Encyclopédie anarchiste/Eau - Écœurement

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Collectif
Texte établi par Sébastien Faure, sous la direction de, La Librairie internationale (tome 2p. 609-618).


EAU n. f. (du latin aqua, ou du provençal aiga. Autrefois on disait aige, aigue, ege, egue). L’eau est un liquide transparent, sans odeur, très peu élastique et contenant en volume, une partie d’oxygène sur deux d’hydrogène et en poids 88, 90 d’oxygène, sur 11, 10 d’hydrogène. Elle est incolore en petite quantité, mais bleuâtre ou grisâtre sous grande épaisseur. Elle se solidifie et augmente en volume à une température qui a été choisie pour le zéro du thermomètre centigrade, elle prend alors le nom de glace ; quant à sa température d’ébullition, elle a été choisie pour le degré 100 du thermomètre centigrade.

Les eaux des océans, des fleuves, des rivières s’évaporent continuellement, et cette évaporation forme les nuages, qui, entraînés par le vent, se résolvent en pluie ou en neige, qui retombe sur la surface du globe et en partie s’accumule aux points les plus bas ; le reste s’infiltre plus ou moins dans la terre, ce qui donne naissance aux sources. Enfin, toutes les eaux retournent à la mer par la voie des rivières et des fleuves.

L’eau n’a pas toujours le même goût. Celle de la mer est salée ; l’eau provenant d’un amas de neige est fade, et celle d’un lac a une saveur différente de celle d’une source. Cela provient de ce que l’eau à l’état naturel n’est pas pure, et qu’au contact des terrains qu’elle traverse et au contact de l’air, elle se charge d’impuretés et de matériaux, parmi lesquels on trouve la chaux, des sels alcalins, des nitrates, etc., etc… On peut se rendre facilement compte des impuretés que véhicule l’eau. Si on laisse évaporer quelques gouttes d’eau de puits ou de rivière sur un morceau de verre, lorsque l’eau a disparu, il reste une tache blanchâtre formée par les matières solides que l’eau a déposées.

Toutes les eaux ne sont donc pas, à l’état naturel, propres à la consommation. Une eau potable doit être aérée (30 cm. cubes de gaz environ par litre), et ne pas contenir trop de matières solides (4 décigr. par litre au maximum), et surtout ne contenir aucune matière organique.

On appelle matières organiques des êtres vivants ou déchets d’êtres vivants, des microbes et des bacilles (typhoïde, choléra, dysenterie, etc…), ordinairement très dangereux. Pour libérer l’eau de ces parasites, il faut la faire bouillir. D’autre part, certaines eaux contiennent trop de sels de calcium, durcissent les légumes, et moussent difficilement avec le savon.

Une eau n’est pas purifiée sitôt qu’elle est en ébullition ; pour la rendre potable, il faut la faire bouillir pendant environ 15 ou 20 minutes, afin de bien tuer tous les germes qu’elle peut contenir ; l’ébullition fait disparaître également l’oxygène qui était dissous dans l’eau, et si l’on mettait des poissons dans de l’eau récemment bouillie, ceux-ci périraient asphyxiés.

Les eaux minérales sont celles qui contiennent des sels en quantité notable ; elles sont employées en médecine. Les principales sont : Eaux sulfureuses ; thermales : Bagnères-de-Bigorre ou Enghien-les-bains, contre les rhumatismes, les maladies de la gorge et de la peau. Les eaux chlorurées sodiques contre le rachitisme et les fibromes utérins. Les eaux alcalines (Vichy), contre les maladies de l’estomac, du foie, des reins, etc. Les eaux magnésiennes (Contrexéville), contre la goutte et les affections vésicales. Les eaux ferrugineuses employées contre l’anémie et la chlorose.

Toutes ces eaux bienfaisantes ne sont, hélas, pas destinées à la consommation des pauvres bougres. Elles ont créé une véritable industrie exploitée aux profits des riches qui seuls peuvent se permettre d’en user pour les soins que nécessite leur état. Même l’eau n’est pas gratuite, car il est, en effet, impossible au travailleur d’avoir à son gré de l’eau de Vichy, si son estomac en réclame, et il lui est encore plus impossible de se baigner dans les eaux de Bagnères-de-Bigorre, s’il souffre de rhumatismes.

L’eau n’est pas seulement utile, elle est indispensable et l’on ne peut s’en passer, car elle concourt à tout instant aux commodités et aux besoins de l’existence. Les contrées qui en sont dépourvues sont misérables, et si les philosophes anciens la considéraient comme le principe fondamental de toute chose, ils n’avaient pas tout à fait tort, car elle est une source de richesse, de fertilité et de vie.

En dehors de l’usage que l’on en fait dans le ménage, pour l’alimentation et les soins d’hygiène, l’eau est l’élément indispensable au laboureur, pour que sa semence ne reste pas improductive ; c’est elle qui nous nourrit et qui nous désaltère ; sans eau nous ne pourrions vivre.

Il y a cent ans seulement, lorsque les voies ferrées ne sillonnaient pas le monde, la voie fluviale était la seule qui puisse permettre le transport de grosses quantités de marchandises de manière économique, et c’est encore l’eau qui faisait tourner le moulin qui broyait le grain récolté par le paysan.

C’est grâce à l’eau que l’industrie s’est développée. Lorsqu’en 1615, Salomon de Caus songea à utiliser la pression de vapeur d’eau comme moteur industriel, et lorsque 200 ans plus tard, en 1824, Stéphenson appliqua la chaudière tubulaire à la première locomotive, l’avenir était conquis.

Depuis, le progrès ne s’est pas arrêté. L’eau qui, transformée en vapeur, a permis aux hommes de traverser le monde par terre et par mer, se transforme maintenant en électricité. Demain, toutes les chutes d’eau, naturelles ou artificielles, nous fourniront une puissance et une force électriques suffisantes pour nous chauffer, nous éclairer, nous véhiculer, et le pauvre mineur, qui vit et qui crève au fond de son puits disparaîtra ou apparaîtra plutôt au grand jour et à la lumière ; pour faire un travail aussi utile et moins pénible, et surtout moins dangereux. Où s’arrêteront les découvertes humaines ? Déjà des savants travaillent et espèrent arriver à capter les forces improductives des eaux de l’Océan. Que nous fournirons demain, toutes ces richesses naturelles ? Le bien-être sans doute, car il est impossible que bien longtemps encore, en face de toutes ces richesses, de tous ces facteurs de bonheur, le peuple reste dans l’esclavage et l’insuffisance. Il peut y avoir de la joie pour tous sur la surface du globe, et ce n’est que par l’égoïsme et la méchanceté d’une poignée que nous sommes misérables.

C’est parce que notre société est mal organisée, parce qu’elle va à vau l’eau, que tout est à refaire, pour qu’enfin il n’y ait plus sur cette terre des hommes qui ont de trop alors que d’autres n’ont pas un verre d’eau à boire.


ÉBÉNISTE. n. m. L’ébéniste est l’ouvrier qui construit et façonne les meubles. Il est le successeur spécialisé du charpentier, du huchier et du menuisier. Les tourneurs, sculpteurs, menuisiers en sièges, découpeurs, marqueteurs, tapissiers, ainsi que les ciseleurs et monteurs en bronze, relèvent de l’art de l’ébéniste.

Antérieurement, par le fait des guerres incessantes, les peuples se déplaçaient souvent, vivaient nomades. Pour enfermer et emporter les quelques objets constituant leur avoir, ils se servirent d’abord des coffres, ce fut le plus ancien mobilier.

Si on étudie le huchier sur les œuvres sorties de ses mains, on est dépourvu de documents pour l’époque romane en France, en Allemagne, en Espagne, en Lombardie. Il faut arriver au Moyen Âge français, au gothique, pour tabler sur des objets et des écrits qui nous renseignent sur l’artisan que fut le huchier. Les premiers ateliers sont établis dans les monastères et dans les châteaux, pour leur agencement intérieur en bancs et tables, en meubles de sacristie et en boiseries. Dès le ve siècle, les corporations du bois se détachèrent des charpentiers et se différencièrent en coffriers-huchiers ; dans le milieu du Moyen Âge, en huchiers-imagiers, layetiers et menuisiers. Ce n’est que sous Philippe le Bel, à la fin du xiiie siècle, que s’élaborent les statuts corporatifs qui établissent les métiers. Par décret, les huchiers sont substitués aux charpentiers. Un siècle plus tard, en 1371, le Tiers-État les confirme : huchiers-coffriers, bahutiers, layetiers, pour enfin, en 1382, être changés en menuisiers.

Pour ces époques déjà éloignées, ce qui se fit en France ne coïncide pas avec les mêmes dates dans les autres pays.

Aux Indes et en Chine, le travail de l’ébéniste s’exerça à des époques plus anciennes, sur lesquelles nous manquons de documentations exactes. Dans les Flandres, à la fin de la période romane, les sculptures et moulures ne sont pas exécutées par les huchiers (Screenworker), mais par des spécialistes sculpteurs (Boeldesnyder). En Italie, au xiiie siècle, on signale des marqueteurs (Intarsiatori), qui emploient divers bois qu’ils teignent.

Au Moyen Âge, les huchiers faisaient les coffres en chêne, qui servaient de malles, qui se fermaient par un gros couvercle, faisant aussi office de tables. Une stabilité relative se révéla après les luttes du Moyen Âge, elle permit au mobilier de se développer, d’abord par les huches qui étaient des coffres pour pétrir la farine et conserver le pain, puis avec les tables, les bancs, les lits et les bahuts.

Des Chartes corporatives édictées en 1134, accordaient des privilèges à la Compagnie des marchands (hanse). Elle avait des ramifications avec les grandes villes européennes : Hambourg, Cologne, Anvers, Dunkerque, Amsterdam, Riga, Marseille, Naples, etc… Ces Chartes ne touchaient pas encore la corporation des huchiers, en 1290, quand les Statuts corporatifs furent remaniés et élaborés, on tint compte des métiers du bois, les huchiers y furent incorporés. Les statuts visaient la bonne construction du mobilier, les commissions veillaient à leur application et protégeaient les maîtres contre les revendications des compagnons désireux de sortir de leur dépendance et des apprentis qui étaient corvéables. À Paris, vers 1300, les huchiers étaient concentrés près de l’église St-Gervais. Dans les châteaux seigneuriaux, le luxe devint exagéré dès 1350 ; lits somptueux, tables, huches et boiseries sculptées. Alors que, le compagnon huchier et l’apprenti assujettis au maître, qui, lui-même dépendait du Seigneur, ne possédaient même pas un coffre, la paille étalée à terre ou sur des planches était leur lit, les apprentis couchaient dans l’atelier, sur les copeaux.

Les huchiers-imagiers (sculpteurs), façonnaient des huches décorées, pour y mettre les vêtements et le linge.

En 1400 apparaît la spécialité des échiquiers, distincte, pour la construction des tables à jeu d’échecs, des sujets et pions du Tric-trac. Pétrot à la fin du xive siècle, et Lucas en 1496, en furent les premiers artisans. Les écriniers qui confectionnaient les petits coffres pour y serrer les bijoux ne se séparaient pas des bahutiers, qui faisaient les cabinets qu’ils incrustaient d’ébène et de marbre. À Venise, au xve siècle, on fit le filet en os incrusté dans le bois noir ; on fit aussi le piqué (certosino), marqueterie d’ivoire et de bois noirs divers, qui s’imita dans les monastères de divers pays.

Notons une ordonnance et statuts de 1580, contre le tâcheronnat et le travail à façon : « Nul ne pourra bailler à besongner à aucun varlet ou serviteur dedans la ville ou forsbourgs. Ains les pourra embesongner en sa boutique ou maison, sur peine de confiscation des ouvrages. » Notons plus loin : « Aucun varlet (compagnon) ne peut sortir de son maître pour travailler chez un autre maître. »

À Paris, sous Louis XIII, apparaissent les premiers meubles en ébène avec des incrustations d’ivoire, c’est de cette époque que se différencient les métiers du bois : les charpentiers construisant le gros œuvre du bâtiment immobilier ; les menuisiers construisant les portes, les auvents, les boiseries, les tables, les bancs ; les menuisiers-ébénistes façonnant tout ce qui est mobilier en bois massif : chêne, noyer, merisier, acajou, ébène. Abandonnant en partie le bois de chêne, presque seul en usage en France, l’ébéniste se servit à la fois de tous les bois massifs et en placages. Puis, s’importèrent du Brésil, des Indes, de Madagascar, etc., le palissandre, l’amaranthe et différentes essences dures et colorées.

C’est en 1642 que la corporation des ébénistes établit son siège quai de la mégisserie. Les armes du blason sont : une varlope d’or à lame d’argent et à manche d’or. La bannière de Ste Anne qui était aussi celle des menuisiers était bénie tous les ans à l’église des Billettes. Sous Louis XIV, les ébénistes formaient une caste avec ses statuts et ses jurés qui veillaient à leur application, auxquels étaient soumis les maîtres, les compagnons et les apprentis. L’esprit exclusiviste des règlements sanctionnait les inégalités dont les obligations les plus lourdes revenaient à l’apprenti. Pour entrer en apprentissage, il fallait payer le maître (patron), consentir six années sans aucune rétribution. À la fin de l’apprentissage exécuter un chef-d’œuvre selon l’ordonnance ; payer pour le droit du roi un écu soleil, pour chacun des jurés demi écu soleil, au receveur du métier six écus et à la Confrérie de Ste Anne un écu.

En instituant dans les Gobelins un atelier pour les ébénistes, un peu plus tard en le transférant au Louvre, en leur accordant des privilèges, Colbert ne fit que renforcer l’idée de caste corporative. Il en aperçut les défauts quelques temps après. Les familles qui pouvaient laisser leurs fils pendant six ans en apprentissage sans gagner un sou, qui, au contraire, versaient une forte redevance au maître, à la Jurande et à la paroisse en entrant et en sortant d’apprentissage, étaient déjà des familles de condition aisée et bourgeoise.

Cela fit naître chez les compagnons un esprit de supériorité sur le Serf de la plèbe, qui n’avait pas les moyens d’apprendre un métier ; une tendance réfractaire aux idéologies sociales se fit et empêcha le compagnonnage de se mêler aux mouvements sociaux et révolutionnaires. Les rites religieux et les formules absolues compagnonniques détournèrent les disciples d’étudier le rôle humanitaire de l’individu, afin de le perfectionner pour transformer la société, tandis qu’ils se confinaient dans la science réduite à un seul métier. Par les États Généraux qui accordèrent des libertés aux corporations reconnues, le compagnon menuisier-ébéniste, d’abord dépendant d’un couvent ou d’une seigneurie, se libéra en partie des tutelles du travail chez le consommateur, et les compagnons reçus voyagèrent librement.

C’est avec Boule, sous Louis XIV, que la spécialisation méticuleuse de l’ébéniste se confirme dans les meubles plaqués et incrustés de cuivre et de filets.

Sous Louis XV, un besoin d’air, de liberté se manifeste chez les compagnons du meuble, qui traitent d’aristocrates les ouvriers du Louvre et de St-Gervais. Se trouvant concentrés et trop esclaves des règlements qui régissent la corporation, ils s’en vont monter des ateliers plus libres, hors la Bastille, dans le faubourg St-Antoine. Des hôtesses et des mères pour les Gavots et les Dévoirants s’y établissent. Colbert les protège en les laissant échapper à l’application des Statuts. Les cabarets s’y montèrent aussi. Des historiens racontent qu’un des fils de Boule était poursuivi par les tenanciers auxquels il négligeait de payer son écot et qu’imitaient beaucoup de compagnons qui aimaient la dive bouteille. L’absence d’idéal social, la seule conception du métier, la pseudo indépendance qu’acquirent les ébénistes du faubourg, n’en firent ni des studieux, ni des érudits ; d’une part, parce que les éducateurs étaient des religieux qui n’admettaient pas les recherches au delà de leur dogme ; ensuite, les possibilités de s’instruire n’appartenaient qu’aux classes nobles et privilégiées. Alors, comment s’étonner que les poussières du bois altérant les gosiers, les ébénistes soient ataviquement intempérants ?

Dans les nouveaux Statuts de la corporation des menuisiers-ébénistes de 1743, nous voyons, qu’outre le chef-d’œuvre, pour être reçu compagnon, il faut professer la religion catholique, apostolique et romaine ; être Français. L’apprenti ayant terminé l’apprentissage est tenu de servir le maître comme compagnon encore au moins trois années. Après les six ans d’apprentissage, payer au receveur 250 livres, au bureau 15 livres, à l’hôpital 3 livres, à l’étalonnage 12 livres, à la confrérie 6 livres. Il était difficile d’arriver à la maîtrise si l’on n’était pas fils de maître ; pour l’obtenir, en dehors du banquet, il fallait payer de 12 à 1.500 livres.

En 1776, Turgot abolit les corporations, les maîtrises et les jurandes disant que : « Le droit de travailler était la propriété de tous, et, la première, la plus imprescriptible de toutes. » Les maîtres et les jurés protestèrent, mais ne réussirent pas à conserver tous leurs anciens privilèges.

Après la Révolution et les longues guerres de l’Empire, un malaise général se fit sentir par une grande baisse dans le travail du mobilier, qui contribua au développement de l’artisanat, dans le faubourg Saint-Antoine, entre les rues de Charenton, de Charonne, et le couvent de Ste Marguerite. Les gros fabricants n’existaient pas encore ; l’on ne savait pas ce qu’étaient les grèves. Les conflits qui se produisaient s’arrangeaient et n’avaient pas de suites fâcheuses. De 1830 à 1848, des fabriques de meubles occupant jusqu’à vingt ébénistes sont notées dans le faubourg. Un peu plus tard, c’est Krieger qui s’établit dans une cour en face la rue de Charonne, il ne tarda pas à être le plus gros exploiteur de Paris. En 1857, il occupait une cinquantaine d’ébénistes, des scieurs de long, des sculpteurs et des chaisiers. En se détachant du compagnonnage, l’artisan et l’ouvrier ébéniste prirent goût au nouvel affranchissement. Le lundi, ils allaient à la pêche en Seine ou chansonner sous une tonnelle de Charonne ; ils ne dédaignaient pas les boules et les parties aux cartes. Krieger vit d’un mauvais œil cette licence, et le va-et-vient journalier dans ses ateliers. Il décida la pose d’une grosse cloche pour annoncer l’entrée et la sortie des ouvriers ; ce fut fatal, la première fois qu’elle sonna, aucun ébéniste ne rentra. Les ouvriers des alentours s’en rendirent solidaires, comprenant que c’était un retour au servage. La grève fut acclamée ; une barricade de pavés fut dressée devant la porte, et la circulation fut interrompue dans le faubourg. Le maître Krieger eut peur, et la cloche que l’on pouvait encore voir il y a quelques années, fut toujours muette et jamais ne sonna. Quelques années plus tard, Jeanselme, patron ébéniste et chaisier au Marais, voulut aussi avoir une cloche ; elle n’eut pas plus de succès que celle à Krieger. Ces deux faits montrent la mentalité des ouvriers ébénistes.

En 1848, on faisait trois repas : le premier à 9 heures, de une heure ; le deuxième, à 2 heures, de trente minutes ; le troisième après la journée, qui était de douze heures de travail, pour un salaire de 3 fr.50.

En 1857, après une grève, les salaires sont élevés à 4 fr. 50 pour douze heures. En 1867, le prix à l’heure fut fixé à 60 centimes, le travail aux pièces commença dans les spécialités. La grande grève de 1881 fit obtenir 80 centimes, et un pourcentage sur les anciens tarifs des forfaits. Le travail aux pièces, qui, depuis une vingtaine d’années, avait pris un essor considérable en concurrençant le travail à l’heure, fit diminuer le taux de celui-ci, au point que de nombreux patrons ne payaient que 70 et même 60 centimes l’heure. De 1889 à 1900, se manifesta une intense propagande pour ne travailler que dix heures et pour la suppression des travaux aux pièces ; elle réussit en partie dans les maisons qui fabriquaient le meuble de luxe et le bon commercial de commande. Après 1900, tout en luttant contre le travail aux pièces qui favorisait les forts et les doués, on revendiqua la journée de neuf heures. Quelques maisons anglaises, étant venues s’établir à Paris, y continuèrent la semaine finissant le samedi à midi ; elles facilitèrent la tâche pour les neuf heures. Des améliorations dans ce sens s’obtenaient quand arriva la grande boucherie de 1914, qui arrêta tout ce qui avait été acquis. À la fin de la guerre, par la force des événements et la surexcitation des travailleurs, sous l’influence de la peur, le Gouvernement décréta la loi de huit heures. On sait le regret qu’en eurent les dirigeants et les financiers et comment, unis au patronat, ils essayent, depuis, de la supprimer.

Dans les mouvements sociaux, les ébénistes furent toujours de l’avant ; la Commune de 1871 comptait ses plus ardents bataillons dans les quartiers de Ste-Marguerite et de Charonne. La répression de la Commune fit partir de nombreux ébénistes en Belgique, en Angleterre et en Amérique. À Londres, ils introduisirent la marqueterie, les filets et la monture en bronze dans le goût parisien, ce qui ne manqua pas de concurrencer le meuble français.

À Paris, le Syndicat, en gestation en 1869 avec l’Internationale, fondé en 1874, progressa continuellement. Tout d’abord radical-socialiste, il passa par les phases possibilistes pour arriver dans le socialisme autoritaire marxiste. Au début, ce fut la Chambre Syndicale des ouvriers ébénistes.

De nombreux menuisiers entrant dans la fabrication du meuble massif, en 1884, il se forma l’Union corporative et syndicale du meuble sculpté. Ces deux organisations étaient imbues de socialisme et avaient chacune un conseiller prud’homme ; les litiges étaient très fréquents. En 1885, se fonda l’Union syndicale des ébénistes, en opposition de conceptions sociales aux deux autres syndicats. Ce dernier préconisait la grève générale pour la Révolution, l’abolition du salariat et les principes fédéralistes élaborés à St-Imier. En 1889, les deux premiers syndicats se réunirent pour n’en former qu’un seul qui est celui qui existe encore aujourd’hui. Après 1906, il adhéra à la Charte d’Amiens, et fit jusqu’en 1914, une saine propagande sociale. À Montmartre où de nombreux ateliers s’étaient montés, se fondait en 1904, l’Union ouvrière de l’Ameublement, elle comptait 200 adhérents. À tendances communistes-anarchistes, les questions de salaires étaient reléguées au second plan, pour ne s’occuper que de l’éducation dans le sens libertaire. Aucun fonctionnaire n’étant rétribué, le fond de caisse, provenant des cotisations mensuelles et des réunions, allait à la solidarité et à l’achat de brochures anarchistes qui se distribuaient gratuitement dans les ateliers. Différents journaux, issus des syndicats, aidèrent à l’éducation sociale, des ébénistes. En 1890-91, le Pot à colle tirait à six mille exemplaires, se vendait 5 centimes dans le faubourg et à Charonne, sans aucun bouillonnage. À la fois corporatif et anarchiste, il enthousiasmait et était enlevé par toute la corporation du meuble. À la suite du premier Congrès de l’Ameublement, en 1906, parut l’Ouvrier en Meuble, organe de la Fédération, qui insérait indépendamment tous les écrits socialistes, anarchistes, etc. Les camarades libertaires en profitèrent pour diffuser leurs idées dans toute la France.

De fortes crises de chômage se firent sentir à Paris, conséquences dues à la surproduction et à la décentralisation des ateliers de fabrication. Des usines se montèrent dans les Vosges, pour les meubles massifs de salle à manger. En Saône-et-Loire, dans l’Oise, à Nancy, à Bordeaux, à Nantes, se firent tous les genres d’ébénisterie, concurrençant Paris par le bon marché. Le chômage s’intensifiant dans la capitale, les patrons en profitèrent pour réduire les salaires et allonger la journée de travail.

L’exportation du meuble diminua aussi quand se créèrent, en Allemagne, en Autriche, en Belgique et en Italie, de grandes fabriques qui copièrent les styles français, qui s’exportèrent un peu partout, et qui s’importèrent en France.

Une accentuation très prononcée se généralise dans la spécialisation des ébénistes depuis 1919. Précédemment, l’ouvrier ébéniste était capable d’exécuter un travail d’après le plan, depuis le débit du bois jusqu’au vernissage. Ces connaissances disparaissent chaque jour. Des techniciens qui sortent des écoles centrales et Boule, organisent les divisions en débiteurs, traceurs, corroyeurs, colleurs, plaqueurs, monteurs, ponceurs et vernisseurs. La taylorisation fait que chacun exerçant une spécialité, l’homme est une mécanique, l’esprit d’initiative disparaît. Le travail exécuté comme une corvée est sans aucun goût. Ce qui est un bien pour le capitalisme devient une calamité qui dégrade le producteur.

Dans une société libertaire, l’intense production serait un bienfait, parce qu’elle assurerait la consommation large de tous les produits en donnant l’aisance à toute la communauté. L’ouvrier ne serait occupé que quelques heures au travail mécanique abrutissant ; les autres heures se feraient en travaux plus agréables ou l’esprit s’exercerait. Aujourd’hui, par son âpreté au gain, l’ouvrier ébéniste abandonne le peu qu’il a conquis socialement : les 8 heures et le travail à l’heure. Avec un salaire supérieur à la moyenne des autres métiers, il travaille 9 et 10 heures, il capitalise et devient superficiel en perdant ses véritables conceptions émancipatrices sur la destruction de l’État et la suppression du salariat.

Quoique éprises de libéralisme, en général, les conceptions de l’ouvrier ébéniste sont superficielles et manquent de conviction. Peu studieux, impulsif, il s’enflamme d’un discours, d’un écrit de journal, s’influence sans analyse et sans réflexion.

La sympathie des ébénistes fut unanime quand éclata la Révolution en Russie. Ils voyaient dans les Soviets l’embryon du fédéralisme. En aveugles, après, ils approuvaient tout ce qui se passait en Russie et trouvaient méchantes les petites critiques de ceux qui ne pensaient pas comme eux. Ils glissèrent, tout comme par la Nep, la Révolution russe glissa et échoua dans les mains des financiers internationaux.

Leur croyance est fanatique au point de ne croire que ce que disent les quelques journaux à la solde du Comité directeur de Moscou.

Un travail de propagande est à recommencer dans le meuble, souhaitons qu’il aille vite. Déjà nombreux sont ceux qui avouent s’être trompés et avoir trop eu foi dans les manitous. La grande besogne de relèvement incombe aux jeunes syndicats autonomes. Ils remettront les ébénistes dans la bonne voie, en dehors des réformistes et des autoritaires, pour la conquête du travail libre, pour la vie libre, sans États et sans lois. — L. Guérineau.


ÉCART. n. m. Action de s’écarter de la bonne direction ; faire un écart. En parlant d’un cheval : se jeter de côté par un mouvement brusque. « Ce cheval a fait un écart. » À certain jeu de cartes : action de mettre de côté une partie des cartes du jeu. « Ne touchez pas à l’écart. »

Au figuré, le mot écart signifie : digression, divagation, s’écarter du sujet que l’on traite : Le discours de cet orateur est rempli d’écarts. Les écarts du génie ; les écarts de la jeunesse. Action de s’éloigner de la voie ordinaire de la morale et de la raison. Le mot écart s’emploie également comme synonyme de : variation, différence. Les écarts du thermomètre.

À l’écart, locution adverbiale qui signifie dans l’isolement. Se mettre à l’écart de la politique, c’est-à-dire : se tenir au loin, ne pas s’intéresser à la politique. Mettre quelqu’un à l’écart, tenir quelqu’un à l’écart, l’empêcher de participer à une action quelconque. Il faut se méfier des vaniteux et des ambitieux et les tenir à l’écart, car ils sont rarement sincères dans leurs opinions et leurs sentiments. Mettre quelque chose à l’écart, c’est-à-dire la cacher, tenir en réserve. Cet individu simule la pauvreté, car il a mis à l’écart une grande partie de sa fortune. Mettre une question à l’écart ne pas traiter cette question, ne pas la juger digne d’intérêt.

Faire le grand écart, écarter les jambes jusqu’à ce que les cuisses touchent le sol. Nous voyons que le mot écart a diverses significations ; quant à nous, gardons nous de faire des écarts qui nous éloigneraient du but que nous poursuivons, et que nous voulons atteindre le plus rapidement possible.


ÉCHAFAUD. n. m. (du celt. chafod ; de chad, bois ; bod ou fod, élevé). L’échafaud est une construction provisoire en bois, formant une espèce de plancher, et utilisé plus particulièrement par les maçons et les peintres, pour la construction ou la réfection des immeubles, des monuments, et des édifices. Pourtant, ce terme est peu usité en ce sens, et les constructions en bois utilisées par les ouvriers lorsqu’ils travaillent sur des lieux élevés se désignent couramment sous le nom « d’échafaudages ».

Dans le langage courant, « l’échafaud » est l’appareil de supplice sur lequel on exécute les condamnés à mort. Mourir sur l’échafaud ; porter sa tête sur l’échafaud.

Dans le passé, les exécutions capitales étaient une source de divertissements pour le bas peuple. Selon le mode d’exécution, des échafauds de formes différentes étaient dressés sur la place publique, et c’est au pied de l’échafaud que le bourreau prenait possession de sa victime. En vérité, cela a peu changé de nos jours ; cependant, le peuple n’accourt pas comme jadis pour assister au répugnant spectacle d’une exécution, et autour de l’échafaud on ne rencontre plus que quelques névrosés, plus à plaindre qu’à blâmer, à la recherche de sensations fortes susceptibles de fouetter leur sensibilité maladive.

« Le crime fait la honte et non pas l’échafaud », a dit Thomas Corneille, et ils sont, en effet, nombreux, les malheureux innocents qui montèrent à l’échafaud et furent exécutés par la main criminelle du bourreau. Toute la responsabilité de ces meurtres légaux retombe sur ceux qui, pour perpétuer l’erreur et maintenir le peuple dans l’esclavage, n’hésitèrent pas et n’hésitent pas à tremper leurs mains dans le sang. Quelque horrible et répugnant que puisse paraître l’être vil et abject qui consent à remplir l’ignoble fonction de bourreau, ce n’est pas lui pourtant qui dresse les échafauds ; ce sont ses maîtres. Il n’est, lui, que le bras qui mécaniquement exécute un ordre donné ; le véritable coupable est l’homme qui, en robe rouge, réclame la tête du condamné au nom de la société bourgeoise qu’il représente ; c’est toute la magistrature qui élève des échafauds, pour défendre les privilèges des exploiteurs, des despotes et des tyrans.

Et depuis toujours c’est ainsi ; et lorsque parfois, las de souffrir et de crever, le peuple se lève, et à son tour dresse des échafauds, malgré l’horreur du sang versé, malgré le respect que nous avons de la vie d’autrui, l’on ne peut que constater qu’il agit toujours à l’égard de ses ennemis avec plus d’humanité que ceux-ci en ont eue avec lui, et que jamais, quelque sanglante que puisse être une révolution, elle n’égalera en horreur les crimes de la bourgeoisie.

N’est-ce pas parce que les révolutionnaires se laissent souvent guider par le sentimentalisme, que les mouvements populaires échouent lamentablement ? On a reproché à Robespierre et à Saint Just d’avoir fait périr de nombreuses victimes et d’avoir régné par la terreur. Anarchistes, nous sommes contre toute dictature et adversaires, en principe, de toute violence, mais ce que nous, nous reprochons à Robespierre et à Saint Just, c’est de ne pas avoir su reconnaître les véritables amis du peuple et d’avoir fait exécuter de sincères défenseurs de la Révolution.

Une révolution n’est pas une comédie ; c’est un drame terrible où se joue tout l’avenir d’un peuple, d’un monde, et une erreur ou une indulgence détermine parfois des catastrophes.

La bourgeoisie, elle, ne pardonne pas. Robespierre et Saint Just l’apprirent à leurs dépens. Après avoir fait exécuter les hébertistes dont les tendances leur paraissaient exagérées, à leur tour ils furent condamnés à mort par les conspirateurs du 5 thermidor 1790. Ils moururent avec courage.

Saint Just « vêtu avec décence, les cheveux coupés, le visage pâle mais serein, n’affectait dans son attitude ni humiliation, ni fierté. On voyait, à l’élévation de son regard, que son œil portait au delà du temps et de l’échafaud ; qu’il suivait sa pensée au supplice comme il l’aurait suivie au triomphe, sachant pourquoi il allait mourir, et ne reprochant rien à la destinée, puisqu’il mourait pour sa fidélité à ses principes et à la mission qu’il s’était donnée. Il parut ainsi debout, au sommet de l’échafaud : grand, mince, la tête inclinée, les bras liés, les pieds dans le sang de Robespierre, dessinant sa haute stature sur le ciel éclairé du dernier crépuscule, et mourut sans ouvrir les lèvres, emportant sa protestation dans la mort. Il avait vingt-six ans et deux jours » (Lamartine).

Oh ! non, la bourgeoisie ne pardonne pas. Saint Just disait : « Les gens qui font des révolutions à demi, ne parviennent qu’à se creuser un tombeau ». C’est parce que la Révolution française fut une révolution inachevée, que des échafauds se dressèrent encore par les matins blafards et que, de nos jours, les machines sinistres et macabres poursuivent leur œuvre de mort.

Les révolutionnaires sont montés à l’échafaud, et y monteront probablement encore, et jusqu’au jour où la société que nous subissons ne sera pas détruite, il y aura des hommes, qui, pleins d’abnégation et de désintéressement, donneront leur vie, se sacrifieront pour le bonheur de l’humanité. Les anarchistes eurent, eux aussi, leurs victimes ; toutes moururent avec courage, et durant la période tragique qui s’écoula entre 1892 et 95, plusieurs des nôtres eurent leur tête qui tomba sous le couperet de la veuve.

Ce fut d’abord Ravachol, qui, le 10 juillet 1892, gravit les marches de l’échafaud.

« C’est en souriant », nous dit Henri Varenne, dans son ouvrage « de Ravachol à Caserio », et en jetant des airs de défi à la foule, qu’il marcha vers l’échafaud. À quelques pas de la guillotine, à plein gosier, il se mit à chanter, avec des ricanements, cet étrange couplet :

Pour être heureux, nom de Dieu,
Il faut tuer les propriétaires,
Pour être heureux, nom de Dieu,
Il faut couper les curés en deux.
Pour être heureux, nom de Dieu,
Il faut mettre le bon Dieu dans la m…

« Arrivé à la bascule, il s’interrompit :

« Citoyens, cria-t-il… » Et comme les aides le couchent sur la planche : « Mais laissez-moi, dit-il. Je veux… »

« …La planche a basculé. Ravachol crie encore :

« — Vive la Ré… »

« Le couperet tombe, coupant le mot avec la gorge. »

Ce fut ensuite le tour de Vaillant, condamné à mort pour avoir lancé au Palais Bourbon, le 9 décembre 1893, une bombe qui ne tua personne et blessa légèrement quelques députés. Malgré la campagne de presse et la protection unanime de toute la population, Vaillant fut exécuté.

« Il mourut courageusement, simplement, aussi calme devant la guillotine, qu’il l’avait été devant le jury.

« Vive l’Anarchie ! Ma mort sera vengée, cria-t-il au moment du réveil. »

« Et au pied de l’échafaud, d’une voix retentissante, il prononça ces quelques mots :

« Mort à la société bourgeoise et vive l’Anarchie ! »

Il fut enterré au cimetière d’Ivry, et quelques jours plus tard, on trouva sur sa tombe, une superbe branche de palmier à laquelle était attachée une pancarte qui portait ces quelques vers :

Puisqu’ils ont fait boire à la terre,
À l’heure du soleil naissant,
Rosée auguste et solitaire,
Les saintes gouttes de ton sang,
Sous les feuilles de cette palme,
Que t’offre le droit outragé,
Tu peux dormir ton sommeil calme,
Ô martyr !… Tu seras vengé.

7 février 1894.

Puis ce fut Émile Henry, qui, à 21 ans, marcha à l’échafaud avec un rare courage pour un enfant de cet âge, et ensuite Caserio, un gamin de 20 ans, qui voulut, en supprimant le président Carnot, venger la mort de Vaillant.

Et tant d’autres que nous ne citons pas, ils sont trop nombreux, ont terminé ainsi leur misérable existence parce qu’ils avaient cru en l’amour et en la liberté. Et ce n’est pas assez de sang versé, ce n’est pas encore assez de crimes perpétrés au nom de la morale et de la justice. La tragédie continue. De par le monde, pour des raisons et des causes politiques ou autres, les échafauds se dressent, et les miséreux y montent. Quand donc cela finira-t-il ? N’est-ce pas une honte en notre siècle, de prétendu progrès et de civilisation. Tuer pour tuer ! N’est-ce pas un signe de barbarie, et l’homme ne s’est-il pas libéré de sa cruauté ancestrale ? Ne comprendra-t-il jamais qu’il doit détruire les échafauds et ne pas permettre qu’au nom d’un code « infaillible » édicté par les privilégiés de ce monde, on arrache la vie à un être humain ?

Abolir la peine de mort, ce n’est certes pas suffisant, mais, tout de même, ce serait déjà un pas en avant qui nous ouvrirait la route vers l’avenir et nous ferait espérer les jours meilleurs où les murs des prisons s’écrouleront, rendant à la liberté et à la vie, tous les hommes devenus meilleurs dans une société fraternelle.


ÉCHANGE (Libre). Le « libre échange » est le nom que l’on donne à une certaine doctrine économique, qui considère comme nuisible aux intérêts directs du consommateur, la protection du commerce et de l’industrie par des prohibitions et des droits de douane.

À première vue, et si l’on ne pénètre pas au fond du problème, il ne viendrait évidemment à l’esprit de personne — à moins d’être particulièrement intéressé au maintien des tarifs douaniers — de contester que le protectionnisme est dommageable aux intérêts économiques d’une population ; et pourtant, les sociétés modernes et le capitalisme sont composés d’éléments si divers et donnent naissance à de telles contradictions, que, selon les époques, les périodes et les régions, le libre échange peut tour à tour être avantageux ou néfaste. D’autre part, le libre échange étant une doctrine reposant sur les principes fondamentaux du capitalisme, il ne peut logiquement être appliqué au sens absolu du mot, car il marquerait la fin d’une portion du capitalisme international et mènerait fatalement l’autre portion à la ruine.

Quelle est la thèse soutenue par les « libres échangistes » ? « La terre, avec ses innombrables richesses peut et doit satisfaire les besoins physiques, moraux et intellectuels de l’homme ; mais pour obtenir ce résultat, il faut que l’homme s’arme pour la lutte contre la nature, et arrache au sol tout ce qui est nécessaire à son existence : se nourrir, se vêtir, s’abriter, s’instruire et s’éduquer. Or, le monde est divisé en contrées, en nations, ayant chacune une constitution géologique particulière, et produisant des matières différentes. Telle région est riche en blé, en céréales, en or, en argent, en platine, telle autre en fer et en cuivre, telle autre encore en charbon et en pétrole. Tous ces produits gisent à différents endroits du globe, mais sont également indispensables à tous les individus vivant sur notre planète et, pour satisfaire à leurs besoins, les hommes ont organisé un service d’échange — qui s’appelle le commerce — et en se servant d’un intermédiaire qui est l’argent, tel pays riche en blé peut échanger celui-ci contre la surproduction en fer d’un autre pays. »

Présenté de cette façon, le libre échangisme a un aspect assez sympathique, et semble facile à réaliser, car les adeptes de cette doctrine, ou plutôt ses défenseurs, ne réclament nullement la fin du régime capitaliste, la suppression du commerce et la transformation de la Société ; ils demandent au contraire que le commerce soit entièrement libre et qu’aucun produit ou marchandise ne soit frappé d’un droit quelconque à l’entrée ou à la sortie d’un quelconque pays, et que soient abolies les barrières douanières qui gênent l’importation dans certaines contrées de matériaux utiles à la vie de la population. Or, selon nous, un tel système est inapplicable sous un régime capitaliste et nous allons tenter d’en exposer les raisons.

Un industriel ou un commerçant ne sont pas des philanthropes qui traitent des affaires dans le but de pourvoir aux besoins de l’espèce humaine. Ils leur importent peu que la population de la région qu’ils habitent souffre du manque d’un produit, aussi nécessaire soit-il, à la vie quotidienne, et ils se moquent bien que ce produit soit cher ou bon marché. Ce qu’ils veulent c’est faire jaillir de leur entreprise une source intarissable de profits et réaliser que les fonds qu’ils engagent les plus gros bénéfices possibles. Ce ne sont pas des bienfaiteurs de l’humanité ; ce sont des « business men » et la base de toute affaire commerciale ou industrielle est l’argent, et son but unique l’argent.

S’il est vrai que certains pays sont privilégiés en ce qui concerne la production de certains matériaux, il n’est pas moins vrai que les autres pays n’en sont pas absolument dépourvus ; d’autre part, le monde est divisé par frontières et chaque nation à un statut politique, économique et social qui lui est propre ; mais dans toutes les nations du monde, en vertu même des principes sur lesquels repose le capitalisme et en ce qui concerne la répartition des matières nécessaires à la vie de l’individu, plus un produit est rare, plus il est cher. Supposons un instant que la France soit pauvre en avoine et que les demandes soient supérieures aux offres qui se présentent sur le marché. Immédiatement le cours de l’avoine s’élèvera, le commerçant n’étant pas, ainsi que nous le disions plus haut, un philanthrope mais un homme qui veut gagner de l’argent. Supposons encore que les producteurs, les marchands, les courtiers soient — c’est du paradoxe — des commerçants honnêtes qui refusent de se livrer à la spéculation et ne cherchent pas à bénéficier de la rareté du produit qu’ils détiennent et qu’ils maintiennent leurs prix en se contentant d’un bénéfice normal, mais que l’Angleterre ou l’Allemagne très riches en avoine jettent à un prix inférieur une grande quantité de cette marchandise sur le marché français. Voilà le commerçant français embarrassé et dans l’incapacité absolue d’écouler ses produits.

Naturellement le consommateur trouvera un avantage en achetant le blé allemand ou anglais, mais nous savons fort bien que l’intérêt de celui-ci n’entre en jeu que dans une faible mesure dans l’élaboration des lois économiques et plutôt que de tenir compte des bienfaits qui peuvent résulter de l’importation d’un produit à bon marché, les fabricants de lois, députés et ministres, construisent celles-ci afin que les capitalistes nationaux puissent nationalement imposer leurs prix à la population.

Que se produirait-il si le libre échangisme se pratiquait et qu’il soit impossible au producteur français de livrer son avoine au même prix que l’Allemand ? Ce serait pour lui la faillite. Or on n’a jamais vu un gouvernement favoriser la grande majorité de la population d’un pays au détriment de son capitalisme ; c’est toujours le contraire qui se produit. Ce que nous disons pour l’avoine s’applique à toutes autres marchandises naturelles ou manufacturées et c’est ce qui explique les droits prohibitifs qui frappent à l’entrée certains matériaux.

Dans ce premier exemple que nous citons nous présentons la population souffrant économiquement du système protectionniste qui est un facteur de vie chère.

Rappelons une fois encore que le capitalisme est une contradiction et que si le protectionnisme est nuisible, le libre échange ne vaut guère mieux, qu’il a, lui aussi, ses lacunes et qu’il ne peut en aucun cas être un facteur de bien-être universel.

Jetons un coup d’œil sur l’Angleterre, pays du libre échange par excellence, où l’expérience a été tentée et où, à nos yeux, les résultats furent négatifs, tout au moins en ce qui concerne la grande majorité de la population.

Très riche en pâturages, produisant peu de céréales et fournissant abondamment l’industrie du fer et de la houille, possédant le commerce le plus important du monde, la Grande-Bretagne n’est cependant pas un pays manufacturier. En dehors du tissage et de la grosse mécanique, elle faisait, il y a peu de temps encore, appel à l’extérieur et l’industrie de l’automobile, une des plus importantes du monde, y est toute récente. À peine avant la guerre, presque toutes les voitures étaient de provenance française ou allemande.

Possédant un empire colonial très étendu et le libre échange s’exerçant sur une grande échelle, la vie y était relativement bon marché, aucun droit ne venant frapper les marchandises importées. De cet avantage ne bénéficiait cependant qu’une partie de la population, car la production n’ayant pas besoin de bras, il y avait en Angleterre, un trop-plein de main-d’œuvre et le chômage y était intense.

De tout temps, il y eut en Angleterre une armée de sans-travail, formant un sous-prolétariat, et aussi éloigné de ce prolétariat que ce dernier l’est de la bourgeoisie.

Si l’ouvrier qualifié vivait relativement heureux, en comparaison de l’ouvrier français, par contre, l’éternel sans-travail menait une existence atrocement misérable.

Depuis la fin de la guerre, la situation n’a fait qu’empirer. Non seulement le libre échange est devenu un facteur de chômage, mais la devise britannique étant relativement élevée, le commerçant anglais a plus d’avantages à acheter ses produits dans les pays à monnaie dépréciée, et retire de ce fait le travail à son prolétariat national. De là la terrible crise qui sévit de l’autre côté de la Manche et qui se traduit par des conflits continuels entre le Capital et le Travail.

Nous venons de présenter brièvement sous deux aspects différents les conséquences du libre échange et nous avons d’autre part traité au mot « douane » du protectionnisme. Quel système est préférable ? Aucun, répondrons-nous. Il n’y a pas de solution générale et logique au problème posé de la sorte.

Si on demande à l’ouvrier anglais qui crève de misère pour que le commerçant anglais puisse acheter à bon marché des produits étrangers, il sera partisan du protectionnisme ; si l’on demande à l’ouvrier français qui souffre de la vie chère, il réclamera le libre échange ; d’un côté comme de l’autre, c’est comme si l’on demandait à un homme sain de corps et d’esprit s’il préfère qu’on lui coupe la jambe droite ou la jambe gauche.

Protectionnisme ou libre échange ne peuvent nous satisfaire, nous autres anarchistes. L’un comme l’autre sont des facteurs du capitalisme, déterminés par lui et que l’on applique tour à tour selon que les intérêts du capitalisme national sont liés à l’un ou l’autre de ces systèmes.

Le libre échange, pour nous, ne peut s’appliquer qu’en dehors des puissances d’argent et seulement lorsque le vil métal, qui est un objet de corruption, de vol, de rapine, aura disparu et ne servira plus d’intermédiaire entre les humains. Le libre échange, vraiment libre, existera lorsque la Société sera, non pas réformée, mais transformée totalement, et que le commerce des hommes ne sera pas un puits de richesse pour les uns et de pauvreté pour les autres.

Le libre échange ne verra le jour que lorsque se lèvera la commune libertaire, où chacun pourra travailler selon ses forces et consommer selon ses besoins.


ÉCHÉANCE. n. f. Terme auquel arrive à expiration une promesse. Date à laquelle doit être effectué un payement ou une dette. L’échéance d’un billet, l’échéance d’un fermage. L’échéance d’une lettre de change.

En matière commerciale ou financière, lorsqu’un effet porte comme date d’échéance : fin courant, ou fin février, mars, avril, etc…, l’échéance est le dernier jour du mois. Si ce jour est un dimanche ou un jour de fête légale, le billet est présenté le lendemain au débiteur. Dans la pratique, du moins en ce qui concerne Paris, un billet qui n’a pas été payé à sa présentation peut être sans frais retiré de la banque jusqu’au lendemain midi ; mais c’est une pure tolérance. Faire face à ses échéances. Être embarrassé pour ses échéances.

Shakespeare, dans sa célèbre comédie : Le Marchand de Venise, nous présente le Juif Shylock, prêtant 3000 ducats à Antonio, un riche marchand de Venise, à condition que ce dernier souscrive à cette clause terrible : de se laisser couper une livre de chair sur telle partie du corps qu’il plaira au créancier si la somme n’est pas réglée au jour de l’échéance.

Voici bien longtemps qu’on arrache au peuple sa chair et qu’on lui fait verser son sang. Il n’a cependant signé aucun billet. Mais tout a une fin et l’heure de l’échéance arrivera. Ce sera alors à la bourgeoisie et au capitalisme de payer leurs dettes et de répondre de toutes les misères qu’ils ont engendrées et dont a souffert toute l’humanité.


ÉCLAIRAGE. n. m. Action d’éclairer, de provoquer un éclat lumineux, de remplacer l’obscurité par la clarté. Un éclairage vif ; un éclairage douteux ; un puissant éclairage. Le meilleur éclairage est celui qui nous est fourni par le soleil ; mais, pour la nuit, le génie humain a dû avoir recours à la lumière artificielle.

Depuis le jour où Prométhée déroba le feu du ciel pour animer l’homme formé du limon de la terre, le mode d’éclairage a bien changé et même nos ascendants les plus directs resteraient interdits devant le flot de lumière qui inonde la vie moderne.

Les anciens utilisaient pour s’éclairer des torches de bois enduites de poix ou de résine, ou encore des lampes de formes diverses, en argile, en bronze, et parfois en argent ou en or, alimentées avec de l’huile. Bien que de forme différente, la lampe à huile et les chandelles de suif furent pendant de longs siècles les uniques modes d’éclairage, et il faut attendre le xviiie siècle pour voir apparaître une lampe à éclairage un peu plus intense. C’est en 1784 que le physicien suisse, Argand, inventa la lampe à double courant d’air, où la mèche plate est remplacée par une mèche cylindrique, au centre de laquelle peut passer l’air pour activer la flamme. Cette lampe fut plus connue sous le nom de Quinquet, nom du fabricant, que sous celui de l’inventeur.

Bien que la lampe à pétrole fut introduite en Europe vers 1860, ce n’est que cinquante ans plus tard que l’on vit disparaître la lampe à huile.

La lampe à pétrole est encore en usage de nos jours. Mais, dans les grandes villes, elle cède de plus en plus la place à l’éclairage au gaz et à l’électricité. C’est l’électricité qui triomphera de tous les autres modes d’éclairage, car il est le plus propre, le plus pratique et le moins coûteux. D’autre part, l’électricité se transporte avec une facilité remarquable et ne nécessite pas comme le gaz des conduits coûteux ; c’est ce qui permet aux grandes entreprises de fournir de l’énergie et de la lumière dans les petites communes, ce qui est presque impossible en ce qui concerne le gaz.

L’électricité nous donne différents genres de lumière : la lampe à arc, composée de deux charbons juxtaposés, maintenus à égale distance par un mouvement d’horlogerie, produit une lumière éclatante, et est surtout utilisée par les grands magasins ou encore dans certaines industries, telles l’industrie photographique ou cinématographique. La lampe à incandescence est d’usage courant ; elle est composée d’un filament de charbon porté à l’incandescence dans une ampoule de verre dans laquelle on a fait le vide ; cette dernière lampe tend à disparaître, remplacée par la lampe à filament de platine, d’osmium ou par les lampes demi-watt qui donnent un éclairage plus brillant. Enfin, au service de la publicité, l’électricité met les lampes à gaz raréfiés, azote ou non, basées sur la fluorescence des vapeurs au passage d’un courant électrique. Nous voilà donc bien loin de la lampe à huile préhistorique et de la modeste chandelle de suif. Et pourtant, à nos yeux, le progrès, ou plutôt l’application des progrès de la science, ne sont pas assez rapides.

Certes, nous n’en sommes plus au temps où Paris n’était pas éclairé et où la capitale était plongée dans la plus complète obscurité sitôt que sonnait le couvre-feu. Aujourd’hui, les rues et les boulevards sont éclairés et le flot de lumière qui se répand à la façade des magasins attire le regard en passant. Ce n’est pas suffisant. Nous savons que certaines contrées par exemple sont privées de lumière électrique parce que les intérêts de quelques parasites seraient lésés si on changeait le mode d’éclairage. Et les habitants de cette contrée sont, en conséquence, privés de lumière.

Et il en est, hélas, ainsi de tout. On refuse d’éclairer le peuple ; on ne veut pas lui donner la lumière ; on tient à le conserver dans l’ombre et dans l’obscurité. Or, notre siècle est un siècle d’éclairage intense. Le peuple a droit d’en profiter. Il doit avoir le droit d’éclairer son corps et son esprit. Mais, ce droit, il ne faut pas qu’il le demande, mais qu’il le prenne.

Que les reflets de toutes les lumières qui sillonnent le monde pénètrent en lui ; qu’il s’éclaire enfin, car de la clarté lumineuse produite par son émancipation dépend tout l’avenir des collectivités humaines.


ÉCLECTISME n. m. (du grec : eklegein, choisir). Méthode qui consiste, en philosophie, en science, ou en politique, à essayer de concilier les divers systèmes en prélevant dans chacun d’eux ce qui paraît le plus conforme à la vérité pour en composer un système unique, où se trouveraient réunies, en une synthèse harmonieuse, les données essentielles de tous les autres.

Le protagoniste de cette méthode paraît être le philosophe Potamon, qui enseignait à Alexandrie, au troisième siècle avant l’ère chrétienne, et dont les préceptes n’obtinrent qu’une faveur passagère.

Une phrase du philosophe allemand Leibniz fournit à la méthode éclectique la meilleure des justifications : « J’ai trouvé, dit-il, que la plupart des sectes ont raison dans une bonne partie de ce qu’elles avancent, mais pas tant en ce qu’elles nient. »

C’est seulement en 1828 que cette méthode ancienne fut tirée de l’ombre et mise en valeur par les écrits de Victor Cousin, professeur à la Sorbonne, qui déclara s’être proposé le but suivant : Dégager ce qu’il y a de vrai dans chacun des systèmes philosophiques, pour en fonder un qui les gouverne tous, en les dominant tous, qui ne soit plus telle ou telle philosophie, mais la philosophie elle-même dans son essence et dans son unité.

Une telle proposition permet de supposer chez son auteur de remarquables qualités de tolérance et la recherche impartiale de la vérité. Mais il semble, chef d’école timide, et dépourvu de caractère, s’être appliqué principalement à se ménager les diverses tendances de son époque, et faute d’être parvenu à concevoir une doctrine vraiment personnelle, s’être résigné à prendre dans les œuvres d’autrui les éléments d’une philosophie faite de pièces et de morceaux.

Dans le domaine de la politique, l’éclectisme ne vaut d’ordinaire pas mieux. Il correspond à ces programmes médiocres, dénués de courage autant que d’élévation de pensée, qui protègent à la fois la chèvre capitaliste et le chou prolétarien, et dans lesquels l’habileté diplomatique des candidats découvre aisément de quoi s’adapter aux mouvements les plus divers, selon l’opportunité des circonstances.

Honnêtement considérée, la méthode éclectique vaut pourtant mieux que sa réputation. La remarque de Leibniz vaut d’être méditée. Il est rare, en effet, qu’une doctrine philosophique, scientifique ou sociale soit intégralement fausse. Elle contient presque toujours des observations dignes d’intérêt, ou des critiques fondées, par conséquent une part plus ou moins grande de vérité, dont le chercheur dénué de sectarisme étroit peut faire son profit. L’erreur des doctrinaires consiste, le plus souvent, en ce qu’ils veulent imposer comme une règle générale, absolue, ce qui ne correspond qu’à certains cas particuliers, ou ne résout qu’une partie du problème. Ceci ne doit point nous porter à croire qu’il suffit de coordonner les affirmations des auteurs, tels les fragments d’un jeu de patience, pour que, fatalement, le produit de cette opération représente la vérité. Mais ceci nous montre l’importance qu’il peut y avoir à compléter et, s’il y a lieu, réviser de temps à autre nos propres doctrines, par l’examen bienveillant de celles des autres.

Lorsque l’on pose la question : « Quelle est la cause du mal social ? » : les éducationnistes répondent : l’ignorance, les préjugés ; les communistes accusent : le régime capitaliste ; les néo-malthusiens dénoncent : le surpeuplement. Devons-nous accepter seulement une des explications et repousser les deux autres ? Je ne suis point de cet avis. Car il m’apparaît, comme l’évidence même, qu’une société heureuse ne peut exister sans cette triple condition : 1o Limitation volontaire de la population aux moyens de subsistance ; 2o Organisation rationnelle de la production et de la consommation, pour le mieux de tous, avec le minimum d’efforts et le maximum de rendement ; 3o Développement d’une conscience révolutionnaire, tout au moins parmi des minorités d’élite.

Reconnaître ceci c’est faire de l’éclectisme, non pour se mettre bien avec tout le monde, ni par la conscience que l’on détient une méthode infaillible, mais par un respectueux hommage envers la vérité. — Jean Marestan.

ÉCLECTISME. Littéralement : qui choisit. L’éclectisme est une méthode des philosophes, des politiques qui prennent dans les divers systèmes de leurs devanciers ou de leurs contemporains ce qui leur paraît être la vérité pour en former un corps de doctrine. Dans l’histoire de la philosophie, « l’éclectisme désigne particulièrement l’école des néo-platoniciens que vit naître Alexandrie au iiie siècle environ avant J.-C., dont Potamon fut le chef et dont les méthodes furent remises en honneur au xixe siècle par Victor Cousin et ses disciples.

Il est bon d’étudier tous les systèmes, mais il est également utile de s’en adopter un. Si, en ce qui concerne la philosophie, l’éclectisme est une spéculation ou une gymnastique, il n’en est pas de même en sociologie où il fait de terribles ravages.

« L’éclectisme dit P. Leroux, ne repousse aucun système et n’en accepte aucun en entier. Considéré comme méthode, l’éclectisme ne supporte pas l’examen, car pour choisir entre plusieurs systèmes, il faut un motif de choisir, c’est-à-dire qu’il faut savoir de certaine façon ce que l’on cherche. »

Il est en effet regrettable de constater qu’il existe un nombre incalculable d’individus qui ne savent pas ce qu’ils veulent, qui butinent à droite et à gauche, prennent à l’un et à l’autre, ne sont ni pour ni contre ceci, ne sont ni pour ni contre cela, et promènent leur indifférence en la qualifiant pompeusement d’éclectisme.

Les milieux anarchistes ne sont pas exempts de ces parasites de l’idée, qui passent leur temps à véhiculer leur faux savoir, et dont l’éclectisme consiste à n’être jamais d’accord avec personne. « Éclectiques » ils le sont certes ; d’opinions, ils n’en ont guère et c’est en vain que l’on insisterait auprès d’eux, afin de les intéresser à une action quelconque ; ils se dérobent toujours, laissent leurs camarades accomplir le travail, se contentant de critiquer lorsque celui-ci est terminé.

L’éclectisme redevient à la mode. C’est une maladie du siècle, maladie épidémique qui gagne tous les milieux, tous les cercles, tous les individus. Il est un signe de l’égoïsme et de l’indifférence qui se sont emparé des hommes. Méfions-nous de tomber à notre tour dans cette erreur ; elle peut être fatale au mouvement anarchiste car l’éclectisme, en tant que doctrine, est un facteur de division. Il est toujours possible de trouver des lacunes dans une méthode, quelle qu’elle soit ; mais l’homme sincère, qui sait ce qu’il veut, qui à des idées et qui entend lutter pour les soutenir, les défendre et les propager, a besoin de s’associer avec d’autres de ses semblables. L’éclectisme au sens absolu du mot, c’est l’individualisme, le plus étroit, et l’individu ne peut rien par lui-même. Si, philosophiquement, l’éclectisme peut se soutenir, au point de vue social il faut le combattre, car il est faux que l’homme seul soit l’homme fort. C’est l’union qui fait la force et, socialement parlant, l’éclectisme ne permet pas l’union.


ÉCLIPSE n. f. (grec ekleipsis ; de ekleipein, faire défaut, défaillance, abandon). Disparition momentanée, totale ou partielle d’un astre par l’interposition d’un autre astre. Les éclipses furent pendant longtemps l’objet de la frayeur des hommes ; les progrès des recherches et des découvertes de l’astronomie ont chassé la crainte qui a fait place à l’intérêt et à la curiosité.

Les éclipses se divisent en lunaires et en solaires ; il y a également des éclipses des planètes secondaires on satellites, et celles des étoiles que l’on nomme plus particulièrement occultations.

Il y a éclipse de lune, lorsque la terre se trouve interposée entre le soleil et la lune, et que cette dernière traverse l’ombre que la terre projette derrière elle. La lune étant un corps opaque qui ne nous apparaît que parce qu’elle est éclairée par les rayons du soleil, lorsque ceux-ci sont arrêtés par un autre corps, la lune disparaît aussi longtemps que ce corps s’interpose entre elle et le soleil. C’est le même phénomène qui se produit pour l’éclipse solaire, lorsque la lune, dans sa révolution, s’interpose entre le soleil et la terre et projette son ombre sur notre planète.

Connaissant le temps des révolutions périodiques de la lune et du soleil, il est assez facile de prévoir approximativement la date des éclipses. Le mouvement de ces astres, recommençant de la même manière, les éclipses se reproduiront dans le même ordre.

Les Chaldéens avaient déjà découvert qu’après 223 lunaisons, c’est-à-dire 18 ans et 11 jours les mêmes éclipses se reproduisaient, soit en général 70 éclipses, dont 29 de lune et 41 de soleil. Il ne peut en une année y avoir plus de sept éclipses ; cinq ou quatre de soleil, et deux ou trois de lune ; il y en a au moins deux et s’il n’y en a que deux ce sont des éclipses de soleil.

Le mot éclipse s’emploie au figuré pour signaler la dépréciation d’une chose qui avait une grande renommée, ou l’absence, la disparition subite, inattendue d’un individu quelconque. « Il n’y a pas de gloire éclatante qui ne soit sujette à souffrir de temps en temps de quelque éclipse. » (Laveaux.)

ÉCLIPSE. Le mot éclipse désigne, en astronomie, le phénomène qui consiste, pour un observateur terrestre, dans la constatation du passage d’un corps astral entre lui et un autre astre. Ce phénomène qui se produit fréquemment revêt surtout un grand intérêt lorsqu’il s’agit des éclipses de la lune, du soleil et des satellites de Jupiter.

Il y a éclipse de lune quand celle-ci entre en partie ou en totalité dans le cône d’ombre de la terre, qui se termine en pointe à une distance de 108 fois et demi la longueur du diamètre de la terre qui est de 12.742 kilomètres. L’ombre de la terre étant encore 2, 2 fois plus large que la lune à sa distance moyenne de nous, la plus longue durée d’une éclipse totale de la lune peut atteindre deux heures. C’est toujours au moment de la pleine lune qu’a lieu l’éclipse de lune et elle est visible au même instant physique dans tous les pays, où la lune se trouve au-dessus de l’horizon. Ceci veut dire qu’une éclipse totale de la lune qui commencerait, par exemple, à Paris, à minuit, se produirait à New-York non pas à la même heure, mais au même moment physique, c’est-à-dire lorsque les horloges de la capitale américaine marqueraient 6 heures 55 minutes du soir.

La lune, grâce à la réfraction des rayons solaires, demeure plus ou moins visible pendant les éclipses totales. Elle n’est devenue absolument invisible que pendant les éclipses de 1642, 1761, 1816 et celle du 12 avril 1903.

Contrairement à la lune qui ne peut s’éclipser qu’au jour de la pleine lune, l’éclipse de soleil ne peut se produire qu’au jour de la nouvelle lune et ne se fait voir qu’aux endroits touchés par le petit cône d’ombre de notre satellite et sur lesquels il dessine un cercle qui voyage sur les différents pays suivant le mouvement de la rotation de la terre.

Les contrées sur lesquelles passe cette ombre de la lune, large de 22 à 300 kilomètres, ont le soleil masqué pour un certain temps.

L’éclipse de soleil peut être partielle, si les centres de la lune et du soleil ne coïncident pas et si la lune ne marque le soleil que par côté ; annulaire, si la lune se trouve dans la région la plus éloignée de son orbite et est plus petit en apparence que le disque solaire ; totale enfin, si la lune se trouve assez rapprochée de nous pour que son diamètre surpasse celui du soleil.

Vus de la terre, les diamètres du soleil et de la lune sont, en moyenne, de 32′ 3″ et de 31′ 24″, d’où il ressort que le soleil doit être à son aphélie et la lune à son périhélie, pour qu’une éclipse totale du soleil puisse se présenter dans de bonnes conditions. La plus longue durée possible d’une éclipse totale du soleil ne peut pas dépasser 7 minutes 58 secondes à l’équateur et. 6 minutes 10 secondes à la latitude de Paris. Il y a, en moyenne, en 18 ans 70 éclipses, dont 29 de lune et 41 de soleil. Dans une année il n’y a jamais plus de 7, jamais moins de 2 éclipses. Lorsqu’il n’y a que deux éclipses, elles sont toutes deux de soleil.

L’éclipse totale de soleil sur un lieu donné est un phénomène très rare. Depuis 1140 il n’y a eu à Londres qu’une éclipse totale et cela en 1715. À Paris il y a eu éclipse totale du soleil le 22 mai 1724, le 17 avril 1912, mais elle n’a été totale que pendant 7 secondes et ce n’est que le 11 août 1999, à 10 h. 28 du matin que les environs de la capitale française seront visités par une grande et belle éclipse totale du soleil, dont la durée sera de 2 minutes 20 secondes.

Pour ce qui est des éclipses des satellites de la planète Jupiter auxquelles nous avons fait allusion au commencement de cet article, c’est à une observation attentive par l’astronome danois Olaf Rœmer que nous devons la découverte de la rapidité avec laquelle la lumière se transmet à travers l’espace. Rœmer a, en effet, pu constater en 1675, le premier, que les éclipses retardaient ou avançaient d’environ 16 minutes et demie selon que Jupiter se trouvait en conjonction ou en opposition avec le soleil. Or, le diamètre de l’orbite terrestre étant d’environ 300 millions de kilomètres, il était désormais prouvé que la lumière parcourt 300.000 kilomètres par seconde.

Deux siècles après Rœmer, c’est aussi à la lumière, à l’analyse spectrale, que nous devons la révélation suprême de l’unité constitutive de l’Univers qui nous permet l’affirmation scientifique de cette intuition des meilleurs penseurs d’autrefois : la vie dans l’Univers est illimitée et infinie, toutes les terres du ciel, nos sœurs, sont, ont été ou seront habitées. — Frédéric Stackelberg.


ÉCLIPSER (verbe). Au sens propre, cacher, couvrir en totalité ou en partie en parlant d’un astre qui en cache un autre. Au figuré : surpasser, effacer, obscurcir par son talent ou sa gloire, la gloire et le talent d’un autre. « Corneille éclipsa tous les poètes tragiques qui l’avaient précédé » (Voltaire). S’éclipser : s’enfuir, disparaître, faire une fugue, se mettre dans l’ombre, se soustraire aux regards. « Il est préférable que je m’éclipse et que j’attende la fin de l’orage ». « Il s’aperçut bien, à la surprise qu’on fit paraître, que l’on n’ignorait pas pourquoi il s’était éclipsé » (Le Sage).

Les politiciens et les meneurs intéressés du peuple s’éclipsent toujours lorsque l’action les réclame et qu’il y a danger à être au premier rang dans la lutte.


ÉCŒUREMENT n. m. Action d’écœurer : état d’une personne écœurée. Qui soulève le cœur, qui inspire de la répulsion. Une odeur écœurante ; un être écœurant ; un acte écœurant, un crime écœurant, une lâcheté écœurante, une trahison qui provoque l’écœurement.

Lorsque l’on jette un coup d’œil circulaire sur tout ce qui nous entoure, n’y a-t-il pas de multiples raisons d’être saisi d’écœurement ? La société est un bourbier duquel s’échappent des miasmes nauséabonds qui soulèvent le cœur de dégoût. « Un siècle de musc et de merde », disait Octave Mirbeau, en causant du siècle de Louis XIV ; le nôtre vaut-il mieux et les hommes ne se vautrent-ils pas aujourd’hui dans la bassesse et dans l’ordure, comme ils le faisaient au temps du grand roi ? Le courtisan a disparu et le politicien a vu le jour. L’un et l’autre se valent. Le courtisan flattait le roi, le politicien flatte le peuple. Mais pour le peuple c’est la même chose, que ce soit le roi ou lui, c’est toujours lui qui est victime et qui paie.

Comment peut-on ne pas être écœuré, lorsque l’on assiste au spectacle de l’orgie à laquelle se livrent les grands de ce monde, alors qu’il y a quelques années à peine, des milliers de jeunes êtres plein de vie et de santé se faisaient tuer pour bâtir ou consolider les fortunes des mercantis criminels. Comment ne pas être soulevé d’écœurement lorsque l’on sait qu’à l’ombre de la diplomatie se préparent d’autres carnages, que d’autres tranchées seront creusées et que les hommes périront encore dans la boue et dans le sang. N’est-on pas dégoûté lorsque se déroule devant soi la comédie électorale et que les candidats se couvrent d’insultes et d’injures pour arracher à l’électeur naïf la voix qui fera de lui un esclave ?

Mais ce qui nous écœure par dessus tout, c’est la passivité, l’indifférence, la lâcheté avec lesquels le peuple, pressuré, asservi, exploité depuis toujours, accepte son esclavage et se couche comme un chien à la voix de son maître. N’est-il pas lui-même dégoûté de tout ce qui se passe, n’a-t-il pas assez de la tragédie dont il est l’un des acteurs, et n’est-il pas las de souffrir ?

Son écœurement ne va-t-il pas se manifester enfin par sa révolte, et sa répugnance ne va-t-elle pas le conduire à faire le geste qui le libèrera de toutes ses misères en mettant fin à la pourriture parlementaire et au régime abject du capitalisme !…