Encyclopédie anarchiste/Morale individualiste

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 3p. 1651-1666).


MORALE ANARCHISTE — MORALE (La) et l’individualisme anarchiste. — Les dictionnaires de philosophie donnent à peu près tous la définition suivante de la morale : c’est une science qui nous fournit des règles pour faire « le bien » et éviter « le mal » — ou qui nous enseigne nos « droits » et nos « devoirs » — ou encore qui nous fait connaître notre « fin » et les moyens de la remplir. Il est important de remarquer ici que les moralistes ne considèrent pas la morale comme une science indépendante et capable de se suffire à elle-même. C’est une science d’application et de déduction. C’est une pratique bien plus qu’une théorie.

Quelle opinion peut émettre sur la morale le milieu individualiste anarchiste, milieu constitué par des humains qui, d’un côté, relativisent tous les aspects, toutes les attitudes de l’activité humaine aux avantages et aux inconvénients qu’ils peuvent leur procurer et, de l’autre côté, nient et rejettent la nécessité de l’État et des institutions gouvernementales, l’utilité de leurs interventions, de leurs obligations, de leurs sanctions pour asseoir les rapports et régler les accords qui peuvent s’établir entre eux ?

Le milieu individualiste anarchiste ne saurait se montrer hostile à l’adoption d’une règle de conduite envers soi et envers autrui, dès lors que cette règle de conduite sauvegarde l’autonomie de l’individu ou de l’association, qu’elle ne lui crée de responsabilités autres que celles qu’il a acceptées.

Comme nous l’avons vu aux mots « bien » et « mal », les individualistes anarchistes savent très bien que la morale actuelle, telle qu’on la conçoit communément, a pour fin d’assujettir l’unité humaine à la conception que, à une époque donnée, les constituants moyens d’une société civilisée se font des rapports entre les hommes. Cette conception moyenne est bien plus souvent un produit de l’enseignement, de la coutume, du fonctionnement politique ou religieux du milieu que le résultat ou des instincts ou de la réflexion. La morale apparaît surtout comme un moyen de maintenir en leur situation dirigeante, au point de vue temporel : l’État ; au point de vue spirituel : l’Église. Nous avons vu que par « bien », ces deux représentants des sociétés humaines entendent ce qui est « autorisé » et par « mal » ce qui est « prohibé ». Tout ce qui est autorisé actuellement, ou maintient en bon état de fonctionnement les rouages de la société organisée et étatisée, ou semble apparemment ne lui porter aucun dommage. Et c’est cela le bien. Il n’est pas une action prohibée qui, si elle était permise, ne risque de mettre en péril l’existence de l’organisation politique, de la civilisation, de la culture, de la religion du groupe humain où elle se perpétrerait. Et c’est le mal, ce péril. La fin de tous les membres des sociétés organisées de tous les temps, c’est de jouer le rôle de conservateur social, politique et religieux du milieu humain où il naît et se développe, de n’accomplir que des actes permis. Cette fin est d’ailleurs obligatoire : il n’a ni à la critiquer, ni à la discuter, sous peine de sanctions. La morale n’est pas proposée aux croyants ou aux citoyens : elle leur est imposée.

Il en a toujours été ainsi et la fin a toujours été la même. Tous les moralistes s’accordent pour reconnaître que chez tous les peuples actuels civilisés, les principes les plus généraux de la morale sont les mêmes.

« Nous devons les retrouver à toutes les époques de l’histoire, s’écrie dans son livre, La Morale et les morales, M. S. Gillet, professeur à l’Institut catholique de Paris. Nous les retrouvons, en effet, solidement établis dans les lois et les écrits des philosophes en remontant à travers le moyen-âge jusqu’à l’époque gréco-romaine. Remontons encore, ils sont inscrits dans les monuments égyptiens, dans le code Mosaïque, dans les lois de Manou et les livres sacrés de la Chine, documents qui sont eux-mêmes l’écho d’une tradition plus ancienne. »

Ces considérations font comprendre pourquoi une règle quelconque de conduite individualiste anarchiste ne saurait emprunter quoi que ce soit à la morale archiste actuelle, puisque celle-ci repose sur l’obligation. Contrairement à ce qui a pu être énoncé par certains doctrinaires, il n’y a rien à conserver de la Morale actuelle, dont l’enseignement et la pratique sont basés sur l’imposition, la contrainte, la crainte des sanctions. L’idée de « devoir » qui est à la base de la Morale courante est en abomination à l’individualiste anarchiste.

L’individualiste anarchiste ne doit rien à personne et personne ne lui doit rien. Ce n’est pas parce qu’il le doit qu’il respecte intégralement la liberté d’action tant que la sienne n’est pas compromise, c’est parce que cette « morale » de l’égale liberté ou de la réciprocité est encore ce qu’il y a de mieux, une fois annihilée la conception de la nécessité de l’État. Cette « morale » n’est ni religieuse, ni politique, ni économique, ni scientifique, ni sentimentale, ni sociologique : elle n’existe que pour et par l’individu, isolé ou associé. Fondez votre ligne de conduite ou règle sur la base que vous voudrez, pourvu que vous n’empiétiez pas sur la mienne, sur la nôtre. Vivez et mourez à votre guise, pourvu que vous n’interveniez pas dans notre façon de vivre et de mourir, même si elle est aux antipodes de vos conceptions, même si vous la considérez comme anormale.

La « morale » individualiste anarchiste n’est pas universelle, elle est particulière. Elle n’est pas absolue, elle est relative. C’est un instrument au service de l’individu ou de l’association, non une conception mystique de « droit » et de « devoirs » automatisant l’unité humaine.

En d’autres termes, les individualistes anarchistes relativent ce qu’on appelle éthique, ligne ou règle de conduite soit au tempérament individuel, lorsqu’il s’agit d’isolés ; soit aux affinités instinctives, naturelles ou acquises qui peuvent conduire des unités humaines à s’associer pour des buts déterminés et pour un temps fixé. Les individualistes anarchistes ne rapportent pas leur façon de se comporter à une injonction ou à un impératif supérieur ou extérieur à l’isolé ou à l’association. Voilà pourquoi on peut les considérer comme amoraux relativement à toute morale tirée de la religion, de la science, de la sociabilité, de la nature même, qui contrarierait leurs aspirations, leurs désirs, leurs appétits. Ceci dit, antiautoritaires, ils se refusent, dans tous les cas à l’égard des leurs, pour assouvir leurs désirs ou satisfaire leurs besoins, à avoir recours au vol, à la fraude, à la violence ou à une coaction quelconque rappelant la coercition gouvernementale ou étatiste. « Les leurs », c’est-à-dire les négateurs de la domination et de l’exploitation de l’homme par son semblable ou par tout milieu social, ou vice-versa.

Pour les individualistes anarchistes, c’est de l’unité ou de l’association que part la règle de conduite à observer pour atteindre au maximum de sociabilité, sociabilité qui ne correspond nullement à une conception préétablie du bien et du mal, à un a priori transcendant, mais qui se fonde sur cette constatation égoïste et intéressée qu’autrui n’est, ne peut ou ne veut être « objet de consommation » pour moi que dans la mesure où je le suis ou le puis ou le veux être pour lui.

En anarchie, selon les individualistes anarchistes, il y a autant de « morales » ou règles de conduite qu’il y a d’anarchistes, pris individuellement, ou de groupes ou d’associations d’anarchistes. Voilà, pourquoi les individualistes anarchistes se qualifient volontiers d’amoraux, autrement dit : toute « morale » présentée ne peut engager que l’unité ou le groupe qui la propose ou la pratique. Il n’est pas de « morale anarchiste » absolue, aucune dont on puisse logiquement dire qu’elle résume ou incorpore les revendications, les desiderata, les relations entre eux de tous les anarchistes.

« Ma ou notre ligne de conduite — dit l’individualiste anarchiste — ne vaut que pour moi ou notre groupe ou notre association — ou encore pour tous ceux auxquels elle donne satisfaction, chez lesquels elle existait en germe, à qui il fallait que je l’expose ou que nous la proposions pour qu’ils y trouvent l’objet de leurs recherches, peut-être bien sans qu’ils s’en soient rendu compte. Ma « morale », notre « morale » ne vaut que pour celui, celle, ceux auxquels elle convient non pas pour tout le monde, non pas pour les autres. »

Plus disparaît l’idée qu’une morale imposés et commune est nécessaire pour vivre heureux, moins les hommes sentent le besoin d’instructeurs moraux. Telle est la base de la propagande « amoralisatrice » des individualistes anarchistes. A mesure donc, que le milieu humain s’amoralise, plus les hommes sentent et comprennent l’inutilité des gardiens de la morale religieuse ou laïque, la malfaisance de ceux qui veulent maintenir les sociétés humaines au-dedans de règles de conduite uniformes ou de morales absolues, qui postulent la nécessité d’un organisme central de conservation morale. L’amoralisation — au sens que lui donnent les individualistes anarchistes —. mène logiquement à la négation de Dieu et de l’État.

Les individualistes anarchistes reprochent aux animateurs de l’anarchisme traditionnel — appelé ordinairement « communisme anarchiste » — non seulement d’avoir voulu fonder un anarchisme orthodoxe, mais de stabiliser le concept anarchiste en l’intégrant dans l’aspiration de l’humanité en général. Prenons Kropotkine comme type représentatif de cette tendance. Qu’on lise avec soin l’Entr’Aide, la Science Moderne et l’Anarchie, l’Éthique, on se rendra très rapidement compte du dessein de leur auteur : démontrer à ses lecteurs que les principales revendications de l’anarchisme s’accordent avec les besoins, les connaissances, les expériences, les faits de l’évolution humaine, de l’histoire des organismes vivants. A en croire Kropotkine — et si je l’ai bien compris — toutes les observations, tous les événements de l’histoire des êtres vivants tendent à l’établissement d’une morale sociale, à tel point que la nature elle-même ne saurait plus être considérée comme amorale. On voit la conclusion : le communisme anarchiste, comme l’entendaient Kropotkine et ses amis ou ses disciples, est en germe dans l’aspiration de l’humanité vers un état de choses meilleur que l’actuel.

Je ne puis ici passer au crible d’une critique serrée le concept kropotkinien et vider à fond — pour nous rendre compte de sa valeur comme facteur d’évolution individuelle — le contenu des trois éléments sur lesquels Kropotkine édifiait la morale : l’entr’aide, la justice, l’esprit de sacrifice. Je ne nie pas, d’ailleurs et jusqu’à un certain point, cette valeur, dès lors que c’est au point de vue de la sociabilité et non de la socialité qu’on l’envisage. Je ne veux pas non plus m’appesantir sur le caractère mystique et trop souvent abstrait de l’Éthique kropotkinienne, montrer que le langage et la culture scientifique ne suffisent pas toujours à nous empêcher de faire de la métaphysique, de prendre de purs fantômes pour des êtres de chair et d’os. Individualiste anarchiste et associationniste, je comprends qu’on se serve de sa sensibilité propre pour se créer une ligne de conduite personnelle ; je comprends qu’on s’associe entre individus doués d’une sensibilité à peu près semblable, qu’on agisse alors selon une ligne de conduite de groupe. Mais ériger la façon de se comporter d’un individu ou d’un groupe en morale universelle, absolue, voila ce que je ne puis accepter, en tant qu’individualiste en premier lieu, en tant qu’anarchiste en second lieu. Supposons que Kropotkine ait réussi à persuader tous les anarchistes que le communisme anarchiste était la forme de système économique vers lequel tendait incontestablement l’humanité dans ses rêves et ses aspirations d’un meilleur devenir et voilà l’anarchisme stabilisé, cristallisé, pétrifié. C’est-à-dire qu’il n’existerait plus, dynamiquement parlant.

En effet, le jour où il sera admis qu’il n’y a qu’une seule morale anarchiste, qu’une ligne unique de conduite anarchiste, il s’ensuivra que quiconque actera à l’encontre ou se situera en dehors de cette ligne de conduite et « morale » ne pourra plus être considéré comme anarchiste, quand même il se montrerait, dans ses gestes quotidiens, l’irréconciliable négateur et contempteur des institutions archistes. À ce moment-là, l’Anarchisme n’aurait plus rien à envier à l’État ou à l’Église : il posséderait sa morale une et indivisible, sa morale ne varietur, intangible et stagnante.

Beaucoup d’individualistes anarchistes se demandent comment des penseurs du genre de Kropotkine ont pu ne pas s’apercevoir qu’en cherchant à établir une morale anarchiste unique, ils retournaient à l’exclusivisme, à l’étatisme. Pour que l’anarchisme ne se mue pas en outil de conservation sociale ou morale, il est évident qu’il est nécessaire qu’en son sein se concurrencent toutes les éthiques antiautoritaires, toutes les façons acratiques (alégales, asociales, amorales, etc.) de vivre la vie.

On m’objectera que la pratique de « la camaraderie », terme qui revient si souvent dans la terminologie individualiste anarchiste n’est pas concevable si l’on nie l’entr’aide et une réciprocité qui peut aller jusqu’au sacrifice, bien que — à l’instar de la reconnaissance — ce mot ne figure pas au dictionnaire individualiste. Sans doute, mais il ne vient à l’esprit d’aucun individualiste de prétendre ou de démontrer que « l’esprit de camaraderie » est latent au sein de l’humanité considérée en général, surtout si par camaraderie, on entend « une assurance volontaire que souscrivent entre eux les individualistes pour s’épargner toute souffrance inutile ou inévitable » et « un effort volontaire fait en vue de se procurer, entre assurés, la satisfaction des besoins et des désirs, de quelque nature qu’ils soient, que pourraient manifester les participants au contrat de camaraderie… » Il s’agit là d’une éthique particulière, spéciale à un milieu sélectionné, qui ne se recommande d’aucune antériorité, que ses protagonistes ne présentent pas comme un « devoir » universel, qui ne demande, pour être pratiquée, ni la protection de l’État ni la sanction de la loi ; qui ne veut s’imposer à personne et dont l’application dépend uniquement du bon vouloir de ceux à qui elle convient. La pratique de la « camaraderie » qu’on lui donne ce sens-là ou un autre plus restreint, reste donc l’ordre volontaire et, de ce fait, s’intègre dans le cadre des « morales » individualistes anarchistes. — E. Armand.

MORALE (Point de vue du socialisme rationnel). — La morale est la science qui enseigne les règles à suivre pour faire le bien et éviter le mal, dit le dictionnaire, et la définition, en un sens, nous agrée. La question est de savoir si les règles proposées par cette science peuvent orienter l’humanité vers le bonheur relatif où le bien dominera. La définition que nous avons donnée ne peut se justifier que si l’homme n’est pas entièrement matière et s’il existe autre chose enfin que le phénomène et le mouvement. S’il en était autrement, il n’y aurait que fonctionnement et le bien et le mal figureraient par l’attraction et la répulsion et se confondraient dans le mouvement de l’universelle matière. Avec cette conception du monde, la morale n’a d’autre valeur que l’utilité individuelle, et cette utilité est mise à profit par les classes possédantes et dirigeantes, imprégnées de ce principe, afin d’assurer l’exploitation des masses.

La raison et sa manifestation : le raisonnement, constituent, dans l’ordre social, le moral pris dans un sens opposé au physique. Les passions comme les besoins, comme les organes, comme la vie, comme le mouvement, comme la matière, constituent le physique au sens propre, le physiologique, l’objet de l’observation que le raisonnement classe, coordonne et subordonne conformément à la raison, expression de nécessite sociale.

Cette Raison, que certains contestent tout en l’utilisant, prime tout, comme elle donne naissance à tout, parce qu’elle est la conséquence de l’union d’un sentiment réel d’existence et d’une partie de la force universelle, au-delà desquels il n’y a rien et il ne saurait rien y avoir. La règle des actions ne pourra être conforme à la Raison que lorsque la réalité de celle-ci sera démontrée. Enfin, la morale sera déterminée par la foi tant qu’il y aura croyance sociale, comme elle dépendra du raisonnement de chacun tant qu’il y aura doute et de l’assentiment général quand il y aura connaissance du droit et de son éternelle sanction.

S’il n’y a de réel, pour l’homme, que la vie présente, le raisonnement prescrit pour règle à chacun de se sacrifier tous les autres, alors que si l’âme est éternelle, la règle lui impose, même dans son intérêt, de se sacrifier aux autres. Mais, à notre époque de doute général, il s’ensuit que la morale est la non-conformité avec la raison, ou que le matérialiste, honnête homme, qui se méfie pour bien faire est un fou, de sorte qu’il ne résulte que le trouble et l’incertitude quand ce n’est pas le despotisme des passions déchaînées.

Par rapport à l’immédiat, le matérialiste a tout avantage à se sacrifier les autres et, pour lui, le succès tient lieu de morale, alors que l’honnête homme, dans ses actions réfléchies, se sent entravé de toutes parts. A notre époque de doute, la morale commune ou sociale fait défaut ; de sorte qu’il y a autant de morales que d’individus et qu’il n’y a pas de place logique pour une règle d’action dans la communauté des intérêts qui reste à réaliser.

Pour sauver les apparences, les classes dirigeantes font enseigner une morale qui a cours parmi les gens de bon ton ; mais celle-ci varie avec les circonstances et n’a rien de commun avec la théorie du devoir vrai. Voici du reste comment Proudhon la caractérise : « La morale, c’est de n’avoir qu’une femme légitime à peine des galères et vingt maîtresses si vous pouvez les nourrir ; la morale c’est de vous battre en duel à peine d’infamie, et de ne pas vous battre à peine de cour d’assises ; la morale c’est de vous procurer le luxe et les jouissances à tout prix, sauf à échapper aux cas prévus par les codes. Mon plaisir c’est ma loi, je n’en connais pas d’autre. »

Toutes ces morales de bon ton, instituées pour protéger les riches, sont et seront sans portée sociale durable. Expérimentalement, le déshérité s’aperçoit qu’il est dupe de sophismes ; et, comme les grands, il fait sa loi quand il en entrevoit la possibilité. C’est le désordre dans cet ordre d’idées comme dans bien d’autres. D’autres moralistes ont prêché la morale gratuite avec l’idée d’orienter la mentalité générale de l’Humanité vers le bien. Là encore, l’expérience a démontré qu’elle aboutissait à un tout autre but qu’à celui qu’on cherchait à atteindre, les masses étant devenues sceptiques.

Pour peindre la société de son époque, et qui est aussi la société présente, Lamennais a tracé un admirable tableau qu’il est utile de reproduire : « Philosophes qui exaltez avec tant d’orgueil, dans vos phrases pompeuses, la raison de l’homme, il faut que vous comptiez étrangement sur son imbécillité ». Quel langage à lui tenir que le vôtre : « nul n’a le droit de te commander, en conséquence reconnais un maître. Ton unique règle est ta volonté, en conséquence obéis aux lois qui contrarient toutes tes volontés. Ton seul devoir est de te rendre aussi heureux que possible ici-bas, en conséquence renonce à tous tes intérêts, étouffe la voix du désir et celle même du besoin ; sois juste à tes dépens, soumets-toi sans murmurer aux plus dures privations, à l’indigence, au travail, à la douleur, à la faim. Tu ne dois rien espérer après cette vie, en conséquence agis comme si tu en attendais une autre ; respecte religieusement l’ordre établi contre toi, sois notre victime expiatoire et nous te payerons en retour d’un profond mépris. » Impossible d’être plus explicite pour dénoncer l’hypocrisie de ce qu’on appelle les élites… Les gouvernements affectent d’avoir une religion, et la morale qu’ils font enseigner est toujours la conséquence logique de la religion de l’époque ; rien de plus, rien de moins. Du fait de l’enseignement social relatif aux diverses époques, chaque période a reflété les mœurs de la société et il en sera toujours ainsi.

A l’hypocrisie de notre époque doit succéder la sincérité. En réalité c’est parce que les hommes ont mal raisonné jusqu’à ce jour que la morale n’a pu être le guide du devoir. Quand l’ossature de la Société repose sur l’injustice sociale, l’Humanité se dégrade en maintenant la servitude et l’exploitation générale des majorités par les minorités. La nécessité sociale, qui est l’expression temporaire de l’éternelle justice et constitue le droit humanitaire devant lequel tout droit individuel doit fléchir comme étant le salut de l’Humanité, obligera la Société à créer la vraie Morale qui donnera à chacun la liberté individuelle en harmonie avec la fatalité des événements. Il est aussi impossible à l’Humanité de vivre sans morale, c’est-à-dire sans ordre social, qu’il est impossible aux bêtes et aux choses d’exister sans ordre physique. — Elie Soubeyran.

MORALE (et ÉDUCATION). — I. Définition de la morale. — On a donné de multiples définitions de la morale. Voici l’une de ces définitions, que nous cueillons dans « Les Annales de l’Enfance » (mars 1928) : « De même que la santé peut se définir : l’adaptation parfaite de l’organisme au milieu dans lequel il vit (la maladie étant la réaction de cet organisme aux modifications survenant dans ce milieu, qu’il s’agisse de modifications physiques, traumatiques, toxiques ou infectieuses), de même on peut définir la morale, l’adaptation de l’individu au milieu familial, professionnel ou social dans lequel il devra vivre. Enfin au stade supérieur auquel ne parvient que le sujet déjà éduqué, se situe le sens moral envers soi-même, qui n’est, en dernière analyse, qu’une synthèse faite des éléments précédents et dont le résultat sera encore une plus parfaite adaptation au milieu ». (Dr  Robert Jeudon.) Cette définition n’est peut-être pas parfaite, mais elle a au moins les mérites suivants : 1° elle tient compte de ce fait primordial : la morale est un produit de la vie sociale ; 2° elle distingue sans les opposer la morale individuelle et la morale collective ; 3° elle permet de comprendre qu’il n’y a pas qu’une morale puisque les milieux sociaux diffèrent dans l’espace et dans le temps.

II. On peut moraliser. Liberté, volonté et force des idées. — La variabilité de la morale dans l’espace et son évolution dans le temps (examinées déjà dans les études qui précèdent) sont des faits tellement indiscutables que nous n’en reparlerions pas s’ils ne corroboraient pas cette vue de notre esprit : « La morale de demain ne ressemblera pas entièrement à la morale d’aujourd’hui » et ne venaient ainsi justifier notre position vis-à-vis de l’éducation morale.

Mais la moralité humaine ne changera-t-elle pas uniquement sous l’influence des transformations des conditions naturelles et économiques ? S’il en était ainsi, il serait vain de vouloir modifier la moralité humaine et bien inutile de remuer des idées morales. Toute discussion sur la morale, tout effort moralisateur sont vains pour qui n’admet pas que les idées sont aussi une force et qui ne croit pas que les individus possèdent une certaine liberté, une certaine volonté et une certaine responsabilité.

Pouvons-nous modifier la moralité humaine ? Certains se réclament du marxisme pour le nier. C’est oublier que le « Manifeste communiste » est venu à un moment où régnait un spiritualisme sociologique, où le sentimentalisme régnait en maître et où les théoriciens socialistes faisaient appel aux bons sentiments de la bourgeoisie au lieu de vivre plus intimement avec le prolétariat. Que Marx ait voulu réagir contre une idéologie sentimentale ne fait nul doute et c’est une erreur de juger sa pensée par quelques extraits de ses œuvres sans tenir compte de toute son action politique, de ses pamphlets et de ses circulaires.

Comme nous avons montré par ailleurs (voir : Éducation) que liberté et déterminisme ne se contredisent pas, nous pouvons conclure : il nous est possible de contribuer à la modification de la moralité des individus.

III. Connaissance des réalités. Marche du progrès. Égoïsme et altruisme. — Mais, pour agir utilement, il faut savoir, et plus d’un utopiste pourra méditer utilement ces paroles de Lévy-Bruhl : « Lorsque la connaissance des réalités psychologiques et sociales est rudimentaire, l’imagination n’est pas retenue et il lui est aisé de construire un ordre idéal qu’elle peut opposer à ce qui est ou lui parait être du désordre. Par contre, plus de connaissance nous évite de considérer comme souhaitable ou obligatoire ce qui est impossible, de poursuivre une chimère en croyant s’efforcer d’atteindre un idéal. »

Tout d’abord, il est utile d’avoir quelques notions sur la marche du progrès. Le progrès paraît consister en une différenciation et en une concentration de plus en plus grande, ce qui, au point de vue des mœurs, se traduit par de plus en plus d’individualisme et de plus en plus de solidarité. Suivant Kirckpatrick, écrit Rouma dans sa Pédagogie sociologique, la sympathie réelle n’apparaît que lorsque l’enfant, non seulement éprouve ce que les autres éprouvent, mais se représente consciemment les autres comme ayant des sentiments identiques aux siens ; cette représentation consciente apparaît au cours de la troisième année. « A cet âge, l’enfant sympathise avec toute la nature. L’enfant augmentant en expérience, il arrive à faire une distinction entre son propre moi et celui des autres, entre ses expériences personnelles et celles d’autrui. La tendance individualiste reprend alors le dessus et l’enfant apparaît comme profondément égoïste et indifférent aux sentiments des autres. En réalité, il est complètement dominé par ses propres expériences, par ses sensations présentes. Pour sympathiser avec la douleur de quelqu’un il faut se retrouver en lui, il faut revivre des sensations éprouvées en ce moment par lui. Il faut donc un fonds d’expérience et de douleur que l’enfant ne possède pas, il faut également assez d’imagination productrice pour se représenter l’état émotionnel éprouvé par la personne avec laquelle nous sympathisons…

« …Il y a lieu de distinguer entre deux groupes de manifestations altruistes. Les premières sont le résultat d’une compréhension plus ample de la vie en société, elles constituent une extension raisonnée et rationnelle de l’égoïsme ; elles demandent pour être comprises et pratiquées une forte culture intellectuelle… Les secondes sont plus spécialement d’ordre sentimental et émotionnel, elles sont par cela même moins solides, moins durables, et dominées par l’impulsivité et la suggestibilité… L’enfant est essentiellement égoïste et individualiste, et cet égoïsme ne doit pas effrayer, car il constitue une phase importante du développement de l’enfant et une nécessité biologique. »

Kirckpatrick affirme également : « L’utilité de chaque individu dépend de ce qu’il est, des connaissances et de la puissance (corporelle ou autre) qu’il possède et de l’usage qu’il en fait. Il est donc nécessaire que la première loi de la vie soit un appel à l’accroissement et au développement personnel. »

Tout comme l’enfant, le primitif a une conscience confuse. « La conscience, dit Lévy-Bruhl, est vraiment celle du groupe ; localisée et réalisée dans chacun des individus » ; « il est permis de parler de conscience collective et de prendre le groupe pour le véritable individu ». Selon le même auteur, « les individus ont dû prendre une conscience d’eux-mêmes de plus en plus nette, bien que la « socialisation » de chaque esprit n’ait fait que croître ».

En résumé : 1° au début de l’enfance, comme au début de l’humanité, on ne trouve ni égoïsme, ni altruisme, mais un état d’amoralité qui se différencie, par la suite, en égoïsme et en altruisme ; 2° la personnalité de l’individu est due à la vie en société et c’est par les contacts, les heurts de son moi avec le moi d’autres individus que chaque homme prend conscience de son moi et le développe, par suite l’opposition de l’individu à la société ne se justifie pas et un idéal anti-individualiste est aussi un idéal anti-social ; 3° la forme supérieure de l’altruisme étant aussi la forme supérieure de l’égoïsme, l’égoïsme actuel ne peut être considéré comme un excès du développement de l’individualité, mais comme une insuffisance de ce même développement.

IV. Science et raison. — La science des mœurs est encore dans un état embryonnaire et s’appuie principalement sur deux sciences presque aussi jeunes qu’elle, en tant que sciences : la psychologie et la sociologie. De plus, même si ces sciences étaient parfaites elles ne pourraient nous imposer un idéal moral incontestable.

« Si, disait Henri Poincaré, en 1910, les prémisses d’un syllogisme sont toutes deux à l’indicatif, la conclusion sera également à l’indicatif. Pour que la conclusion pût être mise à l’impératif, il faudrait que l’une des prémisses au moins fût elle-même à l’impératif. Or les principes de la science, les postulats de la géométrie sont et ne peuvent être qu’à l’indicatif ; c’est encore à ce même mode que sont les vérités expérimentales, et à la base des sciences, il n’y a, il ne peut y avoir autre chose. » « Le moteur moral, disait-il encore, ce ne peut-être qu’un sentiment. »

Mais dans la même conférence, H. Poincaré montrait que la science peut cependant jouer un rôle utile à la morale, ainsi que le montrent les deux exemples suivants : « Les psychologues nous expliqueront pourquoi les prescriptions de la morale ne sont pas toujours d’accord avec l’intérêt général. Ils nous diront que l’homme, entraîné par le tourbillon de la vie, n’a pas le temps de réfléchir à toutes les conséquences de ses actes ; qu’il ne peut obéir qu’à des préceptes généraux ; que ceux-ci seront d’autant moins discutés qu’ils seront plus simples et qu’il suffit, pour que leur rôle soit utile et pour que, par conséquent, la sélection puisse les créer, qu’ils s’accordent le plus souvent avec l’intérêt général. »

« Les historiens nous expliqueront comment des deux morales, celle qui subordonne l’individu à la société, et celle qui a pitié de l’individu et nous propose pour but le bonheur d’autrui, c’est la seconde qui fait d’incessants progrès, à mesure que les sociétés deviennent plus vastes, plus complexes, et, tout compte fait, moins exposées aux catastrophes. »

A côté de la science, ou plus exactement des sciences, la réflexion philosophique a été utile au progrès moral. « La pratique morale, dit Lévy-Bruhl, enveloppe toujours des contradictions latentes, qui se font sentir peu à peu, sourdement, et qui se manifestent enfin, non seulement par des luttes dans le domaine des intérêts, mais par des conflits dans la région des idées. L’effort conscient pour résoudre ces contradictions n’a pas peu contribué au progrès moral. »

En résumé : ni la science, ni la raison ne peuvent nous fournir des lois morales impératives et cependant l’une et l’autre pourront nous aider dans la détermination de notre idéal moral.

V. Morale et satisfaction des besoins. — Pratiquement, malgré toutes les discussions théoriques, il est des fins morales tellement universelles et instinctives qu’il n’est guère besoin de la science ou de la raison pour les fixer. Il est même une fin générale que l’on retrouve au fond de toutes les morales et qui est imposée aux individus par les nécessités biologiques sociales. On peut ainsi, en un certain sens, parler de la fixité de la morale : les buts particuliers et les moyens varient dans l’espace et dans le temps, mais la fin générale demeure.

Cette fin n’est-elle point — ainsi que le prétendent certains moralistes — le bonheur ? Evidemment les hommes recherchent leur bonheur, mais ceux qui le cherchent le plus consciemment ne l’atteignent pas toujours le plus sûrement.

En réalité, on obtient le bonheur quand on atteint un but poursuivi : le bonheur est un produit surajouté de notre activité, le but réel est toujours la satisfaction d’un besoin, d’une tendance. C’est donc la satisfaction des besoins qui formera la base de notre morale.

Sans doute le principe de la satisfaction des besoins est moins généralement apparu dans la littérature morale que le principe de l’utilité. Les religions ont même d’ordinaire posé à la base de leur morale l’utilité et la non-satisfaction des besoins. Mais nous ne nous inquiétons pas d’une utilité future en vue d’un paradis céleste auquel nous ne croyons plus et si les lois religieuses ont prêché, pour les pauvres et les esclaves, la non-satisfaction des besoins et des tendances, il n’empêche que, dans la pratique humaine, toujours et toujours, les hommes se sont efforcés de satisfaire leurs besoins et leurs tendances et que les sociétés humaines n’ont progressé que dans la mesure où elles n’ont pas tenu compte de cette loi religieuse soi-disant morale et soi-disant divine.

A chaque instant le prêtre catholique se dresse devant nous et prêche son idéal : supprimer des besoins ou ne les satisfaire que maigrement. Supprimer les besoins, mutiler l’être, tel ne saurait être notre but ; nous voulons, au contraire, que la vie soit vécue pleinement et nous croyons que nous devons satisfaire nos besoins dans la mesure où cette satisfaction, n’est pas contraire à notre idéal égalitaire nécessaire à l’harmonie sociale. Notre idéal est un idéal d’harmonie : harmonie dans l’individu, par la satisfaction des besoins utiles de cet individu ; harmonie sociale, par la satisfaction des besoins utiles de tous les individus.

VI. Morale et création de besoins nouveaux. — Tenant compte de la loi de différenciation du progrès, nous croyons même que nous devons nous créer des besoins nouveaux et plus particulièrement des besoins intellectuels.

Se créer des besoins nouveaux peut paraître un idéal peu enviable, si l’on songe à certains besoins que les individus se sont précédemment créés : au besoin de l’alcoolique, par exemple. Mais lorsque l’on veut juger de l’utilité ou non de la création de nouveaux besoins, il est peu logique de ne tenir compte que de quelques besoins artificiels et anormaux qui, la plupart du temps, n’ont pris naissance que parce que les individus ont cherché un dérivatif à la non satisfaction de besoins utiles.

Constatons que, conformément à la loi du progrès, le nombre des besoins des individus n’a cessé de croître et qu’en définitive il est né plus de besoins utiles que de besoins inutiles.

VII. Double rôle des éducateurs : buts et moyens. — Le rôle des éducateurs, parents ou pédagogues professionnels, est double : d’une part, convaincus de la possibilité d’une action moralisatrice efficace, ils doivent fixer les buts de cette action, c’est-à-dire s’efforcer de déterminer pour eux un idéal moral qui ne soit pas chimérique et qui n’aille pas à l’encontre du progrès ; d’autre part, il leur faut rechercher et employer les moyens qui conviennent aux buts poursuivis.

Nous avons consacré quelques pages à la première partie de ce rôle et nos lecteurs pourront s’aider également des diverses études consacrées ici à la morale. Il nous reste à parler des moyens.

VIII. Pourquoi l’éducation morale est négligée. Connaissance de l’enfant. — Pour exercer une action moralisatrice efficace, il faut d’abord le vouloir et le bien vouloir. Or, on ne le veut pas, ou on le veut mal, lorsqu’on sacrifie l’éducation morale à l’instruction. Cette négligence de l’éducation morale est générale et tient à des causes diverses.

En premier lieu, pour moraliser autrui, il faut se moraliser soi-même. Il le faut, si nous voulons prêcher d’exemple et vaincre, notre propre égoïsme, qui est peut-être le plus important obstacle qui se présente à nous. N’est-il point égoïste celui qui néglige de consacrer quelque temps à l’étude des questions éducatives ? Egoïste encore celui qui laisse ses enfants agir à leur fantaisie pour être tranquille. Égoïste aussi le père despote pour qui ordres, défenses, punitions sont des moyens commodes de gouvernement familial.

En second lieu, l’éducation morale est négligée, parce qu’on ne sait pas. « Ne confondons pas, écrit Binet, les méthodes de l’éducation avec le but de l’éducation. Le but est de faire des hommes libres, mais la méthode ne peut pas consister à traiter un enfant en homme libre, ni à faire appel à sa raison, quand il est encore à un âge où il n’a pas de raison. » « On peut, écrit Benoit Bouché, enseigner avec de réels résultats sans connaître l’âme de son élève, on ne peut éduquer dans la même ignorance. »

Ce dernier pédagogue écrit encore : « les enfants et les adolescents de même âge ont des caractères généraux ou communs et des caractères individuels.

« Tous les enfants normaux de six ans, de huit ans, de dix ans, de douze ans, de quinze ans, sont aux mêmes stades successifs du développement et les lois de cet accroissement physique, mental, affectif, jouent pour tous les individus. Mais tous les enfants normaux considérés ont en propre des hérédités congénitales et des hérédités acquises ou éducations différentes d’un sujet à l’autre. Il en résulte que cette double évolution vitale de l’enfant, des enfants, l’une spécifique et l’autre individuelle, est une indication de première importance pour l’éducateur. Celui-ci doit avoir égard pour chaque enfant à cette double évolution spécifique et individuelle qui fait que chaque enfant ressemble à tout autre et en diffère. »

Pour faire l’éducation morale des enfants, il faut donc apprendre à connaître l’enfant, en général, et on y parviendra surtout par l’étude, puis apprendre à connaître chaque enfant par une observation attentive et sympathique. Nos lecteurs voudront bien se reporter au mot « Enfant » pour l’étude de l’enfant normal moyen, aux divers stades de son développement. À ce mot (comme aussi à : Éducation, Liberté, École, Coéducation, etc…) ; ils trouveront déjà de nombreuses indications relatives à l’Éducation morale qui nous permettront d’abréger les conseils que nous voulons leur donner maintenant.

IX. Extension du besoin d’attachement. — S’il ne faut pas confondre le but de l’éducation morale et les moyens éducatifs, il ne faut pas non plus perdre de vue ce but au commencement de l’œuvre éducative. Rappelez-vous qu’il s’agit tout à la fois de développer chez l’enfant l’aptitude à la vie en société et la personnalité.

« Le grand précepte, qu’il ne faut jamais perdre de vue jusqu’aux environs de la septième année, écrivait A. Baumann, peut se formuler ainsi : fortifier assez la nature morale de l’enfant pour que, chez lui, le besoin d’attachement se sépare de l’instinct conservateur et s’étende à d’autres êtres que la mère, celle-ci demeurant tout de même le point central de son affection.

« De là, dans la pratique, une double tâche. D’abord il faut habituer le tout petit à supporter l’éloignement de la mère. Elle se mettra loin de lui en restant visible. Puis elle deviendra invisible, mais fera entendre sa voix. Finalement, elle s’absentera pour une durée progressivement accrue, et l’enfant devra en arriver à se sentir relié moralement à elle, même pendant une absence prolongée. Le point délicat consiste à mesurer ce que les forces de l’enfant lui permettent de supporter en fait de séparation. Le danger serait que l’instinct conservateur ne s’affolât chez lui… D’un autre côté, l’affection maternelle, par sa, vivacité, éveille toujours un mouvement réciproque chez le petit et, si cette réciprocité venait à manquer trop, l’enfant ne sortirait pas assez vite de la pure animalité…

« La deuxième partie de la tâche… consiste à étendre l’attachement à d’autres êtres que la mère… Comme l’habitude de supporter l’absence de la mère, celle de se trouver en compagnie de gens autres que celle-ci ne s’acquiert que par étapes successives. Les divers membres de la famille, les amis, les voisins se trouvent naturellement désignés pour cet apprentissage. Mais une condition indispensable est à observer. Pour que l’instinct conservateur ne s’alarme point, il faut, surtout au début, surtout si l’enfant s’annonce craintif, le rassurer par beaucoup de douceur dans l’attitude et le ton de voix. »

Il faut que, peu à peu, l’enfant s’habitue à la société de ses égaux (ses petits camarades), des grandes personnes qui doivent « se faire elles-mêmes un peu enfants » et des animaux. « Tous ceux qui ont observé de jeunes enfants savent que ceux-ci prêtent aux animaux une âme semblable à la leur, qu’ils leur adressent des discours remplis de conviction, et que ces mouvements de sympathie se trouvent souvent payés de retour. Pareils jeux me semblent très favorables à cette extériorisation de la personnalité, où je vois le premier résultat qu’il faille se proposer d’atteindre. Mais on fera en sorte que l’enfant se comporte avec douceur… »

X. Il faut créer des habitudes morales. Autorité et exemple. quelques conseils. — La culture et l’extension du besoin d’attachement n’est pas seulement la première préparation de l’enfant à la vie sociale, elle est encore un moyen d’agir sur l’enfant avec un minimum de contrainte.

L’enfant n’est pas un être totalement mauvais qu’il faut corriger mais sa nature n’est pas non plus foncièrement bonne et il ne faut pas trop s’en rapporter à la vie et aux sanctions naturelles — souvent dangereuses — pour sa formation morale. Il y a, en tout enfant, des tendances naturelles qui sont mauvaises, au moins sous la forme où elles se présentent, il faut modifier ces tendances si l’on veut obtenir quelques changements dans la manière d’agir de l’enfant.

« L’éducation morale, dit Binet, ne consiste pas seulement à suggérer des idées justes, larges et humaines ; elle ne consiste pas seulement à faire naître, au moyen de paroles appropriées, des sentiments louables. Ni les idées, ni les sentiments ne suffisent ; il faut encore que l’action s’ensuive. Un être bien éduqué moralement est celui qui agit d’une manière morale… L’action isolée ne suffit pas… Il faut que l’action se répète qu’elle s’organise, qu’elle devienne une manière d’agir qui n’exige point d’effort, qui se fait naturellement. Le résultat n’est pas atteint tant qu’on n’a pas créé une habitude. » (Les Idées Modernes sur les Enfants, pp. 309-310.)

L’emploi des idées, l’utilisation de la sensibilité enfantine, sont sans doute des moyens de parvenir à ce résultat, mais ils ne conviennent pas avec des jeunes enfants : « l’enfant, avant sept ans, écrit M. Prevost, ne saurait discuter, ni comprendre ces mystérieuses règles morales qui déroutent parfois la réflexion des adultes eux-mêmes. »

L’enseignement moral aux petits enfants n’a que deux procédés efficaces : L’un est l’affirmation. L’autre est l’exemple.

… L’enfant s’accroche volontiers à une main solide ; il se laisse emporter joyeusement dans des bras fermes.

Mais il se méfie des mains qui tremblent ; il pleure quand des bras débiles veulent le lever de terre. L’enfant respecte et chérit la force physique, dès qu’il sait que cette force est coalisée avec sa propre faiblesse. Pareillement, dans le domaine moral, l’enfant apprécie la netteté, la fermeté, la décision, la force de ceux qui le gouvernent. Son instinct lui révèle qu’avec de tels gouverneurs, il a plus de sécurité…

… Les deux préceptes essentiels qui contiennent toute la morale enfantine, c’est : 1° « Il faut obéir » ; 2° « Il ne faut pas mentir. » … Ces deux préceptes contiennent bien toute la morale enfantine, car ils sont la condition essentielle de l’éducation, c’est-à-dire du perfectionnement moral de l’enfant. Si l’enfant désobéit ou s’il ment, vos moyens d’agir sur lui seront paralysés… … L’exemple. Ce second agent de l’éducation morale des enfants… est assurément le plus énergique. Seulement, la paresse éducatrice de bien des parents, une paresse qui mérite ici le nom de lâcheté, en rend l’usage moins commun. Trop souvent même l’exemple contredit l’affirmation. » (Lettres à Françoise, maman.)

Tout ce que nous venons d’extraire des « Lettres à Françoise maman » nous paraît fort juste, mais nous n’en saurions dire autant des moyens employés par le même auteur pour combattre la désobéissance et le mensonge. Plus utiles aux parents éducateurs seraient les conseils de D. C. Fisher (Les enfants et les mères), et ceux que nous avons trouvés dans une brochure publiée par le Comité national suisse d’hygiène mentale : « Comment l’enfant prend ses habitudes ».

« Les habitudes, chez l’enfant, dépendent beaucoup des influences que le milieu ou les circonstances ont sur son esprit. En effet, sa mentalité est extrêmement formable plastique et prompte à accepter des suggestions ainsi qu’à imiter ce qu’il voit et entend. C’est pourquoi l’enfance est le meilleur moment pour tacher d’établir les habitudes désirables et changer ou éliminer les tendances qui, dans la vie ultérieure, pourraient se révéler désavantageuses. La plasticité de l’esprit humain diminuant rapidement avec les années, c’est donc dans l’enfance qu’il faut prévenir l’éclosion des mauvaises habitudes. »

De cette brochure, extrêmement riche en conseils, nous allons extraire presque tout ce qui a trait à l’obéissance, non seulement parce que le problème de l’obéissance est l’un des plus importants qui se posent à qui veut faire l’éducation des jeunes enfants, mais encore parce que nos lecteurs anarchistes risquent de confondre la liberté et le développement de la personnalité, qui sont des buts, avec les moyens éducatifs appropriés, puis, à la suite d’un échec, de revenir à des moyens de pure contrainte également mauvais.

« I. — Vous employez peut-être une mauvaise méthode pour vous faire obéir.

« 1° Observez-vous si l’enfant fait attention à ce que vous dites quand vous lui donnez un ordre ? Un enfant occupé à jouer peut parfaitement ignorer que vous lui parlez. 2° Lui donnez-vous des ordres sans avoir l’intention ferme de les faire exécuter ? L’enfant s’en aperçoit bien vite et ne se donne plus la peine de les écouter. 3° Lui permettez-vous aujourd’hui une chose pour laquelle vous le punirez demain ? Si l’enfant ne sait pas exactement et toujours ce qu’il doit faire, il sera fortement tenté d’essayer la chose défendue. 4° Promettez-vous à l’enfant des récompenses pour le faire obéir ? Si vous avez cette habitude, c’est une bonne affaire pour lui que de ne pas obéir et de se faire payer toujours plus cher son obéissance. 5° Essayez-vous d’effrayer l’enfant pour lui faire exécuter ce que vous commandez ? Au début il est possible que la peur le fasse obéir vivement, mais, ou bien il s’habituera, assez vite à l’objet de sa peur et n’y fera plus attention ou bien il deviendra un enfant timide et nerveux. 6° Rendez-vous la désobéissance intéressante par l’excitation des conséquences éventuelles que vous évoquez ? Les enfants désobéissent quelquefois « pour voir » ce qui adviendra. 7o Donnez-vous des ordres auxquels la nature même de l’enfant l’empêche d’obéir ? Grondez-vous, par exemple, constamment l’enfant qui se trouve à l’âge où l’on a un besoin absolu de mouvement ? À chaque instant, vous criez : « Tiens-toi donc tranquille » ; « Ne fais pas de bruit » ; « As-tu fini », etc., etc. Sachez que son système nerveux a autant besoin d’activité que son corps a besoin de nourriture. Vous feriez mieux de lui donner l’occasion de jouer ou d’être utilement actif.

II. Vous êtes-vous demandé ce qu’il faut faire pour mériter l’honneur que vous fait un petit enfant en vous obéissant ou. en ayant confiance en vous ?

« 1o Tenez-vous toujours vos promesses ? Pourquoi l’enfant aurait-il confiance en quelqu’un qui le trompe ? Et quand la confiance s’en va, l’obéissance s’en va également. Si l’enfant continue parfois à obéir, c’est parce que vous êtes plus grand et plus fort que lui. 2o Prenez-vous garde de ne pas favoriser l’un ou l’autre de vos enfants, de ne demander à chacun d’eux que ce que ses capacités lui permettent de faire et de donner à chacun suivant ses besoins particuliers ? 3o Vous gardez-vous de donner des ordres et de punir dans la colère ? La colère est contagieuse : si vous êtes furieux, il y a des chances pour que l’enfant le devienne ou soit terrorisé et fasse alors des choses qu’il ne ferait pas de sang-froid. 4o Donnez-vous quelquefois des ordres inutiles, simplement pour montrer votre autorité ? Un enfant sait très bien quand on abuse de l’autorité contre lui et se révolte. 5o Vous donnez-vous la peine de considérer les motifs des actions de l’enfant ou le punissez-vous simplement parce que son acte a des conséquences fâcheuses ? Exemple : Un enfant qui a fait une maladresse ou casse quelque chose en essayant de rendre service n’est pas méchant pour autant. 6o Exposez-vous l’enfant à des tentations auxquelles il peut difficilement résister à son âge ? Et si vous le punissez trop sévèrement, ne sera-t-il pas tenté de mentir pour échapper à la punition ? Si vous laissez traîner des choses dont vous savez qu’il a envie, n’est-ce pas être un peu trop exigeant que de s’attendre à ce qu’il ne les prenne pas ? Les parents doivent aider l’enfant à bien agir et non lui rendre facile de mal faire.

« III. Vous êtes-vous demandé pourquoi les enfants doivent obéir à leurs parents ?

« Il y a des parents qui obéissent à leurs enfants. Aussi ces enfants sont-ils habitués à penser que la vie leur donnera tout ce qu’ils demanderont. Et quand ils apprennent, à leurs dépens, que ce n’est pas le cas, cela leur est très dur… Il y a aussi des enfants qui obéissent trop bien. On ne leur permet ni de penser ni d’agir pour leur propre compte. Adultes, ils sont des hommes, des femmes incapables de se diriger eux-mêmes et ayant besoin toujours de quelqu’un qui leur dise ce qu’ils ont à faire. »

Les autres conseils de cette brochure ne sont pas moins précieux, mais, pour ne pas allonger démesurément notre étude, nous nous contenterons de glaner ceux qui nous paraîtront les plus utiles.

« Comment faut-il traiter les crises de colère chez l’enfant ? Le traitement doit être adapté à chaque enfant (chaque enfant est différent d’un autre). Il faut donc tenir compte de la cause des crises de colère. Si les crises sont causées par l’habitude qu’a l’enfant d’imposer sa volonté, cessez de la lui accomplir. Si c’est pour attirer l’attention sur lui, ne faites plus attention à ses crises. Par contre, essayez peut-être de faire attention à lui quand il fait quelque chose de bien. S’il a ses crises pour obtenir un avantage, cessez de lui accorder ces avantages. Si les crises sont dues à des causes physiques, comme manque de sommeil, manque d’exercice, efforcez-vous de faire cesser ces causes. Si la cause est en vous-même il vous faudra évidemment du courage pour renoncer à vos propres mauvaises habitudes… Tâchez de contrôler vos colères et vos habitudes… »

« Comment pouvez-vous favoriser le développement intellectuel de vos enfants ?

« 1o Leur donnez-vous l’occasion de jouer avec des camarades de leur âge ?… Quand un enfant vit trop exclusivement avec des adultes qui le cajolent, il ne trouve pas dans cette société la stimulation dont il a besoin. Si ces adultes sont au contraire stricts et sévères, il prendra l’habitude d’une trop grande dépendance. S’il ne joue et ne se plaît qu’avec des enfants plus jeunes que lui, il n’aura pas assez de peine à se donner pour jouer un rôle important ; 2o Essayez-vous d’encourager leur sens d’initiative et de responsabilité ? On ne naît pas avec un sens de responsabilité. Donnez-leur l’habitude de tâches qui exigent du jugement et laissez-leur trouver tout seuls les moyens de s’en tirer. »

« Il faut aider l’enfant jaloux à surmonter la jalousie qui est une forme particulière d’égoïsme.

1o Apprenez-vous aux enfants à prêter leurs jouets et à respecter les droits des autres enfants ? 2o Les encouragez-vous à aimer et protéger leurs petits frères et sœurs ? 3o Ou bien, au contraire, trouvez-vous amusant qu’un enfant soit jaloux de son cadet. Essayez-vous de l’exciter à ce propos, de le mettre en colère ou de le faire pleurer en cajolant l’autre devant lui ? 4o Vous pouvez aussi stimuler la jalousie en vantant d’autres enfants devant les vôtres et en les citant constamment comme modèles, surtout si vos enfants ont déjà tendance à être jaloux. 5o Avez-vous des favoris et vous montrez-vous partial ? »

Voici quelques conseils donnés aux parents pour leur permettre « d’éviter les fautes les plus fréquentes :

« 1o Vous faites-vous des soucis exagérés à propos de la santé de vos enfants ?… 2o Dorlottez-vous excessivement vos enfants ?… 3o Vous empressez-vous de satisfaire les désirs de vos enfants tout simplement parce qu’ils veulent qu’il en soit ainsi ?… 4o Croyez-vous qu’on peut dire n’importe quoi aux enfants, leur raconter des mensonges, leur faire des menaces illusoires pour les amener à faire ce qu’ils doivent ? Mentir aux enfants est une chose très sérieuse. Il ne faudra pas vous étonner plus tard s’ils perdent leur confiance en vous ou s’ils mentent eux-mêmes. 5o Enlevez-vous toute initiative à vos enfants ? Comment voulez-vous alors que leur volonté se développe ? Comment apprendront-ils à décider les choses par eux-mêmes quand ils seront grands ? 6o Mettez-vous constamment des freins à l’activité de l’enfant ? Un enfant qui est arrêté à chaque instant par des observations, des ordres, des défenses, est un peu dans la situation d’un individu auquel on a lié les mains. Ce n’est pas en s’attachant les mains qu’on apprend à s’en servir. 7o Êtes-vous trop ambitieux pour vos enfants ?… 8o Êtes-vous trop raides, sévères, grondeurs avec vos enfants ? Repoussez-vous leurs confidences en leur disant de ne pas vous ennuyer avec leurs bêtises ? Et pourtant, leur esprit leur sentiment désirent que vous, parents, soyez un peu leurs camarades. Ils voudraient un papa qui soit aussi leur ami et une maman qui comprenne tout…

« Voici trois choses importantes à retenir :

« 1o Gardez votre sang-froid. 2o Le bon sens et la bonté sont les meilleurs facteurs de l’éducation. 3o Apprenez tous les jours davantage à être de bons parents. Ne pensez pas que vous savez tout ce qu’il faut pour cela : il y a toujours quelque chose à apprendre. Si l’on vous révèle une vérité un peu dure pour vous, parce qu’elle vous montre vos fautes d’éducation, ne permettez pas à votre vanité offensée de vous empêcher de devenir de meilleurs parents. »

Les auteurs, après avoir parlé de certaines anomalies de conduite, terminent ainsi leurs conseils : « Dans tous ces cas, faites de votre mieux pour comprendre l’enfant et gagner sa confiance absolue. Vous pourrez alors, en suivant les principes que nous avons donnés, entreprendre de réformer ses mauvaises habitudes. Mais, si vous ne réussissez pas ou ne savez pas comment vous y prendre, ne vous obstinez pas, par fausse honte, à garder votre souci pour vous seuls. Consultez quelqu’un qui puisse vous aider ! »

Ainsi dans leurs « conclusions », les auteurs de cette brochure ne manquent pas d’insister sur la nécessité de « comprendre l’enfant », c’est-à-dire de rechercher quelles sont les tendances qui provoquent sa manière d’agir — et de « gagner sa confiance absolue », — ce qui est tout à la fois un moyen de le mieux connaître et un moyen de l’améliorer moralement sans entrer en lutte avec sa propre volonté.

« On n’éprouvera pas de bien grandes difficultés », dit Baumann, à corriger l’enfant de ses petits défauts, « si on a pris le soin préalable de développer l’attachement pour la mère et le milieu familial. Ce penchant va de pair avec cette inclination égoïste qu’on nomme la vanité et qui nous fait rechercher l’approbation de ceux dont la société nous agrée. Un enfant sérieusement attaché à ses parents tiendra beaucoup à leur approbation. Il suffira parfois de froncer les sourcils pour le faire changer d’attitude ; comme il suffira de l’inviter à « faire plaisir » pour qu’il obéisse… Mais il faut bien se mettre ceci en tête : tous ces moyens et tous les moyens similaires n’aboutiront que dans la mesure où on aura donné au besoin d’attachement une intensité faute de laquelle les plus habiles resteraient sans prise sur les jeunes natures. »

« L’acquisition de bonnes habitudes constitue, dit Claparède, la part peut-être la plus importante de l’éducation morale. » mais, ajoute le psychologue, elle pose un problème délicat : « Ne risque-t-on pas, en pliant l’enfant à certaines habitudes, de porter atteinte à l’indépendance et à l’originalité de son caractère ? « La seule habitude qu’on doit laisser prendre à l’enfant, disait Rousseau, est de n’en contracter aucune. » L’auteur d’Émile voulait que l’enfant restât toujours « maître de lui-même » et qu’on ne portât pas atteinte à ses dispositions naturelles en leur substituant cette « seconde nature » qu’est l’habitude. Le problème revient donc à ceci : les habitudes doivent être pour nous des auxiliaires, non une chaîne. Elles doivent s’harmoniser avec le caractère, non en entraver la libre expression. Elles doivent faciliter le jeu de la volonté et non le détruire. Elles doivent rendre plus aisée l’adaptation aux événements habituels, sans empêcher l’adaptation aux circonstances nouvelles et se transformer en routine. »

Concluons. L’un des buts de l’éducation, le plus important jusque vers sept ou huit ans, est la formation de bonnes habitudes. Cette formation doit être réalisée en tenant compte des tendances de chaque individu. Il s’agit, tout en respectant la personnalité de chacun, de préparer les individus a des comportements variés, mais cependant tous compatibles avec une vie aussi harmonieuse que possible.

XI. Facteurs du comportement. État physiologique. Facteur affectif : besoins, tendances. — Les conclusions qui précèdent nous amènent à nous demander quels sont les facteurs du comportement d’un individu adulte. Remarquons que le comportement n’est autre chose que la réaction de l’individu à des excitations externes ou internes. Ces excitations peuvent être physiques, sociales et personnelles.

Les instituteurs peuvent constater que leurs élèves sont plus irritables, plus turbulents lorsqu’il fait grand vent ou quand le temps est orageux ; qu’ils sont plus nonchalants lorsque la température est chaude et lourde. « Une névralgie, un rhumatisme, un trouble intestinal transforment la gaieté en mélancolie, la bonté en méchanceté, la volonté en nonchalance. » La joie ou la tristesse peuvent résulter du plus ou moins d’activité sanguine, la colère d’un certain état nerveux, la peur d’un état de débilité fonctionnelle, etc. L’air que nous respirons, nos aliments agissent aussi sur notre comportement.

L’influence du milieu social : « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es », est également indéniable. Enfin, comme nous l’avons montré au mot « liberté », l’individu adulte est capable de se déterminer lui-même en une certaine mesure.

Mais le comportement de l’enfant est déterminé par l’hérédité et le milieu. Dans notre pensée nous ne devons donc pas considérer l’enfant comme responsable de ce comportement. Cependant, dans nos rapports avec lui il en va tout autrement, car il importe de cultiver en lui le sentiment de la responsabilité qui est, lui aussi, une cause déterminante de la conduite. Traitons les enfants comme des êtres responsables de leurs actes, puisque c’est utile à leur formation morale, mais faisons-le avec mesure et indulgence en nous disant bien, s’il nous faut réprimander ou punir, que les réprimandes et les punitions ne doivent pas être des châtiments, mais des moyens de perfectionnement moral.

Le comportement de l’enfant dépendant dans une large mesure de son état physiologique (état musculaire, nerveux, fonctions organiques, système endocrino-sympathique, etc.), rappelons-nous aussi la vieille maxime : Mens sana in corpore sano (une âme saine dans un corps sain) Pour corriger ce que nous appelons les défauts de nos enfants, pour leur faire acquérir de bonnes habitudes il est toujours utile et souvent indispensable d’agir sur leur corps. On moralise par l’hygiène et aussi par la médecine.

« Chez la plupart des humains, écrit le docteur Decroly, le moteur par excellence de tout l’appareil nerveux supérieur est le facteur affectif, la sensibilité comme on dit encore, c’est-à-dire l’ensemble des inclinations, tendances, appétits, besoins, sentiments, dont l’action est variable d’individu à individu et chez le même individu d’un moment à l’autre. Lorsque M. Coué, de Nancy (dont la méthode dite de suggestion par auto-suggestion consciente fait en ce moment le tour de l’Europe occidentale), dit que la volonté n’est pas le moteur de nos actes, mais attribue ce rôle à l’imagination, il entend par imagination ce que le vulgaire exprime le plus souvent par là, c’est-à-dire l’activité mentale inconsciente ; or, cette activité inconsciente est orientée, gouvernée par les désirs, les aspirations, la foi, l’idéal, c’est-à-dire par le côté affectif de l’être. »

Ajoutons, avec Vermeylen, — et ceci nous ramène à ce que nous avons dit du comportement et de l’état physiologique — que : « La vie affective élémentaire plonge ses racines dans la vie organique dont elle n’est au début qu’une sorte de transcription psychique. » « A chaque fonction organique correspond une tendance particulière : à la nutrition la faim, à la vision le besoin de voir, à la locomotion le besoin d’exercice et chacune de ces tendances se manifeste lorsque la fonction ne s’exerce pas régulièrement ou lorsqu’elle s’exerce insuffisamment… » (Traité de Psychologie, de Dumas, p. 431.)

Lorsque les tendances répondent à des fonctions organiques qui demandent à être satisfaites d’une façon pressante on leur donne le nom de besoins : besoin de chaleur, besoin de nourriture, besoin d’oxygène, besoin de repos, besoin de mouvement, etc. Si les tendances répondent à des fonctions psychiques complexes, elles admettent généralement un assez long retard dans leur satisfaction ou peuvent même être abandonnées et on leur donne le nom d’inclinations.

« Entre les besoins et les inclinations, écrit Vermeylen, il y a place pour toutes les tendances qui viennent se greffer sur les fonctions les plus diverses. » On réserve donc d’ordinaire le nom de tendances à celles qui sont intermédiaires entre les besoins et les inclinations, ces trois mots expriment donc surtout une différence de degré.

Or, il y a chez tout individu des tendances favorables et d’autres tendances qui ne le sont pas, non seulement pour la société, mais aussi pour l’individu lui-même, par exemple la colère, la peur, etc., et ceci nous explique que le docteur Decroly nous dise que le but de l’éducation est surtout « de créer de bonnes habitudes, c’est-à-dire de renforcer des dispositions affectives innées quand celles-ci sont favorables, et d’aider au développement de dispositions affectives acquises pour combattre celles qui sont défavorables. »

Résumons-nous à nouveau : 1° Pour moraliser un enfant il faut surtout lui faire acquérir de bonnes habitudes ; 2° pour faire acquérir de bonnes habitudes à cet enfant, il faut favoriser le développement harmonieux de ses tendances utiles et combattre ses tendances nuisibles.

Ceci nous pose de nouveaux problèmes : Peut-on, vraiment, combattre une tendance ? N’y a-t-il pas danger à le faire ?

« Spontanée ou dirigée, écrit Piéron, l’éducation en vient ainsi à réprimer certaines tendances naturelles. Il se produit, dès lors, des conflits entre des instincts, particulièrement l’instinct sexuel ou l’instinct de conservation et de défense, et des tendances acquises, imposant le respect de la pudeur. L’inhibition incomplète, le « refoulement » des instincts peut, dans des organismes mal équilibrés, orienter des désordres mentaux, des obsessions… » (Piéron : Psychologie expérimentale.) « Les psychanalystes constatent que les instincts refoulés ne sont pas tués, mais continuent dans le subconscient une vie souterraine, cause directe de troubles, de névroses et de psychoses de toute espèce. » (Ferrière : Le Progrès spirituel.)

« Mais l’influence éducative, qui ne peut vraiment créer des sources d’énergie, et qui, en réalité utilise, en les dirigeant, en les dérivant, les forces profondes des instincts, ne combat réellement certaines tendances innées qu’en leur assurant une certaine satisfaction, sous des formes compatibles avec l’équilibre social. » (Piéron). « Le seul moyen d’éviter un refoulement, lorsque le libre jeu d’un instinct est rendu impossible pour une cause péremptoire et inchangeable, d’ordre matériel ou moral, est de lui trouver un débouché ailleurs, un emploi utile et qui canalise l’énergie inemployée. Ainsi les jeux sportifs sont une canalisation de l’instinct combatif. Et si l’on ne peut prévenir le mal, s’il y a refoulement, la méthode thérapeutique sera, en principe, la même : il faut essayer : 1° de découvrir la tendance refoulée (c’est affaire au médecin) ; 2° de la canaliser comme il vient d’être dit ; 3° de mettre le sujet à même de la « sublimer ». Ce dernier terme… signifie ceci : mettre l’instinct, jadis refoulé, jadis cause de troubles affectifs ou mentaux, au service d’un idéal élevé ; en faire, sous cette forme, une partie intégrante, non seulement de notre vie quotidienne, mais de notre meilleur moi. » (Ferrière).

Tout instinct, toute tendance, a un rôle biologique utile, ce qui est mauvais, c’est l’excès, ou l’insuffisance ou l’action hors de propos. « Il faut, dit le docteur Allendy, seconder l’effort de la Nature qui tend spontanément à la perfection, il ne faut rien détruire, mais tout conduire, ne rien supprimer, mais tout utiliser…, ne rien contrarier, mais tout guider. Si un homme est né violent… il doit transmuer sa violence en élans généreux. »

Mais pour canaliser ou sublimer les tendances il faut connaître la signification biologique de chacune d’elles.

Laissant de côté les besoins nous pourrons utiliser avec profit la classification de Decroly-Vermeylen :

I. Tendances liées a la conservation de l’individu : 1° Tendances défensives : a) colère ; b) prudence ; c) timidité ; 2° Tendances offensives : a) colère ; b) irritabilité ; c) violence ; brutalité, cruauté ; d) taquinerie, moquerie ; e) rancune.

II. Tendances liées a la vie de relation : 1° Tendances groupales : a) sympathie, antipathie ; b) esprit de famille, de clan, de parti, de classe etc. ; 2° Tendances éducatives : a) curiosité ; b) jeu ; c) imitation ; 3° Tendances extensives : a) amour-propre : orgueil, ambition, vanité, susceptibilité ; b) propriété : jalousie, convoitise, collectionnisme ; c) concurrence : émulation, envie ; d) approbation ; 4° Tendances supérieures : a) intellectuelles ; b) éthiques ; c) religieuses ; d) esthétiques.

Tendances liées a la conservation de l’espèce : 1° Tendances sexuelles. 2° Tendances familiales et parentales.

Cette classification, bien incomplète, appelle quelques remarques. D’abord les tendances varient considérablement d’intensité, par exemple certains auteurs parlent du besoin de propriété ; ensuite nous constatons, par exemple, que le collectionnisme est une forme de la tendance à la propriété et ceci nous permet de comprendre qu’une certaine tendance (ou besoin) à la propriété nuisible à notre idéal social peut être canalisée vers le collectionnisme. Il y a une échelle de valeur dans les besoins et les tendances et nous devons être très circonspects dans nos jugements sur un besoin qui ne nous paraît pas primordial, mais qui est cependant vivement ressenti par l’enfant, sur la genèse de ce besoin, l’utilité ou non de sa conservation et, le cas échéant, sur les moyens à mettre en œuvre pour le canaliser ou le sublimer.

Un exemple montrera mieux la complexité des problèmes sociologiques, psychologiques et pédagogiques que pose l’étude d’un seul besoin.

XII. Un exemple : l’Éducation morale et le besoin de posséder chez les enfants. — Chez le petit enfant on constate le besoin de posséder. Si nous en croyons le tableau précédent ce besoin serait une tendance extensive. Est-ce bien exact ? Ce besoin est-il biologique ou est-il seulement héréditaire ? Est-il un besoin primordial ou un besoin secondaire né plus particulièrement du besoin d’alimentation ? Il nous parait impossible de répondre à ces questions avec certitude. Le sentiment de révolte que nous éprouvons en présence de l’injustice sociale pourrait nous suggérer des réponses. Nous nous défions de telles réponses qui, si elles étaient inexactes, justifieraient des applications pédagogiques dont les résultats ne seraient pas ceux que nous désirons. Notre société est, à certains égards, une société malade et sous les apparences il faut trouver le mal réel, profond, tout comme le médecin qui ne considère la fièvre que comme un symptôme.

Le docteur Boigey écrit : « Au fur et à mesure de leurs progrès nos ancêtres cherchèrent d’abord à s’approprier les aliments, ensuite ce qui en fournit, c’est-à-dire la terre, les troupeaux, les armes plus tard, les choses utiles, enfin les choses agréables, presque aussi nécessaires que celles-ci, plus nécessaires même pour les civilisés. Cette succession de biens excita les désirs de l’homme et peu à peu une véritable jouissance fut attachée à leur possession. »

Cette explication est évidemment vraisemblable, mais est-elle vraie ? Ne nous faut-il pas, pour expliquer ce besoin, remonter à ces temps lointains de la préhistoire que Niceforo appelle « cette aurore magique qui éclaire, dans toutes les formes de sa survivance, notre vie civilisée d’aujourd’hui ». Ne trouverions-nous pas l’explication des origines de ce besoin dans l’un des deux principes de la magie que cet auteur énonce ainsi :

« Ce qui a fait partie d’un être ou d’un objet, ou ce qui a été en contact avec lui continue pour toujours à faire partie de cet être ou de cet objet, à rester en rapport avec lui et à en présenter les qualités et les défauts. »

Peut-être faut-il rechercher plus loin encore et remonter à ces temps où la conscience individuelle n’existait pas encore, où l’individu, amoral et alogique, était seulement une fraction du groupe. Qui nous prouve que dans l’éveil du moi ce moi ne s’est pas tout d’abord borné à se distinguer des moi qu’il voyait semblables à lui et n’a pas englobé en lui les objets ou êtres différents avec lesquels il était plus particulièrement en contact, ayant ainsi à se différencier encore des objets ou êtres qui continuaient de former un prolongement à son propre individu, non par suite d’une extension, comme l’indiquent Decroly-Vermeylen, mais à cause d’une différenciation encore imparfaite.

Cette distinction du « mien » et du « moi » est-elle maintenant toujours bien établie ? « Au sens le plus large du mot, dit James, le moi enveloppe tout ce qu’un homme appelle sien. » Et Ch. Blondel : « Il est tout à fait théorique d’arrêter, sans plus d’examen, les limites du moi à la surface du corps… Le vrai psychologue ne sait pas si le mien est ou non la plus noble partie du moi : c’est bien, du reste le moindre de ses soucis. Pour rattacher provisoirement le mien au moi, il lui suffit de l’impossibilité où il est de les distinguer clairement. Les rapports qu’ils entretiennent sont même si constants, si étroits qu’on a pu soutenir que la conception du moi se dégageait à la longue du concept du mien, né lui-même au cours de l’expérience infantile du sentiment des pouvoirs que nous avons et de l’action que nous exerçons sur ce qui nous entoure. » Qui peut nous dire laquelle de ces hypothèses est la vraie ? N’est-il pas vraisemblable que le besoin de posséder est un besoin complexe et que ces hypothèses sont toutes partiellement exactes ?

Frappé des maux que cause le régime capitaliste actuel et désireux de changer ce régime, l’éducateur révolutionnaire, ou même réformiste, peu au courant des données de la psychologie et de la sociologie et des incertitudes de ces sciences, n’hésite pas à proclamer la nécessité de combattre l’instinct de propriété et imagine des moyens de lutte inefficaces ou même dangereux.

Mieux averti, connaissant ce que nous venons d’exposer à propos de la genèse de ce besoin ; n’ignorant pas que le droit de propriété individuelle est en recul incessant (disparition du droit de propriété sur les individus, expropriations, droits sur l’héritage, etc.) ; sachant que la tendance à la possession est un véritable besoin, c’est-à-dire est particulièrement intense, lors de ces périodes affectives que l’on observe au début de l’enfance et au début de l’adolescence, il saurait mieux quel est le but qu’il est possible et désirable de poursuivre, quand il faut agir et comment il faut le faire.

Précisons. Il nous semble utopique de vouloir chasser de l’esprit des individus normaux toute idée du « mien » ; il ne nous semble pas non plus désirable de le faire puisqu’au demeurant le « mien » est une étape vers le « moi » et qu’il paraît contradictoire de vouloir tout à la fois combattre la tendance à la possession et aider à l’épanouissement de la personnalité ; mais l’histoire et la psychologie nous montrent que cette tendance à la propriété peut être modifiée dans un sens favorable à. la vie sociale. Nous pensons qu’il est bon qu’au début de l’enfance l’individu ait des choses qui soient à lui, bien à lui ; il serait vain d’ailleurs à ce moment de vouloir combattre le besoin naissant ; l’égocentrisme enfantin rendrait la chose impossible et l’on ne pourrait obtenir que des refoulements dangereux. Le début de l’adolescence est aussi une période critique où il serait mauvais de combattre ce besoin vivement ressenti, mais où l’on peut préparer sa canalisation et sa sublimation.

Contre le besoin de possession ou plutôt contre ses.. excès il sera peu efficace d’employer les sermons, les prêches et les raisonnements. Il ne sera pas inutile cependant d’amener les grands élèves de nos écoles à réfléchir aux questions morales. Une institutrice de Genève, pédagogue au grand cœur, s’est efforcée de savoir ce que les enfants pensaient de la richesse et de la pauvreté. Son ouvrage : « Ce que pensent les enfants : Richesse et Pauvreté » (Editions Forum, Neuchàtel et Genève, Paris, 33, rue de Seine), pourrait rendre de grands services à tous ceux qui veulent, par leurs leçons, combattre l’injustice sociale et magnifier le travail. Mais Mlle Descœudres, auteur de l’ouvrage dont nous venons de parler, ne compte pas seulement sur la parole pour moraliser les enfants, « ce n’est pas, écrit-elle, le moindre mérite de l’école active, justement parce qu’elle fait agir l’enfant, de le mettre à même de mieux apprécier tout le talent et l’intelligence des travailleurs manuels et de vaincre cette sotte manie — vestige elle aussi d’un autre âge — d’un mépris plus ou moins avoué pour le travail manuel… »

L’éducateur dispose encore de deux moyens principaux d’action. D’abord il peut faire dériver la tendance à la possession vers une voie où elle ne risque pas d’être une gêne pour la collectivité tout en donnant satisfaction à l’individu. L’instinct du collectionneur, qui est une forme dérivée de l’instinct de propriété, est un de ces moyens et il est d’autant plus recommandable que, sagement employé, il peut rendre des services appréciables a l’éducation intellectuelle.

Dans les classes où l’on distribue gratuitement des fournitures et des livres, on peut user d’un autre moyen. Puisque les idées morales naissent surtout des nécessités sociales, il est possible de combattre la tendance à la propriété individuelle en organisant les classes de telle façon que les enfants y sentent la nécessité de la possession collective. Transformer les classes livresques en écoles actives ce sera lutter contre la tyrannie de la tendance à la propriété individuelle. Faites qu’en ces écoles les enfants coopèrent, qu’ils aient à se servir d’un matériel à usage collectif. Par exemple, au lieu de donner à vos élèves des dictionnaires tous semblables, remettez-leur de petits dictionnaires différents, faites-les leur échanger parfois pour comparer les définitions des mots — l’éducation intellectuelle n’aura qu’à y gagner — et permettez-leur de consulter, lorsqu’il sera utile, un dictionnaire plus complet, et partant plus coûteux, prévu pour l’usage de tous.

Quelques remarques me paraissent utiles pour clore cette étude du rôle de l’école à l’égard du besoin de possession. D’abord c’est que nous avons indiqué seulement les moyens qui nous paraissaient les plus efficaces. Il en est d’autres, par exemple l’appel au sentiment à l’aide de lectures ou de récits, etc… Ensuite, c’est que dans le choix des moyens il faut tenir compte du développement intellectuel et affectif des enfants : par exemple, ce n’est que vers neuf ans que l’enfant devient vraiment capable de sociabilité, il est donc inutile de vouloir faire l’éducation sociale des tout jeunes enfants et l’appel à la coopération ne doit être fait qu’au moment le plus favorable.

XIII. Quelques précisions sur le développement affectif. — Il faut, comme nous venons de l’indiquer à propos du besoin de posséder, tenir compte du développement de l’enfant. Ce n’est, dit Mme Vauzelle qu’à sept ans à peu près que l’enfant sent l’injustice, et la pitié est beaucoup plus tardive encore. Tout sentiment compatissant, dit-elle, naît d’une privation, il faut vivre assez longtemps, c’est-à-dire laisser croître ses muscles et enrichir son intellect de sensations multiples, avant d’atteindre à la vie sentimentale. « En vain, ajoute t-elle, la vieille école multiplie-t-elle les leçons de morale et d’histoire… elle ne fait autre chose que le bruit d’un grelot, si elle ne suit pas étroitement la ligne du développement mental des élèves, si elle ne se conditionne pas, en un mot, à leur vie réelle. »

Le Docteur Crichton Miller a étudié le développement sentimental des garçons et des filles. D’après lui, ce développement semblerait passer par les phases suivantes :

1° Pour les garçons :

Jusque vers 7 ou 8 ans : la phase de la Mère.

De 8 ans vers 12 ans : la phase du Père.

De 12 ans vers 18 ans : la phase de l’École.

A partir de 18 ans : la phase de la Femme.

2° Pour les filles :

Jusque vers 8 ou 9 ans : la phase de la Mère.

De 9 ans vers 15 ans : la phase de l’École.

De 15 ans vers 18 ans : la phase du Père.

A partir de 18 ans : la phase du Mariage.

L’intérêt qui prédomine à chacune de ces phases n’est pas le seul, mais il importe « que nous veillions au sentiment prédominant dans chaque phase, car c’est celui-là qui, à ce moment, déterminera le développement de l’enfant ».

Les observations du Docteur Crichton Miller, en ce qui concerna la phase de la Mère, justifient les conseils de A. Baumann, que nous avons indiqués à propos de l’extension du besoin d’attachement. Lors de la phase du Père, c’est l’exemple donné par celui-ci qui dirige les sentiments du garçon. Remarquons que cette phase se produit chez les filles après celle de l’École, à l’inverse de ce qui se passe chez les garçons. Observons aussi, avec l’auteur, qu’il existe chez les filles un instinct permanent : l’instinct maternel. (Lire à ce sujet : Alice Descœudres : Le sentiment maternel chez la jeune fille, éditions Forum.) « La petite fille, poussée inconsciemment par l’instinct maternel, parle à ses poupées des foules d’enfants qu’elle aura plus tard, mais déclare qu’un mari ne serait qu’une gêne. » Plus tard, elle apprend la nécessité du père et d’un acte physique assez mystérieux et terrifiant. Si alors l’exemple de son père lui montre que l’homme peut être pour elle un bon compagnon, son développement se poursuivra normalement jusqu’à la phase du Mariage. Cette terreur peut résulter aussi d’un manque d’éducation sexuelle » (voir ce mot). Mme  Béatrice Webb, dans sa brochure : L’Enseignement aux enfants quant à la reproduction de la vie, nous dit : « Un enfant assez âgé pour une intelligente question, est assez âgé pour une intelligente réponse. »

« Aussi, répondons, dès les premiers pourquoi ; à 3, 4 ou 5 ans, l’enfant peut savoir qu’il vient de sa mère, et il l’en aimera davantage : et puis, ce sera mis de côté, dans un coin de son cerveau, pour être retrouvé plus tard. Le principal n’est pas de tout dire, mais de ne rien dire de faux qu’il faudra démolir par la suite, et qui contribuera à creuser l’abîme qui éloignera l’enfant de nous, qui fera perdre la confiance qu’il a en nous. Des quatre périodes de pourquoi, la première est la plus délicate (3 à 7 ans). C’est là que nous consolidons l’édifice dès la base, ou, qu’irrémédiablement, nous perdons la confiance de l’enfant. C’est la plus importante.

Vers 12 ou 13 ans, l’enfant doit connaître par nous ce qu’est la paternité. Nous devons oser avouer la grande et belle loi de la reproduction. Nous devons commencer à éveiller la conscience hygiénique, le sens de la responsabilité vis-à-vis de la famille, de la descendance, le sentiment de contrôle et de respect de soi-même. Il ne faut pas attendre le tournant de la puberté, où l’enfant prend conscience de lui-même et devient timide. Tout cela doit être dit pendant que l’enfant est enfant et qu’il ne voit de mal à rien. » (Mme  B. Weill.)

« Toutes ces peurs, dit aussi Mme  Guéritte qui résume le Docteur Miller, persistent dans l’inconscient des petites filles et ruinent souvent leur vie à l’adolescence ou à la maturité, parce qu’elles ne peuvent confier leurs craintes à personne, si elles n’ont pas près d’elles une mère, ou une autre femme, assez intelligente et avertie pour leur donner les explications voulues et les rassurer. Veillez de près ajoute-t-elle, sur la petite fille qui, dans ses jeux, prend toujours un rôle d’homme, ou sur celle qui a des allures de « garçon manqué ». Ce sont les signes de la peur du mariage. »

Le développement harmonieux du garçon peut être également compromis, quoique pour une cause différente. Entre les deux phases extrêmes « intervient dans la vie normale de tout garçon une longue période d’homo-sexualité psychologique où il ne s’occupe que des individus de son propre sexe, et où le père et les camarades sont les facteurs prédominants de ses sentiments. Il importe que, pendant cette période, la mère sache se tenir à l’écart et admette que son influence doit subir momentanément une éclipse. Si elle veut continuer à dominer la vie sentimentale de son fils, à y tenir la première place, elle risque de paralyser totalement son développement ; car tant que la mère maintient avec son fils les mêmes relations que pendant son enfance, il est impossible à celui-ci de transformer son attitude envers l’autre sexe… Le garçon court alors le danger d’avoir vis-à-vis des femmes dans l’avenir, l’attitude du petit garçon vis-à-vis de sa mère… Le cas de ces fils qui adorent tant leur mère qu’ils ne peuvent ni être amoureux normalement, ni se marier, rentrent dans cette catégorie des garçons dont le développement a été bloqué par la sollicitude exagérée et pernicieuse de leur mère.

Mais cette faiblesse maternelle est souvent causée par la sévérité paternelle… Si le père présente à ses garçons une image de la vie masculine trop dure, ou trop rigide, ou trop parfaite et trop difficile à atteindre, ceux-ci reculent d’effroi. Si l’autorité est trop dure pour l’enfant, il devient un mouton docile ou un rebelle ; si c’est la réalité qui est trop dure, il y échappe en se créant un monde de rêves ou en se jetant dans la grossièreté matérialiste. »

Les psychologues sont d’accord sur le point suivant : il ne peut y avoir de morale sans respect de règles ou respect de celui qui impose des règles. Mais comment l’enfant parvient-il à ce sentiment de respect, mélange de crainte et d’amour, qui est le fondement du sens moral ? Un psychologue suisse, Piaget, s’étant efforcé d’analyser le respect de l’enfant, a reconnu qu’il y avait deux sortes de respects, éveillant deux attitudes morales différentes : 1° le respect unilatéral que l’enfant éprouve pour son aîné, son supérieur ; 2° le respect mutuel, qui lie deux égaux, « par exemple deux enfants de 11 ou 12 ans jouant ensemble et respectant chacun les conventions de leurs jeux. »

Les plus jeunes enfants en sont au stade du respect unilatéral, c’est-à-dire de l’obéissance envers les règles qui leur sont imposées. Ils aiment d’ordinaire obéir à ces règles à la lettre, à la condition cependant que ces règles soient simples et peu nombreuses ; ils trouvent tout naturel d’être punis lorsqu’ils n’ont pas respecté une règle imposée, mais cherchent beaucoup plus à éviter une nouvelle punition qu’à observer la règle. Au contraire, parvenus au stade du respect mutuel, ils ont beaucoup de respect envers de multiples règles qui sont pour eux des conventions mutuelles qui peuvent être changées par accord de la majorité. Ce qui compte pour les plus grands, ce ne sont plus les apparences, mais les intentions : il faut obéir volontairement à l’esprit des règles actuelles.

« Nous voyons donc, dit Piaget, que ceux qui appliquent le plus mal une règle sont ceux qui la respectent le plus, tandis que ceux qui l’appliquent le mieux considèrent que cette loi est relative et peut être modifiée… Nous avons là les deux sortes de respect : l’un qui est unilatéral et n’a aucune part dans la conscience morale des enfants, l’autre qui est mutuel et fait partie de leur personnalité. C’est ici que nous trouvons la véritable obéissance, le vrai sentiment du bien… Le respect unilatéral engendre le sentiment du devoir, mais il reste extérieur à l’enfant. D’autre part, le respect mutuel crée l’autonomie morale, le sentiment du bien. » ; il mène à la coopération, à l’indépendance et à une compréhension de la vie morale meilleure que l’autre.

Cette distinction du respect unilatéral, qui résulte d’un rapport de contrainte, et du respect mutuel qui caractérise un rapport de coopération est d’une grosse importance pour le choix des techniques propres à l’éducation morale. Par suite du développement mental du jeune enfant, au caractère égocentrique, il faut tout d’abord savoir se contenter du respect unilatéral, et user de la contrainte en imposant jusque vers sept ou huit ans des règles aussi peu nombreuses que possible et qui n’admettent pas d’exception. Ces règles seront d’autant mieux respectées que nous saurons prêcher d’exemple. Mais il faut aussi que nous comprenions que le respect mutuel ne peut s’acquérir que par des relations entre égaux. C’est par l’école active — et non pas seulement les méthodes actives — que l’on peut le mieux permettre aux enfants de dégager des règles et des habitudes morales, de leurs jeux, de leurs travaux collectifs, de l’entr’aide qui devrait prendre dans nos écoles la place qu’y tenait autrefois la concurrence.

Mais l’école active est une exception et la plupart des maîtres songent bien plus à enseigner et imposer des règles morales qu’à faire naître de telles règles de la vie scolaire mieux organisée. « La sagesse, la docilité, l’attention, dit Baucomont, sont pour le maître les vertus capitales de l’écolier modèle. Ce ne sont pas celles de l’enfant. Qu’à cela ne tienne : il adoptera, six heures par jour, respectera et pratiquera une morale de façade pour l’école et pour le maître. Nous avons la paix. Cela nous suffit si nous n’avons cure de ce qui se passe au fond.

« Au fond, cependant, chaque enfant a édifié peu à peu, à l’insu des adultes, parents et maîtres, une conception de la morale, une somme plus ou moins riche des règles de la vie collective. Et cette morale, pratiquée par tous les enfants, dans leurs occupations et leurs jeux, hors de la présence des adultes, n’est pas tout à fait la nôtre. Elle n’accorde pas la primauté aux vertus qui nous semblent les plus importantes : elle en révèle d’autres que nous laissons, à l’école du moins, au second plan, souvent parce que la pratique de ces vertus troublerait notre tranquillité ou atteindrait au vif notre orgueilleuse assurance.

« Nous ne possédons actuellement, en France, que des esquisses de l’étude sociologique des groupes enfantins qui nous permettrait de connaître quels sont les caractères, les modalités, les constantes de la moralité de fait, pratiquée spontanément par les enfants et que nous pourrions considérer comme les solides fondements sur quoi édifier leur moralité future : la morale des société adultes.

On trouvera une amorce de cette sociologie enfantine dans les travaux de G. Varendonck : Recherches sur les sociétés d’enfants (Misch et Thron, Bruxelles. 1914) ; R. Cousinet : La Solidarité enfantine (Revue philosophique, 1908) ; Ad. Ferrière : L’Autonomie des Ecoliers (Delachaux et Niestlé) ; F.-W. Foerster : L’École et le Caractère (Delachaux et Niestlé). » (Baucomont oublie de citer : Rouma : Pédagogie sociologique (Delachaux et Niestlé) et M. Lejeune : L’observation du caractère dans les associations d’adolescents. (Document 9 de l’Union Belge d’Éducation morale.)

« Si peu avancées que soient les recherches en ce sens, elles permettent néanmoins déjà de déceler quelques-unes des tendances morales dominantes parmi les groupes d’enfants : 1° L’esprit de camaraderie et d’entr’aide (aider les autres, au travail et au jeu, leur prêter les objets dont ils ont besoin) ; 2° L’esprit de justice (donner raison à celui qui le mérite) ; 3° L’esprit de solidarité (prendre le parti de son groupe, ne pas le trahir) ; 4° L’esprit de conformisme (ne pas se distinguer des autres ; ne pas poser) ; 5° L’esprit d’initiative (savoir se débrouiller, se tirer d’affaire dans les circonstances difficiles) ; 6° La confiance en soi, l’énergie morale, la volonté (oser, ne rien craindre) ; 7° L’esprit de conciliation (chercher à accorder ses désirs à ceux des autres) ; 8° L’enthousiasme (communiquer passionnément ses idées et ses sentiments aux autres). »

On pourrait ajouter :

Le respect de la parole donnée ; 10° L’amour de l’approbation, etc… »

« Ces vertus, ajoute Baucomont, sont celles que l’enfant apprécie entre toutes, puisque ce sont celles que l’on trouve le plus souvent réunies chez les meneurs, les leaders et chefs de clans, et ce sont elles qui assurent leur prestige et établissent leur autorité.

« Or, si ce ne sont pas là des vertus spécifiquement scolaires, de celles qui conquièrent à l’élève les louanges, les récompenses et les faveurs du maître, on accordera qu’elles constituent pourtant les éléments non négligeables d’une morale susceptible d’orienter d’une façon très élevée et très féconde la conduite de la vie.

« Le rôle de l’éducation morale scolaire peut donc être nettement tracé : pour qu’il n’y ait pas antagonisme entre la morale du maître et celle des enfants, l’éducateur, non seulement ne doit pas ignorer ou méconnaître les sentiments, opinions et jugements moraux des enfants, mais il doit, au contraire, les utiliser, les laisser pratiquer et les pratiquer pour son propre compte dans ses rapports avec les enfants.

Cette conciliation de la morale des adultes (celle que nous voulons enseigner aux enfants et leur faire adopter avant l’heure) et de la morale enfantine ne peut évidemment pas s’opérer par le moyen d’un enseignement didactique, de prêches et de leçons. Ce ne peut être qu’une pratique, un mode d’agir et de vivre. »

XIV. Les défauts des enfants. — L’enfant, dit le Docteur Gilbert Robin, « n’a pas de défauts : il est mal élevé ou malade ». (Dr  G. Robin : L’enfant sans défauts, Flammarion, édit,). Pour corriger les enfants de leurs prétendus défauts, il faut d’abord faire l’éducation des parents et c’est ce que nous allons tenter de faire, aussi brièvement que possible. Tout d’abord il faut que chacun soit bien convaincu que l’intervention d’un médecin compétent est souvent utile, qu’elle est même indispensable dans les cas graves, où il est bon que le médecin soit aussi psychologue. C’est donc au psychiâtre qu’il faut, si besoin est, demander conseil.

Paresse. — Causes : a) d’origine physiologique : soit le fonctionnement morbide du cerveau, soit un ralentissement de la nutrition provenant, le plus souvent d’une mauvaise hygiène alimentaire, soit maladie du système nerveux (neurasthénie infantile) ; dans tous ces cas, l’enfant ne peut fournir l’effort qu’on lui demande ; b) d’origine mentale : l’enfant, bien portant, se refuse à un travail contraire à ses goûts. Remèdes : Suivant les cas : meilleure hygiène alimentaire (choisir de préférence des aliments qui se digèrent facilement) ; exercice physique modéré (la fatigue physique s’ajoute à la fatigue mentale) ; emploi du temps bien régulier ; emploi de toniques, après avis du médecin, massages, douches, etc. ; enseignement intéressant, motivé, aussi peu abstrait que possible, réservant une place aux activités manuelles.

Peur. Timidité. Bouderie. — Causes : a) Constituent souvent des réactions de défense passive. Parmi les causes de la peur les unes sont externes : obscurité ; animaux ; hommes ; impression fortes (scènes de famille, etc.) ; imagination surexcitée (récits et lecture) ; souvenirs de souffrances éprouvées, de peurs antérieures ; sollicitude excessive des parents. D’autres causes sont internes et résultent d’un état maladif (faiblesse générale), des prédispositions héréditaires, d’une trop grande suggestibilité (la peur est extrêmement contagieuse). Remèdes : Faire disparaître les causes ; agir sur le physique en fortifiant l’individu — mais en évitant les abus alimentaires du soir, causes de bien des terreurs nocturnes ; rechercher l’origine des habitudes de peur, puis raisonner l’enfant à leur sujet, procéder avec patience et sans brusquerie, utiliser la suggestion.

La vraie timidité est cependant distincte de la peur ; elle résulte le plus souvent d’une éducation trop sévère et despotique ; elle est aggravée par la conscience d’une infériorité (bègues), la tendance à s’analyser et la débilité. On la traite par un régime fortifiant et une éducation affectueuse, encourageante. Alors que la timidité est surtout un défaut d’adolescent, la bouderie est fréquente au cours du jeune âge. « Au cours de la bouderie, l’enfant ne peut changer d’attitude ou obéir : rien ne peut brusquement modifier son état émotionnel. Abstenez-vous et ne raisonnez pas. Discutez dans quelques heures ou demain. N’essayez pas de combattre son émotion, car vous l’amènerez souvent à commettre des actes graves pour lesquels il est irresponsable et à propos desquels vous ne pourrez intervenir qu’avec injustice… Observons et intervenons après la crise. » (Demoor et Jonckheere.)

Tristesse. — Les causes de la tristesse sont à peu près les mêmes que celles de la paresse et de la peur, partant, les remèdes sont également analogues.

Colère. Esprit de révolte. Brutalité. Cruauté. — Peuvent être le plus souvent considérées comme des réactions de défense active et d’attaque.

Causes de la colère. — La colère a des causes très variées et parfois opposées ; ses causes externes peuvent être : des contrariétés provenant de réprimandes, punitions (voir ce mot), etc. ; des blessures d’amour-propre ; la jalousie ; des injustices ; les exemples du milieu ; l’excès de faiblesse ou l’excès de sévérité ; un temps orageux, etc., etc. ; les causes internes résultent soit de tempéraments faibles, mais très nerveux et facilement irritables, soit d’un excès de vigueur et de tares héréditaires (alcooliques, etc.).

Remèdes à la colère. — Dans tous les cas, il faut opposer à la colère de l’enfant la douceur, la patience et la fermeté. Il faut éviter tous les motifs de crise, et lorsqu’une crise éclate la limiter autant que possible : s’il se peut ne pas punir et dans le cas contraire ne jamais menacer d’une punition qui ne pourra être appliquée. Eviter les punitions corporelles et la répression au cours de l’accès. Rechercher les causes de la colère pour y adapter les remèdes, par exemple traiter la colère du débile nerveux par une hygiène alimentaire convenable, un emploi du temps bien régulier, des fortifiants musculaires et, au contraire, pour les enfants vigoureux en excès, atténuer cette vigueur par une alimentation surtout végétarienne, lui permettre de se dépenser dans des exercices physiques et des jeux, employer des calmants nerveux (bromure de potassium, etc., etc.)

L’esprit de révolte est le plus souvent une colère légitime de l’enfant contre des éducateurs maladroits ou trop sévères ou injustes… La cruauté de l’enfant est causée le plus souvent, par un défaut de développement intellectuel et affectif, l’enfant est alors cruel par ignorance. Elle peut aussi résulter de la peur, de la colère, de l’exemple.

Il est d’autres défauts, mais ceux que nous venons de citer sont, avec la désobéissance, le mensonge, la jalousie, dont nous avons déjà parlé (X) — voir aussi études correspondantes, — les plus fréquents et les plus graves.

XV. Les défauts des parents. — Notre étude des défauts des enfants nous a permis de montrer que ces défauts résultent fort souvent d’une mauvaise éducation, c’est-à-dire des défauts des parents.

Beaucoup d’erreurs éducatives résultent de l’égoïsme des parents éducateurs et de leur sentiment de l’autorité. Certes, il faut que les petits enfants obéissent, mais il faut aussi que ce soit dans leur propre intérêt et il est nécessaire également que les parents, tenant compte de l’évolution de leurs rejetons les préparent peu à peu à l’indépendance, il faut qu’ils abdiquent peu à peu leur tutelle et développent l’aptitude de l’enfant à se conduire seul.

Même lorsque les parents doivent obtenir l’obéissance ils usent trop souvent de moyens qu’ils devraient éviter : punitions et récompenses, menaces et promesses, crises de colère et de tendresse, ordres et sermons sont des choses également néfastes comme aussi la contradiction des deux époux, mais quelle qu’en soit la cause, l’enfant sait fort bien en tirer parti au grand dommage de son éducation.

Il faut d’abord que les parents pensent que leurs enfants ne sont pas leur propriété et qu’ils veuillent peu à peu les aider à devenir des individus libres. Mais l’éducation est une œuvre de confiance et les parents trop souvent encore perdent la confiance de leurs enfants par des maladresses dont voici les plus fréquentes : écarter les enfants de la conversation des grandes personnes ; ne pas répondre intelligemment aux questions intelligentes des enfants ou y répondre sans souci de la vérité et sans penser que l’enfant s’il découvre la tromperie perdra confiance en qui l’a trompé ; railler les enfants ou les traiter avec dédain pour leurs remarques ou leurs questions naïves, l’enfant sent que l’adulte veut s’élever en l’abaissant et cherche ailleurs un confident ; être trop sermonneurs, trop critiques ; être d’humeur variable : tolérant aujourd’hui ce qu’on punira demain, etc.

Troisième défaut, non moins important que les deux précédents : on prêche en parole, mais pas par l’exemple.

Enfin, si les parents sont généralement, pleins de bonne volonté, s’ils aiment leurs enfants ils ignorent trop souvent comment ils devraient remplir leur rôle d’éducateurs et, le pis, c’est qu’ils ignorent leur propre ignorance ; ils supposent que pour bien élever leurs enfants beaucoup d’amour et un peu de logique suffisent. Or, cela ne suffit pas toujours. Les parents ont le défaut de ne point consulter assez souvent ceux qui pourraient utilement les conseiller : médecins, psychologues et pédagogues.

XVI. Les défauts de l’École. — L’École devrait, s’efforcer de donner une éducation et une instruction qui assurent à chaque individu un développement convenable. — Nous renvoyons aux mots : école, éducation, enfant, instruction, liberté, etc. pour de plus amples explications sur notre conception de ce rôle de l’École. Elle devrait aussi s’efforcer de préparer les enfants qui lui sont confiés à la vie sociale. En résumé, son rôle est double ; 1° elle doit éduquer et instruire chaque individu de façon que chacun puisse développer harmonieusement sa personnalité ; 2° elle doit développer chez tous l’aptitude à la vie sociale.

Si nous tenons compte de ce double rôle nous pouvons faire à l’École actuelle les reproches suivants :

1° L’École n’accorde pas une importance suffisante aux besoins, aux tendances, aux intérêts des enfants et de chaque enfant en particulier. Il faudrait, pour cela, que les éducateurs : a) apprennent à mieux connaître chacun de leurs enfants, b) fassent place à des travaux individuels libres. De ceci il résulte que les travaux que l’on exige des élèves ne sont pas suffisamment motivés pour eux, d’où la nécessité pour le maître de faire appel à des motifs extrinsèques : récompenses punitions, concurrence. Ces motifs extrinsèques sont de faible valeur et souvent plus nuisibles qu’utiles ;

2° A l’école on se préoccupe beaucoup plus de faire apprendre que de développer les pouvoirs actifs, les facultés créatrices, l’esprit de recherche ;

3° L’École est naturellement conservatrice. Les dirigeants, veulent que les éducateurs forment de bons citoyens, adaptés d’avance à la vie sociale actuelle et ne désirant pas la changer (v. individualisme : éducation). Tout au contraire, l’enseignement de l’École devrait avoir pour but de procurer aux enfants l’intelligence sociale, c’est-à-dire la capacité d’observer et de comprendre leur milieu tout en développant leur esprit critique et leur volonté. Ceci leur permettrait d’être, plus tard, aptes à concourir utilement aux modifications qu’ils jugeraient utiles d’apporter à cet état social. Il faudrait, pour parvenir à ce résultat, modifier les programmes et les méthodes en usage ;

4° L’École ne procure pas davantage aux enfants l’aptitude à la vie sociale. Tout notre système scolaire est basé sur l’autorité, la réceptivité et la concurrence, alors qu’il faudrait, en tenant compte du développement des enfants, réaliser : l’autonomie scolaire qui formerait des individus libres ; l’école active qui tendrait à se rapprocher de la vie sociale réelle, ferait une plus large place aux activités manuelles et à l’entr’aide.

XVII. Conclusion. — Œuvre de confiance et d’amour, l’Éducation morale est aussi une œuvre de savoir. À cette œuvre devraient collaborer les parents et les maîtres qui trop souvent encore s’ignorent. Les instituteurs pourraient, s’ils le voulaient, mettre bien des parents en garde contre des erreurs éducatives dont nous avons signalé ici les plus fréquentes. De leur côté, ils apprendraient, au contact des travailleurs, a mieux comprendre la vie sociale. Luttant coude à coude contre les forces d’oppression, parents et instituteurs comprendraient qu’ils ne doivent pas être des oppresseurs ; que la paternité, ne donne pas un droit de propriété ; que le mot maître ne doit plus signifier celui qui commande et punit, mais celui qui stimule, conseille et aide ; que les uns et les autres doivent favoriser l’entr’aide des enfants et cultiver leur idéalisme. « Donnons aux enfants, écrivait Roorda, un élan pour la vie. Et si cet élan doit les porter au-delà du point où notre lassitude et notre prudence nous ont fixés ; si un jour, avec l’ardeur et la liberté d’esprit qu’ils nous devront, ils attaquent les dogmes de notre imparfaite sagesse, — tant mieux. » En ce sens, une véritable éducation morale ne peut être que révolutionnaire. — E. Delaunay.

A Consulter. — Chez Flammarion, édit. : Les Idées modernes sur les Enfants (A. Binet) ; Les Enfants et les mères (Dorothy Canfied-Fisher) ; L’enfant sans défauts (Dr  Gilbert Robin). — Chez A Colin : Le corps et l’âme de l’enfant (Dr  Maurice Fleury). — Chez Alcan : Éducation et hérédité (M. Guyau). — Chez Delachaux et Niestlé : L’École et l’Enfant (J. Dewey) ; L’école et le caractère (F.-W Foerster) ; Pédagogie sociologique (G. Rouma), etc. Voir également les bibliographies des sujets d’éducation et la bibliographie ci-après sur morale.

MORALE. — Bibliographie générale. — Aristote : Ethique à Nicomaque. — G. Aslan : L’expérience et l’invention en morale.

Boistel : Le droit dans la famille. — Bakounine : Œuvres diverses. — S. Barni : La morale dans la démocratie ; Histoire des idées morales et politiques en France au xviiie sièclee s. ; Les moralistes français au xviiie siècle. — Bouillier : La vraie conscience ; Morale et progrès. — Beaussire : Le fondement de l’obligation morale ; Principes du droit. — Bacon : De augmentis scientiarum ; La dignité et les progrès de la science ; Nouvel organe. — J. Bentham : Traité de législation ; Théorie des peines et récompenses ; Déontologie. — A. Bayet : L’idée de bien ; La science des faits moraux ; Les morales de l’Évangile ; Le suicide et la morale. ; Notre morale ; La morale laïque. — J. Baldwin : Le darwinisme dans les sciences morales. — A. Bauer : La conscience collective et la morale. — Bautain : La philosophie morale. — Boutroux : Aristote (grande Encyclopédie) ; Morale et Religion. — Blackie : L’éducation de soi-même. — L. Barbedette : Pour l’Ere du cœur ; A la recherche du bonheur ; Par-delà l’intérêt. — Bain : Science mentale et morale — L. Bourgeois : La solidarité. — Belot : Études de morale positive. — Berthelot : Science et morale. — Bresson : Les trois évolutions (intellectuelle, sociale morale). — H. Baudrillart : Des rapports de l’économie polit. et de la morale. — Etc…

Aug. Comte : La philosophie positive ; Catéchisme positiviste ; La morale positiviste, etc. — A. Coste : Les conditions sociales du bonheur et de la force. — Condorcet : Progrès de l’esprit humain. — F. de Coulanges : La cité antique. — Mme  Coignet : La morale indépendante. — Courdaveaux ; Entretiens d’Epictète. — Clamageran : Philosophie morale et religieuse. — Ludovic Carrau : La morale utilitaire. — Caro : Probl. de morale sociale. — A. Cresson : La morale de la raison théorique.

Descartes : Discours de la méthode ; Lettres à la princesse Elisabeth ; Méditations métaphysiques. — Darwin : Descendance de l’homme. — E. Durkheim : L’éducation morale, etc… — A. Dumont : La morale basée sur la démographie. — Dauriac : Lettres à Lucilius — Delvove : L’organisation de la conscience morale. — Darlu : Pour la liberté de conscience. — Denis : Histoire des idées morales dans l’antiquité.

Epictète : Maximes. — Engels : Origines de la famille, etc…

Mme  J. Favre : La morale des stoïciens ; de Socrate ; d’Aristole. — A. Fouillée : Critique des systèmes de morale contemporains ; L’idée moderne du droit ; La science sociale contemporaine ; Eléments sociologiques de la morale ; Morale des idées forces ; Nietzsche et l’immoralisme ; Le moralisme de Kant et l’immoralisme contemporain. — Fonsegrive ; Le libre-arbitre. — Fulliquet : Essai sur l’obligation morale. — V. Franck : La morale pour tous. — Ch. Fourier ; Œuvres. — Frazer : Le Totémisme. — S. Faure : La douleur universelle ; La morale officielle et l’autre. — Folkmar : Anthopologie et morale positive. — Etc…

Guyau : Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction ; L’irréligion de l’avenir ; La morale d’Épicure : La morale anglaise contemporaine. — Guelly : La nature et la morale. — C. Gide : Histoire des doctrines économiques. — Goblot : Justice et Liberté. — Gillet : Le fondement intellectuel de la morale. — Etc…

Hume : Traité de la nature humaine ; Essais de morale. — Hobbes : Sur le citoyen ; Léviathan. — Huxley : Les sciences naturelles et les probl. qu’elles font surgir. — Höffding : Morale. — Halleux : L’évolutionnisme en morale. — Herckenrath : Probl. d’esthétique et de morale. — Chatterton Hill : La physiologie morale. — Etc…

Izoulet : La Cité moderne.

P. Janet : Hist. de la science politique dans ses rapports avec la morale ; La morale ; La famille. — Jouffroy : Cours de droit naturel. — Joussain : Fondement psychol. de la morale. — Etc…

Kant : Fondement de la métaphysique des mœurs ; Critique de la raison pratique ; Doctrine de la Vertu ; Principes métaphysiques du droit, etc… — Kropotkine : La morale anarchiste ; L’Ethique ; L’Entr’aide. — Etc…

Lombroso : L’Homme criminel. — G. Le Bon ; Psychologie de l’éducation, etc… — Leibniz : La monadologie. — Lubbock : Les origines de la civilisation. — La Rochefoucauld : Maximes et Réflexions morales. — Lalo : L’art et la morale. — Landry : Principes de morale rationnelle. — De Lanessan : La morale des religions ; la morale naturelle. — Lévy-Bruhl : La morale et la science des mœurs. — Letourneau. — Evolution de la morale. — Lavollée : Études de morale sociale. — Lalande : Morale pratique. — De la Laurencie : Ethique et esthétique. — Etc…

Malebranche : Morale. — Stuart Mill : L’utilitarisme. — Marion : Leçons de morale. — De la solidarité morale. — Summer Maine : L’ancien droit. — G. de Molinari : La morale économique. — Martha : Les moralistes ; sous l’empire romain. — Marceron : La morale par l’État. — Maeterlinck : Sagesse et destinée, etc… — Maxwell : Le Crime et la Société. — B. Malon : La morale sociale. — Etc…

Nietzsche : La généalogie de la morale ; Zarathoustra ; Humain, trop humain ; Le crépuscule des idoles ; La volonté de puissance, etc… — J. Novicow : La morale et l’intérêt dans les rapports individuels et internationaux. — J. Noël : L’athéisme, base rationnelle de l’ordre. — M. Nordau : La biologie de l’éthique. — Etc…

Platon : Protagoras ; Phèdre ; Gorgias ; Dialogues socratiques. — Pascal : Pensées. — Proudhon : Œuvres. — Pillon : La morale inductive et le principe d’utilité (Rev. philos. 1867) ; Critique philosophique. — Parodi : Le probl. moral et la pensée contemporaine ; Les bases psychologiques de la vie morale. — C. Piat : La morale du bonheur. — Docteur Pioger : La vie sociale, la morale et le progrès. — Palante : Les antinomies.

Queyrat : Le caractère et l’éducation morale.

J.-J. Rousseau : Émile ; Le contrat social. — Renan : Vie de Jésus. — Rambaud : Histoire de la civilisation. — Ravaisson : La philosophie en France au xixe siècle ; Mémoire sur le stoïcisme. — Rabier : Leçons de Philosophie. — Van der Rest : Platon et Aristote. — F. Rauh : L’expérience morale. — Rignano : Probl, de psychol. et de morale. — De Roberty : Le fondement de l’éthique ; La constitution de l’éthique. — Renouvier : La science de la morale. — Han Ryner : Véritables entretiens de Socrate ; Le fils du silence ; Le Père Diogène ; Les Paraboles cyniques ; La Sagesse qui rit ; Le Subjectivisme : Les Voyages de Psychodore, etc… — Rogatcheff : L’idole et sa morale. — Etc…

Stirner : L’Unique et sa propriété. — Sénèque : De vila beata. — H. Spencer : Qu’est-ce que la morale ; Les bases de la morale évolutionniste (The data of Ethics) ; De l’éducation intellectuelle, morale et physique ; Essais de morale, etc… — Schopenhauer : Le fondement de la morale ; Aphorismes sur la sagesse ; Le libre arbitre. — Spinoza : Éthique.— Secrétan : Philosophie de la Liberté. — G. Séailles : Les affirmations de la consc. moderne. — Docteur Sollier : Morale et moralité. — J. Simon : Le devoir ; La liberté. — Sidgwick : Les méthodes en morale. — Étudiants soc. rév. : Comment l’État enseigne la morale. — Etc…

Tolstoï : Œuvres sociales et religieuses. — Tylor : Civilisation Primitive. — Tissot : Principes de morale. _ J. Thomas : Principes de philosophie morale. — Thamin : Un probl. moral dans l’antiquité ; La casuistique stoïcienne. — Taine : De l’intelligence, etc… — Tarde : Les lois de l’imitation ; Transformation du pouvoir ; La philosophie pénale. — Etc…

Voltaire : Essais sur les mœurs ; Œuvres philosophiques. — Volney : La loi naturelle. — Vacherot : Science et conscience ; Essais de philos. critique. — Vallier : L’intention morale.

Zeller : Philosophie des Grecs. — Etc…

Voir également, dans L’Encycl. les études suivantes : bien, mal, devoir, plaisir, utile, sympathie, etc…, et aussi : famille, mariage, mœurs, moi, sexe, sociologie, etc., ainsi d’ailleurs que tous les exposés ayant trait aux Systèmes philosophiques, religieux ou sociaux. Se reporter également, pour cette partie spéciale du problème moral aux articles et bibliographies de morale et éducation sexuelles (au mot : sexuel).