Encyclopédie anarchiste/Remords - Résigné

La bibliothèque libre.
Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2334-2344).


REMORDS n. m. Il est probable que lorsqu’une bactérie attaque la matière organique et s’en nourrit, elle n’éprouve aucune espèce de remords. A-t-on jamais vu des termites se repentir d’avoir détruit l’architecture d’un beau monument ? La mante religieuse mange dévotement son époux pendant l’acte de copulation. Il est des mères lapines qui dévorent leurs petits nouveaux-nés avec une tranquille assurance. L’abeille arrache impitoyablement les nymphes à leur berceau lorsque l’hiver s’annonce. Le loup de La Fontaine était d’une politesse excessive ; et, vraiment, il fit trop d’honneur à l’agneau en disputant avec lui avant de le croquer. On n’a jamais soupçonné qu’un hôte de la jungle – pas plus d’ailleurs qu’un animal domestique – ait souffert d’avoir « fait à autrui ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui fit » ; ainsi, il apparaît que le remords semble être un sentiment tout à fait inconnu à nos frères dits inférieurs. Comment donc se comporte le frère « supérieur » ? Voltaire écrit : « Locke apporte l’exemple des sauvages qui tuent et qui mangent leur prochain sans aucun remords de conscience, et des soldats chrétiens bien élevés qui, dans une ville prise d’assaut, pillent, égorgent, violent, non seulement sans remords, mais avec un plaisir charmant, avec honneur et gloire, aux applaudissements de tous leurs camarades. Il est très sûr que dans les massacres de la Saint-Barthélemy, et dans les autodafés, dans les saints actes de foi de l’Inquisition, nulle conscience de meurtrier ne se reprocha jamais d’avoir massacré hommes, femmes, enfants ; d’avoir fait crier, évanouir, mourir dans les tortures des malheureux qui n’avaient commis d’autres crimes que de faire la pâque différemment des inquisiteurs. » Et, plus loin : « Un petit sauvage qui aura faim, et à qui son père aura donné un morceau d’un autre sauvage à manger, en demandera autant le lendemain, sans s’imaginer qu’il ne faut pas traiter son prochain autrement qu’on ne voudrait être traité soi-même. » (Dict. Phi., article : Conscience.)

Pourtant, si le remords doit se manifester parfois, n’est-ce pas dans le crime ? Et cependant l’histoire ne nous a transmis que quelques noms de criminels torturés par le remords. Caïn appartient à la légende biblique. À côté d’un Charles IX, combien de monstres qui ont nom : Néron, Constantin Ier, Borgia, Napoléon ! Sans compter ces messieurs de l’internationale sanglante des armements. Est-ce que l’homme de « la mobilisation n’est pas la guerre » ne riait pas dans ses cimetières ? L’assassin qui vit ses derniers moments est-il assailli par le remords ? S’il a le sommeil léger, c’est surtout par peur de ce qui le menace. Mais le souverain qui, par le droit de grâce, tient la vie du misérable entre ses mains n’a nul remords de l’envoyer sous le couperet. Et, cependant, il y a crime égal. « Faut-il tuer pour empêcher qu’il y ait des méchants ? C’est en faire deux au lieu d’un. » (Pascal.) Ainsi, nous pouvons conclure avec Voltaire « que nous n’avons point d’autre conscience que celle qui nous est inspirée par le temps, par l’exemple, par notre tempérament, par nos réflexions. L’homme n’est né avec aucun principe, mais avec la faculté de les recevoir tous. » Le remords est le produit de cette chose toute artificielle : la conscience (voir ce mot). C’est ainsi que le souverain qui aura froidement envoyé à l’échafaud ou à la chaise électrique un pauvre bougre victime des lois pourra éprouver du remords s’il se laisse entraîner, par exemple, à manger de la viande le vendredi. Mme de Sévigné écrivait : « Vous savez comme je hais les remords ; ce m’eût été un dragon perpétuel que de n’avoir point rendu les derniers devoirs à ma pauvre tante. » Quelles puérilités ! C’est que nous touchons ici au domaine de la morale. Il y aura remords dès qu’on aura enfreint la règle. Encore faudra-t-il qu’on soit lésé dans ses intérêts, sinon on se sentira très facilement le cœur à l’aise. « Le remords s’endort durant un destin prospère et s’aigrit dans l’adversité », écrit J.-J. Rousseau écrit dans ses Confessions.

Mais peut-il y avoir remords pour l’individu qui a éliminé en lui tout ce que les traditions ont pu apporter de grégaire ? Ses actes – outre qu’ils seront autant que possible raisonnables et sensés – ne pourront lui inspirer que du repentir, dans le cas où, par inadvertance ou par erreur, ils ne se trouveraient pas conformes à sa conception de l’éthique. Il essayera simplement d’en détruire ou d’en atténuer les effets, sans que pour cela il se croie damné à jamais, voué aux tourments éternels ou aux tortures infernales. Le remords est, lui aussi, une création du christianisme. C’est Dieu qui – en nous-mêmes – nous reproche notre « mauvaise action » (par exemple : convoiter le bien ou la femme du voisin, voler son maître, résister à l’oppression ; choses impardonnables aux gueux, comme on sait). « Le remords de conscience que nous sentons après le péché est une grâce intérieure. » disait Bourdaloue ; mais Boulainvilliers, ramenant la chose à de plus justes proportions, écrivait : « Le remords qui, dans le langage de l’écriture, est appelé le ver de la conscience, n’est proprement qu’une honte portée à l’excès. »

Pour l’amoral, sensible et juste, il ne peut donc y avoir de remords, car le remords « s’adresse aux grosses offenses contre la morale » (Littré). Il y aura regret d’un acte jugé mauvais, avec résolution intérieure de ne pas le renouveler. Et cet amoral ne poursuivra que mieux l’ascension vers l’idéal qu’il se sera assigné, se perfectionnant sans cesse, sans avoir besoin de jalonner sa route de douloureux, empoisonnants et inutiles mea culpa.

Pour conclure, nous ne pouvons mieux faire que de reproduire l’admirable page du sage Meng-Tseu. Puissent s’inspirer de l’enseignement qu’elle contient tous ceux qui ont encore l’esprit peuplé de chimères et qui redoutent le remords comme sanction à leurs pauvres actes humains.

« Je suppose ici un homme qui me traite avec grossièreté et brutalité ; alors, en homme sage, je dois faire un retour sur moi-même, et me demander si je n’ai pas été inhumain, si je n’ai pas manqué d’urbanité : autrement, comment ces choses seraient-elles arrivées ?… Si, après avoir fait un retour sur moi-même, je trouve que j’ai été humain ; si, après un nouveau retour sur moi-même, je trouve que j’ai eu de l’urbanité, la brutalité et la grossièreté dont j’ai été l’objet existant toujours, en homme sage, je dois de nouveau descendre en moi-même, et me demander si je n’ai pas manqué de droiture. Si, après cet examen intérieur, je trouve que je n’ai pas manqué de droiture, la grossièreté et la brutalité dont j’ai été l’objet existant toujours, en homme sage, je me dis : cet homme qui m’a outragé n’est qu’un extravagant et rien de plus. S’il en est ainsi, en quoi diffère-t-il de la bête brute ? Pourquoi donc me tourmenterais-je à propos d’une bête brute ? C’est pour ce motif qu’un sage est toute sa vie intérieurement plein de sollicitude, sans qu’une peine l’affecte pendant la durée d’un matin. » — Cl. Boussinot.


RENAISSANCE (Vue d’ensemble, n. f. du radical renaître. On désigne par ce mot le mouvement qui, au XVe et au XVIe siècle, détourna les intelligences des formes artistiques et des idées chères au Moyen Âge, pour aboutir à un l’éveil de l’esprit antique. Contre la scolastique, contre l’autorité de l’Église et des théologiens, contre les préjugés mis en honneur par le christianisme, des érudits, des écrivains, des artistes, des penseurs lèvent alors le drapeau de la révolte. Mœurs, opinion, industrie, goût littéraire et artistique, tout se transforme et se renouvelle ; saisis par la passion de l’éternelle beauté, les esprits repoussent avec dégoût les formules léguées par le Moyen Âge, et c’est à l’Antiquité grecque et romaine qu’ils demandent une conception moins mesquine de l’existence, une plus juste compréhension des harmonieuses exigences de la nature et de la raison. Simple étape dans la voie de la libération des cerveaux, la Renaissance peut sembler timide à nos contemporains, touchant maintes de ses revendications. N’oublions pas cependant qu’il fallait un courage méritoire, au XVIe siècle, pour rompre avec les traditions chrétiennes, consacrées par une longue habitude.

Parmi les causes qui favorisèrent la diffusion des chefs-d’œuvre littéraires, laissés par les plus beaux génies de la Grèce et de Rome, il faut placer l’invention de l’imprimerie. Des textes, réservés jusque-là à de rares privilégiés, devinrent d’un usage assez courant ; et les nombreux ouvrages anciens, retrouvés par les érudits de l’époque, furent connus sans peine de tous les hommes cultivés. Pétrarque et Boccace, dans la seconde moitié du XIVe siècle, avaient déjà donné l’exemple, en s’attachant à l’étude des modèles latins et grecs. Le premier se montrait plus fier de son petit poème Africa, composé en vers latins, que des stances en l’honneur de Laure de Noves, qui lui valurent la célébrité : il mettait une vraie passion à rechercher les manuscrits enfouis dans la poussière des bibliothèques ; et sa joie fut sans borne quand il découvrit, à Liège, deux discours de Cicéron, inconnus de ses contemporains. Le second apportait une ardeur égale à retrouver les textes oubliés et il les faisait traduire à grands frais, quand lui-même ne les traduisait pas ; il apprit le grec sous la direction de Léonce Pilate et parvint à lire couramment les chefs-d’œuvre de l’Hellade. Mais la brillante époque de Pétrarque et de Boccace devait être suivie d’une éclipse ; et ce furent les savants grecs, venus nombreux en Italie dès la première moitié du XVe siècle, et qui affluèrent davantage encore après la prise de Constantinople par Mahomet II, qui donnèrent une impulsion particulièrement féconde à l’étude des littératures anciennes. Citons, parmi beaucoup d’autres, Manuel Chrysoloras, Théodore Gaza, Jean Argyropoulo, Constantin et Jean Lascaris, Chalcondylas, le premier éditeur d’Homère, le cardinal Bessarion. Bien accueillis en Italie par certains princes, souvent perfides en politique et sanguinaires dans leurs mœurs, mais qui se faisaient gloire de protéger les artistes et les lettrés, ces érudits furent, dans la péninsule, les promoteurs d’une révolution intellectuelle qui s’étendra ensuite à tous les pays d’Occident. Les Médicis à Florence, les Sforza à Milan, les d’Este à Ferrare ; certains papes, comme Jules II et Léon X, ont même laissé dans l’histoire un nom assez sympathique, malgré leurs crimes et leur débauches, à cause de la protection qu’ils accordèrent aux humanistes, aux poètes, aux grands artistes des XVe et XVIe siècle.

Des érudits italiens, tels que Jean Aurispa, Guarino-Guarini, Philelfe, rivalisèrent bientôt avec leurs maîtres grecs ; alors que d’autres, en particulier Gasparin de Bergame, Laurent Valla, Pulci, Ange Politien, le Pogge, s’appliquaient plus spécialement à l’étude des auteurs latins. Pour ne pas gâter le « latin cicéronien », qu’il se vantait d’écrire, le cardinal Bembo ne voulait plus lire l’Écriture sainte. Malheureusement, trop d’humanistes renoncèrent à faire œuvre personnelle, se bornant à imiter les anciens de façon servile. Or, pastiches et copies ne sauraient prétendre à une gloire durable ; hellénistes et latinistes de la Renaissance ont laissé des ouvrages d’une grande valeur pour les érudits, mais d’un intérêt littéraire et humain généralement fort médiocre, souvent même nul. D’Italie, l’amour de l’Antiquité grecque et latine gagna, successivement, les diverses régions de l’Europe occidentale et centrale.

En France, érudits et philologues ne manquèrent pas. Le plus célèbre fut Guillaume Budé, esprit encyclopédique qui fraya la voie à l’humanisme dans notre pays. Robert et Henri Estienne furent, tout ensemble, d’excellents imprimeurs et de remarquables savants ; comme beaucoup d’autres érudits français, ils se convertirent au protestantisme et furent violemment persécutés par les catholiques. Citons encore, tant parmi les hellénistes que parmi les latinistes, Lefèvre d’Etaples, Turnèbe, Estienne Daurat, Dumoulin, Muret, Nizole, Dubois, Scaliger, Casaubon. Le Collège des trois langues, appelé plus tard Collège de France, qui fut créé en 1530 pour donner un enseignement plus moderne que celui de l’Université, contribua puissamment à développer chez nous le goût des humanités. Outre Budé, il compta parmi ses professeurs l’helléniste Pierre Danès, l’hébraïsant Vatable, l’orientaliste Guillaume Postel, le fameux Pierre Ramus, qui fut tué lors du massacre de la Saint-Barthélemy.

Dès la fin du XVe siècle, des novateurs, tels que Conrad Celtes, Peutinger, Bebel, Rhenanus, Agricola de Groningue, répandaient en Allemagne le goût des études grecques et latines. Mais, dans ce pays, la lutte entre les scolastiques, restés fidèles aux méthodes surannées du Moyen Âge, et les humanistes, qui méprisaient le latin de saint Thomas d’Aquin et préféraient Platon à Aristote, fut extrêmement vive. Reuchlin, qui demandait que la science reste indépendante de la religion, fut accusé d’hérésie par les dominicains. Quant à Mélanchton, professeur de grec à l’université de Wittenberg dès l’âge de vingt et un ans, il devait se ranger du côté de Luther et jouer un rôle très important dans l’histoire du protestantisme. Mais il était réservé aux Pays-Bas de voir naître le plus célèbre des humanistes, Erasme de Rotterdam, 1466-1536. Entré vers l’âge de vingt ans dans un cloître, il s’échappa cinq ans plus tard, dégoûté à tout jamais des habitudes monastiques. Après avoir mené très longtemps une vie errante et parcouru la France, l’Angleterre et l’Italie, il se fixa, en 1521, à Bâle, qu’il ne quitta presque plus. Recherché par tous les hommes marquants de son époque, il exerça une sorte de royauté intellectuelle qui l’a fait comparer à Voltaire. S’il a touché à toutes les questions et persiflé impitoyablement moines et théologiens, il n’osa pas cependant attaquer les dogmes comme le patriarche de Ferney le fera au XVIIIe siècle. « Tous les hommes, a-t-il écrit, n’ont pas le tempérament des martyrs ; et, si j’eusse été mis à l’épreuve, je crains bien que je n’eusse fait comme saint Pierre. » Pareil à maints libres-penseurs modernes, cet écrivain sceptique ménagea toujours les autorités religieuses et civiles ; il n’osa même pas prendre parti pour la Réforme et resta finalement catholique. Ses Adages, ses Colloques, son Éloge de la folie et ses autres ouvrages obtinrent un prodigieux succès.

Toutefois, approfondissant mieux les idées des anciens et leurs procédés de composition, les meilleurs esprits comprirent que la création originale était préférable à l’imitation servile, et que, sans liberté intellectuelle, il n’était pas possible d’atteindre les cimes éclatantes du génie. Renonçant au latin, maints poètes et prosateurs écriront, en langue « vulgaire », des chefs-d’œuvre qui devront une notable partie de leur beauté à la connaissance de l’Antiquité classique, mais ne sacrifieront aux modèles grecs et latins ni les besoins de l’époque, ni le tempérament de l’auteur. Laissant à Victor Méric le soin de parler de la renaissance poétique et littéraire, je négligerai complètement ce sujet, pour me borner à dire ce que fut la renaissance philosophique, scientifique et artistique.

Sans doute, la scolastique continua de régner dans les écoles et les universités ; le thomisme trouva des défenseurs parmi les membres des ordres religieux ; et l’on dut attendre Bacon et Descartes pour assister à l’éclosion de la philosophie moderne. Cependant, une violente réaction se manifesta de bonne heure contre l’aristotélisme frelaté et mal compris des grands docteurs scolastiques. Au début du XVe siècle, le platonisme fut prêché avec enthousiasme par Gémiste Pléthon, un lettré byzantin venu en Italie ; et une académie platonicienne fut fondée à Florence. Sous la direction de Marcel Ficin, qui traduisit et commenta Platon, Plotin et d’autres philosophes alexandrins, elle devait jouir d’une brillante réputation. Nombreux, d’ailleurs, sont les écrivains de l’époque qui, par haine du Stagirique, se prennent d’enthousiasme pour l’auteur des Dialogues. Parmi ces platoniciens, qui témoignèrent souvent d’une grande indépendance de pensée, citons François Patrizzi, professeur à Ferrare et à Rome, Pic de la Mirandole, jeune prodige encore plus prétentieux que savant, Giordano Bruno, mis à mort par l’Inquisition romaine à cause de la hardiesse de ses pensées, Pierre Ramus, assassiné par des partisans fanatiques de l’ancienne philosophie, dans la nuit du 24 août 1572. Ceux qui restent fidèles à Aristote s’avèrent parfois, eux aussi, des adversaires acharnés de la scolastique ; ils lui reprochent (non sans raison) d’avoir modifié et corrompu la pensée du Stagirique. Ce fut le cas de Pomponat, que l’on persécuta parce qu’il ne croyait ni à l’immortalité de l’âme, ni à la providence. Les deux Piccolomini, Césalpini, Vanini, brûlé à Toulouse en 1619 comme impie et athée, furent également des péripatéticiens qui refusèrent d’adopter l’interprétation thomiste. Campanella, qui réclamait la communauté des femmes, du logement et des biens, n’appartient à aucune école ; Jacques Bœhm fut un mystique dont la doctrine laisse quelquefois prévoir celle de Hegel. Quant à Montaigne et à Rabelais, la place de premier plan qu’ils occupent en littérature nous dispense d’en parler ici.

Donc, nulle philosophie bien originale n’apparut à l’époque de la Renaissance ; mais à confronter les systèmes anciens, à voir combien est difficile la recherche de la vérité, les humanistes prirent l’habitude de critiquer toutes les doctrines, même religieuses. Ils comprirent la nécessité du libre examen, et s’appuyèrent, dans leurs discussions métaphysiques, non plus sur la tradition ou l’autorité, mais sur la raison. Au début, on espéra qu’une conciliation serait possible entre la philosophie grecque et le christianisme. Le pape Nicolas V recueillit, pour la Bibliothèque vaticane, les écrits des pères de l’Église, en même temps que les textes des auteurs païens ; Marcel Ficin s’efforça d’harmoniser le système de Platon avec les dogmes catholiques. Mais on comprit très vite la vanité de pareilles tentatives ; de nombreux humanistes, même parmi ceux qui, comme Pogge, étaient au service de l’Église, redevinrent païens de sentiment et de pensée. De la sorte, la Renaissance préparait la voie, non seulement à la Réforme protestante, mais à la philosophie rationaliste des Temps modernes.

Affranchies des liens étroits où les tenait la théologie, les sciences se développèrent rapidement. Refusant d’accepter les idées courantes, des chercheurs entreprirent d’observer directement la nature afin d’en mieux découvrir les lois. Un Léonard de Vinci et un Bernard Palissy s’intéressaient prodigieusement aux sciences naturelles ; dans ce domaine, ils firent même œuvre de précurseurs. En 1543, le chirurgien André Vésale publia le premier album contenant une description exacte et minutieuse des organes du corps humain. En 1553, le médecin espagnol Michel Servet, future victime de l’intolérance calviniste, découvrit l’existence de la circulation du sang entre le cœur et les poumons. Ambroise Paré, renonçant à cautériser les blessures, inventa la ligature des artères. François Viète, 1540-1603, est considéré comme le fondateur de l’algèbre. Mais c’est l’astronomie, surtout, qui brilla avec Copernic, Képler et Galilée. Le premier démontra que la Terre n’est pas le centre du monde et qu’elle tourne autour du Soleil, dans un ouvrage, De revolutionibus corporum celestium, qui parut seulement en 1543, l’année de sa mort. Ce livre sera condamné par la congrégation de l’Index comme soutenant une doctrine contraire à l’Écriture sainte ; ajoutons que Copernic fut considéré par ses contemporains comme un fou, dont les idées ne méritaient pas d’être discutées. Sa doctrine sera reprise plus tard par Képler, dont la vie fut une longue série de déboires, et par Galilée, qui fut odieusement persécuté par l’Inquisition et dut prononcer l’abjuration suivante : « Moi, Galilée, dans la 69e année de mon âge, ayant devant les yeux les saints Évangiles que je touche de mes propres mains, j’abjure, je maudis et je déteste l’erreur et l’hérésie du mouvement de la terre. »

Si nous applaudissons aux progrès scientifiques accomplis au XVIe siècle, nous estimons, par contre, à l’inverse de ce qu’affirment les historiens, que la connaissance plus approfondie du droit romain orienta les études juridiques dans une voie néfaste. L’engouement pour la législation romaine préparait le triomphe de l’étatisme dans ce qu’il a de plus absolu et de plus odieux. Quelques auteurs, cependant, en particulier François Hotman, Jean Bodin, le Hollandais Grotius, témoignèrent d’une indépendance et d’une originalité relatives, auxquelles il faut rendre justice. Rappelons enfin que, préludant aux revendications des anarchistes, quelqu’un osa protester contre les tyrans, quels qu’ils soient, et proclamer tous les hommes égaux et libres. Ce fut Étienne de la Boétie, l’ami de Montaigne ; son essai, la Servitude Volontaire ou le Contr’un, circula longtemps en manuscrit et ne fut publié, pour la première fois, qu’en 1576.

C’est dans les arts, en Italie surtout, que la Renaissance fut incomparable. Les premières œuvres, qui témoignent de tendances novatrices, se placent entre les années 1400 et 1450, époque que les Italiens ont appelé le Quattrocento. Quatre florentins, l’architecte Brunelleschi et les sculpteurs Ghiberti, Luca della Robbia, Donatello se dégagèrent, à des degrés différents, des traditions de l’art médiéval. En peinture, l’influence de Giotto resta longtemps encore prépondérante ; néanmoins, on découvre déjà chez Masaccio, mort en 1428, des tendances qui font présager l’évolution qui devait suivre. À partir de la seconde moitié du XVe siècle, la transformation s’accentue rapidement et les réminiscences du Moyen Âge deviennent de plus en plus rares chez les grands artistes. On trouve alors à Florence le sculpteur Verrochio et les peintres Ghirlandaio et Botticelli ; Mantoue se glorifie de posséder Andrea Mantegna ; Venise brille avec Carpaccio et les deux Bellini.

Au XVIe siècle, l’art italien atteindra, dans certaines branches, spécialement en peinture, une perfection qui, au dire de beaucoup, n’a jamais été dépassée. Conçu d’une façon toute païenne, il cesse d’être le serviteur docile de la morale et de la théologie ; s’il imite les modèles gréco-romains, c’est d’une manière originale et libre ; provoquer l’émotion esthétique, exalter la beauté sous ses formes multiples, voilà son unique but. Les progrès de la technique, l’étude très poussée du corps humain, la connaissance des lois de la perspective en peinture contribuèrent à donner aux artistes une habileté professionnelle, un savoir-faire merveilleux. De plus, jamais l’on n’avait encore vu surgir simultanément tant de génies, dont l’incessante activité se prodigua en œuvres admirables. Florence, Milan, Rome, Parme, Venise furent les principaux centres d’art ; néanmoins, une foule d’autres villes italiennes purent s’enorgueillir de monuments fameux et retinrent dans leurs murs des peintres et des sculpteurs de grand mérite. Léonard de Vinci, Raphaël, Michel-Ange, Titien, Paul Véronèse, Corrège, Andrea del Sarto jouissent, même à notre époque, d’une prodigieuse célébrité. Génie universel, Léonard de Vinci, 1452-1519, fut à la fois peintre, sculpteur, ingénieur, poète et savant. Sa Joconde, sa Vierge aux Rochers, son Saint Jean-Baptiste, la Cène dont il décora le réfectoire du couvent de Sainte-Marie des Grâces, à Milan, sont fameux. Raphaël Sanzio, 1483-1520, mena une vie très mondaine à la cour du pape ; il mourut à 31 ans, comblé d’honneurs. Son caractère aimable lui avait fait beaucoup d’amis. Bien qu’il se soit également occupé d’architecture, c’est à la peinture exclusivement qu’il doit d’être si connu, Tous les grands musées possèdent des Madones de Raphaël ; mais c’est au Vatican que se trouvent ses œuvres les plus importantes. Michel-Ange Buonarotti, 1474-1564, était, à l’inverse du précédent, d’un caractère sauvage, ombrageux et rude, obligé de travailler pour les princes et les papes, il ne se résigna jamais au rôle de courtisan. Alors que l’œuvre de Raphaël est toute douceur, toute harmonie, celle de Michel-Ange témoigne d’une force surhumaine et d’une indomptable énergie. Comme sculpteur, il a laissé des statues allégoriques, un Moïse, un Laurent de Médicis justement célèbres ; comme peintre, on lui doit les fresques de la chapelle Sixtine ; comme architecte, il dressa les plans de la coupole de Saint-Pierre. Travailleur infatigable, il exécuta bien d’autres ouvrages, tous remarquables. Titien, 1490-1576, fut le représentant le plus complet de l’école vénitienne ; son œuvre très abondante comprend des portraits, des scènes mythologiques, des tableaux religieux. Paul Véronèse, 1528-1588, doué d’une grande facilité, exécuta des toiles d’une belle ordonnance et décora églises et palais ; il fut sans rival pour rendre le chatoiement des étoffes et la pompe de certaines cérémonies. Grâce et coloris caractérisent Corrège, 1494-1534, dont les œuvres maîtresses sont à Parme. Douceur, élégance et harmonie plaisent dans les figures peintes par Andrea del Sarto, 1488-1530.

Rappelons encore que Benvenuto Cellini, 1500-1571, dont la vie fut celle d’un aventurier, était un sculpteur et un orfèvre de génie. Son Persée, sa Nymphe de Fontainebleau sont des ouvrages délicieux. L’architecte Bramante, 1444-1514, sut joindre la force à l’élégance, la grandeur de l’ensemble à la finesse de l’exécution ; il construisit la Chartreuse de Pavie et donna le premier plan de Saint-Pierre de Rome. En musique, il convient de citer Palestrina, 1529-1594. Bien d’autres artistes, dans tous les domaines, mériteraient qu’on ne les oublie pas, tant furent nombreux à cette époque les talents qui sortaient de l’ordinaire. Mais, contrairement à ce que l’on affirme, nous estimons que le rôle des mécènes ne fut pas toujours heureux, et que l’art aurait dû s’affranchir de la tutelle encombrante des princes et des papes. Dans l’ensemble, le gain fut exclusivement pour ces potentats, qui obtinrent une gloire durable à bon compte. Quelques-uns étaient pourtant incapables de rien comprendre à la beauté. Un Pierre de Médicis, par exemple, obligeait Michel-Ange à faire des statues de neige pendant un hiver rigoureux ! Tous les mécènes ne furent pas aussi stupides ; tous se sont rendus célèbres, grâce au travail de subordonnés qu’ils payaient assez maigrement. S’il n’était mort si brusquement, Raphaël, le plus favorisé des artistes du XVIe siècle, aurait reçu de Léon X le chapeau de cardinal ; mais, assurent les contemporains, c’était en compensation de sommes considérables que lui devait le pape et qu’il ne voulait pas lui payer. Par malheur, l’histoire, habituellement au service des oppresseurs du genre humain, ne manque jamais de flatter les puissants ; elle les couvre de fleurs, même quand ils ne le méritent pas.

Hors d’Italie, la renaissance artistique aboutit également à la production d’œuvres remarquables. En France, architectes, sculpteurs, peintres resteront originaux, tout en s’inspirant des tendances rénovatrices, Sous François Ier, des maîtres italiens, Léonard de Vinci, Benvenuto Cellini, le Primatice, le Rosso, séjournèrent chez nous. Toutefois, une adaptation de l’art nouveau aux conditions particulières du milieu et du climat s’accomplit assez vite. Avec Pierre Lescot, Philibert de l’Orme, Jean Bullant, l’architecture brille d’un vif éclat. Malheureusement, elle se désintéresse de la demeure du pauvre et ne songe qu’à construire des châteaux et des palais pour les souverains, leurs maîtresses et leurs courtisans. Déplorable effet de l’asservissement de l’art au profit des lois ! En sculpture, l’influence italienne est très sensible chez Jean Goujon ; elle l’est beaucoup moins chez Pierre Bontemps et Germain Pilon, qui gardent une grande indépendance dans leurs créations. La peinture, très médiocre dans l’ensemble, n’a point laissé d’œuvres de premier ordre : François Clouet et Corneille de Lyon ne manquent pas de vigueur ; Jean Cousin ne mérite pas les éloges qu’on lui a prodigués. L’art de l’émail, qui prospérait depuis longtemps à Limoges, adopta le style et les sujets chers à la Renaissance, avec Jean Pénicaud et Léonard Limousin. Bernard Palissy, « le potier d’Agen », qui découvrit le secret des faïences émaillées et fut persécuté comme protestant, était un maître génial dans l’art de la céramique. Ajoutons que certaines œuvres musicales françaises du XVIe siècle sont appréciées avec juste raison, même aujourd’hui.

En Allemagne, l’influence italienne se fait déjà sentir chez le sculpteur Peter Vischer, 1460-1529. Elle est manifeste chez Albert Durer, 1471-1528, le plus grand artiste allemand de l’époque. Outre des toiles et des portraits, il a laissé des gravures sur bois ou sur cuivre qui jouissent d’un renom mérité. Avec Hans Holbein d’Ausbourg, 1498-1543, la Renaissance triomphe complètement. Ce peintre mena une vie errante, puis se fixa en Angleterre ; il est l’auteur de la fameuse Danse macabre de Bâle. Dans beaucoup d’autres pays encore, l’art italien trouva des imitateurs ; mais, par manque d’originalité et d’indépendance intellectuelle, ces derniers ne firent pas toujours œuvre féconde et utile. Trop souvent, ils oublièrent qu’en matière de beauté, comme de savoir, le génie requiert impérieusement la liberté. — L. Barbedette.

RENAISSANCE (Poésie). — La période de la Renaissance qui mérite une mention à part (voir au mot Poésie) doit être considérée comme une période de transition qui, après le Moyen Âge, prépare l’officiel XVIIe siècle où s’abreuvent les amateurs du pur classicisme. Peu d’époques ont été aussi fécondes que celle du XVIe. Les guerres d’Italie, l’essor soudain des arts et de la littérature renouvelés par l’étude des anciens lui donnent un caractère nouveau.

Nous voilà assez loin des « chansons de geste », des fabliaux, d’Alain Chartier et de Villon. Les farces, moralités, soties, mystères vont faire place à la tragédie et à la comédie. La satire et l’élégie réclament leurs droits. Pierre Gringoire, d’illustre et romantique mémoire, est quelque peu démodé, encore qu’appartenant à la première moitié du siècle. Et voici Marot qui fait son apparition.

Clément Marot prodigue les ballades et les rondeaux, sans rompre complètement la tradition du passé. On lui doit aussi des églogues, des épîtres, des satires dont Boileau ne manquera pas de s’inspirer. Il a gardé l’esprit alerte, vif, enjoué de ses devanciers et il laisse prévoir La Fontaine comme Voltaire, l’un par les fables, l’autre par les épigrammes.

C’est le début de la Renaissance, et Clément Marot est incontestablement le maître. Il faut citer, autour de lui, parmi ceux qui le précédèrent et ceux qui le suivirent, Jean Bouchet, Jean Marot, Claude Chappuis, Charles Fontaine, Corrozet (qui traduit Ésope), François Hubert, Victor Brodeau, Bonaventure des Périers (célèbre surtout comme conteur), Louise Labé, etc.

Mais il faut arriver à Ronsard pour voir s’épanouir la Renaissance. C’est alors le triomphe de l’Antiquité. Joachim du Bellay va lancer sa fameuse Deffense et illustration de la Langue françoyse où, pour la première fois, le mot « patriote » est employé ! Les novateurs prétendent rejeter les vieilles gauloiseries des aïeux, plus ou moins épuisées, en même temps que les mystères, dont on avait tant abusé ; Ronsard publie ses premières Odes. Une mêlée s’engage, comme elle s’engagera quelques siècles plus tard entre classiques et romantiques. Mais l’école nouvelle aura le dessus. Les amis de Ronsard se groupent dans la Pléiade. Ils ont nom : Jean Dorat, Du Bellay, Jodelle, De Baïf, Rémi Bellau, Pontus de Thyard. Autour de ces chefs d’école, combattent les Jamys, les Olivoi de Magny, les Thaureau, les Jean de la Taille, les Grévin, les Larivey, etc…

Quand Ronsard disparaîtra, vieilli et chargé de gloire, la poésie sera complètement renouvelée. Une nouvelle génération est née avec Vauquelin de la Fresnaye, Du Bartas, Desportes, Bertaud, D’Aubigné, Régnier. Mais tous s’éloignent plus ou moins du maître.

Pierre de Ronsard, qui domine son époque, a le mérite d’avoir régénéré la poésie française en puisant dans l’Antiquité, et le défaut d’avoir quelque peu troublé les sources de la vieille tradition gauloise. On lui doit quatre volumes des Odes, le Bocage royal, les Hymnes, les Élégies, Mascarades et Bergeries, etc… Sa renommée franchit les frontières. Son influence est formidable. Il ne lui a manqué qu’un peu de mesure, peut-être. Mais la poésie lui doit beaucoup. Il a innové dans bien des genres, créé des rythmes inédits. Il a surtout consacré l’alexandrin dont ses descendants useront et abuseront. Quoi qu’on puisse dire, et en dépit de la réaction qui s’est produite contre lui, Ronsard demeure un de nos plus grands poètes, et, par dessus les siècles écoulés, exerce encore une irrésistible attraction.

Un autre grand poète de cette époque inouïe, c’est Mathurin Régnier, le satiriste, féru de Juvénal et d’Horace, dont on a pu dire qu’il annonçait Molière.

La Renaissance, en définitive, a trois sommets : Marot, Ronsard, Régnier. Chose curieuse, l’enjambement pratiqué par Marot est rejeté par Ronsard, puis repris. Il règnera, de nouveau, à l’heure du romantisme. Mais le XVII s’ouvre, et Malherbe, le terrible Malherbe, « vient », qui s’avise de mettre un peu d’ordre, supprime les rimes qu’il juge trop faciles, combat les métaphores et allégories trop excessives, fait une règle impitoyable de la césure. La poésie y gagne, sans doute, en discipline ; elle y perd en pittoresque, et c’est l’ennui morne qui, malgré l’abondance des génies officiels, va régner pour des années. — V. M.


RENÉGAT n. m. (de l’italien rinegatto, du latin re, préfixe, et de negare). Nom injurieux donné par les chrétiens à ceux qui, renonçant à la religion du Christ, en ont embrassé une autre. Par ext. : personne qui abjure ses opinions ou trahit son passé. Syn. : Apostat (Dict. Larousse).

Celui qui abjure ses opinions ou trahit son passé est justement qualité de renégat.

Cette flétrissure ne doit pas être appliquée à celui qui, imbu de croyances inculquées dès son enfance, réussit à s’en affranchir, à force de clairvoyance, d’esprit critique, d’intelligence et de courage. Par l’observation, la réflexion, l’étude, il parvient à découvrir des parcelles de vérité qu’il substitue aux préjugés, aux mensonges dont son entourage, sa famille, son éducation première avaient empli et empoisonné son cerveau. Celui-là est un être indépendant, de caractère fort, qui s’émancipe et marche hardiment vers la lumière, vers le vrai qu’il apprécie et qu’il constate. Il n’est ni renégat, ni apostat : il est l’individu d’esprit droit qui s’éclaire pour évoluer par la science et le libre examen. Il évolue, il se transforme selon la loi naturelle qui fait de l’homme un être pensant par lui-même, sachant voir, entendre, réfléchir et comprendre. De tels individus se rencontrent pourtant et, s’ils sont sincères avec eux-mêmes et avec leurs semblables, ce ne sont pas ceux-là qui seront des renégats ni des apostats.

Le renégat renie ses croyances, son passé, non par raison, mais par intérêt ; non par sincérité, mais par lâcheté ; non par honnêteté, mais par ambition, vanité.

Le renégat c’est l’arriviste, le flatteur des puissants, l’hypocrite qui, la main sur le cœur, exprime sur toutes choses et en toutes occasions de faux sentiments. Il fait étalage de vertus qu’il n’a pas pour masquer les vices qu’il a. Le renégat est donc facile à reconnaître. Il feint d’ignorer le mépris dont il est l’objet et se prétend l’apôtre de la tolérance pour tous, pensant ainsi atténuer l’effet choquant de son attitude et provoquer l’oubli ou l’indulgence de ceux qui l’ont connu tout autre. Mais le renégat trouve des adulateurs, des partisans et même des amis, s’il est prospère en ses palinodies et si sa fréquentation parait avantageuse aux créatures peu fières qui sollicitent ses bienfaits.

On rencontre donc des renégats partout et surtout où il y a de l’avenir. Aussi, la politique a-t-elle son contingent de renégats.

Combien d’hommes connus sont devenus d’importants personnages en reniant d’abord tout leur passé ? Combien ont affiché bruyamment des idées révolutionnaires, pour devenir les pires réactionnaires, traîtres à leurs idées, traîtres à leurs amis capables de tout pour complaire à ceux auxquels ils se sont vendus pour on ne sait jamais combien ? Le braconnier devient garde-chasse. Le théoricien de la liberté devient le traître qui la poignarde et, après avoir provoqué l’émeute sauve la société en danger en passant de l’autre côté de la barricade ! Tel autre, farouche ennemi du militarisme et du patriotisme, épouvante ou écœure par ses extravagances de provocateur et, soudain, devient le patriote incomparable qui demande à partir au front et auquel on répond qu’il est plus utile à l’arrière pour maintenir le moral du peuple. Celui-là pleure son frère tué en regrettant de n’avoir qu’un frère à immoler à la patrie ! Que d’autres ! Que d’autres encore on pourrait, d’une ligne, rendre reconnaissables, qui ont tout renié, même le bon sens, pour adorer ce qu’ils brillaient jadis ! Que de faux amants de la Liberté se sont tout à coup révélés de véhéments partisans de la dictature !… Enfin, les renégats abondent quand la lâcheté, l’ambition ou la cupidité leur font entrevoir, le plus avantageux côté de la barricade !… Ces gens-là n’ont de conviction que selon l’écuelle qui leur est offerte. Ils sont bêtes de luxe ou bêtes de somme suivant la hauteur du râtelier.

Les renégats fourmillent ; nul milieu n’en est plus abondamment peuplé que le monde de la politique (voir Politique et Politiciens). À vrai dire, on rencontre partout des spécimens de cette espèce vile et méprisable. L’anarchisme lui-même a fourni quelques-uns de ces spécimens. Qui n’a pas connu d’anciens libertaires, se flattant de l’être encore tout en reniant avec une cynique désinvolture les principes anarchistes ? Pour s’excuser — lorsqu’ils avouent leur volte-face — ils invoquent quelques mauvais clichés dont leur impudence s’accommode avec un déconcertant sans-gêne. Par exemple : « Quel homme d’intelligence et de cœur n’a été, à vingt ans, plus ou moins anarchiste ? » Et ils ajoutent avec suffisance : « Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas. »

Si nous entreprenions la publication d’une liste comprenant les cas de reniement plus ou moins retentissants unis qui se sont produits en tous temps, en tous lieux et dans tous les mondes, — sans en excepter le monde ouvrier et les groupements d’avant-garde, — le lecteur serait tenté d’estimer que le « Renégat » est une des variétés les plus nombreuses dans la race humaine. Le philosophe n’en éprouve aucune surprise : l’ambition, l’amour de l’argent, la vanité, sources auxquelles s’alimentent le reniement et la trahison, sont de néfastes effets dont la cause réside dans l’immorale organisation sociale. — Georges Yvetot.


RÉPRESSION n. f. (du latin repressio). Action de réprimer, de sévir, dans le but d’arrêter l’effet, le développement, le progrès d’une action qu’on juge répréhensible, d’un courant, d’une doctrine, d’un mouvement que l’autorité temporelle ou spirituelle estime subversif et contraire aux intérêts religieux ou laïcs que cette autorité a la charge de défendre.

La répression sévit en raison directe de la faiblesse d’un Régime et de la force de l’Opposition. Les gouvernements considèrent la répression comme une manifestation de l’autorité morale dont ils jouissent et de la solidité de leur puissance. Quand la Police – toujours servile – traque les militants subversifs ; quand la Magistrature – toujours à plat ventre – fait pleuvoir les condamnations les plus iniques et les plus dures sur les propagandistes et les hommes d’action d’une organisation révolutionnaire ou des groupements anarchistes ; quand l’Armée – toujours aux ordres des pouvoirs établis – massacre les populations insurgées ; quand les prisons regorgent de détenus et les terres d’exil de proscrits, le Gouvernement s’imagine que la sévérité qu’il déploie contre ses adversaires marque la mesure de sa force et de la faiblesse des persécutés. Il n’y a là qu’une fausse apparence, et la Raison et l’Histoire déposent dans un sens diamétralement opposé. Il suffit d’observer et de réfléchir quelque peu pour acquérir la conviction que la répression dont un Régime fait usage, dans le but de briser l’effort de ceux qui le combattent, est, tout au contraire, la marque de l’impopularité de ce Régime et, par conséquent, de sa fragilité.

Sur ce point, consultons la Raison. Écoutons-la. Elle affirme qu’un Gouvernement véritablement populaire – j’entends par là estimé et aimé par le peuple – n’a pas besoin de s’appuyer sur la violence : la confiance qu’il inspire aux gouvernés, le respect et la sympathie que ceux-ci ressentent pour les talents et les vertus dont ils se plaisent à combler inconsidérément ceux qui président à leurs destinées, sont, pour les institutions en cours et pour ceux qui les régissent, les assises les plus stables et le gage le plus sûr de la docilité avec laquelle les gouvernés continueront à s’incliner devant l’autorité et le prestige des chefs. Il est donc, par avance, démontré que plus un gouvernement est populaire, moins il est appelé à sévir.

Raisonnons par l’absurde : supposons un régime de liberté si positive, de si stricte équité et d’égalité si réelle qu’il serait délibérément accepté par la totalité de ceux à qui il s’applique. Il est évident qu’un tel régime reposerait sur des bases d’une solidité à toute épreuve ; et il est, en outre, évident que, ledit régime ne suscitant ni mécontentement, ni protestation, ni révolte, la répression ne trouverait pas à s’y exercer. Mais un régime de cette nature ne comporterait aucun gouvernement ; ce serait l’Anarchie.

Revenons donc au régime capitaliste et autoritaire qui, par contre, ne se conçoit pas plus qu’il ne saurait exister sans la répression. En divisant les individus en riches et en pauvres, le capitalisme enfante inévitablement, et sous les formes les plus variées, l’irritation et la révolte des spoliés contre les spoliateurs. En divisant les individus en gouvernants qui commandent et en gouvernés qui sont dans la nécessité d’obéir, l’État engendre inéluctablement, et sous les formes les plus variées, la colère et l’insurrection des asservis contre les maîtres. Pauvres et gouvernés ne se dressent pas seulement contre tels exploiteurs ou tels oppresseurs, ils se dressent contre les formes mêmes de l’exploitation et de l’oppression dont ils ont à se plaindre ; ils se dressent contre les institutions qui consacrent et protègent ces formes ; ils se dressent contre le régime qui s’appuie sur ces institutions ; ils menacent directement le régime lui-même.

En fait, il en est ainsi : la révolte ne gronde, l’effervescence ne se produit, l’insurrection n’éclate que dans la mesure même où, les causes de mécontentement et l’indignation s’étant graduellement multipliées et aggravées, l’opposition – pouvant aller, alors, des éléments les plus modérés aux éléments les plus révolutionnaires, des partis les plus paisibles aux partis les plus violents, des natures les plus réfléchies aux tempéraments les plus impulsifs –, l’opposition, dis-je, se lève résolue, énergique, inflexible, contre le régime dont elle dénonce les méfaits et tente de le culbuter. Ainsi attaqué, le régime se défend et demande son salut aux forces de répression dont il dispose. La nature de ces forces de répression et la férocité avec laquelle l’autorité y fait appel étant conditionnées par l’intensité de la révolte, la gravité de la situation et l’imminence du péril.

Ce n’est donc pas quand un gouvernement est fort, mais, au contraire, lorsqu’il se trouve affaibli par l’accumulation de ses erreurs, de ses fautes et de ses crimes, qu’il a besoin de résister aux assauts qui lui sont livrés et de jeter dans la mêlée les violences, les arbitraires, les cruautés que synthétise la répression. Ce n’est donc pas de la puissance, de la solidité d’un régime ou d’un gouvernement que la répression donne la mesure. Elle donne, au contraire, celle de la force de l’opposition.

La marche d’une idée. — Cette thèse est confirmée par une observation empruntée à des considérations d’un ordre différent et qui sont trop saisissantes pour que je ne les indique pas.

Écoutez bien ceci : une Idée naît. Elle se dégage d’une multitude de faits et de circonstances qui révèlent un état social nocif et criminel. Cette Idée tend à la disparition de cet état social et à la suppression des pouvoirs établis, destinés à maintenir celui-ci. Elle porte en elle, mais tout d’abord à l’état potentiel, un arsenal d’armes redoutables contre lesdits Pouvoirs. Toutefois, elle est encore si faible et si menue que la menace qu’enferment ses flancs n’apparaît que fort incertaine et quasi imperceptible.

Qui sait seulement si cette Idée survivra aux épreuves que comporte toute période de croissance ? Mieux vaut l’ignorer. Sévir serait une maladresse, car ce serait attirer l’attention sur l’Idée naissante, lui faire une réclame inespérée et – qui sait ? –, en lui donnant une importance qu’elle n’a pas encore, la doter d’une force qui lui fait défaut. Et puis, il sera toujours temps, s’il le faut, de la combattre et de l’étouffer.

Or, voici que cette idée se propage ; elle groupe autour d’elle des intelligences, des énergies et des dévouements. Ses partisans s’agitent, mais un peu au hasard, inorganisés et sans plan concerté. La menace grandit ; mais elle reste encore trop imprécise et trop lointaine pour qu’elle soit, de la part des Maîtres de l’heure qui ont à faire face à des adversaires plus pressants et mieux préparés, l’objet d’une persécution systématique et d’une répression caractérisée. Toutefois, cette menace n’est pas à dédaigner tout à fait ; les gouvernants s’en inquiètent, ils en surveillent les manifestations et, de temps en temps, le glaive de la Loi s’abat sur les propagandistes qu’ils jugent trop impatients ou trop audacieux.

Mais voici que, bien loin d’être affaiblie par les coups qui lui sont portés, l’Idée gagne en profondeur et en étendue. Elle se précise en formules définitives et en mots d’ordre concrets. Elle a ses théoriciens, ses écrivains, ses orateurs. Elle possède son organisation, ses journaux, ses tribunes, ses revues, ses brochures, ses livres, ses œuvres. Les mêmes tâches suscitent l’ardeur enthousiaste de centaines et de centaines de propagandistes de toutes langues et de toutes nationalités. Mêmes aspirations, même but, mêmes méthodes d’action, même idéal rassemblent peu à peu, en un faisceau de plus en plus robuste et compact, des milliers, des dizaines de milliers de militants prêts à tout, même au sacrifice de leur vie, pour le triomphe de l’Idée qui leur est chère et commune. Alors, les dirigeants n’hésitent plus. L’heure de l’implacable répression a sonné. Il faut étouffer à tout prix la moisson de révolte qui lève. C’est pour eux une question de vie ou de mort. Tout leur est prétexte à justifier – apparemment, du moins – la plus sauvage persécution.

Discuter ? Opposer argument à argument, doctrine à doctrine ? Non, non ! Le feu est à la maison ; l’incendie se propage ; l’embrasement général est imminent. Il faut, toutes autres préoccupations cessantes et toute autre besogne étant reléguée au second plan, il faut, sur l’heure, perquisitionner, arrêter, condamner, châtier les rebelles, les destructeurs de l’Ordre établi, les générateurs de révolte, les fomenteurs d’insurrection. Plus le régime se sent menacé, plus l’opposition est forte, mieux elle est organisée, plus redoutable est la bataille qu’elle engage, et plus le régime apporte à se défendre de rigueur et de violence.

On peut interroger l’Histoire et on constatera que, depuis les temps les plus reculés, c’est ainsi, pas autrement, que les choses se sont passées. Ici, la leçon des faits se confond avec l’enseignement de la logique élémentaire, pour établir, lumineusement et sans réfutation possible, que ce n’est pas lorsqu’un gouvernement est fort et l’opposition faible que la répression sévit, mais, au contraire, quand l’opposition est forte et le gouvernement faible. De ce qui précède, je conclus à l’erreur de cette théorie courante qui mesure la stabilité et la force d’un état social au degré de répression dont il accable ses contempteurs.

Les effets de la Répression. — Dans la pensée des gouvernants, la répression doit avoir pour conséquence d’intimider, de disperser, de décourager et, finalement, de terrasser leurs adversaires. En fait, la répression aboutit à des résultats contraires. Rien ne peut être comparé, comme stimulant, à la persécution : c’est le coup de fouet qui, cinglant brusquement le pur sang, précipite sa course et le rend indomptable. En arrachant le militant à la vie libre, en le séparant de ceux qu’il affectionne, en l’éloignant des milieux qui lui sont familiers, la prison et l’exil avivent la haine que lui inspirait déjà l’iniquité sociale. Ils creusent en abîme le fossé déjà large et profond qui le séparait du régime oppresseur.

Un libéralisme tolérant l’eût, peut-être, à la longue, réconcilié avec celui-ci ; la répression, de caractère fatalement brutal, en fait définitivement un ennemi mortel. Par les brimades, les tracasseries et les violences exercées contre le subversif, l’autorité croit le mater. Erreur : malmené, traqué, frappé, privé de travail, celui-ci s’indigne, proteste, se rebiffe, s’exaspère et contre la répression qui se généralise et, furieuse, aveugle, s’abat sur tous les hommes qui luttent côte à côte, c’est toute une armée de militants étroitement unis et solidaires, une armée d’adversaires désormais irréductibles qui fait au régime exécré une guerre sans merci.

La persécution se flatte de disperser les rebelles : elle les rapproche. Elle espère les décourager : elle exalte leur énergie et décuple leur vaillance. Elle croit les terrasser : elle inscrit, au fond de leurs cœurs, en lettres de feu, la farouche résolution qui pousse aux prodiges d’audace et d’intrépidité. « Vaincre ou mourir ! »

Je parle, ici, bien entendu, des militants dont l’inflexible volonté s’appuie sur un tempérament énergique et persévérant et sur des convictions profondes autant qu’ardentes, conscientes autant qu’indéracinables. Exceptionnellement doués, ces natures fortes, ces cœurs fervents, ces êtres, résolus à se vouer et à se dévouer à l’apostolat vers lequel les appellent, avec une force irrésistible, leur intelligence et leur sensibilité, sont inaccessibles au découragement. Céder à la répression, se laisser abattre par la persécution leur apparaîtrait comme une lâcheté qu’ils ne se pardonneraient pas, comme une trahison dont leur conscience ne consentirait pas à les excuser, moins encore à les absoudre. Mis en demeure de choisir entre l’abandon des convictions qui les animent et la mort, c’est à celle-ci que, sans hésitation, ils se résigneraient. Oui, cent fois oui : plutôt souffrir et, s’il le faut, mourir que d’abjurer leur magnifique Idéal !

La Répression ne brise pas la Révolte. — L’histoire le proclame : la persécution a pu entraver, parfois même paralyser momentanément la poussée d’un mouvement social ample et vigoureux ; elle a pu en retarder le triomphe ; jamais elle n’est parvenue à l’anéantir, à en avoir définitivement raison. L’histoire de l’humanité abonde en exemples de nature à illustrer cette thèse. Je n’en citerai que trois, mais ils sont typiques et suffiront :

a) Le triomphe du christianisme est le premier de ces exemples. Durant près de trois siècles, les disciples du Christ furent en butte aux plus atroces persécutions. Mis au ban de la société, pourchassés et traités comme les pires malfaiteurs, torturés comme les plus infâmes criminels, c’est par centaines de milliers qu’ils furent publiquement suppliciés et assassinés. La sauvage persécution par laquelle le monde païen espérait étouffer à jamais le Christianisme naissant a indubitablement retardé le triomphe de celui-ci ; mais, par contre, elle lui a assuré, dès son avènement, une influence morale, un prestige et une puissance matérielle que le Christianisme eût mis des siècles à conquérir et qu’il n’eût, probablement, jamais acquis sans la fascination exercée sur le mysticisme fanatique des populations vivant au Ve et au VIe siècle, grâce à l’évocation pathétique des martyrs marchant au supplice, extasiés, délirants.

b) Un peu plus tard, le Christianisme triomphant devint persécuteur, à son tour. Durant toute la nuit du Moyen Âge, l’Église omnipotente, d’accord avec la Monarchie et la Noblesse, fit peser la répression la plus perfide, la plus sanguinaire et la plus impitoyable sur quiconque refusait de se courber passivement devant les absurdités de l’orthodoxie théocratique et romaine. Peu importait, en ces temps maudits, que la science fût domestiquée, que la pensée fût asservie et que, par suite, tout véritable progrès social fût rendu impossible ! Pour le Clergé et la Noblesse assoiffés de domination, il fallait que les cerveaux fussent plongés dans la nuit épaisse et profonde ; il fallait que, dans tous les domaines, régnât une obscurité d’encre et de plomb : vouloir projeter dans ces ténèbres quelque clarté, c’était le crime inexpiable entre tous et, contre le penseur, le savant ou l’artiste dont l’œuvre glissait dans cette nuit un rai de lumière, c’était la mort précédée d’indicibles souffrances et, après la mort, la damnation éternelle.

Ce fut en vain, pourtant, que toutes les forces de répression se coalisèrent contre l’espoir critique et de libre examen poussant irrésistiblement l’humanité pensante vers la lumière. Après avoir été travaillé et bouleversé par la lutte formidable qui mit aux prises l’aristocratie et la démocratie, le dix-huitième siècle enregistra, en dépit de toutes les persécutions par lesquelles les classes privilégiées prétendaient assurer leur salut, l’irrémédiable défaite du monde féodal (Noblesse et Clergé) et la victoire du monde démocratique (Bourgeoisie et Peuple).

c) Plus tard, encore, la Bourgeoisie, devenue à son tour toute-puissante, s’arma de la plus sanglante répression contre le Prolétariat en travail d’émancipation. L’histoire du XIXe siècle mentionne la colère grandissante des masses populaires cyniquement pressurées et dépouillées par une insatiable oligarchie financière, industrielle et commerciale. Écrasée d’impôts, réduite aux privations par des salaires toujours insuffisants, écœurée des palinodies et trahisons des mandataires du peuple qui violent impudemment leurs promesses, exaspérée par la rapacité patronale qui repousse hautainement les revendications les plus légitimes de leurs salariés, jetée par les rivalités et convoitises capitalistes dans d’incessantes guerres où son sang coule à flots, la classe ouvrière proteste, menace, se cabre, se soulève en grèves économiques et en insurrections politiques.

Les gouvernements sévissent. Mais l’élan est donné et les persécutions ne réussissent point à le briser. La Commune éclate. Maîtresse de Paris, elle se bat avec un courage admirable ; mais affamée, assaillie de toutes parts, isolée du monde entier, encerclée par les troupes ennemies, à bout de ressources, de munitions et de forces, elle succombe. Et l’Univers assiste à une des plus abominables répressions que l’Histoire ait connues.

La Bourgeoisie croyait noyer ainsi dans le sang le Socialisme et la Révolution. Erreur : dans le monde entier, le Socialisme grandit, la Révolution gronde et l’anniversaire de la Commune est commémoré par les militants de tous les pays et célébré par eux comme une étape glorieuse sur la route qui conduit à l’affranchissement international.

Conclusion. — Ces leçons de l’Histoire sont d’une incomparable éloquence ; elles possèdent une force exceptionnelle de démonstration. Elles sont à retenir. Tenons-en compte et appliquons-les à l’époque que nous vivons.

Disqualifiées et condamnées dans le cœur et l’esprit des êtres conscients et éclairés, dont le nombre croît de jour en jour, les institutions actuelles ne disposent, comme moyen de défense, que de la répression. Elles en usent sans mesure. Aux attaques dirigées contre leur odieuse domination par les compagnons des deux hémisphères, les dictateurs et maîtres de partout ripostent par la prison, l’exil et le bourreau. Une fois de plus, l’Autorité fait appel aux forces de répression dont elle est puissamment armée et met en celles-ci toute sa confiance. Sa confiance est mal placée.

La persécution, même la plus féroce, ne réussira pas à briser le mouvement formidable qui emporte l’humanité vers des formes nouvelles de vie individuelle et sociale. Elle ne parviendra pas à sauver le régime de la débâcle. C’est un duel à mort qui commence et va se poursuivre, avec un acharnement grandissant, entre l’Autorité qui ne veut pas mourir et se défendra jusqu’à l’épuisement total de ses forces de résistance et la Liberté qui ne peut naître et se développer que sur le cadavre de l’Autorité.

Il est à prévoir que la lutte sera longue, âpre et sanglante. Il est certain qu’avant d’atteindre le but, les contempteurs de l’Autorité laisseront sur la route nombre des leurs, meurtris et pantelants. C’est la fatalité de toutes les batailles que soient immolés à la victoire les meilleurs, les plus intrépides et les plus ardents. Si douloureuse que soit cette rançon de la victoire, les Anarchistes sauront la payer sans défaillance. Ils savent que, juste, sublime, immortelle est la cause pour laquelle ils luttent : celle de la Liberté.

Cette cause n’est pas celle d’une caste, d’une classe, d’une génération, du plus grand nombre ; elle est celle de toutes les générations et de tous les individus, sans aucune exception.

Elle triomphera. — Sébastien Faure.


RÉPUBLIQUE [LA] (des enfants). Parmi les réalisations tentées par les israélites dans les colonies qu’ils ont établies en Palestine (voir à Sionisme : colonies sionistes), il en est une qui ne saurait manquer de retenir l’attention de tous ceux qui s’intéressent aux méthodes nouvelles d’éducation de l’enfance, c’est la tentative connue sous le nom de « République des Enfants » et qui se déroule dans la vallée de Jézréel. Dans La Revue de Paris du 1er  février 1927, J. Kessel en a parlé en des termes que nous transcrivons presque littéralement :

« Il est des faits que l’on hésite à rapporter, tellement ils heurtent les vérités admises, la routine de la vie et ce qui semble être le sens droit des choses… Comment ne pas en être sûr en abordant le récit de ma visite à Kfar-Ieladime, république enfantine, dans cette même vallée. Comment faire accepter qu’il est un endroit où 110 enfants des deux sexes, dont la majeure partie compte de douze à quinze ans, se gouvernent eux-mêmes, suffisent presque entièrement à leurs besoins, ont leur constitution, leur tribunal, leur presse, leur système électoral ? Et que cela ne tourne ni au jeu, ni au chaos ? Et que cela fonctionne pour le plus grand bien de tous ? Pourtant, Kfar-Ieladime existe et je ne suis pas le seul à l’avoir admirée. Au demeurant, voici.

Après les effroyables massacres juifs opérés en Ukraine…, il s’y trouva un nombre incalculable d’orphelins. La puissante communauté juive d’Afrique du Sud résolut d’en prendre quelques-uns à sa charge et de les placer en Palestine. Ainsi naquit Kfar-Ieladime. D’abord, ce fut une institution pareille à tous les orphelinats. Les pupilles, apeurés, caporalisés, ne se distinguaient en rien de ces tristes gamins que l’on voit défiler en troupe morose dans n’importe quelle ville de province, un jour de fête. Près d’une année s’écoula ainsi. Alors, arriva un homme qui possède la plus noble fortune : celle d’être chéri des enfants. Il s’appelle Pougatcheff. Son portrait ? Une barbe tirant sur le roux, des lèvres épaisses, des rides profondes au front. Mais dans les yeux une infinie bonté et une candeur rayonnante.

C’était en Russie un pédagogue connu. Il y pouvait demeurer en toute sécurité, mais il aimait d’amour la Palestine. Il y vint et fit Kfar-Ieladime.

Les lignes essentielles de sa méthode – qu’il m’exposa dans une petite chambre claire et joyeuse – sont les suivantes : remplacer l’instruction par l’éducation. Développer l’individualité complètement, mais de telle façon qu’elle tienne compte des individualismes voisins. Employer dans sa plénitude l’heure qui passe. Abolir la préparation utilitaire à la vie, qui est une préparation mesquine et amère. Ne faire penser qu’au labeur présent, en lui-même et pour lui-même. Et, pour tout cela, faire vivre les enfants entre eux, uniquement, selon des règles qu’ils auront élaborées eux-mêmes.

Le programme était beau. Il s’agissait de lui donner vie et chair, avec des enfants timides, transplantés, dépaysés, et qui tous avaient eu à l’aurore de leur existence de si terribles baptêmes qu’ils pouvaient en être irrémédiablement faussés. Leur nouveau guide commença par les apprivoiser. Il allait de l’un à l’autre, s’entretenant familièrement avec chacun, de sa voix sourde et gaie, tâchant de faire sentir qu’il ne venait pas en maître, mais en frère aîné. Ayant établi cette passerelle – encore fragile – de confiance réciproque, il rassembla les enfants et leur tint à peu près ce discours :

« — Mes amis, je ne veux rien vous imposer. Vous devez tout comprendre et vous diriger vous-mêmes. Or, quelle est notre situation ? Où sommes-nous ? Dans l’Emek, vallée de Palestine. Ici, pour tous, commence une vie nouvelle. Vous sentez bien qu’il faut y prendre part. Mais comment ? Les villages arabes vous plaisent-ils ? Non ? Pourquoi ? Parce qu’ils sont sales. Et les villages russes où vous avez vécu ? Non plus ? Pour la même raison. Donc vous voulez vivre dans un village propre. À vous de le faire. À vous de distribuer votre travail, de le choisir, de vous entendre entre vous. Moi, je ne suis là que pour vous conseiller. Je ne reçois pas de plaintes, je ne distribue pas de punitions. Arrangez cela entre vous.

« Ayant ainsi posé le problème, Pougatcheff laissa les enfants y réfléchir quelques jours. Puis, doucement, par insinuations et suggestions, il leur fit découvrir les rouages essentiels qui devaient les régir. Ainsi fut élaborée une constitution, charte suprême, fut institué un tribunal, seul organe de sanctions. La constitution, tous y participèrent. Elle fut le fruit de longues conversations, menées avec sérieux et foi. Sa base fut la responsabilité de chacun. Ses articles touchaient le détail de l’administration et du développement de la petite colonie. Son application devait être assurée par un comité de sept membres élus à deux degrés. Pendant un mois, Pougatcheff expliqua la valeur de la constitution qui fut votée à l’unanimité. Ensuite, il laissa deux semaines de méditation aux enfants pour choisir leurs délégués. Les élections eurent lieu avec la même gravité que celle qui avait présidé à toute cette gestation. Ainsi, se constitua le comité directeur de Kfar-Ieladime : cinq garçons, deux fillettes. Chacun avait sa charge : celui-ci devait veiller à l’ordre, celle-là à l’hygiène, un autre à ce que tout le monde allât à l’école, une autre à la tenue pendant le repas.

« Et l’autorité des directeurs que les enfants se sont donnés d’eux-mêmes est telle, me disait Pougatcheff, que (sans intervention aucune de ma part, je vous en donne ma parole) il suffit à la fillette chargée de surveiller la salle à manger de frapper quelques coups sur la table pour que le bruit le plus violent s’apaise. Il en va de même dans tous les autres domaines. Comment se soutient cette autorité ? Par quel système pénal ? Là est le point délicat de toutes les méthodes d’éducation. Les uns penchent pour la répression, les autres pour la persuasion. Fidèle au programme qui me paraît le plus conforme à la nature enfantine, je laissai les enfants – de même qu’ils se dirigeaient par leurs propres moyens – se juger entre eux. Le comité fut chargé d’élire trois juges que je présidai. Car, je vous l’avoue, les premières expériences n’allèrent point sans une véritable angoisse de ma part. J’avais peur d’ouvrir le champ aux injustices, à la cruauté que l’on prétend être le propre de cet âge. Je fus vite et pleinement rassuré. Les jugements avaient lieu en présence de tous. Or, bien que chacun eût le droit d’accuser et de défendre, je n’ai observé nulle méchanceté, nulle mesquinerie, mais un souci de l’équité, une délicatesse de cœur, une propension à l’excuse qui feraient honneur à bien des séances de tribunaux d’adultes. Ces séances sont maintenant ma plus grande joie. Mon second en tient minutieusement procès-verbal, et rarement j’ai vu un document pédagogique d’aussi haut intérêt. D’ailleurs, savez-vous combien de violations à la règle nous eûmes à juger en dix-neuf mois ? Quatorze. Songez qu’il y a ici 110 enfants et comparez à ce qu’il se distribue, en moyenne, de punitions pendant un mois dans un lycée pour des classes de 30 élèves ! Le plus grave de ces délits fut commis par deux garçons qui s’introduisirent dans la boulangerie et se confectionnèrent un gâteau avec 18 œufs. Quelles sont les sanctions qu’applique le tribunal ? demanderez-vous. Surtout la privation des droits civiques. Ne souriez pas. Vous ne savez pas combien les enfants y sont sensibles. Cela les met en dehors, en marge des autres. Ils sont accablés pendant toute la durée de leur châtiment. Tenez, je veux vous dire à ce propos une histoire qui m’a bouleversé. Nous avons ici un garçon avec une hérédité dangereuse. Son père était alcoolique et le massacre qui le rendit orphelin fut accompli d’une façon particulièrement ignoble. Il était sujet à des crises de colère sans frein, se jetait sur ses camarades, les mordait. Il fut jugé et condamné à la perte de ses droits civiques pour trois mois. Cependant, par égard pour les circonstances que je vous ai dites, les enfants résolurent que ce verdict ne serait effectif que si, pendant trois mois, il ne se contrôlait point. Dès lors, ce fut le plus émouvant des spectacles. Ce garçon se ramassa sur lui-même. Il allait, grave et muet, comme s’il portait quelque chose en lui à la fois de lourd et de précieux. Jour par jour, il fortifiait sa maîtrise. Je n’oublierai jamais avec quel accent haletant il vint un jour me dire : « Déjà sept semaines. » Cette lutte livrée à ses instincts, cette réorganisation intérieure chez un enfant de quinze ans, uniquement déterminées par la pression sociale, sont un enseignement que l’on ne peut trop méditer. Et l’anxiété générale qui accompagnait ses progrès ! Toute la colonie se passionnait pour la régénération de ce camarade. Avec quelle joie inquiète on en suivait les étapes ! Avec quelle délicatesse ingénue on y collaborait ! »

« Ayant achevé son exposé, Pougatcheff me fit visiter la colonie. Les enfants y faisaient tout. J’en vis au potager, où un professeur, en même temps qu’ils bêchaient et piochaient, leur enseignait la botanique et la chimie végétale. J’en vis à la cuisine, miraculeusement propre, qui préparaient le repas, au lavoir, à la menuiserie. J’en vis de tout petits qui poussaient les brouettes et de grands qui travaillaient aux champs. Ils étaient sains et forts, souriants et graves. Deux ou trois petites filles me frappèrent par leur beauté. Mais tous avaient dans la démarche cette noblesse qui vient d’une vieille race, d’un beau climat et d’une vie vigoureuse. En me ramenant dans sa chambre aux proportions de cellule, Pougatcheff me montra la collection d’un journal bimensuel que rédigent en hébreu les enfants de Kfar-Ieladime. Textes et illustrations étaient tracés par des mains encore malhabiles, mais si scrupuleuses !… » — E. A.


RÉSIGNATION. La résignation consiste en l’acceptation par un individu (ou une collectivité) d’une situation que, laissé libre de se déterminer, il (ou elle) ne subirait pas. On peut sommairement diviser l’humanité en deux catégories bien distinctes, la catégorie des résignés et la catégorie des irrésignés. Les résignés comprennent tous ceux qui, par influence, éducation, intérêt, acceptent les choses telles qu’elles sont, évitables ou non, que ce soit au point de vue économique, intellectuel, ou éthique. Ils ne savent pas faire de différence entre l’évitable et l’inévitable, les faits et les circonstances contre lesquels on ne peut réagir, parce que naturels, et ceux contre lesquels on peut se dresser, parce qu’artificiels.

Il y a, en effet, certains faits d’ordre biologique contre lesquels on ne peut se rebeller. On peut trouver que le fonctionnement de l’organisme humain est loin d’être parfait ; que la façon dont s’acquiert, croît, cesse la vie est déplaisante, etc. Il n’y a rien à faire là-contre. Le mécanisme de la pensée, des secrétions, de la circulation du sang, de la marche, par exemple, sont inhérents à notre nature d’êtres appartenant à la classe des vertébrés, au genre humain. Mais on s’aperçoit bientôt que, même dans l’ordre naturel, il est des faits évitables. On peut fort bien essayer d’atténuer les effets de certains accidents météorologiques, comme le froid, la chaleur, la pluie, les inondations, la sécheresse, l’obscurité et ainsi de suite. De même on peut lutter contre la maladie. On peut tenter de réduire à un minimum la nocivité des faits naturels dans une proportion toujours plus grande. Et c’est dans ce combat conscient contre la nature que gît la différence, probablement la seule, entre l’humain et l’animal.

Si la bataille contre les forces naturelles peut donner des résultats indécis, la situation change du tout au tout quand il s’agit des faits artificiels, comme la politique, la religion, les régimes économiques, la morale, les méthodes d’enseignement, etc. Ces faits sont circonstanciels. Ils ne se relativement qu’à des situations passagères. Ils ont varié dans le temps. Ils ne sont pas immuables. Ils reposent sur des abstractions ou des fictions. Ni l’état, ni le capitalisme, ni le christianisme, ni le bouddhisme, ni le patriotisme, ni le mariage, pour ne citer que des exemples, ne sont des impératifs biologiques. On mourra si on ne mange pas ; mais on ne mourra pas parce qu’on ne croit pas en Dieu ou parce qu’on ne produit pas en série, ou parce qu’on n’utilise pas la T. S. F. ou le transport par avion. On sera un ignorant si on ne sait ni lire ni écrire, etc., mais on ne sera pas un ignorant si, au lieu de suivre l’enseignement de professeurs stipendiés par les gouvernements, on est un autodidacte.

On peut, après réflexion, après avoir étudié, comparé, analysé, etc., ne pas vouloir se résigner, dans un domaine ou un autre, à l’état de choses, artiflciel, qui constitue la société organisée.

Les dirigeants, qui sentent le danger de la réflexion, parce que tout être qui réfléchit n’est plus aussi docile que celui qui ne se pose pas de questions, assurent que le bonheur — l’aspiration de tous les hommes, pris individuellement ou en masse — est fonction de la résignation. « Résignez-vous » ont clamé et clament à l’envi les meneurs de troupeaux humains, les accapareurs du sol, de cheptel et de capital-espèces, les chefs d’armée et les capitaines d’industries. « Résignez-vous et vous serez heureux ; ne raisonnez pas, ne demandez pas, ne souhaitez pas au delà de ce qui vous est octroyé ou concédé par Dieu ou ses représentants ; par le prince, le gouvernement, la loi, la constitution, leurs vicaires ou leurs substituts. Contraignez-vous dans vos pensées et dans vos sentiments. Mortifiez vos sens. Éteignez vos désirs. Abstenez-vous. Voilà où se trouve le bonheur. Les prêtres, les chefs et les législateurs ont planté certains poteaux-limites au dedans desquels règne officiellement le bonheur. Ne les franchissez pas. Conformez-vous à ce que vous permettent la volonté ou le caprice des Maîtres, les intérêts de caste, de parti, d’organisation ; la décision des majorités, voire la dictature des minorités ; et vous serez heureux. C’est si simple. » On voit qu’il n’y a rien dans tout cela qui soit naturel, d’ordre biologique, qui ne puisse être évitable. On peut avoir un point de vue diamétralement opposé et vivre cependant, vivre pleinement même. Il y a donc la catégorie des résignés qui acceptent cette conception artificielle du bonheur.

Mais il y a aussi la catégorie des irrésignés : protestataires, dissidents, insoumis, réfractaires. L’histoire nous montre comment les gouvernants, les majorités, ou les minorités dominantes s’en débarrassent. Les procédés d’annihilation ou d’entrave ne varient guère dans le temps, persécutions, mauvais traitements, calomnie, exil, cachot, supplices, mort à plus ou moins brève échéance. L’histoire nous montre, également, malgré ces procédés d’élimination, que l’irrésignation finit par triompher sur la résignation. Il y a des éclipses, des reculs, des marches arrière. Après avoir fait taire par la force les voix contradictoires, les meneurs de civilisations politiques, économiques ou religieuses, décrètent que tous, peuples et individus, jouissent du bonheur parfait. Plus de subversifs ni de non-conforrnistes. Le silence règne — le silence de la servitude, de la stagnation, de l’uniformité, de la peur.

Eh bien non ! Ce n’est que parce qu’ils méditent ou projettent que les irrésignés se taisent. Ce n’est qu’un silence apparent, un feu qui couve sous la cendre. Ils supportent — et supporter n’est pas se résigner. Ils subissent — et subir n’est pas accepter. Ils se contraignent — et se contraindre n’est pas obéir. Ils se savent les héritiers de ceux qui ouvertement n’ont voulu, ni accepter, ni obéir, ni se contraindre, ni se résigner. Ils se tiennent en rapport les uns avec les autres, réalisent entre eux la plus grande somme de bonheur possible. Jusqu’au jour où ils se sentent en possession de la puissance nécessaire pour se faire entendre à nouveau.

C’est ainsi que certaines oppressions, certains préjugés, certains enseignements, certains systèmes politiques ou économiques — pas tous, hélas ! — ont disparu, ne peuvent plus se reproduire sous leur forme antérieure.

Parce qu’il ne veut de bonheur autre que celui qu’il se forge lui-même — en laissant autrui se forger le sien à sa façon — l’individualiste anarchiste — isolé ou associé — est un irrésigné par essence. L’individualisme vise, en dénonçant l’artificiel de la vie en société, à réduire toujours plus les cas de résignation inévitable. — E. Armand.

RÉSIGNATION (du bas latin resignatio, même sens), n. f. Renonciation à un droit, à une charge, à un office en faveur de quelqu’un. (Dict. Larousse). Fig. Acte de la volonté qui accepte une situation, qui renonce à lutter contre elle ou à s’en plaindre : La résignation est la vertu du malheur (Beauchêne). Résignation de soi-même, renoncement à soi-même. (Dict. Larousse).

Il est tout à fait compréhensible que les maîtres, les puissants, les profiteurs, les spoliateurs, les exploiteurs admirent cette vertu chrétienne qu’est la Résignation puisqu’elle est, par cela même, le contraire de la Révolte.

« La patience et la Résignation, sont les principales vertus du chrétien. »

Se résigner, n’est-ce pas capituler devant les plus malins, les plus fourbes ? N’est-ce pas se condamner soi-même à tout subir plutôt que de faire acte humain, fier, viril devant l’odieux, devant le mal ? Si ce n’est qu’une vertu bourgeoise, c’est une vertu aimée des bourgeois, non pour eux-mêmes, mais pour ceux dont ils profitent, contre ceux qu’ils dupent, qu’ils trompent, qu’ils exploitent, qu’ils commandent, qu’ils asservissent. Tous ceux qui vivent sans produire ; tous ceux qui sont riches de la misère de leurs semblables ; tous ceux qui vivent dans l’opulence et dans l’orgie et crèvent un jour de pléthore pendant que d’autres vivent toujours mal et meurent de froid ou de faim ; tous ces gavés, tous ces repus aiment et prêchent la résignation des pauvres.

Des prêtres qui se prétendent disciples du Christ, dodus et replets, ne craignent pas de conseiller aux pauvres la prière et la résignation. Ils recommandent aux malheureux de ne pas envier les heureux et de ne rien faire contre eux, Ne sont-ils pas sur la terre pour faire le bien, ces bons riches, et s’il n’y avait pas de pauvres, ils ne pourraient plus se rendre agréables au seigneur en faisant l’aumône. Le pauvre est l’élu de Dieu et ce qu’il souffre sur la terre lui sera compté dans le Ciel où tout se paie et se compense par un bonheur éternel. Déjà, le pauvre est assuré d’avoir sa place au Paradis, s’il sait se résigner à son sort, ne pas maudire les auteurs de ses maux et supporter ses malheurs, car Jésus l’a dit : « Il est plus difficile à un riche de passer par la porte du Ciel qu’à un chameau de passer par le trou d’une aiguille. » En attendant, aucun, riche, aucun prêtre, n’a poussé l’amour de la pauvreté jusqu’à sacrifier son bien-être, sa situation en se privant de tout pour le donner aux pauvres. Si quelques-uns sont allés jusque-là dans leur amour du prochain, ils ont paru tellement extraordinaires qu’on les a canonisés si l’on n’a réussi à les faire passer pour déséquilibrés et hospitalisés comme tels. Il y a eu des Vincent de Paul, sans doute. Mais qui n’a connu des êtres semblables dans le civil qui, eux, n’attendaient pas une récompense au Ciel pour l’éternité ? On ne peut, certes, pas dénigrer une personne dévouée à l’extrême, douée d’un désintéressement sans limite jusqu’à risquer tout, même sa vie, pour aider un malheureux, consoler un affligé, soigner un malade contagieux, etc. ; mais cela n’a rien à voir avec la résignation puisque ces êtres d’élite font le bien pour leur satisfaction personnelle ou dans l’intérêt de leur âme pour mériter la récompense céleste. Ils se résignent à assurer leur bonheur éternel.

La Résignation, pour nous, c’est le manque d’énergie à réagir contre le sort, contre la malchance, contre la destinée, contre tout ce que vous voudrez. C’est la lâcheté qui fait la résignation de ceux qui souffrent injustement et les empêchent ainsi de chercher les causes véritables de leurs souffrances, les auteurs impunis de leurs malheurs.

C’est parce qu’il y a de la Résignation que l’Injustice sociale se perpétue et que les méchants ; les fourbes, les cyniques vivent sans crainte d’expier leurs forfaits, ayant pour eux toute une organisation effroyable pour les protéger dans leurs exploits au nom de la Légalité, du Droit, de l’Autorité, de la Propriété, de la Justice et de la Force !

Que la Résignation, cette vertu des eunuques, des abrutis et des lâches cesse un jour de tenir dans le cœur et le cerveau des miséreux la place de la Révolte et l’on verra soudain resplendir la vraie Justice. — G. Y.


RÉSIGNÉ Les résignés sont ceux qui, malheureux, accablés, manquent de caractère, de fierté, de virilité pour se révolter contre ce qui les opprime. Les résignés sont ceux qui renoncent à la lutte ; qui abandonnent leurs droits ; qui n’ont ni le courage, ni l’énergie pour les revendiquer. Il faut bien convenir, cependant, qu’ils sont souvent les victimes, les pauvres victimes de tous les préjugés sociaux entretenus par l’atavisme, l’éducation de la famille, la religion, le dressage ignoble de l’école et de la caserne. Quand un homme est persuadé qu’il doit être soldat et tuer son semblable par ordre, pour une entité stupide, comment voulez-vous qu’un tel abruti soit autre chose qu’un résigné. — G. Y.