Encyclopédie anarchiste/Moine - Monothéisme
MOINE n. m. (latin monacus, grec monakhos, de monos, seul). Religieux qui vit dans un couvent ; membre d’une communauté religieuse d’hommes. La vie monastique suppose le renoncement au monde et la pratique de la pénitence. Conséquence logique de la croyance aux vérités révélées, de la religion, à savoir : que l’âme seule a chez l’individu une vie réelle, une existence libre et immortelle, que le corps n’est qu’un phénomène, un accident, par conséquent une chose absolument négligeable. Le corps n’est qu’un moyen pour l’âme de mériter ou de démériter, de gagner l’infini des jouissances ou de sombrer dans les souffrances éternelles : le ciel ou l’enfer. Les tendances du corps sont comme lui-même, nécessairement matérielles, limitées, finies, et celles de l’âme, comme elle-même : spirituelles, illimitées, infinies. Les premières éloignent de Dieu, de sa loi, tandis que les seconds rapprochent de l’Être suprême. Il faut donc soumettre les tendances du corps (passions), aux tendances de l’âme (foi). On devra ainsi, pour faire son salut, éviter les occasions de pécher, sauvegarder le corps de tout ce qui peut éveiller ou exacerber les désirs et les passions, d’où cet éloignement du monde, cette retraite au désert ou dans les couvents. Et quand, malgré tout, le corps se rebelle et que grondent ses appels, il faut diminuer son emprise, l’affaiblir, le punir – d’où la pratique de la pénitence, de la macération, de l’ascétisme – afin de le rendre plus souple, plus docile à la volonté de l’âme… Le grand ennemi des religions, c’est la vie. Toute doctrine religieuse qui enseigne un au-delà de la vie, est une doctrine de mort.
Il est assez difficile d’indiquer à quelle époque les moines firent leur apparition ; toutefois on en trouve trace vers la moitié du troisième siècle de l’ère chrétienne, en Orient ; sous le nom d’ermites ou anachorètes, ils vivaient dans des cabanes solitaires. Il fut donné, en effet, au christianisme de produire cette espèce d’individus qui se faisaient une gloire de la vermine et de la crasse de leur corps, qui exaltaient la mort et maudissaient la vie.
Mais, pour une pareille existence, une foi robuste était indispensable ; nul doute ni sur la réalité de la Révélation, sur celle de l’existence d’un ciel et d’un enfer, ni d’un Dieu, ne devait effleurer l’esprit du moine. L’ignorance y devait pourvoir. Mais vinrent les siècles de doute ; la règle fut examinée, la vie reconquit en partie ses droits. Seuls les peuples continuèrent à accepter la loi de renoncement aux joies et aux richesses ; leurs conducteurs, reprenant la tradition païenne, s’essayèrent à faire de leur vie une perpétuelle jouissance. Les moines avaient été rassemblés en communautés par Saint-Pacôme qui, en 340, institua les premiers cénobites. Sa sœur, vers la même époque, ouvrait aux femmes les premiers couvents de nonnes.
Au ive siècle, saint Basile, évêque de Césarée, avait composé la fameuse règle qui régit encore aujourd’hui les moines orientaux. Au vie siècle, saint Benoît de Nursie, abbé du Mont Cassin, légiféra pour les moines de l’Occident. Sa règle forma les moines Bénédictins qui donnèrent naissance aux Camaldules, aux Chartreux, aux ordres de Citeaux et de Clairveaux.
Tant que dura la foi, les monastères furent de sévères retraites, de saints lieux de prières, de mortifications et de labeur. Mais les moines ne tardèrent pas à subir l’attrait du grand courant qui entraînait les princes et le pape lui-même vers les fêtes et les plaisirs. Dès lors, très souvent, le couvent est transformé en une vaste maison de débauche. Le travail y est délaissé, la « mortification » consiste à bien manger, boire et paillarder.
Cependant, l’Église a su répandre, dans le monde, une légende peu controversée qui consiste à nous présenter les monastères comme des maisons de science à qui nous devons la transmission de tous les trésors de l’antiquité. On cite les Bénédictins comme des modèles d’application, de patience et de savoir. Or, à de très rares exceptions près, la vérité est toute autre. La patience et l’application des moines copistes a été des plus néfastes. Certes, ils nous ont légué dés manuscrits parfaitement écrits et aux enluminures merveilleuses ; mais on y cherche en vain les œuvres profanes de la Grèce et de la Rome antiques. Mieux, les quelques œuvres qui sont parvenues jusqu’à nous et qui nous ont révélé le degré de civilisation atteint par ces ancêtres, ont subi de tels outrages – résultats de la patience et de l’application des moines altérateurs – qu’on a dû les soumettre à l’analyse chimique et critique, afin de séparer le faux du vrai, magistralement embrouillés pour les intérêts de la cause chrétienne.
Et quand on leur reproche ces faux ignobles que, grâce à la science, ils ne peuvent plus nier, voici comment ils se défendent, par la voix du grand catholique Joseph de Maistre : « De ce vague qui régnait dans les signes cursifs, ainsi que du défaut de morale et de délicatesse sur le respect dû aux écritures, naissait une immense facilité et, par conséquent, une immense tentation de falsifier les écritures ; et cette facilité était portée au comble par le matériel même de l’écriture ; car, si l’on écrivait sur la peau, in membranis, c’était pire encore, tant il était aisé de ratisser et d’effacer ».
C’est principalement au moyen-âge, et spécialement au viie siècle, que les moines, manquant de papier à l’heure où les chicanes religieuses battaient leur plein, et ne pouvant plus compter sur les fabriques d’Égypte détruites par Omar, se ruèrent sur les manuscrits que l’on avait enfermé dans les monastères pendant les invasions des barbares, les grattèrent, les lavèrent et y couchèrent leurs élucubrations. « Le papyrus, dit G. Itasse dans son étude sur les « faux », (C. Delagrave, 1898), même malgré son peu d’épaisseur, n’échappa point à cette exécution. Véritable armée de destructeurs, enrégimentés sous les ordres de docteurs irascibles et vindicatifs, les moines saccagèrent toutes les richesses bibliographiques des temps anciens, et ne laissèrent échapper à l’étreinte de leurs doigts crasseux et repoussants que quelques débris d’une littérature qu’ils ignoraient ou qu’ils considéraient comme néfaste… Un ou deux fragments d’un véritable intérêt littéraire ont été surpris de la sorte sous l’écriture plus récente de quelques ouvrages de piété ou de controverse. Les recherches d’une érudition patiente, aidées du secours de la chimie, sont parvenus à rétablir des morceaux, même d’une certaine étendue, comme, par exemple, la République de Cicéron, retrouvée en grande partie par M. A. Maï. »
Voici ce que nous dit Michelet, à ce sujet : « S’il est vrai, comme s’efforcent de nous le persuader les écrivains prévenus en faveur du monarchisme, que les rescriptions aient sauvé quelques ouvrages importants, il est bien plus certain que le grattage en a fait périr un nombre qui ne se peut calculer. Plût au Ciel que les Bénédictins n’eussent jamais su ni lire ni écrire ! Mais ils eurent la rage d’écrire et de substituer d’ignobles grimoires aux chefs-d’œuvre sublimes qu’ils ne comprenaient point. Sans eux, la fureur des barbares et des dévots eût été à peu près stérile. La fatale patience des moines fit plus que l’incendie d’Omar, plus que celui des cent bibliothèques d’Espagne et de tous les bûchers de l’Inquisition. Les couvents où l’on visite avec tant de vénération les manuscrits palimpsestes, ce sont ceux où s’accomplirent ces idiotes Saint-Barthélémy des chefs-d’œuvre de l’antiquité. »
Vers le xiiie siècle, fleurissent les ordres mendiants. On ne se cache plus ; la règle consiste à accomplir le vœu de pauvreté et à ne vivre que d’aumônes. Il y avait quatre ordres de moines mendiants : les franciscains, les dominicains, les carmes et les augustins, chacun de ces groupes donnant naissance à d’autres catégories. On comptait : 1° Les frères mineurs ou franciscains ; 2° Le second ordre ou les clarisses, instituées par sainte Claire, en l’année 1212 ; 3° Le tiers-ordre ou les tertiaires, à qui le même fondateur donna une règle en 1221 ; 4° Les capucins, l’un des ordres les plus nombreux de l’Église ; 5° Les minimes, fondés par saint François-de-Paul ; 6° Les frères prêcheurs ou dominicains, établis vers 1216, sous les auspices et la conduite de saint Dominique de Guzman ; les religieux de cet ordre furent appelés Jacobins en France ; 7° Les carmes, venus de la terre sainte, en Occident, pendant le xiiie siècle ; 8° Les ermites de saint Augustin, dont l’Institut fut mis au nombre des ordres mendiants par le pape Pie IV, en 1567 ; 9° Les servites ou ermites de saint Paul, les hiérolymites, les cellites, etc… ; 10° Enfin l’ordre du Sauveur et celui de la pénitence de la Madeleine.
Les ordres et les monastères se multiplièrent. Le nombre des moines s’accroissait avec une rapidité inouïe. On comprend facilement que dans les pays de la chrétienté, tous pauvres, les paysans immensément miséreux, proie inoffensive des seigneurs, victimes des guerres ininterrompues, ne faisaient pas volontairement l’aumône suffisant à satisfaire toute cette racaille d’inutiles, d’oisifs, ayant bonne gueule et le reste. Il y eut des moines pillards, quand les menaces de l’enfer ne produisaient pas l’effet attendu. Potter rapporte que : « lors de l’enquête faite par ordre du Parlement de Paris, et à la demande des syndics et consuls de la ville d’Aurillac (22 avril 1555), plus de 80 témoins déposèrent que les moines et les religieuses des deux couvents de la ville se livraient à tous les excès de la débauche. Chaque moine avait une ou plusieurs maîtresses, filles enlevées ou débauchées à leurs parents, femmes ravies à leurs maris ; 70 bâtards étaient nourris, avec leurs mères et les moines, dans le couvent, des offrandes des fidèles. Les moines s’emparaient des filles et des femmes qu’ils trouvaient à leur convenance, en plein jour, au vu et au su de tout le monde, et les chassaient devant eux à grands coups de poings et de pieds jusqu’à leur repaire. Les plaintes continuelles des bourgeois et surtout les violences que les moines commettaient à leur égard, et les assassinats même dont ils s’étaient rendus coupables, firent séculariser le couvent. Dans la maison abbatiale, on découvrit un cabinet chargé de peintures obscènes et qui était appelé le lupanar de M. d’Aurillac. »
« Presque toujours, nous dit Lachâtre, le les moines ont mérité la réprobation qui les a frappés, notamment au xvie siècle, quand Rabelais et toute la pléiade des écrivains leur faisaient une si rude guerre d’esprit et de bon sens. Voici le portrait du moine, d’après H. Estienne :
Pour nombrer les vertus d’un moine,
Il faut qu’il soit ord (sale) et gourmand,
Paresseux, paillard, mal-idoine (malpropre),
Fol, lourd, yvrogne et peu sçavant ;
Qu’il se crève à table en buvant
Et en mangeant comme un pourceau.
Pour peu qu’il sache un peu de chant,
C’est assez, il est bon et beau…
D’un autre côté, un abbé, Bois-Robert, décrit ainsi les moines de son abbaye:
Mes moines sont cinq pauvres diables,
Portraits d’animaux raisonnables;
Mais qui n’ont, pas plus de raison
Qu’en pourrait avoir un oison.
Mais ils ont grosse et large panse,
Et par leur ventre je connoy
Qu’ils ont moins de souci que moy.
Sans livre, ils chantent par routine
Un jargon qu’à peine on devine.
On connait moins dans leur canton
Le latin que le bas-breton.
Mais ils boivent, comme il, me semble,
Mieux que tous les cantons ensemble.
Voici comment Sanlesque peint ceux de son époque:
Les moines, dirait-il, ont d’étranges défauts ;
Ceux qui ne sont qu’oisifs sont les bons de Clairvaux.
Dès qu’un Célestin tousse, il lui faut de la viande ;
La jambe du Feuillant sent la pâte d’amende.
Le Capucin voyage un mois pour un sermon ;
Le Fontevrault s’occupe à tripler son menton ;
Le Carme est devenu marchand de scapulaire.
Parmi les Jacobins, point de foi qu’au rosaire ;
La guêtre au Récollet donne un air cavalier;
Le Cordelier, enfin, est toujours cordelier.
Rabelais plaisante ainsi les moines de son temps: « Semblablement ung moine ne laboure, comme le paysan ; ne guarde le pays, comme l’homme de guerre ; ne guarit les malades comme le médecin ; ne presche ny endoctrine le monde, comme le bon docteur evangelicque et pédagoge ; ne porte les commoditez et choses nécessaires à la républicque, comme le marchant. C’est la cause pourquoy de tout sont huez et abhorryz. Il n’y ha rien si vray que le froc et la cagoule tire à soy les opprobes, injures et malédictions du monde, tout ainsi comme le vent dict Cecias attire les nues. La raison péremptoire est parce qu’ils mangent la merde du monde, c’est-à-dire les péchez… Si entendez pourquoi un cinge en une famille est toujours mocqué et harcelé, vous entendez pourquoy les moynes sont de tous refuys et des vieulx et des jeunes. Le cinge ne garde point la maison, comme ung chien ; il ne tire pas l’aroy (charrue), comme le bœuf ; il ne produit ny lait, ny laine, comme la brebis; il ne porte pas le faix, comme le cheval. Ce qu’il faict est tout conchier et de guaster, qui, est la cause pourquoi de tous receoipt mocqueries et bastonnades. »
Toutes les productions de l’époque nous présentent le moine gros, gras, franc licheur et trousseur de servantes. En vain quelques papes voulurent endiguer le flot qui soulevait tant de railleries, de dégoûts, de haines, les moines furent plus forts que les papes.
L’inutilité, la vilenie, l’inconduite, les crimes des moines facilitèrent beaucoup l’éclosion, puis le développement du protestantisme. Soumis dès lors à une sorte d’examen public, obligés de se défendre contre les attaques qui leur venaient de toute part, parfois désavoués par Rome qui sentait la domination lui échapper, les moines furent soumis à une règle extérieure un peu plus sévère. Beaucoup émigrèrent aux pays nouveaux, où ils apportèrent leurs vices et y furent souvent d’une âpreté et d’une férocité inouïes. Ils furent dans les pays latins les inquisiteurs qui ont inscrit dans l’histoire les pages les plus sombres.
Incapables d’enrayer le vaste mouvement d’émancipation spirituelle, intellectuelle et politique qui, du protestantisme, allait au siècle des encyclopédistes, de la Révolution d’Angleterre à la Révolution française, ils durent s’adapter pour ne pas disparaître. Et il faut avouer qu’ils y ont réussi pleinement. L’aumône et la vente des indulgences nourrissant peu les moines, ils se firent marchands, commerçants, industriels. Ils se formèrent en congrégations (voir ce mot) et raflèrent de par le monde des fortunes considérables. Tous les moyens leur furent et leur sont bons : captations d’héritage, comme exploitation d’usines ou de commerces.
Sous sa forme originelle, le monachisme était une folie, sous sa forme actuelle, il est une ignominie, ce que Diderot, avec son grand talent, a ainsi exposé : « Les monastères sont-ils donc si essentiels à la constitution d’un État ? Jésus-Christ a-t-il institué des moines et des religieuses ? L’Église ne peut-elle absolument s’en passer ? Ne sentira-t-on jamais la nécessité de rétrécir l’ouverture de ces gouffres où les races futures vont se perdre ? Toutes les prières de routine qui se font là valent-elles une obole que la commisération donne au pauvre ? Dieu, qui a créé l’homme sociable, approuve-t-il qu’il se renferme ? Dieu, qui l’a créé si inconstant, si fragile, peut-il autoriser la témérité de ses vœux ? Toutes ces cérémonies lugubres qu’on observe à la prise d’habit et à la profession, quand on consacre un homme ou une femme à la vie monastique et au malheur, suspendent-elles les fonctions animales ? Au contraire, ne se réveillent-elles pas dans le silence, la contrainte et l’oisiveté, avec une violence inconnue aux gens du monde, qu’une foule de distractions emporte ? Où est-ce qu’on voit des têtes obsédées par des spectres impurs qui les suivent et qui les agitions emporte ? Où est ce qu’on voit des têtes obsédées pâleur, cette maigreur, tous ces symptômes de la nature qui languit et se consume ? Où les nuits sont-elles troublées par des gémissements, les jours trempés de larmes versées sans cause et précédées d’une mélancolie qu’on ne sait à quoi attribuer ? Où est-ce que la nature, révoltée d’une contrainte pour laquelle elle n’est point faite, brise les obstacles qu’on lui oppose, devient furieuse, jette l’économie animale dans un désordre auquel il n’y a plus de remède ? En quel endroit le chagrin et l’humeur ont-ils anéanti toutes les qualités sociales ? Où est-ce qu’il n’y a ni père, ni frère, ni sœur, ni parent, ni ami ? Où est le séjour de la haine, du dégoût, des vapeurs ? Où est le lieu de la servitude et du despotisme ? Où sont les haines qui ne s’éteignent point ? Où sont les passions couvées dans le silence ? Où est le séjour de la cruauté et de la curiosité ?… Faire vœu de pauvreté, c’est s’engager par serment à être paresseux et voleur ; faire vœu de chasteté, c’est promettre à Dieu l’infraction constante de la plus sage et de la plus importante de ses lois ; faire vœu d’obéissance, c’est renoncer à la prérogative inaliénable de l’homme, la liberté. Si l’on observe ces vœux, on est criminel ; si on ne les observe pas, on est parjure. La vie claustrale est d’un fanatique ou d’un hypocrite. »
En France, les vœux ne sont pas reconnus par les lois, ils ont été supprimés par l’Assemblée Constituante le 13 février 1790 ; cependant le christianisme sait provoquer les vocations et quand l’expérience paraît mauvaise, bien peu osent s’affranchir. Dans une société où la vie est sans cesse diminuée, appauvrie, limitée à quelques manifestations strictement codifiées ; où tous les généreux élans sont brisés, il est normal que des individus insatisfaits, par réaction, parce qu’ils n’ont pas le courage de vivre quand même, contre ou hors les lois, trouvent un goût étrange, agréable même, à cette mort partielle qui, pensent-ils, les délivrera des laideurs de la vie. Les réveils de la chair sont parfois terribles et les disciplines n’ont d’autre effet que de développer les passions anormales.
Les lois ne peuvent rien contre cet état déplorable ; seule une organisation sociale meilleure y apportera remède en redonnant tout son sens à la vie. – A. Lapeyre.
MOLÉCULE n. f. (du latin fictif molecula, diminutif de moles, masse). Signifie donc petite masse, petite particule de matière. Cette définition prête à confusion : on pourrait, en l’adoptant, être conduit à confondre atomes et molécules, qui seraient ainsi pris indifféremment les uns et les autres pour désigner les parties constituantes de la matière. Le véritable sens précis auquel s’est arrêté la chimie moderne est le suivant : La molécule est la limite de la divisibilité de la matière. Choisissons un exemple.
Prenons un morceau de cristal de roche (quartz) ; à l’aide d’un marteau divisons-le en fragments de plus en plus petits. Chacun des dits fragments continuera à présenter les propriétés physiques et chimiques du quartz : ses facettes feront entre elles des angles dièdres invariables qui se rencontreront dans le plus petit fragment. Quand il ne nous sera plus possible de pousser la division du cristal de roche envisagé, jusqu’à en obtenir une particule qui ne pourrait plus être décomposée en éléments quartz, nous aurons obtenu une molécule de quartz. La molécule est ainsi la plus petite quantité d’un corps qui puisse exister à l’état libre. C’est donc, ici, la plus petite quantité de quartz qui puisse exister. Si, au cours de modifications nouvelles, une molécule de quartz change, ce n’est plus une molécule de quartz. La substance formée est aussi dissemblable du quartz qu’elle peut l’être. La science moderne nous a révélé que les molécules sont elles-mêmes composées d’éléments plus petits encore appelés atomes (voir ce mot) lesquels seraient eux-mêmes divisibles en particules plus ténues encore : ions et électrons. Les atomes restent la plus petite quantité d’un élément qui puisse exister dans la molécule.
La matière de tous les corps, et par conséquent la matière universelle, est formée par l’agrégat des molécules, elles-mêmes constituées d’atomes. Lorsque tous les atomes d’une molécule sont les mêmes, nous nous trouvons en présence des corps « simples » ou éléments tels que le fer, l’oxygène, etc. Quand les atomes entrant dans la constitution des molécules sont différents, nous avons des corps « composés » : amidon, sulfate de cuivre, albumine, pyrite de fer, etc. Entre les molécules d’un corps existent des espaces intermoléculaires dont les dimensions sont plus grandes que celles des molécules, tout comme il y a, dans les molécules, des espaces inter-atomiques. Tous ces espaces sont occupés par l’éther. Dans la masse de la matière, les molécules et dans celle des molécules, les atomes sont animés d’un mouvement extrêmement rapide, échappant à nos sens et sans lequel la matière n’existerait pas. On a l’image de cet état de choses dans le Cosmos, où les astres sont – toutes proportions gardées – comme les molécules d’un corps et maintenus dans l’espace par leur mouvement perpétuel. L’agitation des molécules échappe à notre perception directe ; mais elles sont animées de mouvements très vifs et désordonnés. Ce mouvement incessant des molécules, particulier à toute la matière, auquel on a donné le nom de mouvement « Brownien » ne s’arrête jamais. Il est éternel et spontané.
Il nous est pour ainsi dire impossible de connaître le poids absolu et la grandeur des molécules. On ne peut saisir entre elles que des rapports de poids et de volume. Ces rapports constituant la connaissance des poids et des volumes moléculaires sont rapportés à une unité constante : le poids d’un atome d’hydrogène. Les molécules des différents corps pèseront donc plus ou moins que l’atome d’hydrogène, lequel pèse notablement moins « que le milliardième de milliardième de milligramme ». (J,. Perrin : les Atomes.)
Il nous est difficile de nous faire une idée de la petitesse des atomes constitutifs des molécules — deux atomes au moins devant être réunis pour constituer une molécule. — Dans une tête d’épingle ordinaire, il y aurait 8 sextillions d’atomes (8000 milliards de milliards). Un millimètre cube d’hydrogène contiendrait 36 millions de milliards de molécules. Et un millimètre cube d’éther renferme d’après Clausius et Maxwell, 7716 x (10 élevé à la 54e puissance) d’atomes ou 7716 suivi de 53 zéros !
La vitesse avec laquelle se meuvent les molécules a été évaluée a 1698 mètres par seconde pour l’hydrogène, tandis que pour les gaz plus lourds, elle varie avec le poids tout en diminuant d’une façon notable.
La chimie moderne ne saurait se passer actuellement de la théorie atomique ; sans elle toutes les conceptions qu’elle renferme s’écrouleraient. Ce n’est cependant qu’une hypothèse ; nous n’avons aucune idée réelle de ce qu’est un atome. Nous ne savons rien de sa constitution, de sa forme, de son poids réel, de sa position, de sa couleur. Mais, venue de l’Antiquité jusqu’à nos jours, toujours perfectionnée, et vivante, confirmée et renouvelée par les travaux modernes sur la radioactivité, elle a l’avantage énorme d’être un instrument fécond dont les fruits et les applications sont nombreuses et bienfaisantes et c’est grâce à elle que le problème de la matière a cessé d’être un problème métaphysique, pour devenir de plus en plus un problème d’ordre expérimental et positif. — Ch. Alexandre.
MONARCHIE n. f. (latin, monarchia : de monos, seul, et arkhein, commander). La monarchie, cette vieille souillure de notre planète, date de l’anthropophagie. Elle a pour emblème un oiseau de proie et constitue un recul monstrueux, une honte et une dégradation ignominieuse de l’espèce humaine sur sa propre préhistoire.
De nombreuses recherches historiques attestent que l’homme primitif vivait relativement heureux dans la promiscuité sexuelle et la communauté de la cueillette et de la pêche au bord des grands fleuves de la forêt vierge.
Mais les intempéries et les attaques des bêtes sauvages, l’insécurité et la pénurie créèrent, stimulées par l’ignorance et la peur : Dieu, le règne de la ruse, de la force et la notion antisociale du tien et du mien qui enfantèrent, avec le prêtre, le guerrier et le trafiquant, l’inique société humaine, basée sur la Religion, la Propriété et la Famille.
La Religion, cela veut dire la croyance en un Dieu de justice, de bonté et de toute-puissance qui, en créant l’homme à « son image », le tire du néant et le condamne férocement à mort en lui donnant la vie. La Religion, c’est encore le dualisme du Corps et de l’Esprit au lieu du monisme de la nature.
La Propriété, cela signifie la division de l’humanité en classes rivales et ennemies, en riches et en pauvres, en exploiteurs et en exploités, en gouvernants et en esclaves travaillant depuis des millénaires, sans répit ni espoir, « à la sueur de leur front » pour engraisser une minorité infime de parasites malfaisants.
La Famille, hypocrisie suprême ; c’est la paternité physiologiquement incertaine dont la loi fait le pivot du groupe affectif au lieu de la maternité qui ne saurait être douteuse. C’est l’enfant à tout âge qui doit, d’après le § 371 du Code, respect à ses parents et de la femme, que les § § 212 et 213 du même Code condamnent à obéir à son mari, seigneur et maître, qu’elle doit suivre où bon lui semble. La famille, embryon de monarchie, c’est l’inégalité des sexes, la discorde à domicile et la flétrissure de l’amour libre, qui est seul conforme à la sélection naturelle.
La monarchie est la forme politique la plus cyniquement arbitraire qui ait jamais reflété le tréfonds d’antagonismes et d’iniquités des sociétés humaines. Rien que son caractère héréditaire constitue la consécration de l’esclavage du régime. (V. État, société, etc.).
Mais la monarchie, en dépit de son nom, n’a jamais été, au sens absolu du mot, le gouvernement d’un seul. Partout et toujours le roi absolu partageait le pouvoir avec une hiérarchie restreinte, héréditaire, et aristocratique, gouvernant et exploitant la foule des travailleurs, parias et esclaves, au profit de ses privilèges.
Le gouvernement d’un seul, dans le sens exact du mot, n’a jamais été qu’un pieux désir des faibles et des impotents à la recherche d’un homme, incarnation suprême de leur Dieu, qui se chargerait de gouverner la société en comblant de ses bienfaits les bons et en châtiant les méchants.
Même les Républiques historiques qui sont des progrès indéniables — moralement — sur l’abjection monarchiste, comme le Salariat l’est sur l’esclavage antique, ne sont, elles aussi, qu’un moyen de gouverner et d’asservir le peuple producteur, sous le voile hypocrite de la souveraineté nationale, aux élus de la naissance et de la fortune.
L’histoire de l’humanité, a dit Büchner, est un épouvantable cauchemar d’où émergent trois points lumineux : la Grèce antique, la Renaissance et la Grande Révolution Française, c’est-à-dire l’aspiration vers le beau, la prise de possession de la Terre avec la conquête du Ciel, et l’affirmation des Droits de l’Homme, complétée par le Manifeste des Égaux réclamant l’égalité de fait, l’égalité économique.
Le reste de l’histoire humaine appartient, hélas ! aux rois et aux prêtres, à ce cauchemar sinistre dont parle le philosophe matérialiste allemand et qu’éclairent seuls les bûchers des suppliciés. La royauté, l’empire, la monarchie… un long cri d’angoisse répond il cette évocation, à cette horreur des horreurs !
Comme Jéhovah, d’après la Bible, n’a pu trouver un juste à Sodome et Gomorrhe, nous ne voyons pas un monarque, mais pas un seul — Marc Aurèle, l’empereur philosophe y compris —, qui, en bonne justice, n’aurait pas dû être mis à mort en vertu de cette loi d’hygiène et de préservation sociale qui dit que celui qui se met au-dessus de l’humanité doit être extrait du nombre des vivants.
Les antiques monarchies de l’Orient, l’égyptienne, l’assyrienne, la mède et la persane étaient des despoties pures. L’assyrienne et la chaldéenne, avec sa somptueuse capitale Babylone, aux jardins suspendus de Sémiramis et aux cent tours, est caractérisée par la légende qui veut que, pendant une orgie qui eut lieu au palais du roi, des lettres de feu apparurent sur les murs formant les mots mane, thecel, phares, c’est-à-dire pesé, compté, divisé… et Babylone fut détruite et rasée.
Au pays des Pharaons, la vanité des monarques sacrifiait la vie de milliers d’hommes, de fellahs, pour se faire construire des monuments funéraires, vieux comme la pyramide de Chéops de 6000 ans et atteignant 150 mètres de hauteur. Pour excuser les Pharaons on a prétendu que les pyramides avaient été édifiées pour faire des observations astronomiques. Elle y ont été partiellement affectées, mais ce goût des Pharaons constructeurs pour l’astronomie semble tout de même douteux.
Les Romains, sur lesquels nous avons pris modèle pour les lois, ont été un grand peuple, mais féroce, le peuple des cirques, du panem et circenses, des combats des gladiateurs et du fameux : Christianos ad leones !
César – ave Cesar morituri te salutant ! – se tenait dans sa loge et donnait le signal du combat et il pouvait, si tel était son bon plaisir, ordonner la mort ou faire grâce au vaincu. Police verso, police recto ! César, le modèle des dictateurs, qui frayait la voie à l’Empire, à Rome avait été « l’amant de toutes les femmes et le mignon de tous les hommes ». Il fut aussi l’amant de la célèbre Cléopâtre qui, après « s’en être servis » jeta ses amants en pâture aux crocodiles.
À ce César nous devons les mots ailés : À son batelier : « Tu portes César et sa destinée ». Au Sénat romain, le message : « Veni, vidi, vici ». (Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu). Et aussi le fameux : Si vis pacem, para bellum. (Si tu veux la paix, prépare la guerre)… et le monde, pendant des siècles, a saigné par tous les pores.
Et les successeurs de César, les empereurs romains ? Une collection de sadiques et de monstres, depuis Tibère et Néron en passant par Caracalla jusqu’au chrétien Constantin !
Voici le moyen-âge. Si ce n’est pire, ce n’est guère mieux. Comme levée de rideau sur le moyen-âge, voici d’abord Attila et l’invasion des Huns, « sous les chevaux desquels l’herbe ne repoussait plus » ; puis celle des Normands ; ensuite cette parole consolatrice, pendant le massacre de Béziers : « Dieu reconnaîtra les siens ! » Les Croisades, les guerres et les déchirements de l’Allemagne éternellement morcelée par ses princes et ses grands. L’invasion des Mongols, en Russie, Ivan le Terrible. L’Inquisition en Espagne !…
En France, la monarchie élective – dit-on – cède la place à la monarchie héréditaire qui s’établit avec Hugues Capet en 987. Louis VIII fait encore sacrer son fils. Saint Louis en fait autant pour le sien et les rois se maintiennent en équilibre entre la noblesse et la bourgeoisie en lutte.
Mais, avec les Bourbons, commence la royauté absolue : toutes les libertés meurent à la fois, la liberté politique dans les États, la liberté religieuse par la prise de La Rochelle et la liberté littéraire par la création de l’Académie française.
Sous Louis XIII, Richelieu achève la consolidation monarchiste de la France et Louis XIV, le « roi soleil », ose dire en 1661 « L’État c’est moi ! », mot qui a trouvé son pendant dans la parole qu’un courtisan adressait à Louis XV, en lui désignant la foule : « Sire, tout ce peuple est à vous ! »…
Sur le tout, se brochent des guerres de succession et des guerres religieuses, jusqu’au jour où le couperet de la guillotine met fin à l’effrayante mascarade royaliste… Mais, hélas ; pour un temps seulement. Car le jeu sinistre a recommencé de plus belle avec le grand assassin, Napoléon Ier, restaurateur de l’esclavage des Noirs et de la marque infamante et qui disait cyniquement, après la bataille d’Austerlitz : « Ce n’est rien, une nuit de Paris réparera tout cela ! »…
Contrairement à ce qui s’est passé en France dans la seconde moitié du moyen-âge, où la royauté tenait la balance entre la noblesse et la bourgeoisie, en Angleterre la royauté absolue fut vaincue, parce que nobles et bourgeois firent cause commune contre elle…
À l’heure où nous sommes, en l’an de grâce 1931, la royauté, après avoir passe par toutes les variantes de l’hypocrisie « constitutionnaliste », semble définitivement vaincue, mais le fascisme, qui n’est qu’un bonapartisme vêtu à la moderne, guette la Révolution au premier tournant de l’histoire qui se présentera. Cela ne saurait faire le moindre doute.
La situation mondiale est périlleuse, angoissante au premier chef. La vieille société décomposée né veut pas mourir et la nouvelle ne sait pas naître.
Il n’y a plus de parti monarchiste proprement dit parce qu’il n’y a plus de mouvement foncièrement républicain égalitaire et libertaire. Droite et Gauche, discréditées toutes les deux, se confondent – tout en se combattant, – dans la défense de l’ordre social actuel.
Les partis révolutionnaires (socialistes de gauche, communistes et anarchistes) sont chaotiques et manquent de plate-forme nette, précise pour le combat révolutionnaire. Et cependant cette plate-forme, qui rallierait toutes les bonnes volontés révolutionnaires, serait facile à trouver.
Le Droit n’est rien sans la Possibilité de s’en servir. La République politique, pour aussi radicale qu’on la suppose, n’est rien si elle n’est doublée de la République économique.
Socialiser la production à la russe sans supprimer le salariat et sans établir le droit égalitaire de chacun sur le rendement social n’est qu’une demi-mesure.
Laissons dire ceux qui prétendent que le progrès ne peut s’accomplir que par étapes. Compter là-dessus, c’est se condamner à tourner éternellement sur place.
Ce n’est qu’en brisant la chrysalide que le papillon prend son vol. Ce n’est qu’en renversant l’État et en tuant le régime de la propriété que nous pourrons établir la République Sociale, la société sans Dieu ni maîtres dans laquelle tous les hommes et toutes les femmes seront économiquement égaux, intellectuellement affranchis et moralement solidaires. – Frédéric Stackelberg.
MONDE Voir Terre, Univers, etc.
MONISME n. m. (de monos, seul). Doit être dit moniste tout système, matérialiste ou spiritualiste, il n’importe, qui prétend expliquer l’univers à l’aide d’un seul élément. Dès l’origine, les penseurs s’efforcèrent de simplifier l’apparent fouillis que constituent les phénomènes, de ramener le multiple à l’un, le particulier à l’universel. Pour les premiers philosophes grecs, il n’existait qu’une substance fondamentale, la matière, force vague et mal définie qui engendrait tout ensemble et les êtres vivants et les corps inorganiques. Plus tard, la matière supposée passive et inerte fut opposée à l’esprit, essentiellement actif, et l’on aboutit au dualisme cher aux scolastiques, ainsi qu’à Descartes. Dans l’homme se rencontreraient deux principes hétérogènes, l’âme, d’une part, le corps de l’autre ; dans l’univers à côté de la matière coexisterait un esprit éternel, infini, nécessaire : Dieu, qui en fut le créateur ou l’ordonnateur. Mais Spinoza revint à l’idée d’une substance unique. Étendue et pensée, en d’autres termes matière et âme, sont pour lui deux attributs, les seuls que nous connaissions, de la substance divine constitutive de toute réalité. Aussi ancien probablement que la philosophie, puisque nous le retrouvons dans les premiers livres de l’Inde, le panthéisme, aux formes très variables et que le christianisme ne parvint pas à tuer définitivement même en Europe, confond d’ordinaire le monde et dieu en un être unique.
Nombreux furent les penseurs du xixe siècle qui admirent de même que les substances dites individuelles et contingentes étaient des déterminations, des modalités, d’une substance simple, immuable, infinie. Dieu serait immanent et dans l’ensemble de l’univers et dans chacun des êtres qui le composent ; non seulement il n’existerait pas sans les individus, mais il n’aurait d’être et de réalité que dans et par les individus. Aujourd’hui, le monisme, dont la vogue fut si grande au début du xxe siècle, continue de désigner des systèmes absolument irréductibles. Celui de Haeckel par exemple, tout à fait matérialiste, s’oppose à l’idéalisme moniste des penseurs protestants. Selon Haeckel, matière et énergie sont les deux attributs inséparables d’une substance unique, qui explique la vie et la pensée au même titre que les phénomènes inorganiques. Elle est la raison d’être de notre, univers pris dans sa totalité, comme dans ses détails ; aussi point de science véritable qui ne repose sur l’expérience. Les prétendues révélations divines sont de vaines illusions ; c’est du travail de nos sens et des cellules nerveuses de notre cerveau que résulte la connaissance ; les sciences de l’esprit sont en conséquence un simple chapitre de la biologie. Bien d’autres philosophes, dont les idées varient par ailleurs, voient dans la matière le fond commun d’où tout sort, même la pensée. Et la majorité des savants actuels, de ceux à qui l’intérêt ne ferme pas la bouche, semble s’être ralliée à cette conception radicalement contraire aux fallacieuses suppositions des théologiens catholiques. Mais il existe un monisme spiritualiste, qui fait de la pensée le principe primordial de tout, même de la matière. Le système des monades, soutenu par Leibniz, en fut l’annonciateur dans les temps modernes ; d’autres doctrines sont nées depuis, qui s’inspirent plus ou moins de Pythagore, de Platon, des Alexandrins. Une même pensée animerait l’univers ; et, sous des formes différentes, une intelligence assez forte percevrait un thème identique, et dans le monde sensible, et dans le monde moral, et dans le monde des idées. Malheureusement, ces traductions en langages différents de l’idée divine, génératrice de l’univers, restent indéchiffrables pour nous ; c’est une sorte d’instinct qui d’ordinaire nous avertit qu’en définitive le multiple se ramène à l’un. Pour le monisme idéaliste, qui fut très florissant dans les universités anglo-saxonnes, le monde n’est pas une collection de faits, mais un grand fait unique, qui renferme tout. Un esprit absolu, Dieu crée les faits particuliers par cela même qu’il les pense, comme le romancier crée les personnages de ses livres, comme le rêveur crée l’objet de ses songes. L’univers et l’absolu sont un seul fait ; les deux se compénètrent, car être, pour une chose finie, consiste à être un objet pour l’absolu, et, pour l’absolu, être c’est penser l’ensemble des objets particuliers, le tout. Une revue de Chicago, The Monist, se donna comme mission de répandre ces idées parmi les protestants : elle avait comme maxime cette pensée, que l’on déclare admirable et qui est simplement absurde : « Imitons le Grand Tout ». Ces rêveries métaphysiques qu’aucune preuve n’étaie, que la science positive contredit à chaque instant, sont à ranger parmi les mythes dépourvus de tout fondement. S’il est moins poétique, le monisme matérialiste apparaît infiniment plus vrai.
À l’opposé du monisme se place le pluralisme qui proscrit la recherche de l’unité et considère chaque fait comme pouvant être seul de son espèce. William James « admet comme possible que la somme totale absolue des choses ne fasse jamais l’objet d’une expérience positive, ou ne se réalise jamais ni en aucune façon sous cette forme, et qu’un aspect de dispersion ou d’incomplète unification soit la seule forme sous laquelle cette réalité s’est constituée jusqu’à présent ». Ce philosophe a mis le pluralisme au service du spiritualisme et de la religion, ce qui explique l’immense succès obtenu par ses écrits. Mais le pluralisme s’accommode aussi du matérialisme et de l’athéisme le plus complet, ainsi que l’ont montré des penseurs de très grand mérite. (Voir pluralisme.)
C’est dans le plan expérimental que doit être placé le problème du monisme, à notre avis ; fantaisies théologiques, chimères métaphysiques peuvent seulement nous divertir. Or, dans toutes les branches du savoir positif, on tend à rattacher les faits à des lois, et les lois particulières à des lois plus générales. De là les grandes théories, celle de l’unité de composition des corps en chimie, les doctrines électromagnétiques et les thèses d’Einstein en physique, etc. Et les découvertes qui résultent de ce besoin d’unité démontrent, semble-t-il, qu’il répond à la réalité des choses, autant qu’à une inclination subjective. Mais si le monisme est admissible au point de départ, c’est le pluralisme qui convient au point d’arrivée. Partie de l’un, la nature aboutit au multiple ; et de même que le modèle l’emporte sur l’image, l’individu l’emporte sur les abstractions idéologiques auxquelles on s’efforce de le rattacher. Excellente pour établir la filiation des causes, la tendance à l’unité deviendrait régression dangereuse si elle voulait interdire l’infinie diversité dont témoignent et la vie et la pensée. « Un sanglant désir d’unité aveugle certains esprits. Il ne comprennent pas que l’harmonie totale doit résulter de la diversité individuelle, non d’une impossible et néfaste uniformité. » — L. B.
Bibliographie : E. Haeckel : Le Monisme ; les Énigmes de l’Univers, etc…
MONNAIE n. f. (latin moneta). La forme primitive de l’échange fut, sans doute, le troc. Mais faut-il admettre, avec les économistes, que celui-ci, à l’origine, consistait à donner les objets dont on pouvait se passer pour obtenir ceux dont on avait besoin ? Rien de moins sûr. L’homme de la horde primitive n’envisageait pas les choses d’un point de vue objectif, il n’en appréciait pas l’importance d’après leurs propriétés matérielles et sensibles, mais plutôt d’après les sentiments que suscitaient chez lui les pouvoirs occultes qu’il leur attribuait. Les premiers échanges ne comportaient pas de mesures, les premières transactions ne furent pas des contrats privés, mais en quelque sorte des actes religieux, publiquement sanctionnés. Les cessions immobilières ont longtemps conservé ce caractère.
Le commerce, tel que nous l’entendons, a eu vraisemblablement sa source dans la dissemblance des produits du sol, entre peuples éloignés, et la division du travail, au sein des groupes particuliers. Mais cette division fut accompagnée d’une hiérarchisation des fonctions et d’une subordination des droits. La force, l’autorité présidaient à la répartition des produits entre les membres des familles et des clans. Dans les relations entre clans différents, la notion d’équilibre des services, de rétribution du travail, n’influaient qu’obscurément, elle était effacée par le sentiment de convoitise excité par la vue même de l’objet rare, par le monopole. Les échelles de comparaison entre les richesses faisant l’objet du troc étaient donc essentiellement arbitraires, et lorsque la multiplication des échanges eut éveillé l’idée d’une commune mesure entre les diverses matières, l’étalon fut défini sans précision et ne prit qu’à la longue l’aspect d’un symbole. Chez les peuples chasseurs, on choisit des peaux de bêtes, des armes ; certaines pierres taillées avec des soins particuliers dans des roches de provenance lointaine auraient servi de monnaie ; chez les peuples pasteurs, ce furent des têtes de bétail : il nous en est resté le mot pécune, de pécas (bétail), capital, de caput (tête) ; chez les agriculteurs, ce furent des produits du sol, céréales, noix… À la naissance de l’industrie, ce furent des objets manufacturés, pièces de toile, objets de parure, particulièrement en métaux précieux universellement désirés.
La monnaie telle que nous la connaissons, matière dont une quantité déterminée et garantie sert d’étalon de valeur pour toutes les marchandises, fut longtemps avant d’entrer en usage. Dans notre occident, elle paraît avoir été inventée en Grèce, vers 900 avant J.-C., et peut-être aussi en Lydie, d’Asie mineure. Elle ne fut introduite en Égypte que lors de la conquête par les Perses, d’où le nom de la pièce Dariques, de Darius. À Rome, ce ne fut qu’au milieu du ve siècle avant J.-C. que fut usitée une monnaie véritable en cuivre estampillé dont l’État monopolisait la fabrication. Cette correspondance entre la valeur et l’utilité du cuivre marque le caractère réaliste du peuple romain. La conquête du monde au ive siècle, faisant affluer à Rome les trésors enlevés aux vaincus, amena l’emploi des métaux précieux. Dès le début de l’empire, l’Empereur se réserve la frappe de l’or et de l’argent, abandonnant au Sénat celle du cuivre, monnaie d’appoint.
Par le choix de l’or, la monnaie se rattache à la parure. « Si nous consultons l’histoire, l’or semble avoir été employé en premier lieu comme une matière précieuse propre à l’ornementation, secondement comme moyen d’accumuler de la richesse, troisièmement comme moyen d’échange et enfin comme une mesure de la valeur. » (Stanley Jevons). De droit, l’or appartient aux puissants ; le monnayage est le privilège des rois ; les pièces sont marquées de leurs sceaux. « Comme on les employait pour indiquer la propriété et ratifier les contrats, ils devinrent un symbole d’autorité. » (S. J.) Le souverain devient, en effigie, partie dans toutes les transactions, s’effectuant même loin de ses yeux. Faisant équilibre à tous les produits, la monnaie frappée à l’image de César indique que toutes les choses de ce monde appartiennent à César. On la lui restitue dès qu’il l’exige, c’est le tribut, c’est l’impôt.
De nos jours, la monnaie est : 1° Un moyen d’échange ; 2° Un étalon de valeur ; 3° Un moyen d’emmagasiner de la valeur.
Pour remplir le premier et le troisième rôle, il faut qu’elle soit une marchandise appréciée que chacun soit disposé à recevoir et veuille détenir. Pour servir à l’accumulation, il faut encore qu’elle soit inaltérable et que son rapport avec les richesses qu’elle représente soit sujet aux moindres variations. Les métaux précieux, toujours recherchés, répondent à peu près à ces conditions ; ils sont peu altérables et quant à leur valeur relative elle ne se modifie que lentement en temps normal. S’il arrive qu’ils soient en surabondance pour les transactions commerciales, la bijouterie les emploie ; si, au contraire, les besoins en numéraire augmentent, les bijoux se vendent pour le monnayage. Pendant de longues périodes la compensation s’établit spontanément sans mesures spéciales. L’usage du billet de banque, des chèques et autres titres de crédit, aide au maintien de l’équilibre.
Pour remplir son deuxième rôle, il faut que la matière qui fournira l’étalon concrétise la qualité commune à tous les objets échangeables que nous considérons comme constituant la valeur. Sans insister ici sur la notion de valeur (voir ce mot), nous pouvons dire que la tendance moderne est de concevoir une corrélation entre la valeur et le travail. L’équité exige que lorsque des hommes échangent entre eux produits et services ils ne fassent état d’autre chose que de la quantité de leur propre travail qu’ils leur ont incorporée, sans tirer un profit abusif des dons gratuits de la nature.
Or Marx a montré qu’aux pays de production, l’or est évalué en fonction du travail que l’extraction et le traitement du minerai exigent. Cependant la correspondance n’est pas rigoureuse ; les écarts, en temps ordinaire, ont pu atteindre 10 à 15 %. Ils peuvent occasionnellement devenir bien supérieurs avec la découverte de nouvelles mines et, à un moindre degré, avec le perfectionnement de la métallurgie. On y remédierait à la rigueur par le monopole de la production et la mise en réserve du surplus de celle-ci, de telle sorte que la portion introduite dans la circulation correspondit toujours à une même quantité de travail. Notons que pareille mesure ne serait pas possible si l’on prenait comme étalon une denrée de première nécessité. Pourrait-on restreindre la production du blé ou du fer pour leur conserver leur valeur ?
Mais, comme nous l’avons vu, ce ne sont pas des lingots pesés qui servent de monnaie légale, ce sont des disques dont le titre et le poids sont garantis par les États. L’expérience nous montre que c’est l’insuffisance de cette garantie qui motive les plus grands écarts de la valeur. L’altération des monnaies est un procédé dont toujours les gouvernements ont usé pour se tirer d’embarras financiers sans provoquer les récriminations des gouvernés. Au premier siècle de notre ère, l’étalon représentait 7 gr. 80 d’or, au titre de 990 0/00. Au début du iiie siècle, il ne contient plus que 6 gr. 50 et, dès lors, le poids tombe si rapidement que l’or cesse d’être en usage. Le denier d’argent qui, au début de l’empire contenait 3 gr. 41 au titre de 99, voit son titre baisser à 50 % sous Septime Sévère. On le remplace par une pièce de 5 gr. qui tombe bientôt à 3 gr. Le titre n’est plus que 5 %, puis la pièce se réduit à une plaque de cuivre recouverte d’une pellicule d’argent.
Avant la IIIe République, nos rois ont recouru aux mêmes fraudes. Le moyen d’y mettre un terme serait l’adoption d’une monnaie internationale qui obligerait les gouvernements des divers pays à se surveiller mutuellement, si même la frappe n’était pas confiée à un atelier commun. Ce serait au surplus une précaution contre les velléités guerrières, car si une telle mesure ne suffisait pas à assurer la paix, elle apporterait une grande gêne aux expédients financiers des pays belliqueux.
On peut se demander s’il ne serait pas encore plus simple de supprimer l’emploi de la monnaie, l’échange s’opérant par l’intermédiaire de coupures représentant des heures de travail. Nous ne le pensons pas. La garantie de ces billets serait-elle personnelle ou sociale ? Dans le premier cas, il consacrerait une servitude personnelle de l’acheteur envers le vendeur, le premier se reconnaissant débiteur d’une certaine durée de labeur vis-à-vis du second ou de son substitut. Dans le second cas, elle aboutirait à la servitude de tous vis-à-vis de l’État investi des fonctions de garant et bientôt de régulateur de l’activité des citoyens, d’agent obligé de la répartition. Ce serait l’instauration d’un régime essentiellement autoritaire.
Malgré ses inconvénients, la monnaie est, en réalité, un instrument de libération de l’individu. Comme nous l’avons signalé, elle n’était pas usitée en Égypte sous les Pharaons et le peuple n’en était pas moins soumis à un dur esclavage ni moins pressuré. Renoncer à la monnaie métallique n’apporterait aucun soulagement à la misère des hommes si les cadres sociaux n’étaient préalablement transformés. Les relations des hommes avec les choses dépendent avant tout de la façon dont sont conçues les relations des hommes entre eux. – G. Goujon.
MONNAIE. Aristote, dans sa Politique, livre 1er, chapitre III, a retracé en quelques lignes l’histoire de la monnaie, et il n’y a pas grand’chose à ajouter, après tant de siècles, à ce raccourci : « On convint de donner et de recevoir dans les échanges une matière qui, utile par elle-même, fut aisément maniable dans les usages habituels de la vie : ce fut du fer, par exemple, de l’argent ou telle autre substance, dont on détermina d’abord la dimension et le poids et qu’enfin, pour se débarrasser d’un continuel mesurage, on marqua d’une empreinte particulière, signe de sa valeur ou plus exactement de son poids et titre ».
Mais ce n’est qu’après de longs, très longs tâtonnements que les sociétés humaines ont fini par adopter, comme instrument d’échange, un métal précieux, qui ne fut pas toujours, comme le remarque Aristote, l’argent, l’or ou même le platine. Non seulement on s’est servi du fer, mais on a employé (et on emploie encore) le cuivre, le plomb, l’électrum (alliage de 3/4 d’or et 1/4 d’argent) ; bref un corps présentant les avantages nécessaires à un outil de troc : homogénéité, inaltérabilité, divisibilité, malléabilité, facilité de transport.
À l’enfance de la civilisation, on s’est servi de têtes de bétail. Homère chante que tandis que l’armure de Diomède ne coûte que 9 bœufs, celle de Glaucus en coûte 100. On a employé comme monnaie : les coquilles dans l’Amérique du Nord, les cauris en Guinée, le sel à Sumatra et au Mexique, des bouts de paille au Congo, le thé en Tartarie chinoise, le sel et la poudre en Abyssinie, des fourrures dans le territoire de la Baie d’Hudson et ces instruments d’échange ne sont pas encore complètement tombés en désuétude.
Jusqu’à Pierre le Grand, on employait le cuir comme monnaie en Moscovie. Dans les Massachusetts, en 1641, le blé était légalement accepté comme paiement des dettes. En 1669, le tabac servait de monnaie en Virginie. En, 1812, selon ce qu’écrit Adam Smith, dans sa « Richesse des Nations », des tenanciers de cabarets écossais acceptaient encore des clous comme paiement de l’ale qu’ils débitaient. Enfin, jusqu’à la révolution de 1868, les marchandises et les traitements des fonctionnaires étaient, au Japon, évalués en riz.
L’emploi des bestiaux comme monnaie, chez les peuples habitant les rives de la Méditerranée, a laissé de tels souvenirs qu’il a formé le mot pecunia, pécune.
On s’est servi, à l’origine de l’apparition de la monnaie métallique, de barres ou lingots. Dans son Histoire Naturelle, Pline raconte que jusqu’au temps de Servius Tellius, les Romains se servaient, pour leurs échanges, de barres de cuivre grossières. Mais le système des lingots d’or et d’argent, quand ces métaux précieux furent utilisés, présentaient de graves inconvénients : il fallait les peser et les « essayer ». Quand Abraham achète un champ à un personnage du nom d’Ephron pour y ensevelir sa femme Sara, il pèse les 400 sicles d’argent qu’il lui a coûté « en présence des fils de Heth » et probablement de tous ceux qui entraient par la porte de la ville. (Genèse, XXIII.) Plus tard, pour éviter tant de complications – poids, présence de témoins – on trouva plus commode de frapper les lingots d’un sceau officiel, garantissant d’abord la qualité ou l’aloi du métal, puis son poids. Le commerce prenant de grandes proportions, on finit vers le viie siècle avant l’ère vulgaire par avoir recours aux pièces de monnaie, c’est-à-dire à des lingots généralement cylindriques de très petite épaisseur, dont des empreintes, sur la face comme sur le revers, garantiraient l’aloi et la valeur d’échange, lui conféreraient droit de circulation. La pesée ne devenait nécessaire que dans le cas où l’on craignait la fraude.
Jusqu’à une époque récente, les marchands chinois étaient invariablement munis d’une petite balance destinée à peser les lingots, la poudre ou les fils d’or ou d’argent.
L’Égypte des Pharaons ne connut pas les pièces de monnaie. On se servit comme instrument de troc : d’or, d’argent, d’electrum, de cuivre, de plomb, de fer qu’on manipulait sous la forme de pépites, de bourses (contenant paillettes ou poudre), de briques (tuiles, barres, plaques), d’anneaux – forme la plus fréquente – appelée tabnous, divisés en dix kites.
En Grèce, dans les colonies grecques ou les pays influencés par la civilisation hellénique, on a employé plusieurs systèmes monétaires qui dépendaient des circonstances politiques et des conditions commerciales des villes ou pays de frappe, mais quel que fut le système, la drachme (sicle des orientaux) ou la double drachme ou statère, constituait la pièce principale ou étalon.
Dans le système eginétique la drachme d’argent pèse · · · · · · · · · · 6 gr. 28
Dans le système lydien le statère d’électrum · · · · · · · · · · 15 gr.90
La drachme d’argent attique · · · · · · · · · · 4 gr. 36
Le sicle médique ou drachme perse · · · · · · · · · · 5 gr. 60
Le double-drachme ou statère d’argent phénicien · · · · · · · · · · 11 gr. 20
Le Statère ou double-drachme d’or d’Alexandre · · · · · · · · · · 8 gr. 60
Le sicle ou drachme d’argent juif, à l’époque des Macchabées · · · · · · · · · · 14 gr. 25
Le statère ou double-drachme d’argent corinthien · · · · · · · · · · 8 gr. 22
À comparer avec l’ancienne pièce française de 1 franc (5 francs de notre monnaie actuelle) en argent pesant 5 grammes et la pièce d’or de 10 francs d’avant-guerre pesant 3 gr. 226.
Le denier ou drachme d’argent romain pèse 4 gr. 30, le denier d’argent carolingien, puis féodal, n’atteint plus que 2 à 3 grammes.
Les Grecs avaient une monnaie de compte qu’ils appelaient talent (talenton équivaut à plateau de balance, poids) et qui représentait la valeur d’une somme d’or ou d’argent pesant le poids d’un talent (poids variable, mais qu’on peut évaluer en moyenne à 19 kg 500). La drachme grecque se subdivisait en hémidrachme ou triobole, diobole ou 1/3 de drachme, l’obole ou 1/6 de drachme, l’hémi-obole. C’était le système duodécimal.
Nous le retrouvons d’ailleurs chez les Romains. L’as de cuivre de Servius Tellius qui pesait une livre romaine (327 gr.) était divisé en 12 onces. Il fallut attendre jusqu’en 269 avant l’ère vulgaire pour frapper de la monnaie d’argent à Rome et comme l’atelier de monnayage était situé dans une dépendance du temple de Junon Moneta (l’avertisseuse), on donna le nom de moneta (d’où, provient notre mot « monnaie » ) aux espèces qui y étaient frappées. L’or ne fut frappé à Rome qu’au temps de Sylla. L’antique denier romain était divisé en deux quinaires, eux-mêmes divisés en deux sesterces. Sous l’empire romain, la pièce étalon d’or est l’aureus. Constantin établit une nouvelle pièce étalon, le solidus d’or, qui devient, en nos contrées, le sol ou sou.
En France, à partir du moment où le pouvoir central s’affirma, on compta en livres tournois (de Tours, où existait un atelier de monnayage). La Livre tournois se divisait en 20 sols, le sol en 12 deniers, le denier en 2 oboles, l’obole en 2 pite, la pite en 2 semi-pites. Il va sans dire qu’on n’a jamais frappé de livres tournois.
La livre tournois a constamment tendu à diminuer de valeur. En la comparant au franc-or d’avant guerre, elle a valu : de 1258 à 1278 : 20 fr. 26 – de 1278 à 1295 : 20,11 – de 1330 à 1337 : 18,32 – de 1360 à 1369 : 10,82. En 1400, elle ne valait plus que 9 fr. 81 ; en 1450 : 7,12 ; en 1500 : 5,47 ; en 1559 : 4,06 ; en 1600 : 3,15 ; en, 1650 : 2,02 ; en 1700 : 1,52 ; en 1750 : 1,02 ; en 1800 : 0,99. Le prix du métal baissait, mais l’unité monétaire perdait, parallèlement, de son pouvoir d’achat. Il suffit de multiplier par 5 pour convertir les chiffres ci-dessus en francs stabilisés.
Au moyen-âge et dans les temps modernes, pour faire face à leurs embarras financiers les souverains altéraient la monnaie, en modifiaient la valeur à leur gré, ce qui n’était qu’un expédient tout passager, d’ailleurs, les utilités de consommation ne subissant de fluctuations de valeur que dans une limite assez restreinte. L’altération du poids ou du titre des monnaies, les modifications imposées à leur valeur n’avaient d’effet que dans les paiements que l’État avait à effectuer à ses créanciers sur le moment. Après quelques années de chaos, les prix des marchandises et les salaires finissaient par s’harmoniser avec la nouvelle monnaie.
On a discuté très sérieusement sur le droit du Prince (ou de l’État) d’altérer la monnaie ou de faire varier sa valeur. Nicolas Onesme conseiller de Charles V (comme Bodin au xvie siècle) ne lui reconnaissaient pas cette puissance. Le conseiller d’État Lebret. (xviie siècle) reconnaît au Prince, au contraire, le droit de hausser ou de baisser, le prix de la monnaie quand ses affaires l’exigent. Montesquieu (Esprit des Lois, XXII, chap. 11) et le juriste Pothier sont du même avis, avis qu’a confirmé le Code Civil en son article 1895, qui énonce que « l’obligation qui résulte d’un prêt en argent, n’est toujours que de la somme numérique énoncée au contrat. S’il y a eu augmentation ou diminution d’espèces avant l’époque du payement, le débiteur doit rendre la somme numérique prêtée, et ne doit rendre que cette somme dans les espèces ayant cours au moment du payement. » Au fond, c’est la thèse de Philippe-le-Bel qui a prévalu, mais, comparé aux stabilisations d’après-guerre, son faux monnayage apparaît comme lamentable : les ministres des finances de ce roi fameux n’étaient que des apprentis au regard de nos conseillers ès-finances contemporains.
L’or et l’argent ayant été trouvés trop incommodes on a fini par remplacer, pour les grosses transactions, la monnaie métallique par la « monnaie fiduciaire » – billets de banque d’État, bons du Trésor – dont l’emploi repose sur la confiance et le crédit, c’est-à-dire sur l’assurance qu’elle peut être à volonté échangeable ou remboursable contre de la monnaie métallique. Il est évident que l’emploi de la monnaie fiduciaire saine évite non seulement l’usure et les ennuis du transport, mais des frais d’assurance, etc.
Quand l’État ne se trouve plus en mesure de rembourser par de la monnaie métallique la monnaie fiduciaire, il décrète que cette dernière aura cours forcé et le papier-monnaie devient l’unique instrument d’échange des habitants du territoire où son emploi est devenu obligatoire. Que nous voilà loin du lingot primitif, monnaie réelle ! Quelle évolution de cette barre de métal qu’on pesait et qu’on essayait de façon à ne point être trompé ni sur la qualité ni sur la quantité, au billet de banque dont la circulation est imposée et dont la valeur est fictive, puisque non remboursable.
Dans ses Premières Notions d’Économie politique, M. Charles Gide écrit que la monnaie « est un des plus admirables instruments inventés par l’homme, tout comme l’alphabet ou le système décimal et qui, tout comme ceux-ci, peut servir indifféremment au mal ou au bien ». Citant l’exemple de certains pays d’Afrique où, en partie, à cause du manque de monnaie, les Noirs sont victimes de l’exploitation la plus éhontée, il constate que « l’avènement de la monnaie est pour eux une libération ».
Si la plupart des communistes-anarchistes prévoient – un peu trop hâtivement – la suppression de toute monnaie dans les transactions que les humains peuvent conclure entre eux – un grand nombre d’individualistes anarchistes (spécialement ceux rattachés à la tendance B. Tucker — J.-H. Mackay – E. Armand) revendiquent le droit d’user d’une valeur d’échange-monnaie au cours des transactions qu’ils peuvent avoir à réaliser soit avec les autres humains, soit plus simplement avec leurs camarades. La frappe libre de la monnaie métallique et la libre émission de la monnaie fiduciaire figurent en bonne place dans la liste de leurs revendications.
Du moment qu’on se refuse à admettre le communisme général de la production et de la consommation, cette attitude est compréhensible et évidemment justifiable. Les individualistes anarchistes n’acceptent point qu’il suffise à un être quelconque de se présenter à un comptoir ou à un magasin – sans justification du travail intellectuel ou manuel qu’il a accompli – pour se procurer tout ce dont il a besoin. Il n’admettent pas la suppression de l’échange entre individus pris personnellement ni son remplacement par un centre privilégié, imposant son intervention. Ils veulent pouvoir jouir personnellement du produit intégral de leur labeur obtenu sans l’exploitation du travail d’autrui et cela grâce à leur possession, à titre individuel et inaliénable, du moyen de production (sol, outils, engins divers). L’échange direct entre producteurs-consommateurs, isolés ou associations, sous-entend une valeur et peu importe sa base : peine que l’objet ou la transformation de la parcelle de matière a coûté ou rareté de l’utilité. La monnaie apparaît comme la représentation ou le signe représentatif par excellence de cette valeur ou affirmation de l’effort personnel.
Peu importe, d’ailleurs, au point de vue anarchiste, la forme et la base de la monnaie servant aux échanges ou trocs entre isolés, associations ou fédérations d’associations. Dans un milieu individualiste où n’existeraient ni domination, ni exploitation ou interventionnisme d’un genre quelconque, les étalons, les mesures de la valeur, les instruments d’échange pourraient varier à l’infini. Ils se concurrenceraient et cette concurrence-émulation assurerait leur perfectionnement. Chaque personne, chaque association se rallierait au système cadrant avec : son déterminisme, s’il s’agit d’individualités – avec le but qu’elle se propose, s’il s’agit d’associations. Par conséquent, de l’individu ou de l’association frappant ou émettant par ses propres moyens sa valeur d’échange-monnaie à l’association créée spécialement pour frapper de la monnaie métallique ou de la monnaie fiduciaire, il y a de la marge. Comme il y a de la marge du bon-heure de travail ou du bon de consommation à la pièce de monnaie-instrument d’échange. Or, il n’est aucune de ces conceptions qui ne puisse trouver place en une économie individualiste anarchiste. D’où s’ensuit que les individualistes considèrent comme relevant de l’ordre archiste tout milieu social, toute organisation qui les empêcherait de se servir de monnaie ou valeur d’échange, ou encore d’en préconiser l’emploi. – E. Armand.
Ouvrages à consulter. – A. Arnauné : La monnaie, le crédit et le change. – L. Bamberger : Le métal argent à la fin du xixe siècle. – J. Decamps : Les changes étrangers. – P. Decharrne : Les petites coupures de billets. – Delmar : La valeur des métaux précieux. – Yves Guyot : Le probl. de la déflation monétaire. – Irving Fischer : L’illusion de la monnaie stable. – Stanley Jevons : Économie politique. – G. Lachapelle : Les batailles du franc. – G. Boris : Probl, de l’or…, etc.
MONOANDRIE, MONOGAMIE n. f. Monoandrie (du grec monos, seul, et andros, homme), état d’une femme mariée à un seul homme, se rapporte exclusivement au sexe féminin ; Monogamie (du grec gamos, mariage), état de la femme mariée ou unie à un seul homme ou de l’homme marié ou uni à une seule femme s’applique à l’un comme à l’autre sexe. Monogame s’entend également de l’état d’une personne qui n’a été mariée qu’une seule fois.
La Grèce et Rome, polythéistes, n’ont jamais attribué qu’une importance relative à la monogamie et toujours dans un sens favorable à l’élément masculin du couple.
À Rome, le concubinat, admis en dehors du mariage, jouissait d’un statut légal.
Les dieux de l’Olympe donnaient de si fréquents coups de canif dans le contrat matrimonial qu’il aurait fallu à leurs sectateurs une dose de naïveté peu commune pour prendre la monogamie au sérieux.
On trouve dans notre code une allusion à cette légalisation du concubinat, puisque le fait d’entretenir une concubine hors du domicile conjugal ne constitue pas un délit. D’ailleurs, alors que la femme convaincue d’adultère est passible d’emprisonnement de trois mois à deux ans (C. pén. § 337), le mari qui aura entretenu une concubine dans la maison conjugale s’en tire avec une amende de 100 à 2.000 francs (C. pén. § 339).
Il fallut le christianisme – monothéiste – pour faire apparaître la monogamie comme un idéal religieux et social. Selon la thèse chrétienne, le mari est censé aimer son épouse comme le Seigneur aime l’Église – c’est la définition paulinienne des rapports entre conjoints ; des enfants sont la suite de l’union conjugale et la famille qui en résulte est une reproduction en miniature de la communauté chrétienne. Dans ces enfants, le couple chrétien se voit et se sent continué, en attendant de poursuivre spirituellement, au-delà du tombeau, l’union commencée charnellement ici-bas, il est vrai, mais sanctifiée par un sacrement. De l’autre côté de la tombe, les parents retrouvent également leurs enfants. Comme il est entendu que, dans la Cité céleste, il n’y a pas de différenciation sexuelle, cela résout bien des difficultés.
Dans la société chrétienne (et la société civile lui ressemble beaucoup en ce domaine), la femme et les enfants obéissent au mari comme l’Église obéit à son chef spirituel : l’hérésie, c’est-à-dire l’affirmation d’une volonté autre que celle de l’époux ou du père – n’est pas plus admissible dans la famille que dans l’Église. Domestiques, soyez soumis à vos maîtres ; femmes, soyez soumises à vos maris ; enfants soyez soumis à vos parents – tel est l’idéal chrétien, celui du moyen âge et celui de la société moderne, dont tous les codes, malgré certains adoucissements de détail, reflètent cette conception religieuse des conséquences de l’union monogame.
Voici quelques articles du Code Civil qui suffiront à convaincre tout lecteur impartial de la corrélation existant entre la conception canonique du mariage et la notion laïque.
Si l’article 214 exige que le mari protège sa femme (comme le Seigneur le fait pour l’Église), la femme doit obéissance au mari ; elle est obligée d’habiter avec son mari et de le suivre partout où il juge à propos de résider ; Un arrêt de la Cour de Cassation (9 août 1826) a décidé que le mari dont la femme refuse d’habiter avec lui peut l’y contraindre manu militari ; un autre arrêt (26 juin 1878) a décidé que les juges peuvent prononcer une condamnation à des dommages-intérêts contre la femme pour la contraindre à réintégrer le domicile conjugal.
Quant à l’enfant issu du mariage monogamique, voici le statut qui le régit : il reste sous l’autorité de ses père et mère jusqu’à sa majorité ou son émancipation ; le père seul exerce cette autorité durant son mariage ; l’enfant ne peut quitter la maison paternelle sans la permission de son père, si ce n’est pour enrôlement volontaire, après l’âge de 18 ans (art. 372, 373, 374 du Code Civil). Le père a même le droit d’interdire à ses enfants toute communication avec les membres de la famille ; il faut qu’il s’agisse des ascendants pour que les tribunaux puissent intervenir et autoriser de simples visites (Cour de Cassation, arrêts du 28 juil let 1891 et du 12 février 1894).
Bien plus, si l’enfant est âgé de moins de seize ans, le père peut, s’il en est gravement mécontent, le faire détenir pendant un mois au plus, sans que le président du tribunal d’arrondissement puisse refuser de délivrer l’ordre d’arrestation (C. civ. § 376).
Pour en revenir à la conception chrétienne du mariage, il convient de remarquer ici que le christianisme ne faisait que répéter et accomplir le mosaïsme – autre religion monothéiste – qui prescrivait un châtiment très rigoureux pour l’adultère de la femme. Jésus n’a jamais sanctionné l’adultère. S’il s’est refusé à condamner la femme adultère (et ce récit manque dans les missels les plus anciens), c’est parce que ceux qui voulaient lapider la malheureuse faisaient, en secret, la chose qu’ils lui reprochaient. Dans son entretien tout spirituel avec la Samaritaine, Jésus lui fait bien remarquer que l’homme avec lequel elle vit n’est pas son mari (Jean, VI). D’ailleurs, il est de toute évidence qu’il s’agit uniquement ici d’une relation symbolique : puisque les juifs orthodoxes ne veulent pas du message divin, il sera porté aux hétérodoxes, tels les Samaritains, et même des femmes aux mœurs dissolues l’entendront.
Il suffit de lire le xixe chapitre de Matthieu et le xe de Marc – deux évangiles les plus imprégnés de l’esprit mosaïque – pour se rendre compte que Jésus était hostile au divorce ou à la répudiation, sauf en cas d’adultère. Dans le chapitre précité de Marc, il déclare nettement : « Celui qui répudie sa femme et en épouse une autre commet adultère à son égard ; si une femme quitte son mari et en épouse un autre, elle commet adultère ».
Il va sans dire que pour examiner le problème de la monogamie, les individualistes anarchistes se placent à un tout autre point de vue que la société actuelle, toute saturée d’esprit judéo-chrétien.
On peut considérer comme cellule fondamentale d’un milieu social donné la famille – le couple – l’individu. Si l’on considère l’unité humaine, prise isolément et personnellement, comme la cellule initiale du groupe, on y relativera la forme de vie sexuelle qui s’y pratiquera à l’individu, envisagé à part toute cohabitation, toute limitation à son expansion sentimentale ou sexuelle, tout sentiment de propriété affective ou corporelle, toute entrave à sa recherche de désirs ou de sensations.
Le problème de la monogamie consiste à savoir si cette expression de la vie sexuelle, même pratiquée temporairement, est restrictive ou non de la liberté personnelle dans le domaine sexuel – si elle favorise ou non les possibilités d’expérience et d’initiative individuelles dans tous les domaines – si elle est bonne conductrice de sociabilité – si, en un mot, les avantages qu’elle procure compensent les pertes qu’elle occasionne.
Lorsque Edward Carpenter fait remarquer qu’à force de cohabitation et de fidélité ou d’exclusivisme sexuel ou sentimental, les éléments du couple finissent par se ressembler non seulement moralement, mais encore physiquement, il énonce, sans en tirer toutes les conséquences, une constatation qu’aucun individualiste ne saurait enregistrer sans frémir en son for intime. Il n’est pas question ici de débauche ou de laisser aller sexuel, la question est bien plus haute. Que du fait de l’exercice de la monogamie, un individu puisse se fondre tellement dans un autre qu’il en perde sa faculté propre de raisonner, de chercher, d’apprécier, de choisir – voilà qui ne peut s’admettre dans un milieu basé sur l’ego, l’unique.
Même s’il n’y avait pas absorption, s’il y avait simple amputation des attributs personnels de l’un des éléments du couple par suite de la supériorité ou de l’influence de l’autre élément, le milieu individualiste y perd nécessairement. Les désirs, les initiatives, les espoirs refoulés sont autant de pertes sèches pour lui, puisqu’il ne saurait jouir des conséquences que tout cela pourrait provoquer. Pour un milieu basé sur le fait individuel, l’accaparement ou l’exclusivisme monogamique est un rapt ou un vol : il ne peut pas être un facteur de sociabilité. Là où un des composants du milieu individualiste aliène son autonomie sentimentale ou sexuelle à un seul de ses coassociés, il devient comme un étranger, un hors-du-camp par rapport aux autres, dans ce domaine tout au moins et nous savons quelle est l’étendue de son rayonnement.
La monogamie est-elle productrice d’autonomie individuelle, toute question sentimentalo-sexuelle mise de côté ? Favorise-t-elle davantage les possibilités d’expansion individuelle, de liberté de choix d’expérimentation, de conclure des contrats. Voilà le problème posé au point de vue individuel et il n’est pas ailleurs.
On ne peut nier que la monogamie tende sans cesse à sacrifier à l’autre l’un des éléments du couple – tantôt l’un, tantôt l’autre dans les circonstances les plus favorables. L’un des éléments s’abstiendra de passer certains contrats parce que l’une ou plusieurs de ses clauses déplaisent à l’autre élément ; ce dernier s’interdira, mû par le même motif, certains, déplacements certaines tentatives, certaines aspirations même ; il renoncera à fréquenter certaines personnes. Tout cela parce que ces contrats, ces tentatives, ces aspirations, ces fréquentations risquent de troubler l’harmonie sans laquelle la monogamie cesse d’être praticable. De sorte que les individualistes anarchistes n’ont pas tort de reprocher à la monogamie d’impliquer abstention, restriction, refoulement, résignation.
Que ce soit au point de vue intellectuel, éthique, sentimentalo-sexuel, la fréquentation simultanée de plusieurs individualités ne peut que profiter à l’ego. Il en est de cette fréquentation comme d’un voyage à la découverte : faire connaissance d’autres coutumes que celles auxquelles on est habitué, fouler d’autres sols, contempler d’autres panoramas, s’assimiler de nouveaux dialectes, enrichit inévitablement l’explorateur. La connaissance intime de plusieurs autruis peut faire jaillir des profondeurs du moi des aspects nouveaux de la personnalité, aspects qui seraient à jamais demeurés ensevelis et stériles sans cette occasion.
Ces considérations diverses – et on pourrait les étendre – indiquent pourquoi les individualistes anarchistes, ne considèrent pas la monogamie comme favorable a l’expansion de l’unité individuelle ou de tout milieu basé sur le fait individuel. Toute réserve étant faite pour certains déterminismes particuliers, se révélant à la suite d’expériences loyalement faites et ayant assez duré pour en tirer une conclusion.
Nous n’ignorons pas que, dans la société actuelle, les conditions économiques permettent difficilement à la femme de se tirer d’affaire toute seule. Mais on ne, voit pas pourquoi une association d’ordre économique entre un homme et une femme – qu’elle soit basée sur l’affinité idéologique, la communauté de vues au point de vue éthique, un rattachement d’ordre affectueux ou autre – impliquerait fatalement observation de la restriction à la capacité d’essai, entrave à la saisie des occasions, exclusivisme monopolisateur. Il ne peut venir à l’esprit d’un individualiste anarchiste, femme ou homme, parce que, dans le ménage, il apporte tout ou partie des ressources indispensables à son fonctionnement, de proposer un contrat restreignant l’amplification individuelle, limitant le champ d’expériences de son ou de ses coassociés. De tels contrats entre camarade ne peuvent se supposer. Même une association de camaraderie amoureuse ne saurait interdire a ses membres (sauf lorsqu’il y a à redouter l’intrusion d’éléments archistes, suspects, un danger d’indiscrétion ou quelque péril pour l’ensemble) d’entretenir des relations affectives avec des personnes n’appartenant pas à l’association dont ils font partie.
On peut comprendre et admettre qu’un des membres de l’association économique ou idéologique veuille être monogame pour son propre compte, mais qu’il l’impose à un ou plusieurs de ses coassociés, cela ne peut s’imaginer entre gens respectueux de l’autonomie d’autrui. Parce qu’on fait « bouillir la marmite », tracer des limites aux possibilités d’expansion de ses cohabitants, ce n’est pas compréhensible de la part d’un anarchiste, c’est-à-dire d’un humain dont la préoccupation principale est non la question économique, mais la délivrance de la tutelle autoritaire. Tout au moins, quand il s’agit de ceux de « son monde », de ceux qui parlent la même langue que lui. – E. Armand.
(Voir : polygamie, sexe, sexualité, sexuelle (morale), etc., etc.
MONOGÉNISME n. m. (de monos, seul, et genos, race). Théorie qui fait remonter à un type primitif unique toutes les races du globe (voir Races). Religions antiques, christianisme, traditions l’ont professée et soutenue. Des savants jusqu’à nos jours s’y sont ralliés, de Buffon à de Quatrefages. Parmi ceux qui soutiennent la multiplicité des origines, citons : Bory de Saint-Vincent, Lamarck, puis Morton, Gliddon, Knox et Agassiz, auxquels il faut ajouter, pour leurs recherches ethniques sur les métissages et le berceau de certains types (scandinaves, celtes, etc.) : Pœsche, Schrader, Peuka, Laumonier et Gumplovicz.
On lira avec intérêt sur ce sujet ; Introduction à l’étude des races humaines : de Quatrefages ; La lutte des races : Gumplovicz ; Les procédés de défense de la race ; Homogénésie et dégénérescence : J. Laumonier ; Le préjugé des races : Jean Finot ; L’anthropologie : Topinard ; Mémoires de la Société d’anthropologie : P. Broca ; Paradoxes : Max Nordau ; Anthropologie : Waitz ; De l’origine des espèces ; De la variation des animaux : Darwin ; Principes de biologie : Spencer ; Mécanisme de la variation des êtres vivants : A. Gautier, etc.
MONOPOLE n. m. lat : monopolium, (du grec, monopôlion, de monos, seul, et pôlein, vendre). Étymologiquement, c’est donc le privilège pour un individu, un groupe, une organisation d’être seul à vendre tel ou tel produit. Le sens s’en est étendu aux faits sociaux, aux actes économiques les plus divers. On dit maintenant tout aussi bien le monopole de la vente, ou de l’achat, de la fabrication, de l’extraction, le monopole de l’enseignement, etc. Mais à ce mot s’attache toujours le même caractère d’exclusivité, qu’il s’agisse des faits, de l’usage ou du droit. Pratiquer un monopole consiste (soit légalement) avec l’aide du gouvernement ou de privilèges reconnus et protégés par la loi, (soit en fait par une organisation puissante) a supprimer toute concurrence sur telle ou telle opération économique déterminée.
Proudhon dénonçait déjà vigoureusement « l’égoïsme monopoleur ». Il disait : « Le monopole est, pour l’homme qui ne possède ni capitaux, ni propriété, l’interdiction du travail et du mouvement, l’interdiction de l’air, de la lumière et de la subsistance… Le monopole s’est enflé jusqu’à égaler le monde ; or un monopole qui embrasse le monde ne peut demeurer exclusif, il faut qu’il se républicanise ou bien qu’il crève. » Il signifiait ainsi au monopole total (capitalisme particulier ou d’État) l’impossibilité d’exister. Le monopole symbolisait à ses yeux cette redoutable tyrannie économique dont notre siècle aura vu l’apogée et, souhaitons-le, la défaite.
On range généralement les monopoles dans trois catégories : les monopoles naturels, les monopoles fonciers, les monopoles légaux. L’économie moderne s’est enrichie de monopoles de fait.
Les premiers se rapportent aux inégalités naturelles, aux capacités de tout ordre qui différencient les hommes (force physique, adresse, aptitudes techniques, intelligence, volonté, etc). Ce « privilège devant la vie » influence les vertus productrices et tend à commander la rémunération de l’effort. Pour ce qu’il écrase le défavorisé naturel, les écoles socialistes se sont élevées contre ce monopole. Elles tendent à lui substituer une économie compensatrice dont la formule « De chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins » est l’expression la plus large. Quelques essais fragmentaires n’ont pu démontrer la valeur de ce correctif, non plus que l’infirmer. Il a pour lui nous semble-t-il, la vertu d’introduire l’équité humaine là où la naissance a prodigué un choquant et douloureux déséquilibre. Mais il reste à trouver les modalités heureuses qui assureront la vitalité du principe…
Les monopoles fonciers ont trait à l’appropriation privée du sol (nous les reverrons à ce dernier mot). On sait déjà quels dangers fait courir à la collectivité un tel accaparement. Moins sensible dans les pays où la propriété est fortement divisée, son arbitraire éclate dans un pays où – comme hier en Russie et aujourd’hui encore en Angleterre – la richesse foncière est entre les mains d’une poignée de hobereaux…
Les monopoles légaux qui sont par excellence les monopoles d’État et ceux dont l’État garantit à des particuliers l’exercice et le fruit, ont pour eux l’apparence de la légitimité, puisqu’ils fonctionnent sous l’autorisation et le contrôle de l’autorité légale. On a vu suffisamment en cet ouvrage quelles illusoires garanties offre cette autorité pour qu’il soit inutile de faire ressortir que ces monopoles – sous le couvert du bien public et de l’intérêt général – ou poursuivent un but purement fiscal et assurent, indirectement et hypocritement, une pressuration intense du contribuable, ou ramènent entre des mains privilégiées les avantages d’exploitation dont tous les bénéfices devraient revenir à la nation. Ceux du tabac, des allumettes, de la monnaie, de certaines administrations sont du type du premier ordre. Ceux des mines, des chemins de fer sont caractéristiques du second.
Le monopole d’État n’est qu’un impôt déguisé. S’emparant du commerce d’un objet de consommation, l’État en interdit la fabrication, l’échange et la vente dans le commerce libre et, naturellement, conserve pour lui tous les bénéfices de l’opération. Ces monopoles d’État sont une véritable exploitation du consommateur qui paie fort cher des produits médiocres. On voit couramment les produits monopolisés, de très mauvaise qualité, être vendus plusieurs fois leur valeur réelle, tels les allumettes et le tabac en France. Incapacité, négligence, mépris souverain du public président librement aux fabrications d’État. N’a t-on pas vu « notre » manufacture nationale employer, pour ses allumettes, des bois ignifugés ?… Le consommateur ne peut ni se défendre, ni s’adresser à un concurrent. Notre maitre, l’État, seul arbitre, est aussi notre unique et coûteuse Providence…
Il est assez curieux (et aussi significatif) que des partis politiques, dits d’avant-garde (socialistes, radicaux-socialistes) aient inscrit dans leurs programmes, la consolidation des monopoles d’État existants et l’extension du principe de monopole à d’autres produits. On peut aisément se rendre compte, par le fonctionnement des monopoles existants, que le consommateur serait livré pieds et poings liés aux fantaisies d’une administration complètement irresponsable.
Quant aux « monopole de consentement » – concessions d’exploitation délivrées à certains individus ou, plus fréquemment, à des compagnies exploitantes – ils constituent une véritable escroquerie au détriment du public. Beaucoup de services publics d’intérêt général sont ainsi mis sous la coupe d’une poignée d’exploiteurs. Exemples probants : les monopoles accordés aux compagnies de chemin de fer, tramway, gaz, électricité. Ces compagnies commencent généralement à se faire octroyer de très fortes subventions d’établissements par les pouvoirs publics, État, départements ou communes. Les actionnaires fournissent le reste. Ensuite, par des conventions ou avenants passés avec les dits pouvoirs publics, elles majorent fortement les tarifs de la consommation, sous prétexte d’amortissements. Enfin, elles se font réserver des garanties d’intérêts ; c’est à dire que les pouvoirs publics s’engagent à couvrir les déficits éventuels. Les Compagnies de chemin de fer, en France, ont ainsi reçu de l’État un chiffre élevé de milliards. On peut dire que le terrain que le terrain, les voies, le matériel et les bâtiments ont étés payés par l’État, c’est à dire par les contribuables, ce qui n’empêche pas que tout cela demeure la propriété exclusive de la Compagnie concessionnaire.
Je pourrais citer également les exemples de plusieurs compagnies de gaz. Par une majoration des tarifs du prix du mètre cube et de locations d’appareils, elles amortissent toute la valeur de leurs usines, matériel, canalisation, etc., en quinze ou vingt années. Certaines fonctionnent depuis trois quart de siècle et ont ainsi amorti trois ou quatre fois leur capital. Le montant des actions a même, en certains cas, été remboursé intégralement. De nouvelles actions ont été délivrées à titre gratuit aux anciens actionnaires, représentant l’augmentation réelle du capital – nouvelles installations, nouveau bâtiments, etc. – réalisée avec les bénéfices des exercices. Les consommateurs, qui n’ont pas la possibilité d’aller se fournir ailleurs, qui sont scandaleusement rançonnés, qui n’ont pas la faculté de protester, ont payé le capital initial, ont payé les améliorations ultérieures, ont tout payé, et ce sont les actionnaires qui restent propriétaires de l’exploitation. Ceci constitue une véritable escroquerie, mais escroquerie couverte par les lois et les conventions ayant force de lois.
Dans un pays comme la France, des milliards sont annuellement extirpés à la consommation, des fortunes s’échafaudent, sous le couvert du monopole, soi-disant instauré dans l’intérêt public.
Il va sans dire qu’entre les politiciens détenteurs de fonctions publiques et les dirigeants des compagnies à monopole, c’est le régime des tractations louches et malhonnêtes, des pots-de-vin, qui est la règle normale. Pour modifier, à leur avantage, tell ou telle clause de la convention, les dirigeants de la compagnie n’hésitent pas à récompenser largement le politicien qui leur facilite l’opération.
Ce genre de monopole a une autre conséquence très importante au point de vue de l’économie sociale : il constitue une entrave sérieuse au développement du progrès technique. Telle invention nouvelle, par exemple, ou quelque perfectionnement peut amener un produit concurrent à diminuer la consommation du produit monopolisé. Pesant de toute la force de leurs relations, les compagnies à monopoles font décréter des mesures pour tuer dans l’œuf cette concurrence.
Le transport des produits lourds par voie fluviale a été très entravé par les Compagnies de chemins de fer, lesquelles ont fait pression sur les gouvernants pour qu’on ne les facilite pas, qu’on les décourage, au contraire, par toute une série de « raisons ».
L’automobilisme – surtout sous la forme autobus – aurait dû depuis longtemps permettre des communications entre les communes rurales qui, en majorité, n’ont pas de gares. On a tout fait pour faire échec à cette commodité, qui aurait réduit le trafic ferroviaire. Et si maintenant des lignes d’autobus s’établissent avec plus de fréquence, c’est que, par un accord, leur exploitation a été livrée aux compagnies de chemins de fer, qui complètent ainsi leur monopole de la voie ferrée par le monopole des transports en commun sur route.
Les concessions minières sont également une autre sorte de monopole. Par loi ou décret, on a conféré à une société ou à une individualité le droit exclusif d’extraire la houille ou le minerai sur tel territoire déterminé. Toute l’exploitation minière ayant ainsi été répartie entre quelques compagnies, il en résulte que la consommation se trouve livrée aux appétits des concessionnaires de ces compagnies, lesquels réalisent de ce chef des profits scandaleux. On cite telle compagnie de mines, dont les actions, émises à mille francs, il y a 50 ou 75 ans, se négocient couramment à des centaines de milliers de francs – après avoir été totalement remboursées aux actionnaires.
C’est surtout dans les colonies que le régime des concessions et monopoles privés s’épanouit sans mesure. Sur d’immenses superficies, le monopole de la culture est attribué à certaines sociétés. Également le monopole du commerce, des ports, etc., etc. On est allé jusqu’à établir l’esclavage (dénommé travail forcé) au profit des compagnies à monopole, en leur accordant le droit de réquisitionner la main-d’œuvre, de la faire travailler et de la payer suivant le régime du bon plaisir des administrateurs.
À côté de ces monopoles officiellement reconnus et légalisés, il y a les monopoles de fait, organisés par les trusts (voir ce mot), cartels ou consortiums capitalistes.
Quelques gros magnats d’une industrie, ou quelques financiers, réalisent une entente pour mettre la main sur toute cette industrie. Soit en absorbant les concurrents par libre accord ou en achetant leurs actions, soit en les tuant par la concurrence et le « dumping », ils parviennent, en fait, à devenir (nationalement ou internationalement) les maîtres de la dite industrie, pour la fabrication, les échanges et la vente. Dès le moment où ils ont ainsi réalisé un véritable monopole de fait, où la consommation doit obligatoirement passer sous leurs fourches caudines, ils se conduisent comme les dirigeants des sociétés à monopole légal. Les consommateurs, ne pouvant plus se défendre, sont rançonnés sans merci ; et les monopolistes, raréfiant à volonté les produits du marché, en fixent les prix à leur convenance, et réalisent, de ce fait, de formidables profits.
Sous quelque forme qu’il se présente, le monopole n’est qu’une entreprise de spéculation, un pacte de famine, une escroquerie. Le monopole n’a qu’un objectif : mettre en coupe réglée la consommation, tondre le consommateur.
Les économistes qui défendent la société bourgeoise prétendent que l’équilibre économique s’y établit tout naturellement par le jeu du marché libre, de la concurrence. Il peut y avoir, disent-ils, des périodes troublées où la concurrence ne joue plus, mais cela ne peut être que provisoire, temporaire. La loi de l’offre et de la demande rétablit automatiquement un équilibre normal des prix. Une marchandise vendue chère attire les producteurs qui se dépêchent d’en fabriquer, et cette affluence de la production fait baisser les prix.
Tout cela, c’est de la théorie bourgeoise, mais la réalité est toute autre. On peut affirmer, sans crainte de démenti, que la libre concurrence n’existe pas dans la majorité des cas. Les monopoles des États, les monopoles des services d’intérêt public, les monopoles de fait créés dans les industries essentielles, les monopoles établis par des mesures douanières, ont, dans la pratique, à peu près supprimé la concurrence. La consommation est à la merci des industries et des trafics privilégiés, des compagnies concessionnaires.
Cette théorie de l’équilibre par la concurrence est une pure hypocrisie. Si l’on recherchait l’origine de toutes les grandes fortunes, on trouverait, neuf fois sur dix, à la source, un monopole quelconque, officiel ou non.
En fait, grâce à la pratique du monopole, les États d’une part, les organismes capitalistes d’autre part, ont pratiqué l’accaparement des produits et permis ainsi la réalisation de profits plus qu’abusifs, au détriment de la grande masse du public.
Il ne peut en être autrement dans une société basée sur le principe de l’autorité. Les maîtres s’entendent pour spolier les esclaves. L’expropriation des compagnies à monopole et la remise de leurs biens aux libres associations des usagers et du personnel, ne sera qu’une mesure de stricte justice une restitution d’un bien malhonnêtement acquis.
Ce n’est, en effet, logiquement, ni à l’État ni aux pouvoirs publics, ni aux groupements capitalistes, qu’il appartient de diriger les services publics et les indus tries, mais aux consommateurs intéressés, aux usagers organisés pour tirer de ces services la plus grande utilité, le plus de bienfaits possibles et aux meilleures conditions. – Georges Bastien.
MONOPOLE. On a vu plus haut que le « monopole » est le privilège exclusif de fabriquer ou de vendre certaines utilités, d’exploiter certains services, d’occuper certaines charges publiques. Il y a ainsi des monopoles légaux et des monopoles de fait.
Il y a monopole légal lorsque l’État se réserve, par des lois, des décrets, des ordonnances, l’échange, l’émission, la fabrication, la vente de certaines productions – frappe de la monnaie, fabrication de la poudre, émission de billets de banque ; exploitation des postes, téléphones ; des moyens de transport et de charroi, du gaz, de l’électricité (on dit alors que ces monopoles sont exercés dans un but d’ordre et de sécurité publique) – tabac, allumettes, alcool, etc. (on dit alors que c’est dans un but fiscal) – réserve à des inventeurs, des industriels, des commerçants, des producteurs intellectuels d’un monopole temporaire leur garantissant l’exploitation exclusive de leurs découvertes ou initiatives productrices (on dit alors que c’est dans un but d’encouragement à la science, à la production intellectuelle, à l’industrie, etc.).
Les monopoles de fait sont ceux qui suppriment ou limitent la concurrence professionnelle, commerciale ou industrielle en favorisant un individu ou une catégorie au détriment d’autres individus ou catégories (agents de change, médecins, pharmaciens, notaires, avoués, tenanciers de maisons de tolérance, etc.)
La lutte contre les monopoles tient une trop grande place dans le mouvement individualiste anarchiste rattaché à l’école Warren-Tucker pour que nous n’examinions pas les raisons de cette attitude et les conclusions qu’ils en tirent. Cette école – qui se réclame également de Proudhon – dénonce quatre grands monopoles :
1° Le monopole monétaire, c’est-à-dire la confiscation par l’État – à son profit – de l’émission des billets de banque et de la frappe de la monnaie. Du fait de ce monopole, les détenteurs de monnaie perçoivent un intérêt pour son usage journalier, si bien qu’un très grande nombre de personnes sont empêchées de produire ou de faire du commerce pour leur compte à cause des taux élevés qu’il leur faut payer pour obtenir du crédit. Journellement, des millions et des millions de consommateurs paient des milliards de dollars, marks, lires, francs, pesos, pesetas, etc., etc., à titre d’intérêt supplémentaire sur les produits qu’ils se procurent.
2° Le monopole foncier, c’est-à-dire la faculté légale que possède le propriétaire de sol de laisser ses terrains improductifs ou de ne pas les occuper lui-même. Le résultat de ce monopole, c’est le loyer, la rente de la terre, qui affecte tout le monde.
3° Le monopole des douanes, qui maintient à des prix élevés les utilités fabriquées, confectionnées, façonnées ou finies à l’intérieur, d’où perte pour le consommateur, qui ne peut bénéficier de la concurrence extérieure.
4° Le monopole des brevets, marques de fabrique, droits d’auteur, etc., qui empêche ou limite la concurrence et l’initiative en matière d’inventions, de spécialités industrielles, etc…
Cette école ne dit pas que la disparition de ces quatre monopoles abolirait absolument l’inégalité, mais elle produirait l’abondance et, de ce fait, l’inégalité tendrait toujours plus à disparaître.
Clarence L. Swartz, l’un des disciples immédiats de Tucker, a cherché à étayer cette thèse, dans What is mutualism ? en se basant sur les statistiques officielles relatives à la richesse et au revenu aux États-Unis, statistiques datées 1926. Voici, d’après elles, pour la période quinquennale 1918–1923, la répartition moyenne des revenus totaux des États-Unis :
Gages et salaires · · · · · · · · · · 50 %
Bénéfices commerciaux et industriels · · · · · · · · · · 20 %
Profits du capital, vente de terrains, garanties et nantissements, ventes d’actif divers, etc. · · · · · · · · · · 4 %
Loyers, redevances, intérêts et dividendes · · · · · · · · · · 26 %
Les 20 % attribués aux bénéfices commerciaux et industriels se divisent naturellement en deux sections :
La première comprend les bénéfices provenant de l’initiative et de l’habileté dans la gestion des affaires ou entreprises de caractère commercial ou industriel, c’est ce que C.-L. Swartz appelle Profit of Enterprise. Il pense que sur ces 20 %, il lui revient 6 %.
La seconde section comprend les bénéfices provenant des droits de douane, des exemptions de taxe, des privilèges spéciaux. 1o Prenons les droits de douane : en examinant les divers tarifs de douane en vigueur aux États-Unis depuis 50 ans, on s’aperçoit qu’ils ont eu pour effet de faire hausser d’un tiers le prix général des objets de consommation ; on peut sans exagérer évaluer au tiers de cette surcharge ou 11 % le bénéfice personnel des fabricants, manufacturiers, intermédiaires ; 2o Des documents officiels montrent que 1/8 à 1/10 des taux payés pour les utilités publiques le sont à titre de franchises, d’exonérations, de dégrèvements, de privilèges, de primes diverses. La même chose peut se dire des frais de transport ; 3o Il y a enfin les bénéfices résultant d’exemption et de privilèges légaux concédés aux industries de l’agriculture, du bâtiment, des mines. Tout cela, C.-L. Swartz l’appelle Profit of Privilege.
En estimant à 10 % le bénéfice des opérations effectuées sur la fabrication, le négoce, les transports et les utilités publiques privilégiées, c’est rester au-dessous de la vérité. En 1922, le revenu brut de ce groupe s’élevait à 90 milliards de dollars, dont le 10 % est 9 milliards de dollars, soit, du revenu national total : 14 %.
Rétablissons ainsi le tableau du revenu national des États-Unis (moyenne 1918-1923), qui s’élève à 64 milliards de dollars.
Répartition :
% | milliards de doll. | |
Gages et salaires. | 50% | 32 |
Bénéfices initiative ou entreprise particulière. | 6% | 3,8 |
Bénéfice du Privilège. | 14% | 9 |
Profit du capital, ventes de terrains, garanties et nantissements, ventes d’actifs divers. | 4% | 2,6 |
Loyers, redevances, intérêts et dividendes. | 26% | 16,6 |
____ | ____ | |
Soit | 100% | 64,0 |
Revenu de l’effort et du travail. | 56% | 35.8 |
Revenu du privilège. | 44% | 28,2 |
____ | ____ | |
100% | 64,0 |
Mais ce n’est pas tout, les dépenses gouvernementales, aux États-Unis, s’élèvent à 11 milliards de dollars, soit 8 à 10 % du revenu national annuel. Comme la plus grande partie des impôts est finalement payée par les salariés en tant que consommateurs, il est très modéré d’en déduire que 10 % de ce qui est attribué à l’effort et au travail lui est enlevé pour subvenir à l’improductive activité gouvernementale. Il faut donc ramener à 46 % la part du revenu de l’effort et du travail.
Il ressort de tout cela que 50 % au moins du revenu total annuel des États-Unis est versé ou extorqué à titre de tribut ou de taxe au profit du monopole ou pour l’entretien de l’improductif appareil gouvernemental ; de sorte que si les femmes et les hommes employés, aux États-Unis, à un effort productif, recevaient le salaire intégral de leur travail, ils toucheraient le double de ce qu’ils reçoivent actuellement. Il est à présumer qu’il en est à peu près de même dans les autres pays. – E. Armand.
À consulter. – A. Fourgeaud : La rationalisation. – Liefmann : Cartels et trusts. – G. de Nouvion : Le Monopole des assurances. – Marchis : Le monopole de l’alcool. – etc.
MONOTHÉISME n. m. (de monos, seul, et thêos, dieu). D’instinct, l’homme projette hors de lui-même ses idées, ses sentiments, son activité ; il les prête aux animaux, aux plantes, aux objets inanimés, peuplant ainsi le monde d’esprits plus ou moins semblables au sien. L’enfant invectivera la table contre laquelle il s’est heurté, la menacera, la frappera, croyant lui rendre le mal par lui éprouvé. Dans la fable, l’homme continue de prêter aux choses, aux plantes, aux animaux surtout, des vices et des qualités qui sont le propre de son espèce. Nous voyons le sauvage fétichiste entretenir, comme l’enfant, des relations amicales ou hostiles avec les esprits logés dans les objets qui l’entourent. Et l’histoire montre que l’animisme inspira les formes primitives du sentiment religieux : totémisme, magie en découlent en droite ligne. Par suite du besoin de simplifier, d’unifier, inhérent à l’esprit humain, une réduction du nombre des dieux devait s’opérer au cours des siècles ; le monothéisme en fut le résultat final. Mais chrétiens, juifs ou musulmans conçoivent toujours Dieu d’une façon essentiellement anthropomorphique ; et nos pires tendances sont bénévolement attribuées à ce prétendu roi du monde. Orgueilleux jusqu’à la folie, il n’est satisfait que si l’on marmotte à son adresse d’interminables compliments ; son nez a besoin d’un continuel encens ; du genre humain il fait l’escabeau de ses pieds ; ses yeux se repaissent du spectacle des peuples prosternés. Son mépris de la justice est tel que pour punir Adam et Ève, il se venge sur leurs malheureux descendants ; il condamne à mort tous les premiers-nés des Égyptiens, en haine du pharaon ; Il frappe Huza qui, mû par une excellente intention, retient l’arche d’alliance prête à tomber. Après avoir fait tuer les madianites mâles, Moïse ajoutera au nom de Jahveh : « Tuez donc maintenant les mâles d’entre les petits enfants et tuez toute femme qui aura eu compagnie d’homme ». Jésus, dieu pourtant plus pitoyable, continue de tourmenter en enfer quiconque transgresse les innombrables lois promulguées au profit des puissants. Il ordonne de pardonner, mais se venge avec une cruauté qui dépasse de loin celle de Néron ou de Caligula : digne fils du Père Éternel qui n’hésita pas à le sacrifier lui-même et à le faire mourir sur une croix, tant il était altéré de sang, au dire des théologiens. Le rite essentiel de catholicisme reste de nos jours, la manducation du corps de Jésus, « bien que dévorer cette chair, déclare saint Augustin, paraisse plus affreux que de tuer un homme ». La messe est le renouvellement des angoisses du Calvaire ; la cène, de l’aveu de saint Cyrille, est un banquet de cannibales. Par bonheur, cette anthropophagie, devenue symbolique, se borne présentement à manger un bout de pain où Jésus demeure invisible. Ajoutons que Dieu s améliore avec le temps ; simple reflet des tendances humaines, il change et se transforme comme ces dernières. Le développement du cordicolisme, les transports d’amour prêtés par Marie Alacoque au successeur de Jahveh, en fournissent un exemple frappant. Après de longues hésitations, l’Église a fait siennes les élucubrations de cette hystérique, n’osant pas s’attarder à la conception, passée de mode, d’un dieu éternellement grincheux. Déjà la thèse du petit nombre des élus, admise par tous au moyen-âge, est répudiée par des théologiens très orthodoxes ; ne désespérons pas de voir le pape éteindre le feu de l’enfer ou presque et mettre a sa place un brasier d’amour. Loin d’être devancés par Dieu, les hommes le traînent péniblement à la remorque du progrès.
Ceux qui considèrent la Bible comme un livre inspiré soutiennent que le monothéisme est antérieur au polythéisme. D’après ce livre, disent-ils, Adam et Ève apprirent de la bouche de Jahveh qu’il était le seul dieu, l’unique créateur du ciel etc de la terre ; c’est plus tard que leurs descendants oublièrent ces vérités pour tomber dans les erreurs de l’idolâtrie. Rien de plus faux historiquement ; chez tous les peuples anciens, la croyance en un dieu unique résulta d’un long travail de l’esprit, quand elle ne fut pas le fait de penseurs isolés. On hiérarchisa les dieux sur le modèle des fonctionnaires de l’État ; à leur tête, l’un d’eux fit office de monarque et sa puissance finit par absorber celle de tous les autres dieux. Le monothéisme marqua le triomphe de la royauté absolue, non plus sur terre seulement, mais dans le ciel. En Égypte, la pluralité des cultes locaux ne permit jamais de constituer un ensemble parfaitement logique ; l’aspiration vers le monothéisme s’arrêta à mi-chemin, dégageant au-dessus des autres quelques personnalités : Horus, Râ, Osiris, Isis, Sérapis. À Babylone, l’animisme prêta de bonne heure la vie au soleil, à la lune, aux étoiles, à la terre, au feu, à la mer. La Phénicie, ignorante jusqu’à la fin de l’unité politique, n’eut jamais de dieu principal, mais elle regorgea de petits dieux (el, baal, melek, adon). Quant aux aryens, ils ne conçurent pas la divinité indépendante de son œuvre ; dans les phénomènes naturels ils virent les manifestations passagères d’une substance divine et, des forces diverses, ils firent des personnalités multiples qui se séparaient et se confondaient tour à tour. Loin de limiter cette conception, ils la suivirent dans l’infinie variété de la nature et l’homme ne fut pour eux qu’une forme éphémère, une émanation d’un jour, un anneau de la chaîne sans fin des apparences. Rien dans la théologie aryenne qui rappelle le monothéisme occidental. Du moins, affirment les croyants, les juifs firent exception à la règle générale et reconnurent l’existence d’un seul dieu, dès la plus haute antiquité. Aucun doute pourtant sur le polythéisme primitif des Hébreux ; la Bible nous en fournit la preuve. « Au commencement, Elohim créa les cieux et la terre », dit-on au début de la Genèse. Or, Elohim est un pluriel signifiant les dieux ; plus loin, le créateur dira : « faisons l’homme à notre image », et encore : « l’homme est devenu comme l’un de nous ». Les hébraïsants sont unanimes pour affirmer qu’il ne s’agit pas d’un pluriel de majesté. Malgré les suppressions, les adjonctions, les remaniements nombreux que les prêtres d’Esdras se permirent, la Bible conserve des traces du totémisme primitif et de cultes longtemps en honneur, ceux d’El et de Baal, en particulier. Jahveh fut conçu comme un feu. « Le seigneur, votre dieu, est un feu dévorant et un dieu jaloux », dit l’Exode, et le Deutéronome parle en ces termes : « Tout le Sinaï était couvert de fumée parce que le seigneur y était descendu au milieu des feux. La fumée s’en élevait comme d’une fournaise ». Mais, à côté du feu, principe fécondant, les anciens sémites plaçaient l’eau, principe fécondé, d’où les allusions de la genèse aux eaux ténébreuses sur lesquelles plane le souffle d’Elohim. Job et Jérémie rappelleront cette lutte du créateur avec la mer. Dans la trinité chrétienne, nous trouverons un essai de conciliation entre le polythéisme ancien et le monothéisme triomphant : dieu est tout ensemble un et multiple, chacune des trois personnes est dieu, sans qu’il soit permis de parler de trois dieux. Nous avons négligé les mythologies grecque et romaine parce qu’elles sont connues de tous. Elles comportaient une hiérarchie des dieux, avec Zeus ou Jupiter à leur tête ; et lorsqu’apparu le christianisme, nombre de penseurs grecs et romains considéraient les dieux particuliers comme des aspects différents d’un dieu unique. De nos jours, les catholiques invoquent ainsi la Vierge sous des vocables divers, selon les temps et les régions. Au point de vue philosophique, tous les arguments du théisme, en faveur de l’unité divine, reposent sur les idées d’infini et de parfait. Impossible, dit-on, que coexistent plusieurs êtres infinis ou parfaits, puisque chacun d’eux manquerait de ce que les autres détiennent. Or Dieu, par définition, est l’être sans limite dans la substance comme dans les perfections ; d’où l’on conclut, en bonne logique, à son unité. Malheureusement, on oublie que le même argument permet de démontrer que dieu et le monde constituent un tout indivisible, que l’univers observable et l’homme par conséquent sont parties intégrantes de la substance divine. Si deux infinis ne peuvent coexister parce que l’un manquerait des perfections de l’autre, il est non moins impossible, pour la même raison, qu’un être fini quelconque coexiste à côté de l’infini. Pour minimes que soient les qualités du monde, elles manquent à la substance divine et limitent sa perfection. Aucune réalité ne subsiste hors de Dieu, s’il est la perfection infinie à qui rien ne manque et que rien ne saurait accroitre ; inexorablement, l’on doit conclure à la vérité du panthéisme. Les penseurs catholiques ont répondu par une comparaison qu’ils jugeaient profonde et qui achève simplement de les condamner. Dieu, disent-ils, est le louis d’or, la créature une minuscule pièce d’argent ; de même que le louis d’or contient, et au-delà, la valeur de la pièce d’argent, de même Dieu renferme en puissance toutes les qualités des êtres finis sans s’identifier avec eux. Mais ils oublient qu’une parcelle infime ajoutée au louis d’or en accroît le volume, que la pièce d’argent de cinquante centimes jointe à la pièce de vingt francs donne vingt francs cinquante centimes, au lieu de vingt francs et que Dieu ne saurait être infini s’il laisse vivre à côté de lui un monde dont la réalité reste distincte de la sienne. La créature est peu de chose, mais le peu qu’elle est enrichirait Dieu, en supposant qu’on l’ajoute à lui ; admettre l’existence d’un être absolu, c’est nier la possibilité de personnes ou de choses qui ne se résolvent pas en son infinie substance. On s’explique donc la vogue du monisme parmi les spiritualistes modernes ; et d’autre part la croyance de certains à la multiplicité des dieux conçus comme des êtres imparfaits et limités. Fechner fut de ces derniers et William James aussi, ce philosophe américain que les apologistes citent, en faveur de la religion, avec une particulière complaisance. « Fechner, écrit-il, avec son âme de la terre fonctionnant séparément et jouant pour nous le rôle d’un ange gardien, me semble franchement polythéiste. » Lui-même se déclare contre l’existence de l’absolu, partisan du pluralisme et persuadé « qu’en fin de compte, il ne peut aucunement ni jamais y avoir aucune forme qui soit celle du tout ; qu’il se peut que la substance de la réalité n’arrive jamais à former une collection totale ; qu’il est « possible que quelque chose de cette réalité reste en dehors de la plus vaste combinaison d’éléments qui se soit jamais produite pour elle ». Ainsi le polythéisme des anciens, rajeuni et plus discret, a trouvé des partisans convaincus parmi les philosophes religieux de notre époque. En réalité, aucun argument rationnel ne légitime la croyance en l’unité divine ; mais notre esprit vise à clarifier l’apparent fouillis des faits dont le monde est encombré, il simplifie ce qui est complexe, schématise, unifie : cette croyance a son origine dans une tendance subjective de l’intellect humain. Tendance souvent malheureuse ; dans le domaine religieux et politique elle fit dresser les bûchers de l’Inquisition, pour maintenir l’unité catholique, et permit l’éclosion des monarchies absolues. « Un dieu, un pape, un roi », telle fut la formule longtemps chère au clergé romain, et toujours caressée par les réacteurs de notre époque. Admettre que les idées s’opposent et que les esprits restent divers, voilà qui répugne aux intolérants de toutes écoles, qu’ils soient blancs ou qu’ils soient rouges. Si le consentement unanime des peuples constituait un signe, un critérium infaillible de la vérité, comme le soutint Lamennais, il faudrait croire au polythéisme, car cette conception domina le monde entier chez les anciens ; il en fut de même, il est vrai, concernant la fixité de la terre, la rotation du soleil et des étoiles autour de notre planète. Ajoutons qu’après le triomphe du monothéisme, jamais l’entente n’a pu se faire, entre les penseurs, sur la nature divine. Petit malheur, puisqu’aucune hypothèse n’est moins prouvée, disons même plus contraire à l’expérience et à la raison, que celle de l’existence de Dieu. – L. Barbedette.