Encyclopédie anarchiste/Malléable - Malthusianisme

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 3p. 1384-1396).


MALLÉABILITÉ, MALLÉABLE. n. et adj. latin malleare (de malleus, marteau), battre au marteau. — Au propre, malléable signifie : qui peut être étendu sous le marteau et conserver la forme donnée. La malléabilité des métaux ‒ quoiqu’ils soient pour la plupart à la fois ductiles et malléables, ils ne possèdent pas ces deux qualités au même degré ‒ est en général faible à la température ordinaire. On l’accroît en portant le corps à travailler à une température plus ou moins élevée. Non seulement ils obéissent alors au refoulement et s’aplatissent sous la frappe, mais ils sont susceptibles de s’allier étroitement soit avec une portion de même nature, soit avec un autre métal. La forge utilise depuis longtemps la malléabilité du métal chaud pour façonner et souder le fer. Cette propriété est mise aussi à profit par le laminoir pour étirer en feuilles ou en fils. L’or est le plus malléable des métaux. Il peut être aminci jusqu’à un dix-millième de millimètre. Le nickel est parmi les plus résistants.

Au figuré, malléable se dit des êtres à qui l’on imprime aisément sa volonté, que l’on plie à ses desseins. Chez l’enfant, le cerveau est davantage malléable et familles et pédagogues multiplient les efforts ‒ souvent conjugués ‒ pour façonner le caractère et la conscience selon les préjugés du temps, la morale et les institutions en vigueur. Il ne faut pas cependant s’exagérer cette malléabilité du jeune âge et s’imaginer qu’il offre une cire molle et vierge attendant l’influence et obéissant sans réaction à la pression des déformateurs. L’enfant apporte en naissant des dispositions héréditaires et un tempérament ‒ tares ou qualités ‒ qui résistent parfois victorieusement à toutes les tentatives faites pour les modifier. Mais, malgré ses insuccès partiels et sa portée limitée, la mesure dans laquelle agit l’éducation est encore suffisante pour inquiéter d’une part tous ceux qui s’intéressent au développement de la personnalité et d’autre part pour expliquer que religions et systèmes sociaux fassent des efforts persévérants pour assujettir l’enfant à leurs desseins. Ajoutons que les scrupules de sauvegarde des premiers ont presque toujours à contrecarrer des tendances et des acquis hostiles tandis que l’école et le groupe familial opèrent davantage ‒ pour la majorité des cas ‒ dans le sens des dispositions natives et du milieu et agissent surtout en renforcement. Avec l’âge l’individu se fixe et se laisse moins entamer. Mais il demeure cependant assez malléable pour s’abandonner aux altérations que lui font subir, par des campagnes intéressées, gouvernants et meneurs, pour abdiquer sans résistance entre les mains des grands et céder aux aberrations jusqu’à leur sacrifier sa vitalité. ‒ L.


MALTHUSIANISME et NÉO-MALTHUSIANISME (ou malthusisme et néo-malthusisme). n. m. Doctrine biologique, économique et sociale, dont le nom vient de Malthus (Thomas-Robert), économiste anglais (1766-1834), qui en formula les premiers principes.

Ce sont les vues sociales et morales des révolutionnaires français du xviiie siècle, notamment celles de Condorcet, ainsi que les théories de William Godwin, protagoniste d’idées communistes, qui amenèrent Malthus à publier les objections qu’il avait formulées déjà dans les cercles savants, contre les plus ardents partisans des systèmes socialistes et des réformes conduisant à l’application de ces systèmes.

Sans nier la valeur des critiques adressées à l’organisation sociale, sans méconnaître la noblesse du but poursuivi par les apôtres d’un changement dans cette organisation, Malthus expliquait que les vices reprochés aux gouvernements ne leur étaient pas entièrement imputables. Des obstacles naturels, indépendants des régimes sociaux, s’opposent à toute réalisation de vues généreuses, à tout perfectionnement des sociétés et des individus et maintiennent parmi les hommes la misère, le vice, la souffrance. La cause principale qui agit constamment et puissamment pour entretenir « cette distribution trop inégale des bienfaits de la nature que les hommes éclairés et bienveillants ont de tout temps désiré de corriger », c’est la tendance constante qui se manifeste, non seulement dans l’espèce humaine mais chez tous les êtres vivants, à accroître les individus plus que ne le comporte la quantité de nourriture qui est à leur portée. (Darwin allait plus tard utiliser cette vérité pour développer la doctrine de la sélection naturelle).

Pour rendre en ce qui concerne l’homme sa démonstration plus tangible, pour illustrer sa thèse, Malthus confrontait dans une opposition très nette deux principes, ou lois, auxquels il donnait un tour mathématique frappant, qu’on peut ainsi formuler :

1° Toute population humaine, si aucun obstacle ne l’en empêche, s’accroit, de période en période, en progression géométrique ;

2° Les moyens de subsistance, notamment la nourriture, ne peuvent, dans les circonstances les plus favorables, augmenter plus rapidement que selon une progression arithmétique.

Pour établir le premier point Malthus s’appuyait sur la fécondité féminine et sur des accroissements constatés dans les pays où la population n’avait été que peu gênée dans sein expansion. Il admettait que le doublement de la population pouvait avoir lieu, comme aux États-Unis, déduction faite de l’émigration et de la reproduction de l’émigration, durant les périodes envisagées, en l’espace de 25 années.

C’était rester bien au-dessous de la réalité. Au vrai si les femmes donnaient tous les enfants qu’elles peuvent avoir de l’âge de la puberté à celui de la ménopause, si tous les êtres nés pouvaient recevoir les soins qui leur sont nécessaires, tous — presque tous, en admettant une mortalité prématurée inévitable — si, en somme, les obstacles agissaient au minimum, la population doublerait dans une période beaucoup plus courte.

Mais, quelle que soit cette période, qu’elle soit de 13 années comme le voulait Euler, de 10 années, comme le pensait William Petty, de 25 années, comme l’admettait Malthus, qu’elle soit de 50 ans ou même de 100 ans, le fait même, le fait seul de l’accroissement possible en progression géométrique est indéniable. Il conduit à une augmentation énorme et rapide de la population.

Quant à la loi d’accroissement de la nourriture, si l’on peut admettre que, par un développement extraordinaire de l’industrie agricole, les produits récoltés puissent doubler une première fois dans une période de 25 années, il est certain que nous serons en dehors de toute vraisemblance en admettant qu’elle puisse quadrupler dans les 25 années suivantes. Personne ne peut un instant admettre l’augmentation en progression géométrique indéfinie de la production alimentaire. Même il est impossible de l’admettre indéfiniment en progression arithmétique. Un principe agronomique, hors de conteste, celui de la productivité diminuante du sol, celui de la productivité de la terre non proportionnelle aux capitaux et au travail qu’on lui applique, s’oppose à la progression indéfinie des récoltes. Mais Malthus feignit, par une concession exagérée à ses critiques, que ce dernier accroissement pouvait avoir lieu.

Confrontant ensuite les deux progressions, il montrait sans peine que la première l’emportait énormément sur la seconde, qu’il y avait disproportion colossale entre deux lois naturelles, qu’une antinomie formidable existait entre la faculté reproductive des hommes et la productivité de la terre, entre l’amour et la faim. D’où il suit évidemment que la lente progression de la quantité de nourriture entrave l’exubérance reproductive naturelle de la population, forme l’obstacle initial et général à son augmentation rapide, d’où il suit que le nombre des hommes est de toute nécessité contenu dans la limite des produits alimentaires.

La population ne s’accroît donc pas généralement en progression géométrique, elle tend seulement à le faire : la population a une tendance constante à s’accroître au-delà de la limite alimentaire. C’est la loi de Malthus. Elle exprime ou la tendance réelle à un accroissement supérieur, comme celle qui s’est toujours manifestée au cours des temps, comme celle qui se manifeste de nos jours, dans toutes les nations, et dont la conséquence est une pression, variable selon les pays, de la population sur les aliments, ou une tendance virtuelle, qui serait celle d’une société dont les membres agiraient pour refréner, régler leur reproduction et supprimer l’avance que leur nombre pourrait prendre facilement sur les subsistances.

L’obstacle initial, fondamental, au développement de la population est donc le manque de nourriture. Mais il n’agit d’une manière directe et violente que dans le cas de famine. La recherche des subsistances, la crainte du manque et de l’insuffisance, produisent un grand nombre d’obstacles dérivés, habitudes, mœurs, coutumes individuelles, familiales, sociales. Ces obstacles à l’accroissement de la population ne peuvent être évidemment que de deux sortes :

1° Ils détruisent prématurément les existences ;

2° Ils empêchent les naissances.

A la première catégorie appartiennent les famines, les guerres, les meurtres de toute sorte, les épidémies, les occupations malsaines, le surmenage, la mauvaise hygiène, etc., tout ce qui se rapporte à la pauvreté, à la misère. Ce sont les obstacles répressifs. On peut les assembler sous ces deux chefs : homicide, infanticide.

A la seconde catégorie appartiennent la stérilité, la chasteté, l’avortement, les moyens d’empêcher la conception. Ce sont les obstacles préventifs. On peut les réunir sous ces trois rubriques : avortement, anticonception, chasteté.

L’action de l’un ou de plusieurs des obstacles de la catégorie préventive a-t-elle été quelque part assez puissante pour supprimer définitivement l’action des obstacles répressifs ? On peut à cette question, disent les malthusiens, répondre par la négative. L’examen des obstacles à la population dans les différents pays sauvages, barbares, pasteurs, civilisés, anciens et modernes, de même que la statistique, l’histoire, l’ethnologie, les relations des voyageurs montrent que jamais, nulle part, quelle qu’ait été leur puissance, les obstacles préventifs ne se sont suffisamment manifestés, qu’ils ont toujours laissé place à une action prépondérante des obstacles répressifs douloureux. Aujourd’hui, comme de tout temps, ces derniers détruisent un nombre effroyable de vies humaines. Le nier, selon les malthusiens, c’est nier les bas salaires, le chômage, la faim, les haillons, les taudis, la misère, c’est nier le prolétariat et ses revendications, c’est nier la guerre.

Le hasard préside aux mouvements de la population. Par l’ignorance et l’insouciance parentale, les hommes arrivent au jour dans une société pauvre, incapable de leur assurer les produits de première nécessité. Non que les humains multiplient tout à fait comme des animaux. A des degrés divers ils sont capables de prudence génésique, mais si, en cette affaire, une minorité fait intervenir la raison, des brutes en nombre immense s’abandonnent aux impulsions de leur appétit sexuel. La plupart des couples engendrent plus d’enfants qu’ils ne sont capables d’en nourrir et élever convenablement. L’immense prolétariat est fécond. C’est à sa pullulation qu’il doit sa misère et son nom.

La faculté reproductrice de l’espèce humaine donc, insuffisamment refrénée, suit sans difficulté toute augmentation de production, comble sans effort les vides produits par la mort. A un accroissement de subsistances correspond un accroissement supérieur de population. Par l’ampleur donnée à la culture, la foule humaine devient plus nombreuse, mais non pas moins pressée, mais non pas plus heureuse. Semblable à une barrière extensible, à un anneau élastique étreignant un faisceau, la production enserre à tout moment la population, la maintient dans sa limite avec une vigueur d’autant plus grande que l’accroissement humain tente avec plus d’énergie de la franchir. Serrés les uns contre les autres dans l’espace étroit où les enferme une force supérieure les hommes luttent, s’entre-déchirent, tandis que de nouveaux combattants naissent, occupent les places laissées par la mort, et maintiennent, avec la pression permanente sur la limite variable des subsistances, la misère, la douleur et le malheur, la cruauté et la haine. La cause initiale des souffrances humaines, que toutes les écoles socialistes et anarchistes attribuent uniquement à une organisation défectueuse des sociétés, réside ainsi avant tout, selon le malthusianisme, dans la puissance de l’instinct générateur.

Les malthusiens soutiennent en conséquence qu’on ne peut pas plus faire de sociologie sans tenir compte de la loi de population, qu’on ne peut faire d’astronomie sans la loi de gravitation. Cette loi est, suivant eux, la cause originelle, occulte, puissante, de causes secondes plus apparentes, comme la propriété individuelle, la distribution inégale des richesses, l’autorité, etc., qui retiennent davantage l’attention et provoquent l’action généreuse des militants sociaux.

Il n’est guère possible ici de répondre à toutes les objections qui ont été faites à la loi malthusienne. En général elles appartiennent, dit le malthusien J.-S. Mill, à la catégorie des sophismes par ignorance du sujet. Ceux qui découvrent que l’expérience n’a pas confirmé la double progression géométrique de la population, arithmétique des subsistances, ou ceux qui formulent des lois particulières en remarquant par exemple que la population peut être plus nombreuse dans un pays où la terre est fertile et qui possède des avantages naturels que sur un sol ingrat, ne s’opposent pas au principe de population.

Les malthusiens n’ont jamais prétendu que la terre soit arrivée à sa plus haute puissance de production et ne puisse nourrir beaucoup plus d’habitants qu’il n’en existe aujourd’hui, ils ne soutiennent pas que la population ne puisse s’accroître par la culture de nouveaux terrains, par l’amélioration du sol, par une dépense plus considérable de capital et de travail, par l’intelligence et le labeur des habitants, par une sage économie de toutes les forces productives et de tous les produits, etc. Ce qu’ils disent, c’est que toute augmentation, par un moyen quelconque, des produits à consommer, a eu et aura pour conséquence, aussi longtemps que la reproduction ne sera pas fortement et généralement contenue, une augmentation correspondante de la population, et qu’ainsi le rapport entre les deux termes reste le même. Chaque vieille nation et la terre entière, demeurent à tout moment trop peuplées, non pas par rapport à la surface, mais par rapport aux produits disponibles. Il en fut ainsi à chaque époque en général, à un degré plus ou moins grand, depuis les débuts de l’humanité.

Parmi les adversaires de la thèse malthusienne il faut retenir le philosophe anarchiste Kropotkine qui s’est efforcé de prouver que la surpopulation, c’est-à-dire le trop-plein de population par rapport à une production agricole donnée, est une absurdité aussi bien en ce qui regarde le présent qu’en ce qui concerne l’avenir. Il s’est attaché à démontrer qu’on peut faire de merveilleuses récoltes sur des espaces restreints, qu’on peut obtenir par exemple toute la nourriture nécessaire annuellement à un homme sur une surface bien cultivée et fertilisée de 200 m2. Une simple multiplication lui permet d’affirmer que le territoire cultivable d’un pays comme l’Angleterre ou la France pourrait nourrir sans importation des centaines de millions d’habitants.

Il n’y a pas, selon les malthusiens, d’argument plus fallacieux et au demeurant plus ridicule que celui-là : « On éprouve, dit l’un d’eux, quelque humiliation à la pensée qu’il a pu faire les délices d’une multitude de publicistes et de journalistes bourgeois ou libertaires. Mais ce n’est qu’une illustration de plus de cette vérité qu’un esprit généreux peut être en même temps un esprit faux. »

La quantité de matière fertilisante répandue sur un are ou deux ares peut être facilement trouvée chaque année, mais celle qui est nécessaire pour fertiliser les millions d’ares cultivables de pays comme la France, l’Angleterre, l’Allemagne, ou la Russie, etc. n’est pas disponible, elle est déficitaire. Il n’y a pas assez de produits fertilisants pour généraliser les méthodes de culture intensive.

William Crookes a démontré il y a quarante ans que ce problème de l’insuffisance des matières fertilisantes, des nitrates entre autres, devenait de plus en plus urgent, qu’il agirait sur la situation des masses humaines, que la réduction des exportations de l’Amérique du Nord, où les terrains neufs abondent cependant, et la hausse du coût de la vie se feraient sentir de plus en plus. Kropotkine n’a même pas fait allusion au travail de l’éminent physicien anglais. A la vérité, sir William Crookes pense qu’on pourrait conjurer le péril, au moins un certain temps, par la synthèse chimique des nitrates. « Il n’est pas loin d’être insensé, de la part du prince Kropotkine, de se lancer dans la démonstration des possibilités infinies de production des subsistances sans tenir compte de l’opinion de Crookes. Il lui faut se souvenir que chaque fois qu’il accroît la récolte du blé d’une tonne il doit trouver, pour qu’il en soit ainsi, 20 kilogrammes au moins de nitrogène utilisable et indiquer comment il peut obtenir le total de matière fertilisante nécessaire. Nous n’ignorons pas que certains agriculteurs estiment qu’il y a environ 500 kilogrammes de nitrogène et 400 kilogrammes d’acide phosphorique présents, par are, dans les vingt premiers centimètres de profondeur d’un sol moyen. Mais il appert que tout cela n’est pas disponible pour l’assimilation immédiate par les plantes et ne doit le devenir que graduellement, suivant une lente progression, justifiant, en fait, l’accroissement arithmétique des subsistances que Malthus suggérait. »

Si Kropotkine avait lu W. Crookes, ajoute le Dr Drysdale, nul doute qu’il se serait rallié à ce physicien quand il déclare que si la puissance électrique du Niagara, était appliquée à la synthèse des nitrates, elle pourrait pourvoir à l’accroissement de la population mondiale pour des années à venir. Mais il faut dire que William Crookes a pris une estimation trop faible des possibilités d’accroissement de l’espèce humaine. Il ne s’agit, dans sa pensée que d’un accroissement lent, au taux actuel, accroissement maintenu par le célibat, la restriction volontaire, l’avortement et la perpétuelle sous-nutrition. Au fait, en application de l’idée de Crookes, les mines qui produisaient de l’acide nitrique ou du nitrate de calcium, donnaient, en 1912, selon le Dr Ch.-V. Drysdale, pour une force de 200.000 H. P. une production annuelle de 60.000 tonnes d’acide nitrique et de cynamide de calcium, c’est-à-dire pas même le centième de ce qui est nécessaire pour maintenir la récolte anglaise à son taux actuel. « Quoique des merveilles puissent être encore accomplies dans l’avenir, dit encore le Dr Ch.-V. Drysdale, la raison peut-elle admettre que ces merveilles arrivent à pourvoir à un doublement de la population mondiale seulement tous les trente ans ? »

Pour tenir tête à un accroissement comme celui que ne craint pas d’envisager Kropotkine, il faudrait qu’immédiatement les récoltes soient portées à plusieurs fois (peut-être trois ou quatre fois) ce qu’elles sont aujourd’hui et périodiquement accrues au même taux.

Il est étonnant que les théoriciens qui combattent Malthus ne soient pas frappés du peu de progrès réalisés depuis qu’il s’agit de culture intensive. Il est étonnant aussi que des anarchistes imbus des idées de Kropotkine ne se soient pas mis à la besogne pour démontrer l’excellence de ses vues, même sur de petits territoires. Le peu de renseignements qu’on peut avoir sur les colonies agricoles socialistes ou anarchistes, en France ou en pays lointains, tendent à démontrer qu’il n’est pas aussi facile d’accumuler les récoltes en grange que de les amonceler sur le papier. La pratique journalière agricole, même celle qui s’inspire des essais de laboratoire, atténue considérablement les exagérations des cultivateurs en chambre. Il est en outre tout à fait puéril de s’imaginer que les agronomes, que les propriétaires et les fermiers soient, de parti pris, hostiles à toute agriculture scientifique. L’intérêt est un motif puissant d’action. Si les procédés dont fait état Kropotkine étaient facilement applicables, s’ils donnaient à coup sûr les résultats annoncés, ils seraient vulgarisés depuis longtemps.

Il y a aussi, parmi les adversaires des malthusiens ceux qui les invitent à envisager les progrès futurs, à compter par exemple sur la fabrication industrielle des aliments. Leur objection appartient aussi, selon les théoriciens malthusiens, à la catégorie des sophismes par ignorance du sujet. Les pastilles azotées de Berthelot ne pourraient vaincre qu’un moment la difficulté. Leur fabrication, l’intervention aussi de la radio-activité, ou même simplement la fabrication industrielle d’engrais azotés puisés dans l’air, reculeraient simplement fort loin la limite de l’enclos qui nourrit les hommes, mais ne produiraient qu’une amélioration temporaire dans leur situation, à moins que n’interviennent les obstacles préventifs.

Or, les pastilles que Berthelot promettait, il y a près de quarante ans, n’existent pas encore et si la synthèse ammonicale et la radio-activité promettent, elles ne nous font pas encore tenir. Rien de tout cela ne nourrit présentement les milliers et les milliers d’hommes auxquels l’agriculture, et même l’industrie, manquent à pourvoir.

La loi malthusienne est universelle et perpétuelle. Les facultés de reproduction de l’homme, et les facultés de productivité du sol sont facultés naturelles, générales, permanentes. A supposer que la pression de la population sur les subsistances cesse par l’effet d’une action concertée, judicieuse, réglant la marche de l’accroissement humain sur celle des subsistances disponibles, la loi de population n’en régirait pas moins virtuellement l’humanité comme la loi de la chute des corps régit l’avion qui vole.

Tel est le principe. Et les malthusiens combattent la croyance générale que la terre donne aujourd’hui assez de moissons pour nourrir abondamment et les vivants et tous ceux qui peuvent être appelés au monde. L’affirmation suivant laquelle il y a constance d’excédents de produits, l’affirmation que la quantité d’aliments récoltés dépasse de beaucoup les nécessités de la consommation est fausse pour eux. Dès qu’on calcule, tout montre, suivant eux, au regard de la population, pénurie permanente de subsistances et de capitaux.

Deux faits s’élèvent, disent-ils, contre l’idée vulgaire de la surabondance d’aliments : le coût élevé de la vie, la spéculation. Un surcroît de denrées devrait, par l’action de l’offre et de la demande, entraîner leur bon marché. Or, le coût de la vie fut toujours très élevé. Il y a donc insuffisance d’aliments. Quant à la spéculation, elle ne peut se manifester que sur les produits peu abondants. Puisqu’elle existe sur ceux du sol, sur les céréales, la viande, les œufs, le beurre, les légumes, sur la nourriture enfin, et sur des produits primordiaux comme le charbon, l’essence, la laine, le coton, le cuir, etc., puisque cette spéculation s’intensifie dans les années de récolte ou d’extraction médiocre ou mauvaise, la surabondance d’aliments et de produits du sol est un mythe. Les falsifications, les succédanés, les aliments de remplacement, peuvent être aussi considérés comme des preuves de pénurie.

Il est certain que ces déductions ne peuvent suffire à convaincre une opposition qui, tout en refusant d’aligner ses chiffres, en réclame de ses adversaires. On ne peut considérer comme ayant une valeur la brochure Les Produits de la terre, attribué à Élisée Reclus et qui gavait les hommes de toutes leurs récoltes et de toute la viande de leur cheptel, sans réserver pour l’ensemencement, la nourriture des animaux, l’industrie, etc., les quantités nécessaires. Aussi les malthusiens ont-ils été conduits à fournir une évaluation statistique des produits du sol opposée à celle de la population. Dans Population et Subsistances, l’un d’eux, Gabriel Giroud, utilisant les chiffres fournis par les statistiques officielles de chaque nation a fait, pour une bonne année de production (1887) le relevé des subsistances végétales et animales dont pouvait disposer l’humanité civilisée, déduction faite, parmi les produits végétaux, de ce qui est nécessaire aux ensemencements, à la nourriture des animaux, aux productions industrielles, etc. Puis, ayant établi la ration moyenne qui reviendrait à chaque humain dans l’hypothèse d’un partage égal — en tenant compte des différences d’âge et de sexe — et après l’avoir confrontée avec celle qui est reconnue nécessaire dans une alimentation rationnelle, Giroud arrivait à cette conclusion que les hommes, dans le partage des produits, auraient une ration très insuffisante. Vingt années après, il recommençait le même travail pour une année de bonne production moyenne (1907) et le résultat fut identique. Il apparaît donc, selon les Malthusiens, quand on se réfère aux chiffres, qu’il y a, non pas surproduction alimentaire, mais infra-production, production déficitaire, insuffisance permanente de la ration moyenne générale par rapport à la population.

Au surplus, sans aller tant au fond de la question, et si étonnant que cela puisse paraître, les malthusiens montrent que la récolte française des céréales est à peu près la même en 1928 qu’en 1852, qu’elle est de beaucoup inférieure à la moyenne des années qui précèdent la guerre, que nous sommes loin des récoltes rêvées par Kropotkine et ses adeptes.

Et l’indigence alimentaire n’est pas la seule. Relativement aux capitaux, soutiennent les malthusiens, il y a surabondance d’individus, surpopulation ouvrière permanente, mais pression de la population totale sur la richesse sociale. On peut à ce point de vue soulever une série de problèmes concernant les satisfactions à donner aux foules.

Quel peut être, par exemple, et c’est une question de première importance pour les malthusiens, quel peut être le coût moyen de l’élevage de tous les enfants de la naissance à l’âge où ils deviennent producteurs capables, dix-huit ans si l’on veut ? Élevage sans luxe mais confortable, dans un logis clair, aéré, sain ? Aucune différence entre les enfants, bien entendu. Pas d’ « assistés ». Égalité au point de départ. Tous les jeunes mis à même de réaliser, dès la naissance, les promesses de leur personnalité. Instruction aussi complète que possible, quelle que soit la voie où leurs capacités les engage, dans des locaux vastes et bien pourvus. Quelque taux raisonnable que l’on prenne et pour quelque époque que soit fait le calcul, on constate, affirment les néo-malthusiens, que la pauvreté des nations ne permet, nulle part, l’élevage général convenable et l’éducation de tous les enfants.

On peut de même examiner, sous le rapport financier, et c’est ce que font les malthusiens, les réformes sociales envisagées chez nous ou à l’étranger par les partis politiques dits « avancés » ou par les bourgeois à tendances généreuses, celles qui concernent l’enseignement, par exemple, ou l’assistance, ou les retraites, ou l’aide aux familles nombreuses aux vieillards, et l’on sera étonné, à ne pas lésiner, de l’extrême pauvreté générale (que la suppression des budgets de la guerre et de la marine atténuerait à peine).

Voilà donc les malthusiens obligés de nier les droits constamment invoqués par les philanthropes, les politiciens et les militants sociaux les plus autorisés. Le droit au travail, à la protection, au repos, à l’instruction, à l’art, à l’amour, au pain, au logis, le droit de vivre sont, disent-ils, des droits virtuels. Matériellement, effectivement, l’exercice de ces droits dépend des conditions d’équilibre entre la population et les ressources sociales. C’est là une déduction rigoureuse d’un principe incontestable et de faits multipliés qui viennent l’appuyer. Lorsque la quantité des hommes excède celle que les produits, le capital et le travail permettent de nourrir, vêtir, loger, instruire, tous les droits imaginables restent des droits imaginaires. Il ne peut y avoir, en pareil cas, pour chaque individu, que le droit de lutter, de tenter, par tous les moyens, d’accroître au détriment d’autrui sa part insuffisante. Le seul droit réel est alors celui du plus apte, du plus fort, du vainqueur. Jusqu’alors le « droit à la vie » fut un phantasme, une fantasmagorie. Il pourra cesser d’être chimérique lorsque l’étendue des besoins humains primordiaux n’excédera plus le montant des ressources sociales. La grande difficulté qui attend les révolutionnaires, la difficulté insurmontable que rencontrent actuellement les communistes de Russie, c’est de pourvoir de biens matériels une population beaucoup trop élevée par rapport aux produits distribuables. Que les anarchistes soient suivis, que l’autorité disparaisse, l’obstacle qui ramènera l’autorité c’est l’insuffisance de la part individuelle et la pauvreté générale insupportable et génératrice de désordres.

Le problème social tout entier se ramène donc, selon les malthusiens, à la question de savoir par lequel des obstacles préventifs doit être effectuée l’inévitable limitation de l’accroissement humain.

Pour Malthus, prêtre anglais, et pour ses disciples chrétiens, le seul moyen acceptable est le moral restraint, la restriction morale ( !), qui serait bien plutôt une restriction physique, l’union tardive, une espèce de chasteté prolongée de telle façon qu’entre l’époque du mariage pour la femme et l’âge de la ménopause, chaque famille ne puisse avoir que peu d’enfants.

Mais cette solution, pour avoir son plein effet économique, réclame l’absolue continence sexuelle de tous les humains jusqu’à l’âge de quarante ans au moins… Et Malthus lui-même restait sceptique quant à son efficacité : « J’ai dit, écrit-il, et je crois rigoureusement vrai, que notre devoir est de différer de nous marier jusqu’à l’époque où il nous sera possible de nourrir nos enfants, et qu’il est également de notre devoir de ne point nous livrer à des passions vicieuses (sic). Mais je n’ai dit nulle part que je m’attendais à voir l’un ou l’autre de ces devoirs exactement remplis ; bien moins encore l’un et l’autre à la fois ». L’orthodoxie malthusienne comporte donc un pessimisme profond. L’humanité ne peut sortir de son ornière de pauvreté, de misères, de luttes. Il n’y a rien à faire au fond. Vous aurez toujours des pauvres autour de vous, les guerres perdureront, les prolétaires s’offriront toujours à l’exploitation, les inégalités, les injustices sociales, sont inévitables… Il n’y a plus qu’à recourir à la charité chrétienne.

Mais viennent alors ceux qui, délaissant la résignation religieuse, veulent triompher des maux humains, ceux qui, repoussant la chasteté, veulent, avec le partage des biens matériels, celui des joies de l’amour. Ce sont les néo-malthusiens. Pour eux, l’amour est un besoin, chez l’homme et chez la femme. L’appétit sexuel doit être satisfait sous peine de souffrances, d’accidents pathologiques, de perversions. Les sécrétions internes des glandes sexuelles ont une profonde influence psychique et tout obstacle à l’instinct générateur, ainsi qu’à la dépression et à l’excitation mentale qui l’accompagnent est une cause irritante et puissante de désordres mentaux et nerveux. L’exercice régulier, la satisfaction normale, modérée, de l’appétit sexuel peuvent être même des remèdes aux affections des organes sexuels. Ce n’est pas que la continence absolue ne puisse, en aucun cas, être supportée, ni qu’il ne faille le régler dans une certaine mesure, et le contenir jusqu’à un certain âge et jusqu’à un certain point, mais il reste qu’elle ne peut être observée d’une façon complète sans dommage pour la santé physique intellectuelle et morale, et que tenter de l’imposer à tous pendant de longues années, revient à demander de violer une loi inflexible et de subir les inconvénients parfois graves que la méconnaissance ou l’ignorance des phénomènes naturels peut infliger à l’homme.

Les néo-malthusiens choisissent donc parmi les obstacles préventifs, sans rejeter la chasteté qui peut être de convenance individuelle, les procédés « vicieux » qui permettent d’éviter la conception et même, faute de mieux, comme pis aller, en attendant les moyens anticonceptionnels parfaits, dans des conditions bien entendu de sécurité aussi complète que possible, ceux qui permettent l’interruption de la grossesse.

Ils s’adressent aux prolétaires, font appel à leur responsabilité personnelle, les prient de songer aux charges qui peuvent leur incomber dès qu’ils sont en situation d’engendrer.

« Ayez peu d’enfants, leur disent-ils. Les nourrir en bas âge, les élever, leur procurer les moyens d’entrer dans la carrière avec des chances raisonnables de se créer, par leur effort, une vie libre, digne, indépendante, est une œuvre difficile. Ne vous laissez pas abuser par la cohue des politiciens et des philanthropes. Ils promettent beaucoup, ne tiennent pas, ne peuvent pas tenir. Attendez avant de vous charger d’enfants, que les logements soient habitables, que les cités soient assainies, que vos salaires soient plus élevés, que vos loisirs soient plus nombreux. Attendez avant de procréer que les réformes dont on vous proclame l’urgence soient accomplies. »

Il ne s’agit point de supprimer totalement les naissances, ce serait faire disparaître l’humanité. Il s’agit de mettre les humains en état de limiter, distribuer, répartir les charges de la maternité, en tenant compte des principes eugéniques, en ayant égard à la santé et à la liberté des couples, de la femme, sans accroître les charges des unions, des familles, de la société, sansperdre de vue que le dépeuplement vrai peut être aussi nuisible que le surpeuplement.

Les moyens d’éviter les naissances superflues et indésirables sont-ils nuisibles à la santé ? Il faut croire qu’il n’en est rien puisque d’une statistique publiée par le Dr Lutaud, il résulte que sur 1.800 ménages de médecins parisiens, on compte en moyenne moins de deux enfants par ménage.

Les médecins ne sont-ils pas des gens instruits et parfaitement à même de juger ce qui est nuisible à la santé ? Peut-on admettre qu’ils mettraient en pratique des mesures de nature à donner lieu à une foule de maladies et à abréger l’existence ?

L’avortement ne peut être qu’un pis-aller et il sera d’autant moins employé que les moyens anticonceptionnels le seront davantage. Les fauteurs d’avortement, les fauteurs d’infanticide, comme les fauteurs de misère et de guerre, ce sont les adversaires de la diffusion de l’hygiène sexuelle et anticonceptionnelle, ce sont les contempteurs de la propagande néo-malthusienne, que ces contempteurs soient de gauche ou de droite, qu’ils soient socialistes ou anarchistes, qu’ils adoptent ou qu’ils repoussent la doctrine malthusienne.

Les néo-malthusiens soutiennent d’ailleurs qu’il n’y a pas un Seul des problèmes sociaux agités de tout temps et de nos jours qui ne trouve dans la « prudence parentale », dans la « prudence procréatrice », comme disait Paul Robin, une aide efficace et le fondement même de leur solution.

L’union libre, par exemple, la liberté de l’amour (voir ces mots), ne sont possibles pour la femme que dans la liberté corporelle, dans la liberté de la fonction génératrice. Toute femme doit pouvoir aimer sans engendrer. La liberté de l’amour a pour condition primordiale celle de la maternité. Le néo-malthusianisme pratique favorise l’indépendance féminine matérielle et spirituelle, individuelle et sociale. Il agrandit le cercle de l’activité des femmes, relève leur dignité, leur autorité, en fait les égales et les camarades de l’homme et par là, physiquement et psychiquement, améliore les individus et le milieu social. En écartant la crainte des parturitions non désirées, il permet à toutes, et à tous, les expériences, la « papillonne », la recherche des plus hautes sensations, la satisfaction entière, de besoins dont l’accomplissement participe à la santé et à l’harmonie corporelle. Il permet le choix de l’époux ou de l’amant, celui de l’épouse et de l’amante. Il modifie complètement les mœurs et la morale sexuelle. Cela bien entendu ne va pas sans la mesure, la modération, sans une morale basée sur les besoins du corps, et la nécessité de préserver la santé individuelle, de sauvegarder l’intérêt social. Il peut y avoir une éducation franche, scientifique, capable de maintenir chez les humains informés l’équilihre sexuel comme l’équilibre physique et mental. Nous n’insisterons pas ici sur cette éducation sexuelle que préconisent aussi bien des militants qui ne sont pas spécifiquement néo-malthusiens, ni sur l’initiation sexuelle qui pourrait être scientifiquement dispensée aux jeunes pour assurer leur bonheur.

Le néo-malthusianisme renferme aussi, disent ses partisans, le moyen de réduire la prostitution, dont la source principale se trouve dans la pauvreté et dans la nécessité des plaisirs sexuels. Ces derniers étant possibles par la liberté de la maternité, et la pauvreté étant vaincue puisque les naissances n’ont lieu que dans l’aisance, la prostitution diminue et même, peut-être, disparaît.

L’eugénisme est également favorisé par la limitation contrôlée des naissances. Les néo-malthusiens prétendent même qu’il ne peut y avoir d’eugénisme sans néo-malthusianisme. C’est un point sur lequel ils sont d’accord, indépendamment de toute théorie économique, avec les birth-controllers. Sans l’intervention des moyens anticonceptionnels ou abortifs, pas de sélection négative, puisqu’il s’agit d’entraver la reproduction des tarés, des malades, des chétifs, des déficients physiques et mentaux. Pas non plus de sélection positive, car la reproduction au hasard, la multiplication sans modération des couples sains manque son but si les progénitures ne trouvent point les ressources d’alimentation, d’aération, d’exercice physique, d’élevage, etc. qui les maintiendront en bon état. La grande cause des déchéances, la grande pourvoyeuse, la grande entreteneuse des tares, c’est la pauvreté, c’est la misère. Les enfants sains qui manquent de soins dégénèrent. Les eugénistes qui, comme le Dr Pinard, prétendent mettre en opposition l’eugénisme et le néo-malthusianisme vont contre le but qu’ils prétendent atteindre. Le conseil donné aux couples malades de renoncer à la procréation doit être complété par le conseil donné aux couples sains d’éviter de se charger d’enfants qu’ils exposeront à une diminution physique et mentale par l’impossibilité de les pourvoir convenablement.

De même, pas de puériculture sérieuse sans une prudence constante quant au nombre des naissances. Pas d’éducation ni d’instruction prolongées pour tous sans limitation familiale et sociale de la progéniture.

Il est à peine croyable, remarquent les néo-malthusiens que les plus éminents leaders des partis politiques et sociaux aient été hostiles non seulement au malthusianisme comme doctrine économique, mais encore au néo-malthusianisme en tant qu’instrument de lutte révolutionnaire. Ni Proudhon, ni Marx, ni Bakounine, par exemple, n’ont admis, comme moyen de combat social, la limitation des naissances prolétariennes. Et leurs disciples, ou bien se sont tus sur ce sujet, ou bien ont condamné l’action des militants qui ont vu là, au contraire, une des voies principales qui conduisent à la solution des problèmes sociaux, une aide formidable à l’émancipation humaine.

Cependant les néo-malthusiens insistent : « Est-il vrai, oui ou non, que les travailleurs s’ils étaient moins nombreux, obtiendraient des salaires plus élevés ? La loi de l’offre et de la demande ne règle-t-elle pas la valeur de la marchandise travail comme celle de toutes les autres ? » Les bas salaires, c’est-à-dire la misère, sont dus fondamentalement à la multiplication prolétarienne. Les maîtres de l’industrie, du commerce, de la finance n’ont qu’à profiter et profitent de l’hostilité fatale, des compétitions inévitables qui naissent spontanément entre travailleurs trop nombreux. Les grèves ne changent rien, du point de vue général, à cette situation. Elles sont à peu près inefficaces, inutiles et causent d’indicibles et vaines douleurs. Tous les remèdes préconisés par les socialistes, comme la limitation de la journée de travail, comme l’établissement d’un minimum de salaire, par exemple, ne sont valables que s’ils sont accompagnés par une réduction considérable du nombre des concurrents au travail. Nul ne saurait prétendre que les travailleurs se reproduisant plus rapidement que les places à occuper, il soit possible, après avoir limité, par exemple, à six heures la journée de labeur, on puisse par suite de l’accroissement du nombre des travailleurs la fixer ensuite à quatre, puis à deux, et ainsi de suite, jusqu’à cet aboutissement absurde de la réduire à rien, sous prétexte de partager le travail et d’en assurer à tous ceux qui naissent.

Là où il y a du travail pour deux, on ne peut faire qu’il y en ait pour trois, de façon que chacun des trois ait le même salaire que chacun des deux, sans que tous soient lésés. Un marché surchargé d’ouvriers et de forts salaires à chacun d’eux sont choses tout à fait incompatibles. Ce qui protègera le mieux la liberté de tous les travailleurs et les acheminera le mieux vers le socialisme, ou le communisme, ou l’anarchisme, c’est que les patrons aient besoin d’eux et soient contraints ainsi de partager avec eux les biens sociaux.

Quant au minimum de salaire, une fois fixé l’impossibilité de le maintenir serait bientôt reconnue, si aucun contrôle n’a lieu sur l’accroissement de la main-d’œuvre. Il faudrait bientôt, ou laisser en dehors de toute rétribution une partie de la population ou se résoudre à diminuer le salaire minimum…

Le syndicalisme est lui-même incapable, à moins de limiter le nombre des ouvriers à admettre dans chaque corps de métier, de relever, de maintenir même les salaires. Mais limiter le nombre des travailleurs dans chaque corporation, c’est laisser en dehors de toutes, les hommes en surnombre, c’est provoquer le chômage, c’est refuser d’admettre au festin ceux qui pourraient en détruire l’harmonie. Le syndicalisme n’a supprimé le chômage nulle part et si, en France, il y a moins de chômeurs que partout ailleurs cela est dû principalement, on pourrait dire uniquement, à la diminution des naissances. Cependant l’action syndicaliste peut avoir pour conséquence d’amener les travailleurs à remarquer qu’en définitive l’amélioration de leur condition est liée à la réduction de leur nombre, à leur ouvrir les yeux sur la valeur de la question malthusienne et néo-malthusienne.

Bien entendu les néo-malthusiens reconnaissent que la question de population, celle de la restriction des naissances sont urgentes pour toutes les contrées. Il est évident que si, dans un pays qui limite sa population l’importation de la main-d’œuvre des pays prolifiques est favorisée ou tolérée les travailleurs perdent les avantages qu’ils devraient tirer de leur prudence. Pour avoir son plein effet le néo-malthusianisme doit être international, universel.

Bien des socialistes et des anarchistes font cette objection que l’aisance, la vie moins étroite, procurée par la diminution de la main-d’œuvre, inocule aux individus le « virus bourgeois », rend les salariés égoïstes, en fait des conservateurs incapables de secouer le joug et de conquérir les moyens de production. Pour gagner le paradis social il faut des révolutionnaires croupissants dans la misère, recuits dans l’ordure, la crasse et l’ignorance.

Faudrait-il donc, en conséquence, pour avancer le bouleversement régénérateur, s’unir aux capitalistes, adapter plus fortement les ouvriers à la détresse, accroître leur malheur, exacerber leur désespoir ? Et ne serait-ce pas se leurrer sur la portée des sacrifices ainsi imposés aux travailleurs ? Car les esprits émancipés, les hommes conscients et énergiques, les révolutionnaires au sens vrai du mot — au sens d’hommes agissant pour provoquer un chargement progressif et rapide, sans indication nécessaire de la violence — ne se rencontrent que rarement dans les milieux misérables. Abruties, broyées, émasculées, les foules peuvent faire des jacqueries, provoquer des commotions temporaires, mais sont incapables d’apporter une modification générale, profonde, durable, décisive à leur situation. Il n’y a rien à tirer des résignés et des brutaux. La valeur d’une révolution est subordonnée au degré d’évolution des individus. Le plus souvent les minorités qui la régissent se trouvent, au lendemain de leur triomphe, en face de difficultés telles que la dictature et la tyrannie deviennent fatales pour maintenir les appétits et mâter la populace. L’ignorance et la misère ne sont pas révolutionnaires. Un monde nouveau ne peut sortir que de l’aisance répandue, de l’instruction généralisée. Et le néo-malthusianisme pratique favorise par la hausse du salaire et l’accroissement des loisirs, le perfectionnement des qualités individuelles, l’adoucissement des mœurs. Des salariés bien payés, ayant peu d’enfants, en mesure de les soigner, nourrir, vêtir, loger convenablement, de prolonger leur instruction, de parfaire leur éducation, prépareront des générations qui sauront réduire à sa juste valeur la théorie de la dépendance et de la protection. La procréation raisonnée civilise, augmente les chances d’installation d’une société nouvelle où seront satisfaits les besoins primordiaux et les aspirations de chacun.

Quant à l’effort pacifiste des socialistes ou des anarchistes, les néo-malthusiens vont jusqu’à soutenir cette espèce de paradoxe que l’union des peuples réalisée, les États-Unis du monde instaurés, le problème de la paix n’est pas à tout jamais résolu. Il reste en effet « l’énigme du sphinx, comme disait Huxley, la question auprès de laquelle toutes les autres disparaissent », il reste à conjurer la difficulté biologique et sociologique de l’accroissement de la population. Menace permanente et indépendante de l’union des États ! Abolissez le militarisme, désarmez tous les peuples, vous n’aurez fait, en négligeant et en méprisant le principe de population qu’une avancée temporaire dans la voie de la paix. Si, supprimant le frein guerre, vous négligez le frein limitation des naissances, c’est le frein misère qui sévira avec une force accrue. Et la misère ramène à la guerre. De la multiplication irraisonnée renaîtront insensiblement l’existence difficile, le travail excessif, la nourriture insuffisante, l’hostilité, la lutte entre individus, les rivalités, les conflits, la répression, la police, la brutalité, l’armée, la guerre. Les tueries guerrières ne sont au fond que des crises de la concurrence exacerbée.

Quand l’on vise à donner aux hommes la plus grande somme de liberté et tout le bonheur possible, il ne faut pas trop les serrer. La réglementation, la sujétion, la contrainte, sont dans une grande mesure fonction du nombre. Les coutumes, les législations, les conditions de la vie sont d’autant plus mesquines, d’autant plus étroites d’autant plus strictes et limitatives que les populations sont plus pressées. Toutes aisances égales d’ailleurs, le nombre force à la discipline, tend à opprimer les aspirations, à entraver et déprimer les initiatives et les volontés individuelles.

Certains anarchistes et socialistes allèguent contre le néo-malthusianisme des raisons pessimistes, le triomphe de la paresse, de la médiocrité, la disparition de la civilisation même et le règne de la platitude universelle. Ces sombres prévisions sont opposables, aussi bien, répondent les néo-malthusiens, à toute vue de perfectionnement social, elles sont d’ailleurs formulées aussi par ceux-la même qui, profitant du progrès et jouissant en égoïstes de biens qui devraient être communs, n’apprécient leur bonheur que par contraste avec la détresse d’autrui.

Mais ces provisions ne tiennent pas selon les néomalthusiens. La destination de l’humanité est de lutter contre les forces naturelles, de les dompter et asservir. Cette lutte il faut qu’elle soit menée sans faiblesse, sinon l’homme deviendrait la proie de l’univers hostile. Il doit combattre s’il ne veut pas mourir. Mais les motifs qui le portent aujourd’hui à écraser ses semblables, il les trouvera, sous la protection néo-malthusienne, dans la nécessite commune d’amender ou de vaincre la nature, dans la joie aussi de sentir toutes ses forces et d’utiliser toutes ses facultés. La nécessité de l’activité, le bonheur qu’elle procure ramènent a l’optimisme. Il n’est nul besoin de contrainte pour agir, ni de concurrence forcenée. L’humanité saura découvrir entre le nombre de ses membres et les produits de la terre et du travail, un harmonieux équilibre assurant a chacun, par un court labeur joyeusement accepté, l’abondance et, par les loisirs et la liberté complète des relations affectives, le bonheur.

Il n’y a pas de problème plus vaste que celui de la population, du néo-malthusianisme. Il tient à tout, et le traiter c’est traiter toutes les questions qui se rapportent à la vie humaine. Je n’ai envisage rapidement que quelques-unes de celles qui sont mises au premier rang dans la lutte contre l’organisation sociale actuelle.

Mais ce problème n’a pas été sans préoccuper les conservateurs. L’abondance de population, la surpopulation, est nécessaire pour assurer le recrutement de la main-d’œuvre, pour maintenir l’état de sujétion du prolétariat, pour perpétuer les classes, les privilèges. La patrie a besoin de soldats, l’usine a besoin de travailleurs, l’église a besoin de fidèles. Ici jouent les grands mots. L’industrie, le commerce, l’agriculture ne peuvent fonctionner qu’avec une population nombreuse. Et les surpeupleurs opposent des chiffres aux néo-malthusiens. Ils clament, avec habileté, que la France se dépeuple, que les nations voisines nous menacent par leur natalité supérieure, que notre pays offre l’aspect lamentable d’une « dying-nation », d’une nation qui va mourir. Il serait trop long de donner ici tous les arguments que les néo-malthusiens opposent aux conservateurs. Il sera suffisant d’insister seulement sur quelques erreurs communes propagées par la presse sur la question de la natalité et de la mortalité.

D’abord il n’y a nulle part, en aucun pays, dépopulation. Les chiffres montrent que, même en France, ou l’on déplore depuis plus de cent ans cette « dépopulation », ce phénomène n’a jamais, au vrai, été observé que tout à fait rarement. Il a, il est vrai, chez nous, un abaissement de la natalité, correspondant à un abaissement de la mortalité. Voici un tableau des naissances et décès pour 1.000 habitants qui donnera une idée de ces deux faits :


Naissances et décès annuels, en France,
pour 1.000 habitants
Naissances Décès
1851-1860   26,3 23,9
1871-1880. 25,4 23,7
1881-1890. 23,9 22,1
1891-1900 22,2 21,5
1901-1910 20,7 19.6
1911 18,7 18,6
1921 20,7 17,7
1922 19,3 17,5
1923 19,1 16,7
1924 18,7 16,9
1925 19,0 17,4
1926 18,8 17.5
1927 18,1 16,5

L’abaissement du taux de la natalité, la dénatalité comme disent aujourd’hui les surpeupleurs, n’est pas particulier a la France. Il se produit dans tous les pays. Et dans tous les pays le taux de la mortalité diminue beaucoup plus qu’en France, surtout depuis la guerre. Voici quelques chiffres :


Natalité Mortalité
pour 1.000 hab. pour 1.000 hab.
1921 1927 1921 1927
Allemagne 25,3 18,3 14,8 12,0
Autriche 21,9 17,8 15,7 14,9
Italie 30,3 26,9 17,4 15,6
Angleterre 23,8 17,0 12.8 12,4
Espagne 30,4 28,4 21,4 18,8
Hongrie 27,6 25,2 18,9 17,6
Danemark 24,0 19,6 11,0 11,3
Norwège 24,6 18,8 11,5 11,3
Suède 21,4 16,1 12,4 12,7
Pays-Bas 27,5 23,1 11,2 10,3
Suisse 20,8 17,4 12,7 12,3
Belgique 21,8 19,0 13,8 13,3

On remarquera que la France, en dépit de sa faible natalité a une mortalité plus élevée que dans plusieurs pays dont la natalité est très inférieure. Elle présente ainsi le phénomène, non d’une dépopulation, mais d’un accroissement très lent de la population. Elle fait exception a la loi générale que les pays a forte natalité ont la mortalité la plus élevée, mais il faut remarquer en même temps qu’elle ne fait pas exception a la loi générale que la mortalité augmente ou diminue avec la natalité. Ce n’est pas ici le lieu de nous étendre sur les explications qui ont été données de l’anomalie présentée par la France. Il faut simplement constater avec les néo-malthusiens que l’accroissement de la population est général et que « la pression de la population sur les subsistances se maintient même avec une amélioration des conditions d’existence. »

La France qui avait 33.500.000 habitants dans la période de 1841 a 1850, en avait 38.400.000 dans la période de 1891 a 1900. Le recensement de 1906 donnait 39.300.000 habitants et celui de 1911, 39.600.000 habitants. Après la guerre l’accroissement s’est poursuivi ainsi, après une chute due a la guerre :

1920 39.200.000
1925 40.600.000
1927 40.960.000

Les autres pays se sont accrus en population de façon plus accusée encore. Voici pour trois grands pays :

Population
1920 1925 1927
Allemagne 62.000.000 62.395.000 63.220.000
Angleterre 42.760.000 43.780.000 44.190.000
Italie 36.870.000 40.340.000 40.600.000

Sans compter la Russie, la Pologne, les États baltes, l’Europe s’est accrue, depuis 1921, de près de 17 millions d’habitants, c’est-à-dire d’une population supérieure à celle qu’avait la Roumanie en 1921. Les morts de la guerre sont remplacés. On peut recommencer. Il ne faut pas s’étonner des difficultés que rencontrent toutes les nations d’Europe pour se nourrir. Aucune ne peut vivre sur son territoire. Et les États-Unis et le Canada, l’Argentine et les pays importateurs, dont la population augmente, ont des difficultés de plus en plus grandes pour ravitailler l’Europe. Il ne faut pas s’étonner davantage de la tendance marquée de tous les pays à revendiquer des débouchés pour leurs produits, des colonies pour leur ravitaillement et leur émigration. M. Mussolini réclame hautement, et cyniquement ce que chaque gouvernement cherche plus ou moins hypocritement à obtenir : de la place, de la nourriture, des débouchés… pour une population débordante et difficile à ravitailler.

Il n’y a donc dépopulation ni en France, ni en Europe. Il y a partout surpopulation.

Si, disent les malthusiens, la natalité baissait à tel point qu’il se produise une diminution vraie de la population, ce ne serait pas au fond une dépopulation, mais, pendant une période assez longue, une désurpopulation, établissant un heureux équilibre entre la population et la production agricole, avantageux pour les exploités, favorable à l’instauration d’un régime nouveau, créant égalité de forces entre possédants et dépossédés, entre exploiteurs et exploités, préparant une morale sociale nouvelle, une révolution sociale par une rapide évolution sociale.

Les chances semblent, malheureusement plus grandes pour que cette diminution de la population se produise tout autrement, c’est-à-dire par la dévastation et le massacre. Car la guerre est aussi, selon les malthusiens, un des produits de la concurrence entre nations surpeuplées, comme la misère est la conséquence de la concurrence entre travailleurs trop nombreux.

Il faudrait examiner aussi un des arguments des surpeupleurs officieux ou officiels qui est que la haute natalité et l’accroissement de la population d’un pays marquent sa supériorité. A quoi les néo-malthusiens répondent qu’une nation est supérieure à une autre quand la vie moyenne de ses habitants est plus élevée, quand le nombre de ses adultes producteurs est proportionnellement plus considérable, quand le célibat, la mortalité infantile, la prostitution y sévissent moins, quand l’émigration y est rare.

Il nous entraînerait trop loin de discuter les unes ou les autres de ces assertions et de les appuyer des statistiques, d’ailleurs rares ou partielles ou frelatées, d’après guerre. Celles qui ont été publiées avant la guerre par G. Hardy dans son ouvrage sur la question de population tendent à démontrer que les nations à natalité réduite sont loin d’être des nations inférieures, et que, en ce qui concerne la France, les départements à basse natalité, présentent des conditions matérielles et intellectuelles supérieures à celles des départements à forte natalité.

La théorie malthusienne et même, tant qu’il s’est agi de recommander soit le mariage tardif, soit la chasteté dans le mariage a eu, comme défenseurs, les économistes les plus renommés de tous les pays et notamment, en France, J.-B. Say, Sismondi, Ricardo Rossi Destutt de Tracy, du Puynode, etc. Elle fut même pratiquement patronnée par des personnages officieux, M. Ch. Dunoyer, par exemple, membre de l’Institut et préfet de la Somme, n’hésita pas à recommander à ses administrés de « mettre un soin extrême à éviter de rendre leur mariage plus prolifique que leur industrie ».

Mais, dès qu’apparurent les moyens néo-malthusiens, les économistes cessèrent de patronner ouvertement la théorie malthusienne, et, tout en la considérant en général comme parfaitement exacte, n’en firent plus, officiellement, si l’on peut dire, la base de leurs arguments contre les systèmes sociaux qui menaçaient la propriété, la religion, la famille et la patrie. Ils s’aperçurent que le néo-malthusisme comportait pratiquement plus de danger pour les privilégiés que les théories sociales les plus révolutionnaires. Il y eut cependant des exceptions et un membre de l’Institut Joseph Garnier, tout en rejetant les vues socialistes ou communistes, se déclara nettement néo-malthusien.

Il n’en reste pas moins que le néo-malthusianisme a été, dès son apparition, combattu, dénoncé par une copieuse littérature cléricale, républicaine, socialiste, anarchiste, etc., et qu’il l’est encore. Les gouvernements surtout ont tous agi contre lui. En France, mille moyens ont été examinés et employés pour entraver la « dépopulation » et le néo-malthusisme. Des commissions ont été nommées, des enquêtes poursuivies, des sociétés créées ayant pour but le relèvement de la natalité. Impôts sur les célibataires, sur les successions, primes aux naissances, secours aux familles nombreuses, faveurs aux procréateurs, répartition de terres, charités etc., mille combinaisons ont été établies, mises en œuvre, soutenues par l’État pour atteindre le but.

En face de cette action s’est affirmée la propagande néo-malthusienne dont j’esquisserai ici l’histoire en insistant sur le mouvement français.

Peu après l’Essai de Malthus, les démocrates anglais admettaient déjà les moyens artificiels rejetés par l’économiste. En 1811, James Mill, dans l’article « Colony », du Supplément de l’Encyclopédie britannique, disait déjà nettement que la grande question pratique consistait à trouver les moyens de limiter le nombre des naissances dans le mariage. Ces moyens, disait-il, « ne doivent être considérés ni comme douteux, ni comme difficiles à appliquer ».

En 1822, Francès Place, préconisait comme remède à la misère, les moyens de préservation sexuelle. Robert Owen, l’illustre fondateur de la colonie de New-Lanark, puis Richard Carlile (1825), Robert Dale Owen (1832), l’Américain Charles Knwolton (1833) publièrent des ouvrages nettement néo-malthusiens qui leur valurent des poursuites parce qu’ils indiquaient les moyens anticonceptionnels. John Stuart Mill apportait, en 1848, dans ses Principes d’Economie politique une approbation tacite à la diffusion des procédés de limitation des naissances. Enfin, en 1854, paraissait, à Londres, un ouvrage dont l’influence fut immense sur la propagation des théories et pratiques néo-malthusiennes : Elements of Social Science or Physical, sexual and Natural Religion. L’auteur gardait l’anonymat. C’était le Dr Drysdale (1827-1904).

A la suite de circonstances qu’il serait trop long d’évoquer, Charles Bradlaugh, chef du parti ultra-radical en Angleterre, rédacteur en chef du National Reformer et Annie Besant, provoquèrent volontairement un procès en distribuant ouvertement un opuscule contenant des indications pratiques et interdit par la loi. Ils comparurent en juin 1877 et leur procès dura trois jours. Annie Besant et Bradlaugh se défendirent avec éloquence. Leur discours émurent le jury qui pourtant rendit un verdict énigmatique ainsi libellé : « A l’unanimité, nous croyons que le livre en question a pour but de dépraver la morale publique ; mais en même temps nous exonérons entièrement les défendeurs de tout motif corrompu dans la publication de ce livre ».

Bradlaugh et Mme Besant ayant déclaré qu’ils continueraient à répandre ce livre quelle que soit la peine qu’on leur infligerait, furent condamnés à l’amende et à la prison. Une cour supérieure annula le jugement. Les poursuites ne furent pas renouvelées.

A la suite de ce procès retentissant, une ligue (The Malthusian League) fut fondée à Londres en juillet 1877, dont le but était de faire de l’agitation pour l’abolition de toutes les pénalités applicables à la discussion publique de la question de population, et d’obtenir une définition légale qui ne permette plus, dans l’avenir, de mettre ces sortes de discussions sous le coup des lois de droit commun. Elle se proposait aussi de répandre, par tous les moyens, dans le peuple « la connaissance de la loi de population, de ses conséquences, de ses effets sur la conduite de l’homme et sur la morale ». Deux ans plus tard paraissait son organe The Malthusian, devenu aujourd’hui The New Generation. Depuis 1921 une autre société, non spéciflquement malthusienne, revendiquant la base eugénique, s’est fondée sous l’action de la doctoresse Marie Stopes. Sans s’appuyer sur la doctrine de Malthus, elle n’en aboutit pas moins par certains côtés à la limitation des naissances. Son eugénisme ne peut se passer de l’anticonception. Elle a un organe intitulé Birth Control News.

Les Hollandais et les Allemands suivirent l’effort anglais respectivement en 1879 et 1892, les premiers avec énergie et un réel esprit pratique, les seconds sans élan et tout à fait théoriquement.

C’est seulement en 1895 que le mouvement néo-malthusien s’avéra publiquement en France sous l’impulsion de Paul Robin qui avait été, en Angleterre, un des premiers adhérents et militants de la Ligue fondée par le Dr Ch.-R. Drysdale. Paul Robin avait préludé à cette action publique par des tentatives auprès de ses amis de l’Internationale afin d’incorporer la propagande néo-malthusienne au mouvement socialiste, par une adresse au Congrès ouvrier de Marseille (1879), par des tracts répandus parmi ses amis, ses élèves, ses correspondants, par une conférence aux socialistes et étudiants de Bruxelles (1890), par l’installation, la même année, à Paris, d’une modeste clinique de pratique anticonceptionnelle.

Il ne rencontra auprès des leaders sociaux qu’il fréquentait qu’indifférence, hostilité et sarcasmes. « Tu entraves la Révolution » lui disait Kropotkine. « Tu ridiculises l’émancipation du travail » lui écrivait James Guillaume. Et Elisée Reclus refusait d’insérer ses articles néo-malthusiens sous prétexte que c’était là une question privée et que, du point de vue général, la limitation des naissances n’était qu’une « grande mystification ». Rien de plus curieux que l’attitude timorés de Benoît Malon par exemple, ou méprisante de Lafargue, ou sarcastique de Sembat, etc., etc.

En dépit de ces difficultés, il entreprit, après sa révocation comme directeur de Cempuis, en 1895, une série de conférences sur la question de population et la question sexuelle. Il agita les mêmes problèmes dans les congrès socialistes, féministes, de libre-pensée, et dans les sociétés savantes, notamment à la Société d’anthropologie.

Voici un extrait du sommaire de ses conférences :

« Pour arriver au bonheur de tous, il faut :

1° Une bonne organisation de la société humaine. Celle-ci n’a pu être réalisée par les individus, en très grande majorité presque sauvage, des temps passés et présents, Elle le sera par les générations prochaines ayant reçu :

2° Une bonne éducation. De celle-ci, seuls auront tiré tout le profit possible, pour eux et leurs semblables, ceux qui seront de :

3° Bonne naissance.

Des expériences sociologiques impossibles aujourd’hui dans notre état d’intérêts antagonistes, de concurrence acharnée, de luttes, de divisions, de haines, seront faciles à des gens de bonne volonté, ayant tous la même culture, basée sur le réel, vivant dans l’abondance, dans un milieu d’intérêts concordants. — Bonne éducation, c’est-à-dire exclusivement fondée sur les réalités scientifiques, sur l’observation, l’expérience, la liberté, l’affection, tout à fait dégagées des résidus métaphysiques. — Bonne naissance, de parents de bonnes qualités, s’étant choisis en parfaite liberté et n’ayant enfanté qu’avec volonté bien réfléchie.

Le problème du bonheur humain a donc trois parties à résoudre dans cet ordre et dans cet ordre seul :

Bonne naissance ; 2° Bonne éducation ; 3° Bonne organisation sociale.

Les efforts pour résoudre une partie du problème sont en grande partie perdus tant que ces précédentes sont mal résolues.

C’est aux mères de résoudre la première. Toutes savent que c’est un grand malheur, une grande faute, de mettre au monde des enfants qui ont des chances d’être mal doués, ou de ne pouvoir, dans les conditions actuelles, recevoir la satisfaction entière de leurs besoins matériels et moraux.

Cette vérité est la plus importante de toutes.

Les femmes doivent savoir que la science leur fournit les moyens efficaces et non douloureux de ne mettre des enfants au monde que quand elles le veulent, et elles ne le voudront certainement alors que dans des conditions telles que leurs enfants aient toutes les chances d’être sains, vigoureux, intelligents et bons. Que toutes l’apprennent, les inférieures aussi bien que les supérieures, De la sagesse, de la prudence, de la volonté raisonnée de celles-ci, de l’heureuse abstention de celles-là, dépend d’abord leur propre satisfaction, puis la première, la plus importante condition du bonheur de l’humanité.

En un mot, la maternité doit être absolument libre.

Que le nombre des hommes diminue provisoirement ou définitivement, peu importe. Mais que la quantité de tous marche résolument vers l’idéale perfection.

En août 1896, Paul Robin fonda une Ligue de la Régénération humaine, dont voici l’exposé des motifs :

« Négligeant toute condition imposée aux satisfactions sexuelles par les lois et les coutumes des divers pays nous posons en principe :

Que l’utilité de la création d’un nouvel humain est une question très complexe, contenant des considérations de temps, de lieux, de personnes, d’institutions publiques ;

Qu’autant il est désirable, aux points de vue familial et social, d’avoir un nombre suffisant d’adultes sains de corps, forts, intelligents, adroits, bons, autant il l’est peu de faire naître un grand nombre d’enfants dégénérés, destinés la plupart à mourir prématurément, tous à souffrir beaucoup eux-mêmes, à imposer des souffrances à leur entourage familial, à leur groupe social, à peser lourdement sur les ressources toujours insuffisantes des assistances publiques et de la charité privée, aux dépens d’enfants de meilleure qualité.

Nous considérons comme une grande faute familiale et sociale de mettre au monde des enfants dont la subsistance et l’éducation ne sont pas suffisamment assurées dans le milieu où ils naissent actuellement.

Nous ne contestons pas que certaines réformes et améliorations permettront à la terre de nourrir plus tard un grand nombre d’habitants ; mais nous affirmons qu’il est indispensable, avant de vouloir augmenter le nombre des naissances, d’attendre que ces réformes aient été exécutées et aient produit leur effet, et que, du reste, la préoccupation de la qualité devra toujours précéder celle de la quantité.

La Ligue se propose :

1° De répandre les notions exactes des sciences physiologiques et sociales, permettant aux parents d’apprécier les cas où ils devront se montrer prudents quant au nombre de leurs enfants et assurant, sous ce rapport, leur liberté et surtout celle de la femme ;

2° De lutter contre toute fâcheuse interprétation légale ou administrative de la propagande humanitaire de la Ligue ;

3° Enfin et en général, de faire tout ce qui est nécessaire pour que tous les humains connaissent bien les lois tendancielles de l’accroissement de la population, leurs conséquences pratiques, et les moyens de lutte scientifique contre d’apparentes fatalités, afin qu’ils deviennent plus heureux et par conséquent meilleurs. »

La fondation de cette Ligue déchaîna la presse sportulaire qui réclama des mesures légales pour interrompre son action. Elle n’en vécut pas moins jusqu’en 1908. Pendant la période la plus active de son existence, de 1902 à 1908, Paul Robin fut secondé par quelques militants convaincus, notamment par Eugène Humbert. Sous leur direction un combat admirable fut mené, qui ne fut pas sans inquiéter les puissances gouvernementales. En 1908, une scission malheureuse se produisit. Le périodique de Paul Robin, Régénération, fut remplacé par Génération Consciente, que dirigeait Eugène Humbert, Rénovation, édité par les ouvriers néo-malthusiens, et le Malthusien, publié par Albert Gros. Le mouvement s’amplifiait. L’activité néo-malthusienne, correspondant à la baisse du taux de la natalité, fut de nouveau dénoncée comme dangereuse aux pouvoirs publics. Des poursuites furent intentées, des condamnations prononcées. La guerre interrompit la propagande. Sauf une tentative de G.Hardy (le Néo-Malthusien) faite pendant la guerre et que la censure entrava, aucun effort n’a été possible depuis, et la loi du 31 juillet 1920, une des lois les plus scélérates qui aient jamais été promulguées, interdit maintenant non seulement la propagande pratique anticonceptionnelle, mais même toute littérature « contre la natalité » ( !).

La propagande française provoqua des actions identiques en Espagne, en Italie, en Belgique, au Portugal, en Suisse, en Amérique du Sud, etc. Elle ne fut pas complètement étrangère à celle des États-Unis qu’illustrèrent les martyrs Moses Harman et Id Craddock. Dans ce dernier pays, où la propagande théorique de l’eugénisme et du néo-malthusianisme n’est pas prohibée, trois périodiques s’y livrent aujourd’hui : The Critic and Guide, du Dr W.-J. Robinson ; The Birth Control Review de Margaret Sanger et The Birth Control Herald, organe de la Voluntary Parenthood League. En 1923, Margaret Sanger a pu, à New-York, installer des cliniques où l’information anticonceptionnelle est donnée aux personnes atteintes de maladie héréditairement transmissibles. Depuis, d’autres cliniques s’ouvrent un peu partout, en se conformant aux lois des différents États et généralement en se limitant strictement à un eugénisme assez étroit.

Une Fédération universelle des Ligues malthusiennes a été fondée en 1900, au premier Congrès néo-malthusien. Un bureau international de secours fut également institué pour soutenir les militants néo-malthusiens poursuivis, ou condamnés. Ces deux institutions ont aujourd’hui disparu.

Quel est l’avenir du néo-malthusianisme comme doctrine et comme propagande ? Il est bien hasardeux d’exprimer une certitude à ce sujet. Il a pour lui un certain nombre de partisans parmi les plus savants biologistes, sexologistes et économistes étrangers. Beaucoup de personnalités qui poursuivent la réforme des mœurs sexuelles dans un sens scientifique, positif, approuvent le « birth control ». Havelock Ellis, Magnus Hirschfeld, Bertrand Russell, H.-G. Wells, etc. sont à la tête de mouvements ayant d’étroits rapports avec le néo-malthusianisme. Il est donc probable que la question reviendra, sous une forme ou sous une autre, en dépit des lois et de la conjuration formée tacitement par toute la presse pour étouffer la voix des néo-malthusiens. M. Mussolini lui-même en appelant cyniquement les Italiens à conquérir le monde par l’afflux de leurs naissances, appelle l’attention sur l’importance des problèmes que soulève la surpopulation. Il est possible que cette surpopulation européenne et mondiale, en rendant menaçantes, imminentes des guerres nouvelles et des famines, des révolutions sanglantes et sans cesse renouvelées, amène les gouvernements eux-mêmes, afin d’éviter des destructions effroyables, à prendre des mesures pour modérer au moins l’accroissement de la population et la maintenir à un niveau qui rende moins âpre la concurrence entre nations et entre individus, moins précaire la vie des travailleurs. Ces mesures favoriseraient, en dépit de l’autorité elle-même, l’avènement de l’ère de prospérité générale et de bonheur individuel rêvée par les rénovateurs sociaux. — C. Lyon.

Bibliographie (langue française). — Malthus, Essai sur le principe de population. — J.-S. Mill, Principes d’économie politique. — J. Garnier, Du principe de population. — Général Brialmont, De l’accroissement de la population. — G. Drysdale, Eléments de science sociale. — Dr Minime (Lutaud), Le néo-malthusianisme. — Alfred Naquet, Religion, Propriété, famille ; L’Humanité et la Patrie ; Anarchisme et collectivisme ; Temps Futur. — Paul Robin, Le Secret du bonheur ; Pain, Loisir, Amour ; Libre amour, Libre Maternité ; Malthus et les Néo-Malthusiens ; Population et prudence procréatrice. — Gabriel Giroud, Population et subsistances. — Dr Elosu, Amour infécond. — Sébastien Faure, Le problème de la population. — Dr Ch.-V. Drysdale, Y a-t-il assez de subsistances pour tous ? — Manuel Devaldès, La chair à canon ; La brute prolifique ; La famille néo-malthusienne ; La maternité consciente. — Dr Gottschall, Valeur scientifique du malthusianisme ; La Génétique. — Gabriel Hardy, Malthus et ses disciples ; La loi de Malthus ; Socialisme et néo-malthusianisme ; La question de population. — Jacques Bertillon, La dépopulation de la France. — Paul Leroy-Beaulieu, La question de la dépopulation. — Elisée Reclus, Les produits de la terre. — Pierre Kropotkine, Champs, Usines et Ateliers. — Fernand Kolney, La grève des ventres, etc.

MALTHUSIANISME (NÉO). Le néo-malthusianisme ou, plus correctement, le néo-malthusisme, est une doctrine qui a pris pour base les enseignements de Malthus, mais en étendant jusqu’à l’eugénisme, ou procréation rationnelle, la portée de ces enseignements, et en leur fournissant des moyens d’application plus pratiques que ceux qui furent préconisés par l’auteur de l’Essai sur le Principe de Population.

Constatant que la faculté naturelle de multiplication des humains était hors de proportion avec leurs possibilités d’augmenter, dans le même temps, leurs moyens de subsistance, Thomas-Robert Malthus avait conclu que la misère, et tous les maux qui en résultent, ne pouvait disparaître qu’à la condition essentielle que la procréation fût, à toute époque, et dans chaque foyer, subordonnée aux ressources alimentaires acquises. Par pudibonderie, car il était pasteur protestant, Malthus ne voulut admettre tout d’abord, pour parvenir à ce résultat, que le moral restraint, c’est-à-dire la continence et le mariage tardif, ce qui n’est dans les possibilités que d’une minorité infime de gens, favorisés par la frigidité naturelle, ou le fanatisme religieux, et fait des plaisirs de l’amour un luxe réservé aux riches. Cependant Malthus se montra, dans la deuxième édition de son ouvrage, moins rigoriste, et il favorisa l’éclosion d’idées nouvelles en reconnaissant la difficulté d’application de son système, et en déclarant, sans légitimer pour cela les « passions vicieuses » que ces dernières représentaient, par leurs conséquences, un moindre mal que celui de la prolifération sans mesure dans des circonstances défavorables.

Complétant sa pensée, en apportant à ses conceptions plus d’audace, des disciples de Malthus, tel Francis Place, dans son livre intitulé Illustrations et Preuves du Principe de Population, eurent le courage de prétendre — ainsi que le fait ressortir dans sa remarquable thèse de doctorat en droit le Dr George Beltrami — qu’il n’est point honteux, pour des gens mariés, menacés par la misère, de recourir à des précautions préventives qui, sans compromettre la santé de l’épouse, lui permettent d’éviter un surcroît de progéniture. Ce fut le point de départ, en Angleterre, d’un important mouvement de propagande qui rallia des noms illustres, tels que ceux des écrivains Richard Carlyle, Richard Owen, John-Stuart Mill, et rencontra, en le Docteur Charles Drysdale, auteur des Eléments de Science Sociale, et fondateur, en 1877, de la Malthusian League, le plus dévoué de ses hommes d’action. Ce mouvement, combattu, avec autant de violence que de mauvaise foi, par les puritains et les démagogues, se propagea sur le continent, où la plupart des philosophes du xviiie siècle lui avaient préparé les voies, par leurs critiques, sans attaquer à fond la question. C’est en Hollande, à Amsterdam, que les théories de Malthus, réformées par ses partisans, sont, pour la première fois, dénommées « néo-malthusianisme » par un de leurs adeptes les plus notoires : le professeur Van Houten. En France, ce n’est qu’à partir de 1895 que ce mouvement prend force et vigueur, grâce à Paul Robin, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, ex-directeur de l’Orphelinat de Cempuis, fondateur, en 1896, de la Ligue de la Régénération Humaine, et de la revue « Régénération », et qui sut grouper autour de lui, ou inspirer de sa doctrine, un certain nombre d’écrivains, de publicistes, et de savants, parmi lesquels il y a lieu de citer : Alfred Naquet, les docteurs Meslier, Elosu, Klotz-Forest et Darricarère ; Urbain Gohier, Gabriel Hardy, Nelly Roussel, Manuel Devaldes, Eugène Humbert. À cette phalange du début, devaient se joindre, plus tard, nombre de militants appartenant à des organisations révolutionnaires, plutôt hostiles, dès l’abord, (car elles voyaient dans le néo-malthusianisme une déviation dangereuse), puis des écrivains comme Victor Margueritte. Aujourd’hui, cette doctrine s’est répandue dans le monde entier ; elle est mise en discussion dans tous les milieux possédant quelque culture, même aux Etats-Unis où, malgré les rigueurs d’un puritanisme vraiment excessif, elle a trouvé, en partie, droit de cité, sous la dénomination édulcorée de « contrôle des naissances ». Quant à la diminution appréciable du taux de la natalité dans les grandes nations civilisées, elle est l’indice que si, peu nombreux sont les néo-malthusiens qui s’avouent tels, innombrables sont, par contre, ceux qui le sont en secret, pour leur profit personnel, en feignant l’indifférence ou se déclarant ses adversaires.

Au point de vue théorique le néo-malthusianisme, proprement dit, a fait cause commune avec les idées de génération consciente, et de réforme de la moralité admise, en ce qui concerne les choses sexuelles. C’est-à-dire que le point de vue économique n’est pas seulement pris en considération, mais aussi celui de la reproduction de l’espèce dans des conditions suffisantes de santé et de beauté, par une sélection des géniteurs.

Comme toutes les doctrines nouvelles, révolutionnaires, le néo-malthusianisme a subi et subit encore des persécutions, notamment pour ce qui concerne la divulgation des procédés anticonceptionnels dans les classes pauvres. Sous prétexte d’outrage aux bonnes mœurs, d’atteinte à la moralité publique, à la religion, à la sécurité de l’Etat, il a été, d’une façon plus ou moins ouverte ou déguisée, l’objet de mesures de répression dans divers pays, particulièrement en Suède, en Belgique, en Allemagne, en Hollande, et en France, où les dispositions de la loi du 31 juillet 1920 ne trouvent d’équivalence, en fait d’arbitraire, que dans les lois, dites « scélérates », de 1804, contre les menées anarchistes.

Il n’est à retenir, à l’égard du néo-malthusisme que deux objections sérieuses : L’une, d’ordre médical, a trait aux inconvénients que présentent pour les femmes, l’emploi de certains moyens et la stérilité volontaire, quand elle se prolonge abusivement ; l’autre, d’ordre social, nous fait entrevoir le danger d’une extinction progressive des éléments humains les plus intelligents et les plus cultivés, les plus réfléchis par conséquent, au profit des peuples arriérés, des dégénérés et des êtres frustes, qui n’ont pas les mêmes scrupules, et sont généralement incapables d’apporter, dans leurs relations conjugales, les mêmes réserves. — Jean Marestan.

MALTHUSIANISME, NÉO-MALTHUSIANISME. D’autres camarades traitent ici du malthusianisme du néo-malthusianisme tels que le conçurent Malthus, Paul Robin, Drysdale et leurs disciples avec beaucoup plus de compétence scientifique que je ne saurais le faire. Aussi, me bornerai-je à rechercher quelle est l’attitude individualiste anarchiste relativement à cette très importante question.

Le point de vue théorique du malthusianisme n’a jamais conquis les individualistes. En premier lieu, quelles statistiques valables peut fournir une production non point basée sur les besoins de la consommation mais réglée sur l’avidité de la spéculation ? En second lieu, l’emploi des moyens préventifs ne rend ni meilleur ni pire ; les classes aisées le pratiquent et c’est dans leur sein que se recrutent accapareurs, privilégiés, monopoleurs. La natalité serait-elle réduite à un strict minimum que cette réduction ne suffirait pas pour rendre les hommes plus conscients et plus heureux, au sens profond du terme ; ils ne seraient ni moins ambitieux, ni moins violents, ni moins jaloux. Ce qui n’empêcherait qu’en régime néo-malthusien, il se trouverait, comme actuellement, des humains généreux, larges, aux aspirations élevées.

Le bon sens démontre que dans tout milieu social basé sur un contrat imposé, moins on a de charges, plus on est libre ; moins on accepte de responsabilités, plus on est indépendant. Des êtres raisonnables sélectionneront toujours, entre leurs besoins, leurs aspirations, leurs appétits, leurs, fonctions, ceux de nature à les rendre les moins dépendants possibles des conditions économiques de la société capitaliste et des préjugés de l’ambiance sociale.

Indifférents aux gémissements des moralistes, négateurs des jouissances sensuelles et prêcheurs de résignation, des repopulateurs parlementaires aux familles restreintes, des chefs du socialisme qui comptent sur l’accroissement des miséreux pour les hisser au pouvoir, les individualistes néo-malthusiens voulurent opposer au déterminisme aveugle et irraisonné de la nature leur déterminisme individuel, fait de volonté et de réflexion.

Ce n’est donc pas au point de vue de la « loi de population » que se sont situés les individualistes qui ont réclamé la faculté de libre exposition de la théorie et de la pratique néo-malthusienne. Considérant que pour se défendre contre les intempéries, l’homme a construit des habitations, s’est couvert de vêtements, a allumé du feu ; qu’il a réagi contre l’obscurité par des appareils d’éclairage toujours plus perfectionnés, contre la foudre par le paratonnerre, etc., etc., ils ont revendiqué pour l’humain émancipé la même possibilité d’éviter, par des procédés d’ordre mécanique, la venue d’une maternité non désirée.

A la suite de spécialistes, les individualistes néo-malthusiens démontrèrent que « la procréation n’est pas une fonction indispensable à la vie individuelle » ce en quoi elle diffère de certains phénomènes comme la nutrition, la respiration, etc.

C’est partant de là que les individualistes ont toujours soutenu qu’il était « exorbitant que d’un coït passager il puisse résulter pour la femme une maternité non désirée, qu’une relation sexuelle accidentelle fasse envisager à un homme la responsabilité d’une paternité ».

En revendiquant pour leurs compagnes la faculté d’être mère à leur gré les individualistes néo-malthusiens virent, non un conformisme aux fameuses « lois de Malthus », mais tout simplement : les uns un « pis aller », les autres « un moyen de résistance de plus contre l’oppression et le déterminisme des circonstances extérieures ». Ce point historique fixé, aujourd’hui que des lois liberticides interdisent rigoureusement toute propagande anticonceptionnelle, les individualistes anarchistes revendiquent, comme pour toutes les autres expressions de la pensée humaine, pleine liberté de discussion, de diffusion, d’exposition théorique et pratique de la thèse de la limitation des naissances. Ici en France, comme cela a lieu en Russie et avec films à l’appui, si c’est nécessaire pour la démonstration.

Une chose est le désir de s’étreindre, autre chose celui de vivre côte à côte. Rien ne garantit — les exemples abondent pour le prouver — que l’être avec lequel on cohabite actuellement plaira toujours ou qu’on lui plaira toujours. Les faits indiquent que des couples ont pu assez longtemps vivre en bonne harmonie sans enfants ou avec un enfant ou deux, chez lesquels la mésentente et l’amertume se sont introduits dès que la progéniture s’est accrue.

Les individualistes que le sujet a intéressé ne préconisèrent jamais la stérilité systématique, bien qu’en ce qui les concerne leur vie en marge des conventions et des préjugés, leur existence d’ « en dehors » ne leur permissent guère d’assumer les charges d’une progéniture. S’ils revendiquèrent, s’ils revendiquent pour la femme le « droit » à la maternité librement désirée et librement consentie, c’est qu’il leur apparaît de toute évidence « que c’est à la précréatrice, à la mère de décider quand elle veut enfanter et de choisir le procréateur de son enfant qui peut être autre que son compagnon habituel ». Ils ont ajouté que c’est une question d’eugénisme, de qualité et non de quantité ; que des enfants qui viennent au monde à assez grand intervalle, par exemple, ont beaucoup plus de chance de grandir sainement, de devenir des êtres instruits, vigoureux, mieux doués, plus aptes que ceux qui se succèdent sans interruption ou presque.

Faisant abstraction des exagérations de l’eugénisme, l’espèce humaine ne peut retirer qu’un avantage toujours plus appréciable de la pratique des progénitures sélectionnées. D’autre part, utiliser la volupté sexuelle, les raffinements de plaisir, de jouissance auxquels elle peut donner lieu, non plus en vue uniquement de la procréation, mais dans le dessein d’augmenter son bien-être individuel, n’est-ce pas accroître du même coup le bien-être de l’espèce, l’espèce (somme toute) se composant d’individus. — E. Armand.