est éclairci, et une immense arche de nuages s’est arrondie au-dessus de la sombre flèche toute pénétrée des rayons du soleil.

Au moment où j’allais redescendre, j’ai aperçu un sentier qui s’enfonçait entre deux murailles de rochers à pic. J’ai suivi ce sentier, et, au bout de quelques pas, je me suis trouvé brusquement comme à la fenêtre sur une autre vallée toute différente de celle de Freiburg. On s’en croirait à cent lieues. C’est un vallon sombre, étroit, morose, avec quelques maisons à peine parmi les arbres, resserré de toutes parts entre de hautes collines. Un lourd plafond de nuées s’appuyait sur les croupes espacées des montagnes comme un toit sur des créneaux ; et, par les intervalles des collines, comme par les lucarnes d’une tour énorme, je voyais le ciel bleu.

À propos, à Freiburg, j’ai mangé des truites du Haut-Rhin, qui sont d’excellents petits poissons — et forts jolis : bleus, tachés de rouge.