Encyclopédie anarchiste/Sensibilité - Sexualisme

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2563-2575).


SENSIBILITÉ n. f. (du latin : sensibilitas, même signification). Ce mot désigne la faculté d’éprouver ou de ressentir des impressions physiques ou morales : c’est cette propriété dévolue à certaines parties du système nerveux, par laquelle tout être vivant perçoit les impressions faites soit par des objets du dehors, soit produites à l’intérieur. En langage psychologique, le terme est des plus vagues et des plus défectueux ; aussi est-il employé sous de multiples significations. Physiologiquement, il désigne des phénomènes purement physiques ou mécaniques. Claude Bernard écrivait : « Les philosophes ne connaissent et n’admettent, en général, que la sensibilité consciente, celle que leur atteste la douleur, déterminée par des modifications externes… Les physiologistes se placent nécessairement à un autre point de vue. Ils doivent étudier le phénomène objectivement, sous toutes les formes qu’il revêt. Ils observent que, au moment où un agent modificateur agit sur l’homme, il ne provoque pas seulement le plaisir et la douleur, il n’affecte pas seulement l’âme : il affecte le corps, il détermine d’autres réactions que les réactions psychiques, et ces réactions automatiques, loin d’être la partie accessoire du phénomène, en sont, au contraire, l’élément essentiel. »

Pour tenter de faire cesser ce que certaines écoles philosophiques supposent être une confusion, on chercha à désigner, sous le nom d’irritabilité et d’excitabilité, les phénomènes dans lesquels n’entre pas la conscience ou ceux où la conscience n’intervient qu’à un faible degré. Cette façon de voir semble s’appuyer surtout sur certains dogmes religieux, entre autres celui qui prétend que, seul, l’homme possède une âme, que les animaux et les plantes n’en ont pas. Les découvertes modernes de la science sont venues renforcer la signification entière qu’on se doit de donner au mot sensibilité, sans exclure aucun règne : animal, végétal, voire minéral. Il est heureux, d’ailleurs, que des savants ne se soient pas inclinés devant l’absurde conception dogmatique des phénomènes de la vie et qu’ils n’aient point accepté, comme vérité éternelle, l’affirmation stupide qui alla jusqu’à prétendre que la femme même n’a pas d’âme…

Dans un livre sur « L’instinct et l’intelligence des animaux », Romanes avait démontré, péremptoirement, que les singes, les éléphants, les chiens, etc… sont intelligents ; Claude Bernard, dans un mémoire « La sensibilité dans le règne animal et le règne végétal », avait écrit : « Il y a, même chez les plantes, une faculté de sensibilité, chargée de recevoir les excitations externes et de réagir à la suite de ces excitations. » Félix Le Dantec fut quelque peu désillusionné à la suite de la lecture des œuvres de Claude Bernard, de qui il attendait l’explication de la physiologie et que l’auteur du « Conflit » considérait comme un géant. Félix Le Dantec trouva l’ouvrage de Claude Bernard « plein d’obscurités et de contradictions ». Dans un de ses livres, « Le Conflit », Le Dantec consacre un chapitre entier à l’intelligence des animaux ». Sous forme de dialogue, il discourt avec un abbé, à savoir si les bêtes ont une âme, tout comme ce merveilleux et prétentieux bipède, intelligent et raisonnable…

L’instinct, au fond, pour beaucoup, est l’expression qui s’emploie pour des actes accomplis par des animaux autres que l’homme, ce qui faisait dire à Le Dantec : « Les animaux n’ont pas droit à l’intelligence, puisque le mot intelligence nous est réservé ; l’intelligence animale s’appelle instinct, cela est infiniment simple et le tour est joué ; il serait absurde, après tout cela, de parler de l’intelligence des animaux, il n’y a pas de différence essentielle entre l’intelligence de l’homme et celle du chien, pas plus qu’il n’y a de différence essentielle dans l’odorat de ces deux espèces animales. »

Verlaine, professeur à l’Université de Liège, a démontré, dans un livre d’une remarquable valeur : « l’Âme des Bêtes », combien nos pensées étaient restées primaires à ce sujet. Après une série d’expériences dont on se doit de louer l’effort de persévérance qu’elles demandèrent, le Professeur Verlaine en est arrivé à confirmer ces conclusions qui ne sont pas sans bouleverser nos conceptions antiques, enracinées en nos cerveaux trop longtemps comprimés par des enseignements dogmatiques.

Voici ce qu’écrit le Professeur Verlaine, au dernier chapitre de son livre, plein d’enseignement, et qui forme une synthèse des connaissances de la psychologie comparée, une louange en faveur de la renaissance de la philosophie de la nature : « Aujourd’hui, comme au temps des Védas, les gens sans grande instruction ne font guère ou pas de distinction entre les pouvoirs mentaux, des bêtes et leurs propres facultés psychiques. Certes, une éducation presque exclusivement littéraire, digne héritière de l’enseignement scolaire médiéval, et toute une littérature en retard d’un bon siècle sur les découvertes biologiques modernes, les a profondément convaincus des merveilles des instincts, leur a inculqué de ceux-ci une notion conforme aux préceptes de l’Église, qui satisfait pleinement leur ignorance, et les met à l’abri du doute. Les progrès réalisés en zootechnie, leur ont appris à parler avec un certain bon sens de l’hérédité, du mendélisme, de la sélection ; mais, quand il s’agit de Médor, de Minet ou de Coco, c’est une autre affaire ; il ne manque au brave animal que la parole pour exprimer son incomparable intelligence, ses bons sentiments, ou les ruses extraordinaires et les accès de méchanceté, absolument analogues à ceux que déploie journellement le narrateur de ses exploits, à l’égard de ses semblables. »


On confond trop souvent la sentimentalité avec la sensibilité ; la première semble être le reflet d’une nature tendre ou celui d’une pitié excessive ; la sensibilité, elle, nous apparaît être plus significative et se révèle être l’attitude d’un individu non dépourvu de connaissances, qui ressent, au contact de ses semblables et des choses, des sentiments émotifs de nature parfois bien différente.

Tout le monde est plus ou moins sentimental, témoin ces braves gens qui s’apitoient sur un toutou qui grelotte, sur un gosse qui mendie, ou sur de pauvres bougres sans travail ; leur sentimentalité les conduit à faire la charité, et là s’arrêtent leurs réflexions. Le « sensible », lui, raisonne et tâche de trouver les causes de la souffrance d’autrui ; souvent, il en souffre parce qu’il se rend compte de l’impuissance dans laquelle il se trouve de remédier à l’état de choses dont il est témoin, mais sa logique peut le conduire à s’intéresser davantage au sort de ses semblables. Il ne tarde pas à entrer dans la lutte et à venir grossir les rangs de ceux qui travaillent en vue d’améliorer la vie présente.

C’est ainsi que Aug. Spies, dans sa déclaration au tribunal, lors de sa comparution pour l’agitation faite en 1887, et que l’histoire du mouvement anarchiste connaît sous le nom de « Martyrs de Chicago » déclara : « C’est à cause de notre sensibilité que nous sommes entrés dans ce mouvement, pour l’émancipation des opprimés et des souffrants. »

Si tout le monde semble être plus ou moins sentimental, tout le monde n’est pas sensible. Comment a-t-on défini la sensibilité ? Heule, dans son livre sur les recherches pathologiques, donnait, en 1840, la définition suivante de la sensibilité générale :

« Le tonus des nerfs sensibles, ou perception de l’état d’activité moyenne dans lequel les nerfs se trouvent constamment, même dans les moments, où aucune impression extérieure ne les sollicite. » Ribot, dans les « Maladies de la Personnalité », cite du même, le passage suivant : « C’est la somme, le chaos non débrouillé des sensations qui, de tous les points du corps, sont sans cesse transmises au sensorium ». E. H. Weber la définit : « Sensibilité interne, toucher intérieur qui fournit au sensorium des renseignements sur l’état mécanique et chimico-organique de la peau, des muqueuses et séreuses, des viscères, des muscles, des articulations ». Dans une étude inédite : « Amoralité et Sensibilité », G. Dumoulin, parlant de la sensibilité, écrit : « Nous comprendrons encore mieux ce qu’est la sensibilité en examinant les causes de son équilibre, c’est-à-dire l’état dans lequel est plongé l’individu, lorsqu’il se trouve dans l’impossibilité de coordonner les éléments de ses sensations et de les synthétiser. Les causes en sont nombreuses, et je me borne à énumérer celles qui éclairent le sujet que nous traitons. Il y a des causes qui sont dues au mauvais fonctionnement des organes : ce sont les tares héréditaires, les vices, les mauvaises conditions de milieu. Vous les connaissez tous. Mais je veux surtout appuyer sur les deux grandes causes : la première, c’est la perception trop rapide des connaissances extérieures. La synthèse de nos sensations ne se produit que suivant un certain rythme qu’il ne faut pas dépasser, sans compromettre l’équilibre. C’est le cas des autodidactes. La synthèse ne se produit pas sans l’aide de la mémoire. Les connaissances doivent être emmagasinées par l’expérience répétée ; elles doivent être assimilées, faire partie intégrante de notre personnalité. C’est le pianiste débutant, qui veut exécuter un trait, et le trouve difficultueux parce qu’il n’a pas suffisamment exercé son doigté. Il place la synthèse avant l’exercice. La seconde cause, c’est le déséquilibre provoqué par le milieu social, la nécessité, pour ceux qui accordent une valeur absolue à la morale des groupes, de vivre en conformité avec elle, contrairement aux besoins de leur être intime. Cette dernière cause est la plus grave de toutes, provoque des conflits intérieurs dont les résultats sont souvent effroyables. Ce sont les amours, les amitiés brisées par la morale sociale. »


En philosophie, on a appelé sensibilité, la faculté générale d’avoir des sensations ou celle, également, d’éprouver soit du plaisir, soit de la douleur. Si nous envisageons le premier sens, nous nous trouvons en présence d’une fonction de connaissances. Pour étudier cette fonction, il sera donc nécessaire d’examiner les organes mêmes des sens ; ce sera là une étude physiologique doublée d’examen psychologique, car il est difficile, sinon impossible, de séparer les deux choses, lorsqu’on aborde l’étude des données propres de ces sens.

C’est ici qu’entre en ligne de compte ce qu’on a appelé « les écoles » et, suivant celle dont on se revendique, l’observation intérieure et l’expérimentation externe se combinent plus ou moins. Ces recherches forment, actuellement, la partie la plus importante de la psychologie-physiologie et de la psycho-physique.

Certains philosophes, et parmi eux Condillac, ont donné à cette théorie qui montre que les idées proviennent des sensations, le nom de « sensualisme ».

Ces différents systèmes dits sensualistes, ou avec beaucoup plus d’exactitude « sensationnistes », montrent donc l’origine unique des idées dans des sensations qui sont transformées ou combinées. Condillac, dans son « Traité des Sensations », s’est efforcé de montrer comment toutes nos connaissances et toutes nos facultés viennent des sens, c’est-à-dire proviennent des sensations. Pour Condillac, l’attention est l’appel d’une sensation plus vive que les autres ; la mémoire, la sensation conservée ; la comparaison, une double attention dont le jugement résulterait ; l’abstraction, une attention portée sur la qualité d’un objet ; l’imagination, la combinaison des images.

Selon l’auteur du « Traité des Sensations », qu’il s’agisse de la volonté produisant les plaisirs ou les peines, qu’il soit question de désir ou de haine, d’espérance ou de crainte, la sensation qui engendre ces facultés se réduit, pour le sensualiste, au pouvoir de liberté de rechercher ce qu’on désire, et de fuir ce qu’on redoute.

Cette thèse, Emmanuel Kant, dans « La critique de la Raison Pure », en a fait l’analyse qui l’a conduit à critiquer la sensibilité. Selon Kant, il s’agirait de savoir si l’expérience sensible ne suppose pas, elle aussi, des formes qui seraient antérieures et supérieures aux données des sens. C’est ce que prétendait Kant pour échafauder sa théorie, qui signifie, en réalité, cette faculté de distinguer le vrai du faux, car selon les défenseurs de cette façon de voir, la vérité serait indépendante de l’esprit qui la connaît, et serait la même pour tous les esprits. La raison est donc ce fond commun à toute intelligence, par quoi il y a une vérité et une science, cela implique qu’il y a quelque chose de commun à tous les esprits, qui jugent d’après les mêmes lois.

Mais, alors, fallait-il dire en quoi consistait la raison ; pour cela, on établit la théorie de la connaissance, et partant de là, toute une philosophie. Que devenait, alors, la raison ? D’après ces théoriciens : l’ensemble des principes qui dirigent le raisonnement, et non pas toute l’intelligence ou la faculté de raisonner.

Kant distingua, lui, la Raison de l’Entendement pur, c’est-à-dire que, selon lui, l’ensemble des concepts et des principes a priori, sans lesquels la pensée est impossible, forme l’entendement pur : « La raison est une faculté active, qui, à l’aide de ces concepts et de ces principes, ordonne les objets de la connaissance. » Il distingue aussi la Raison spéculative, c’est-à-dire la Raison en tant qu’elle a pour fin le vrai et la Raison pratique, c’est-à-dire la Raison en tant qu’elle a pour fin le Bien et la Moralité ».

L’origine de ces idées ne fut pas sans éveiller de longues controverses, et Leibniz parla du principe de raison suffisante, c’est-à-dire qu’il maria le principe de causalité à celui du meilleur ; si bien que, selon lui, une chose ne peut être qu’à condition d’être possible, et pour autant qu’elle fasse partie du système de possibles, qui ne peut être que le meilleur entre tous.

Le sensualisme nia donc ces formes antérieures et supérieures aux données des sens, tandis que ses adversaires, avec des nuances de doctrines parfois importantes, l’affirmèrent.


Mais la sensibilité, prise dans son second sens, est la capacité de jouir ou de souffrir. Aussi, afin de la connaître, est-on amené à étudier les émotions, ces dernières étant en rapport évident avec les inclinations, parce qu’elles en dérivent, ou en sont les produits ; il ressort de là, qu’on est amené à étudier les tendances de toutes sortes, leurs transformations, leurs relations, soit avec le plaisir, soit avec la douleur, si l’on veut connaître la sensibilité.

C’est là le domaine de la psychologie générale qui recherchera les conditions anatomiques et physiologiques de la douleur physique. Pour cela, il sera nécessaire d’examiner les modifications de l’organisme qui succèdent aux douleurs physiques, les phénomènes de circulation, respiration, nutrition, mouvement ; il faudra établir si ce sont des effets de la douleur, ou si celle-ci n’est qu’un signe, examiner la nature de la douleur, si c’est une sensation ou une qualité de la sensation, car la douleur peut tout aussi bien résulter de la qualité de l’intensité, de l’excitation, comme elle peut être tributaire d’une forme de mouvement, d’une modification chimique. Les mêmes recherches seront faites en ce qui concerne le plaisir, à savoir si nous sommes en face de sensations ou de qualité, en rechercher les concomittants physiques ; et là ne s’arrêteront pas nos investigations, puisqu’on ne peut négliger les plaisirs ou les douleurs morbides, la psychologie normale comme la pathologie entreront comme apports. Nous voici devant les formes embryonnaires des tendances au suicide, devant les types mélancoliques, et enfin, il y a les états neutres.

Th. Ribot, dans son ouvrage : « La Psychologie des Sentiments » a consacré le chapitre VII à la nature de l’émotion. Après avoir recherché les éléments constitutifs d’émotion, il applique sa théorie aux émotions supérieures, religieuses, morales, esthétiques, intellectuelles. Son livre, copieux et formidablement documenté, nécessiterait une longue analyse, qu’il ne m’est pas permis de faire dans cette étude forcément condensée et incomplète. Les conditions intérieures, à savoir le rôle du cerveau, comme centre de vie psychique, celui du cœur comme centre de vie végétative, les interprétations physiologiques, comme les conditions extérieures, de l’émotion sont, chez Ribot, l’objet d’un examen approfondi, et en d’autres chapitres, il a parlé de la mémoire affective, des sentiments et de l’association des idées, de l’abstraction des émotions ; ainsi, il en est arrivé à ce qu’il appelle la psychologie spéciale qui aura pour objet l’étude de l’instinct de la conservation sous sa forme physiologique défensive, la peur offensive, la colère, la sympathie et l’émotion tendre, le moi et les manifestations affectives, l’instinct sexuel, le passage des émotions simples aux émotions complexes. Mais, à côté de la sensibilité physique, qui se marque par les émotions qui ont leur cause unique dans les impressions organiques, il y a encore toute une psychologie des sentiments sociaux, moraux et religieux, esthétiques et intellectuels, la sensibilité morale, c’est-à-dire les émotions qui ont pour condition une idée. Dans un ouvrage qui porte comme titre « La Sensibilité individualiste », G. Palante a étudié quelques aspects de cette sensibilité individualiste. Il essaye, sans préoccupations dogmatiques, de formuler une définition de cette sensibilité individualiste : « La sensibilité individualiste est le contraire de la sensibilité sociale. Elle est une volonté d’isolement, et presque de misanthropie. » C’était donner à une définition un caractère purement négatif. Pour ceux qui s’imagineraient par là, ne trouver qu’égoïsme vulgaire, il n’est pas inutile, je pense, de faire ressortir ce qui sépare la sensibilité individualiste de l’arrivisme plat et banal : « La sensibilité individualiste suppose un vif besoin d’indépendance, de sincérité avec soi et avec autrui, qui n’est qu’une forme de l’indépendance d’esprit ; un besoin de discrétion et de délicatesse, qui procède d’un vif sentiment de la barrière qui sépare les « moi », qui les rend incommunicables et intangibles ; elle suppose aussi souvent, du moins dans la jeunesse, cet enthousiasme pour l’honneur et l’héroïsme, que Stendhal appelle « espagnolisme », et cette élévation de sentiments qui attirait au même Stendhal, ce reproche d’un de ses amis, « Vous tendez vos filets trop haut. »

Si l’homme ne se contente pas de penser, de méditer ; si essayer de comprendre l’univers ne le satisfait pas entièrement, tout en cherchant à modifier l’état existant dans lequel il vit, c’est qu’il est déterminé à cette action par le sentiment de ses besoins et de ses souffrances ; la sensibilité joue ici le rôle primordial. Il serait puéril de le contester.

L’anarchiste connaît, lui aussi, des affections intimes, des tendresses et des amitiés ; c’est au travers de ce rayonnement de vie sentimentale qu’il acquiert plus de vigueur et que son action devient plus forte. Un être aussi sensitif ne peut se résigner à accepter l’état de choses actuel ; il devient combatif, et se révolte contre l’iniquité existante.

Aug. Hamon, dans son livre sur la Psychologie de l’anarchiste-socialiste, après avoir questionné toute une série d’individus sur l’influence de l’esprit sensitif dans une résolution d’activité, a écrit : « Il se décèle aussi, en ces cérébralités anarchistes-socialistes, une grande sensibilité morale. L’adepte du socialisme-anarchiste est un sensitif développé et, par suite, un être éminemment sensible. Cette sensibilité étant jointe à l’esprit de révolte, s’exacerbe toujours, parce que l’individu constate son impuissance à modifier immédiatement ce qu’il qualifie de « mal social ». » Voici, d’autre part, ce que lui répondaient des individus interrogés : « L’idée libertaire avait pour moi un attrait majeur, parce qu’elle incarnait le principe d’harmonie sociale dans la liberté, la justice et l’amour… Et, bien que les misères de l’ambiance sociale ne m’aient pas inspiré directement, je suis bien persuadé qu’il était fatal que je devinsse libertaire, tôt ou tard, de par l’acuité des sensations douloureuses qu’eut, sur mon jugement, le spectacle romain de la putréfaction bourgeoise moderne. » (A. Veidaux.) — « Nature impressionnable…, je vis que le nombre de ceux qui étaient victimes de la société était immense, j’en souffris… » (A. Nicolet.) — « Ce m’est, aujourd’hui, un sujet d’étonnement profond de songer que j’aie pu voir souffrir et souffrir moi-même, tant que cela, sans avoir eu la haine immédiate du monde bourgeois, sans maudire et combattre la société crapuleuse qui nous opprime… » (E. D. H.) — « Enfant, je souffrais pour ceux qui sont opprimés et souffrent… » (A. Agresti.)

Ces quelques exemples montrent bien l’exaspération de sensibilité qui s’accroît et détermine soit à rester simple spectateurs, comme le font ceux qui épousent la sensibilité individualiste de G. Palante, soit à œuvrer dans un sens combatif individualiste ou communiste, quel que soit le tempérament optimiste ou pessimiste : ce sont des révoltés. Cet amour d’autrui, qui les conduit à l’action individuelle ou collective, pousse donc certains individus à tenter de modifier l’état de choses présent, à chercher à améliorer le sort qui est fait aux miséreux ; mais, comme ce « mal » qu’il perçoit est loin de se modifier immédiatement, malgré ses désirs ardents et impétueux, le sensible souffre de cette impuissance et cela n’est pas sans avoir des réactions profondes sur son individu. Il sent les souffrances personnelles et d’autrui ; il sent qu’il ne peut pas les soulager, et il veut leur disparition ; il sent que les moyens dont il dispose pour l’amélioration sociale ne donnent aucun résultat — au moins appréciable. Les sensations diverses peu à peu s’exaspèrent et provoquent l’exacerbation de la fonction cérébrale « sensibilité ».

L’examen attentif de la doctrine anarchiste, que ce soit chez un Tolstoï, un Most, un Sébastien Faure, un Reclus, un Kropotkine ou un Malatesta, confirme le caractère sensible de sa philosophie, et ce n’est, certes, pas la chose la moins belle ni la moins noble de cet idéal.

Cela nous réjouit pleinement, car elle conduit à cette révolte saine et loyale, qui caractérise d’une façon remarquable la lutte que les anarchistes livrent aux formes autoritaires et dogmatiques des manifestations sociales. — Hem Day.


Bibliographie. — Aug. Hamon : La Psychologie de l’Anarchiste-Socialiste ; Kant Emmanuel : Critique de la Raison pure ; Le Dantec Fél. : Le Conflit ; G. Palante : La sensibilité individualiste ; Th. Ribot : La Psychologie des sentiments ; Verlaine L. : L’âme des Bêtes. — H. D.


SENSUALISME n. m. Dans son sens philosophique, le sensualisme peut encore se dénommer sensationisme, c’est-à-dire explication de tous les processus de la pensée par le jeu infiniment varié des sensations.

L’objection que les spiritualistes opposent à cette façon, c’est qu’une quantité quelconque de sensations ne forme point une pensée et ne peut rien donner de plus, en fait de connaissance, que ce que toute collection d’images donnera : c’est-à-dire la connaissance d’une succession de faits statiques, et non pas une connaissance synthétique et dynamique de ces divers états. Autrement dit, vingt sensations successives ne formeront une pensée que si une sorte de vingt-et-unième sensation intérieure les lie et les synthétise en un tout compréhensif, qui est précisément la connaissance réelle ou conscience.

Cette critique, un peu surannée, du sensualisme oublie deux faits extrêmement importants dans l’étude de la pensée. Le premier, c’est que toute introspection n’est pratiquée que par des adultes chez qui tous les processus psychiques sont déjà organisés et ne se trouvent plus à l’état de formation ; ce qui en rend l’analyse extrêmement difficile. La deuxième, c’est que l’on considère, à tort, comme étant très connue la nature de l’image sensuelle conservée par la mémoire, et qu’on lui délimite ainsi son rôle, réduit au simple état de document statique et passif. Les sensations étant exclues de la formation même de la pensée, on peut demander ce qu’est cette pensée, qui n’est pas sensation mais qui n’est rien sans elle.

Pour affirmer que toute sensation est dépourvue d’elle-même de facultés de rapport avec d’autres sensations, et que toute pensée est exempte de sensations, il faudrait d’abord démontrer cela expérimentalement ; et ensuite prouver, par de multiples observations sur des êtres de tous âges, que les sensations se fixent en eux sous forme de collection d’étiquettes, plus ou moins disparates, sans aucun lien entre elles.

Les expériences de Pavlov réduisent à néant cette vieille conception psychologique et nous savons que toutes les sensations (bien que nous en ignorions encore la nature intime) s’irradient dans les centres nerveux et s’interpénètrent perpétuellement. Comme le jeune être est soumis, depuis sa naissance, à des milliards de vibrations objectives qui se succèdent incessamment ; comme ces vibrations créent en lui des courants nerveux innombrables en qualités et en quantités et que ces courants sont liés plus ou moins intimement à son propre fonctionnement physiologique, il est aisé de comprendre que, avant d’atteindre les hautes spéculations de la pensée, l’être vit, sent, réagit et agit, démontrant ainsi que l’action, l’accommodement, l’adaptation sont les formes les plus réelles de la connaissance.

Il est certain que cette réaction de l’être n’est point donnée par la sensation pure. Le geste de l’enfant qui se gratte après une piqûre n’est pas contenu dans la sensation de la piqûre, mais ce geste est le résultat de nombreuses réactions antérieures, beaucoup moins adaptées et plus ou moins absurdes ou maladroites, ainsi qu’on peut le constater par l’observation des jeunes enfants. La sélection des actes s’opère dans le sens du meilleur écoulement de l’influx nerveux. De même que l’eau d’un torrent nouvellement formé s’écoule selon les lois de la moindre résistance, de même l’influx nerveux s’écoule par des voies quelque peu favorables au fonctionnement biologique et héréditaire de l’individu, sous peine de disparition de l’individu et de la race inadaptée.

Chaque sensation ultérieure n’est donc jamais une image totalement neuve et inconnue, une étiquette nouvelle. Elle est un composé complexe dont le connu s’irradie dans les voies habituelles et l’inconnu dans la substance cérébrale, où il prépare de futures liaisons nerveuses.

La pensée c’est donc du mouvement, de l’action. Si le Moi est la somme latente de toutes nos expériences passées, le Il paraît être le contact d’une partie de ce moi avec les excitations sensorielles dans le présent. Il suffit d’analyser profondément toute pensée pour s’apercevoir que cette connaissance, si mystérieuse pour les spiritualistes, n’a rien d’une connaissance absolue des choses ; qu’elle n’est qu’une façon de sentir, c’est-à-dire de relier des perceptions présentes à des perceptions passées. Comme nous savons que toute sensation est en liaison avec une infinité d’autres sensations simultanées ou successives, nous voyons que ces sensations ne forment point une mosaïque, une tapisserie figée et immobile, mais qu’elles créent une activité permanente par leurs variations incessantes, leur tension continuelle, leur intensité perpétuellement changeante.

La théorie des réflexes a l’avantage d’expliquer tous les processus de l’action des êtres vivants. Elle n’a pas besoin de connaître la nature exacte de l’image ; il lui suffit de constater qu’une modification de la substance nerveuse existe après chaque variation du milieu, perçue par l’être vivant et qu’une réaction plus ou moins appropriée de cet être est l’effet de cette excitation.

En ramenant toutes les manifestations de la pensée à des réflexes et en dernière analyse à du mouvement, on relie ainsi les états mentaux aux autres états physiologiques des êtres pensants. La pensée n’est plus alors un pouvoir mystérieux de divination du monde extérieur ; elle n’est qu’une réponse aux excitations de ce monde. Quelle que soit l’extraordinaire subtilité d’une pensée, on peut toujours, à l’analyse, remonter aux éléments sensoriels qui la composent, unis à l’activité organique de l’individu. Les sentiments, même les plus complexes, sont des produits de la répétition et de l’organisation d’une certaine sorte de sensations liées à des fonctions organiques excessivement importantes, telles que : sexualité, nutrition, activité, etc…

Il suffit, d’ailleurs, de constater tous les mauvais fonctionnements psychologiques de l’humanité pour comprendre que ce n’est pas là le fait d’une puissance indépendante des phénomènes physico-chimiques de l’Univers. Même chez les êtres normaux, le minimum d’harmonie que l’on serait en droit de voir se réaliser : c’est-à-dire un peu de fraternité déterminant les hommes, sinon à s’aimer, tout au moins à se respecter mutuellement, n’existe pas. L’homme se conduit comme une bête exploiteuse et massacreuse. Il a des rages économiques, patriotiques, nationales, religieuses, artistiques et même scientifiques qui l’apparentent plus à l’animal grognant, rongeant, déchirant et dévorant sa proie, qu’à un spectateur intelligent de l’Univers.

L’impression que donne l’activité de l’humanité est celle d’une lutte, d’un heurt, d’un choc de forces se détruisant les unes les autres, sans but et sans fin, comme d’ailleurs tout le reste de l’univers.

Le sensualisme ne fait donc que trouver le point de contact entre les forces objectives et les forces subjectives que nous connaissons.

Prises sur une certaine durée, quelques unes de ces forces ou de ces mouvements paraissent stables et coexister avec d’autres mouvements également stables. Nous appelons cela de l’harmonie en opposition avec d’autres mouvements qui se détruisent beaucoup plus rapidement et d’une moindre durée. L’harmonie est un désordre qui ne se voit pas et qui dure plus que notre observation.

Nous-mêmes, nous sommes le fait d’un semblable désordre qui ne se voit pas et que nous appelons : harmonie des fonctions organiques, harmonie de la pensée, etc… ; et lorsque celà se voit, lorsque nous devenons cadavre et pourriture, alors l’évidence d’un certain désordre, d’un certain chaos cellulaire paraît incompatiblement avec une réelle harmonie.


Le terme sensualisme est encore entendu comme un mode de jouissance de la vie, basé sur les plaisirs des sens. L’ignorance et l’hypocrisie des mœurs actuelles en réprouve, bien entendu, les manifestations tout en ne faisant pas autre chose que de l’hyper-sensualisme, et du plus dangereux.

Les religions n’existent que grâce à une exploitation habile de la sensualité, et les religions d’état ne font pas mieux, pour des fins exploiteuses et meurtrières.

A chaque glorification, célébration ou autre fait public, tout est mis en œuvre pour capter l’asservissement des citoyens ou des fidèles par des émotions visuelles, auditives, gustatives, olfactives, etc…

En réalité, la sensualité est une des bonnes raisons de vivre. C’est elle qui donne de l’éclat et de l’intensité à nos désirs et transforme nos besoins physiologiques en réalisations esthétiques, en nous éloignant de la bête obtuse et limitée. L’art n’est rien sans la sensualité, et le rôle de l’imagination dans ce domaine de notre activité est évident. La sensualité, inséparable de l’intelligence se raffine parallèlement à la culture des individus.

Comme toutes les manifestations psychiques, elle est une source de plaisir et de joie chez l’homme équilibré, alors qu’elle n’est qu’une cause d’abrutissement chez le faible, le malade ou le passionné.

Les curieux de la vie, les amoureux de l’heure qui passe aiment trop les plaisirs sensuels pour se laisser déborder par un seul d’entre eux. Ils les cultivent tous pour en jouir pleinement, intensément, mais avec intelligence et pour les faire durer.

Et quand bien même un humain s’userait d’un seul coup dans une jouissance inouïe, s’il ne fait de tort à personne, que peut-on lui reprocher ?

Sa vie lui appartient ; il fait de la place aux autres et la terre continuera de tourner. — Ixigrec.


SERVAGE Le servage, état de servitude du serf, le servus, l’esclave antique, est la forme d’exploitation humaine particulière aux sociétés féodales (voir Féodalité). Il se constitua avec elles lorsque le conquérant barbare se fut fixé dans 10 pays conquis. L’esclave fut alors attaché à la terre et devint un bien immeuble comme elle, ne pouvant être légué, vendu, échangé, qu’avec le domaine sur lequel il vivait.

Le colonat, établi dans les derniers temps de l’Empire romain pour fixer à la terre les travailleurs qui l’abandonnaient, avait été une première forme du servage. Celui-ci ne trouva sa véritable application sociale que dans la société féodale dont il constitua la base économique. Les premiers serfs furent les esclaves que les Barbares amenèrent avec eux. Leurs enfants firent de plus en plus partie intégrante du domaine à mesure que se fortifia la société féodale. A l’encontre de l’esclave, le serf avait la capacité juridique lui permettant de se créer un foyer et de posséder ; mais son maître avait droit de vie et de mort sans aucun contrôle, sur lui et sur les siens serfs comme lui. Il était de plus main-mortable, ce qui permettait à son maître d’hériter de lui aux dépens de sa famille. Telle est l’origine du servage, système féodal qui régit la condition paysanne jusqu’à la Révolution de 1789 en France, et encore après dans d’autres pays. Il en est où le servage n’a pas encore disparu, de même que l’esclavage dans d’autres.

Les formes du servage ont varié suivant les lieux et les époques, de même que celles des sociétés féodales ; mais il est à remarquer que si ces dernières ont été de plus en plus diminuées dans leur puissance politique, elles ont maintenu, malgré vents et marées, la structure économique basée sur le servage jusqu’au jour où elles ont elles-mêmes disparu.

Jusqu’au XIIe siècle, les formes du servage furent généralement très dures. Le serf, ou vilain, ne pouvait pas plus disposer de ses biens mobiliers que de sa personne. Il ne pouvait se marier en dehors du domaine auquel il appartenait. Il devait son travail au seigneur en toutes circonstances, sous forme de corvées de tous genres. Le maître avait le droit exclusif de chasse, de garenne, de colombier, de vente de la vendange ou du vin. Le serf payait la capitation ou chevage, taxe personnelle annuelle, et la taille, impôt mobilier ; le seigneur fixait le taux de ces impôts comme il lui plaisait. Il payait, en outre, toutes sortes de redevances, en argent ou en nature, pour moudre son blé, cuire son pain, faire son vin, au moulin, au four, au pressoir seigneuriaux. Il payait aussi des taxes supplémentaires pour les fêtes du manoir, pour les expéditions guerrières, les voyages du seigneur et de sa suite. Il devait le service militaire et ne pouvait s’en faire dispenser que contre argent. Il payait encore pour pouvoir circuler sur les routes, aller aux marchés, aux halles, aux foires, aux ports. Il payait toujours et pour tout, sans avoir le droit de se faire rendre justice ; il ne pouvait ni comparaître ni témoigner devant des juges, et ceux-ci, qui étaient les seigneurs eux-mêmes ou leurs affidés, lui faisaient payer des amendes ou le frappaient de confiscations. Toute la vermine seigneuriale qui détenait les emplois : intendants, maires, prévôts, bailes, rafle-pécune et coupe-jarrets, avait les mêmes droits de le pressurer. Il devait au bétail plus de soins qu’à lui-même, à sa femme et à ses enfants. Au XIe siècle, un cheval valait cent sous en France ; un serf n’était estimé qu’à trente huit sous quand on le vendait avec la terre et le bétail !….

Par la suite, le servage prit des formes plus douces ou plus arbitraires encore, suivant les lieux et les nécessités politiques et économiques. A aucun moment elles ne furent le produit de ce prétendu progrès moral que les imposteurs religieux ont attribué au christianisme. Des distinctions se firent entre les serfs. Il y eut les serfs de corps et de poursuite qui ne pouvaient sortir du domaine ; les serfs de servitude personnelle pouvant s’établir hors du domaine moyennant le paiement de certaines redevances ; les serfs de servitude réelle qui avaient une tenure, ou service spécial, et pouvaient échapper au servage en abandonnant ce service. Mais l’amélioration capitale de la condition du serf fut dans la possibilité de s’affranchir en achetant sa liberté.

Le besoin d’argent étant toujours plus pressant pour les rois et les seigneurs, les affranchissements de serfs furent de plus en plus nombreux à partir du XIVe siècle. Les nobles et les clercs en retirèrent un profit autrement considérable que celui des taxes, si excessives fussent-elles, qu’ils faisaient payer à leurs serfs, car ceux-ci, stimulés par l’idée de leur affranchissement, travaillaient et produisaient mieux et plus que dans leur ancienne condition pour réunir la somme fixée. L’affranchissement des serfs n’eut pas d’autre cause que le profit qu’en tirèrent les féodaux. Les ordonnances de 1315 et 1318 disant que « la liberté des serfs est un droit naturel », ne furent que des manifestations hypocrites de la prétendue bienveillance royale. Si la liberté des serfs était un droit naturel, pourquoi la leur faisait-on payer ?

Lorsque, quelques années avant la Révolution française, les Turgot voulurent procéder à des réformes qui auraient pu empêcher cette Révolution et sauver la royauté, ce fut la féroce résistance des bénéficiaires des droits féodaux établis en violation du droit naturel de leurs victimes qui fit avorter les réformes, souleva l’exaspération paysanne et fut la cause directe de la Terreur qu’on reprocha tant à la Révolution. Et ce fut aussi cette résistance qui, après avoir fait se prolonger la Révolution, fit échouer ses promesses de liberté pour tous les hommes. Certes, les droits féodaux et le servage furent supprimés dans leurs formes moyen-âgeuses ; mais ils se rétablirent sous d’autres formes plus modernes, plus en rapport avec le temps. Girardin disait, un demi-siècle après la Révolution : « Le servage intellectuel a persisté. » Ce servage intellectuel n’était pas le seul qui avait persisté, car il n’était que la conséquence du servage économique. Les droits féodaux s’étaient changés en droits des riches ; à la féodalité de caste avait succédé une féodalité de l’argent encore plus implacable qui avait mis sur le servage l’étiquette fallacieuse de la « liberté du travail » et fait du serf le prolétaire non moins durement exploité. Mais on lui faisait ironiquement l’honneur de l’appeler « citoyen », et le pauvre imbécile était convaincu qu’il exerçait sa « souveraineté » quand on lui laissait le soin de choisir lui-même les commissaires à terrier qui réglementeraient son servage et s’en engraisseraient en le malmenant.

L’histoire officielle, dont le rôle calamiteux consiste, même dans les écoles de la République, à préparer les fils des prolétaires à leur futur servage, a érigé en dogmes de grossières falsifications dont il est nécessaire de faire justice. C’est d’abord celle dont Chateaubriand s’est fait le trop zélé propagateur, qui attribue à l’Église l’abolition de l’esclavage, son remplacement par le servage, puis l’adoucissement progressif du servage jusqu’à sa suppression. Or, l’Église n’a rien aboli ni rien fait supprimer. Elle a été solidaire jusqu’au bout de la noblesse avec qui elle partageait les privilèges des droits féodaux, comme elle est toujours solidaire des esclavagistes démocrates qui travaillent pour elle en même temps que pour eux-mêmes, lorsqu’ils sont arrivés au pouvoir par leur anticléricalisme. Elle a levé la croix comme la noblesse a tiré l’épée contre la Révolution, pour la défense des droits féodaux qu’elle appelait effrontément les droits de Dieu ; et elle la lève toujours à la tête de toutes les armées, sans distinction, qui vont piller et asservir les peuples coloniaux. (Voir la Guerre de Chine, 1900, par Urbain Gohier.)

La substitution du servage à l’esclavage fut uniquement le résultat des nécessités de la société nouvelle créée par la féodalité. L’Église n’apporta qu’une idéologie très secondaire, et d’ailleurs complice, dans cette organisation que seules régissaient des raisons politiques et économiques. Elle s’adapta entièrement au système, car il lui donnait la part du lion. Elle ne fut nullement la médiatrice généreuse qu’elle prétend avoir été en faveur des faibles et surtout des serfs qui n’étaient, pour elle comme pour les seigneurs, que du vil bétail. Le serf était exclu du clergé comme de la noblesse. Il n’était, pour l’homme d’église comme pour l’homme de la chevalerie, « qu’un être puant sorti du pet d’un âne ». Il n’était bon que pour servir, comme une bête, et il servait l’église comme le château. Il travaillait pour eux,

Car chevalier et clerc, sans faille,
Vivent de ce qui travaille.

disait Étienne de Fougères au XIIe siècle. Il y avait des serfs d’église, et ils n’étaient pas toujours les mieux partagés. C’est ainsi qu’en Auvergne, en 1665, il n’y avait plus de serfs que ceux du pays de Combrailles, « sujets esclaves et dépendant en toutes manières » des chanoines réguliers de Saint Augustin. Ces serfs ayant réclamé leur liberté, les États des Grands Jours d’Auvergne les maintinrent dans leur servage. Il dura jusqu’en 1779 et ne prit fin que grâce à un édit de Louis XVI abolissant la servitude personnelle dans la France entière. (Mémoires, de Fléchier.) Les derniers serfs que la Révolution eut à libérer furent d’église ; ce furent ceux des moines de Saint Claude, dans le Jura.

Non seulement l’Église n’abolit pas l’esclavage, mais elle ne cessa jamais de le justifier par sa doctrine et de le soutenir par ses actes. Elle l’a fait approuver dans les Évangiles et dans les épîtres des apôtres, de Paul en particulier (Épître aux Éphésiens). Les saints Cyprien, Grégoire le Grand, Ignace, déclarèrent que l’esclavage était voulu par Dieu. Dès la fondation de l’Église, le clergé, depuis les moines jusqu’aux papes, et les églises elles-mêmes, eurent des esclaves. Le premier concile d’Orange, en 441, excommunia ceux qui enlevaient les esclaves des ecclésiastiques. Le concile d’Epaone, en 517, fit défense aux abbés d’affranchir les esclaves des moines. Celui de Tolède, en 655, décida que les enfants d’écclésiastiques seraient esclaves de l’Église. Il édicta des mesures restrictives contre l’affranchissement des esclaves et défendit, même aux affranchis et à leurs descendants de se marier avec des Romains ou des Goths de naissance libre. En 1050, le concile de Rome condamna à l’esclavage les femmes qui se prostituaient aux prêtres. Cette mesure était d’autant plus odieuse que nombreux étaient les prêtres, et surtout les papes et les grands dignitaires de l’Église, qui tiraient profit de la prostitution. Comme le constatait Edgar, roi d’Angleterre au Xe siècle : « les maisons des prêtres étaient devenues les retraites honteuses des prostituées. » Une d’elles, Marozie, fut tout ensemble la sœur, la concubine, la mère et l’aïeule de deux générations de papes. Au XVIe siècle : « Rome, qui allait consacrer l’esclavage des noirs, patentait, sous Sixte IV, la prostitution. Chaque fille fut taxée un jules d’or. Cet impôt, dit Corneille Agrippa, rapportait plus de vingt mille ducats par année. Les prostituées étaient placées dans ces repaires par les prélats de la cour apostolique qui prélevaient encore un droit fixe sur leur produit. C’était un usage si universellement admis que j’ai entendu des évêques faire le compte de leur ressources et dire : J’ai deux bénéfices qui me valent trois mille ducats par an, une cure qui m’en donne cinq cents, un prieuré qui m’en vaut trois cents, et cinq filles dans les lupanars du pape, qui m’en rapportent trois cent cinquante. » (Albert Castelnau : La Renaissance italienne.)

Saint Augustin, qui fut le plus terrible ennemi des circoncellions, esclaves du Nord de l’Afrique, dans leur révolte contre les colonisateurs romains, justifiait leur esclavage par l’histoire biblique du châtiment de Cham, fils de Noé, qui est la plus abominable fable inventée pour légitimer la prétendue supériorité des blancs sur les noirs et les crimes commis en son nom. Saint Augustin prépara ainsi les arguments de l’esclavagisme colonial que l’Église consacrerait au XVe siècle. Bossuet rappela que l’apôtre Paul avait commandé aux esclaves d’obéir à leurs maîtres, et il justifia l’esclavage par le « droit de la guerre » et par le « droit des gens » en ajoutant ceci : « C’est un bienfait et un acte de clémence de la part du vainqueur, que de réduire le vaincu à l’esclavage !… »

L’hypocrisie protestante qui égale, si elle ne la dépasse, la tartufferie catholique, ne fut pas en retard pour employer des arguments semblables lorsque, en 1620, elle consacra à son tour l’organisation de la traite des noirs qu’on enlevait de Guinée pour fournir des esclaves aux Anglais établis en Amérique. On disait que les noirs devaient être esclaves toute leur vie « grâce à une heureuse disposition de la Providence » ! Les pieuses crapules qui s’enrichissaient de ce trafic rassuraient leurs consciences puritaines en déclarant qu’elles n’avaient d’autres vues que celles de « rassembler sur les têtes africaines les bénédictions du Dieu des chrétiens avec les bénéfices de la civilisation blanche !… » En 1859, les « philanthropes » américains qui firent la loi de bannissement des affranchis, disaient : « Notre devoir est de moraliser le nègre ; c’est par charité que nous le faisons esclave !… » Un nommé Callonn déclarait : « L’esclavage est la base la plus sûre et la plus stable des institutions libres (sic) dans le monde. » Un autre, Mac Duffie, renchérissait : « L’esclavage est la pierre angulaire de notre édifice républicain. » Et des savants, des pasteurs, arrivaient pour affirmer, au nom de la Science et de Dieu, « la noblesse et la divinité de l’institution de l’esclavage », sa nécessité « au bien-être et au développement de la race noire » !… Les noirs « ne pouvaient être heureux qu’en esclavage ; un abolitionniste ne pouvait être que Satan conspirant contre leur bonheur » !… Depuis, les anglo-américains ont aboli l’esclavage légal, mais ils n’ont pas cessé de « moraliser » les noirs et de faire leur « bonheur » en leur appliquant la loi de Lynch. On comprend qu’avec de tels principes l’Amérique pouvait dresser, face au Vieux-Monde, une statue de la « Liberté » pour « l’éclairer » !…

Malgré les abolitions décidées par la Convention en 1794, par la France et l’Angleterre en 1831 et 1833, par une entente internationale en 1848 et par l’Amérique en 1865, la traite des noirs et l’esclavage n’ont pas cessé d’être pratiqués plus ou moins ouvertement et cyniquement. La Commission temporaire de l’esclavage, qui siège à Genève à la Société des Nations, a constaté en 1931 que, malgré la convention internationale conclue en 1926 contre l’esclavage, il y avait encore dans le monde « au moins cinq millions d’esclaves » ! Combien de millions faudrait-il ajouter à ce nombre si l’on comptait toutes les victimes de la déportation clandestine opérée aux colonies, et de cet esclavage déguisé sous les formes odieuses du « travail forcé » que l’hypocrisie « civilisatrice », approuvée par la Société des Nations, impose aux indigènes coloniaux ?

Dans son roman, l’Évadé, Rochefort a dénoncé le trafic des indigènes d’Océanie qui se pratiquait en 1873, pendant qu’il était déporté en Nouvelle Calédonie. Le même trafic a été constaté par l’auteur anonyme des Lettres des Îles Paradis, parues en 1926, et M. Paul Monet a montré dans ses Jauniers dans quelles conditions particulièrement odieuses la République radicale-socialiste de M. M. Sarraut et Cie laisse continuer, aujourd’hui plus que jamais, en Indo-Chine, le commerce de la chair humaine et le travail forcé des indigènes. En Rhodésie méridionale, pour ne parler que de cette colonie, les Anglais ont établi un véritable régime d’esclavage contre les enfants qu’on fait travailler sans limite d’âge dans les mines et dans les champs, et que leurs exploiteurs peuvent flageller sans jugement sous un quelconque prétexte de désobéissance ou pour une simple négligence.

Esclavage et servage se confondent sous toutes leurs formes dans les déportations et le travail forcé ; et l’Internationale Ouvrière elle-même les approuve lorsqu’elle dit, par la voix de M. Jouhaux, son délégué à la Société des Nations : « Pour être juste, il faut reconnaître que le travail forcé des indigènes peut se couvrir de quelques bonnes raisons. Dans les pays arriérés on ne saurait guère compter sur le travail librement consenti par les indigènes. » Cette opinion d’un personnage qui parle ou prétend parler au nom de la « classe ouvrière », n’est-elle pas digne de celle de l’Église et des « philanthropes » esclavagistes ?

Voilà comment l’Église travailla, de concert avec toutes les puissances et tous les organismes profiteurs de l’exploitation humaine, à la suppression de l’esclavage et du servage. Il n’est pas certain que malgré toutes les abolitions officielles, elle n’use pas encore aujourd’hui, aux colonies, du catéchisme publié en 1835 par l’abbé Fourdinier, disant que l’esclavage est « une institution chrétienne » !… Elle n’a jamais cessé de soutenir, dans le monde entier, les entreprises d’asservissement humain sous toutes leurs formes. Églises orientales ou occidentales, orthodoxes, catholiques ou protestantes, toutes se sont faites les instigatrices des pires persécutions contre les Bagaudes, les Bogomiles, les Vaudois, les Jacques, les Anabaptistes, les Camisards, contre tous ceux qu’a soulevés la révolte depuis vingt siècles (voir Révoltes). Luther et l’Église réformée ont participé sauvagement à l’écrasement et à l’asservissement des paysans allemands au XVIe siècle. Ivan le Terrible et Boris Godunov ont travaillé pour l’église russe en organisant la colonisation et le servage dans leur pays. Les conquistadores espagnols firent de même en Amérique pour le profit de l’église catholique. Celle-ci a soutenu toutes les contre-révolutions et elle est aujourd’hui avec Mussolini et Hitler, comme elle fut de tout temps avec tous les aventuriers qui ensanglantèrent le monde et étouffèrent la pensée et la liberté.

Une autre falsification historique non moins grossière est le récit de la fameuse nuit du 4 août 1789 où, dit-on, les nobles et les prêtres firent dans un généreux élan d’enthousiasme civique l’abandon de leurs privilèges féodaux, alors qu’ils n’abandonnèrent rien du tout. Effrayés par les révoltes des paysans qui mettaient le feu aux châteaux et aux abbayes et n’épargnaient même pas leurs personnes, ils eurent un geste d’apparente générosité comme ils en avaient eu de tout temps dans l’histoire, chaque fois qu’ils s’étaient sentis menacés. Mais ils eurent soin de rendre leur abandon inopérant en faisant adopter par l’Assemblée Nationale la condition du rachat. Il fallut alors quatre ans de luttes législatives, de protestations et d’insurrections populaires pour que l’abolition des droits féodaux, et avec eux du servage, devint effective. On comprend que les privilégiés défendirent avec une fureur désespérée leur « droit » de vivre du travail des autres ; ils n’avaient jamais vécu autrement. Il y avait chez eux une sorte de sincérité venant d’un état de choses très ancien, dont ils étaient les bénéficiaires mais dont ils n’avaient pas été les auteurs. Ce qui se comprend moins, c’est qu’ils trouvèrent tant d’appuis dans la nouvelle classe dominante, la bourgeoisie, qui n’était rien et allait être tout, suivant le mot de Sieyès, grâce à la Révolution. Mais le Tiers État qui ne cherchait qu’à dominer la mêlée, fut indifférent à la condition du rachat. Composé, dans sa plus grande partie, de citadins bourgeois, il ignorait généralement ce qu’étaient les droits seigneuriaux et le sort de la population rurale ; il ne comprenait pas davantage l’état de révolte de ces paysans qu’on l’incitait à considérer comme des voleurs et des brigands. Il ne comprit ces choses que lorsqu’il vit le principe de la propriété, de sa propriété, menacé et il devint alors contre-révolutionnaire aussi férocement que les autres ordres.

Alors que le paysan-serf n’arrivait pas à payer chaque année toutes les redevances dont on l’accablait, l’Assemblée Nationale fixait le rachat au denier 30, c’est-à-dire à trente fois les redevances annuelles ! C’était rendre le rachat impossible et maintenir indéfiniment les droits seigneuriaux. Le 10 août 1789, l’Assemblée Nationale prenait des mesures contre les paysans qui refusaient de payer les dîmes, abandonnées en principe six jours avant. Il fallut toute la ténacité révolutionnaire des paysans et l’état d’insurrection permanente où ils se tinrent, malgré les plus sauvages répressions, pour qu’ils ne payassent plus ces dîmes à partir du 1er janvier 1791 et que, par la suite, les droits féodaux fussent complètement abolis. Comme l’a dit Kropotkine, les paysans furent « la grande force de la Révolution ». Sans eux, qui avaient un but positif à atteindre, la « conquête de la terre », et que la démagogie politicienne ne dévoyait pas comme les citadins par une logomachie fumeuse, la Révolution aurait peut-être fait complètement faillite. En attendant le résultat final, « le servage devint constitutionnel », suivant le mot de Marat. La Déclaration des Droits de l’Homme, en proclamant « la propriété inviolable et sacrée », justifiait la résistance féodale et les exigences du rachat. Malgré tous les principes qui l’animaient, elle maintenait en fait la servitude contre tous ceux qui n’avaient pas la faculté de devenir propriétaires. C’est ainsi que la Révolution ne supprima pas le servage ; elle en changea seulement les formes. Elle fit l’homme libre en droit, elle le maintint serf en fait. (Voir Propriété et Liberté).

Le servage proprement dit, le servage féodal, subsista légalement jusqu’en septembre 1791, lorsque l’Assemblée Nationale abolit irrévocablement « les institutions qui blessaient la liberté et l’égalité des droits », parmi lesquelles étaient toutes les formes du régime féodal. Mais une autre forme de servage n’établissait pas la distinction des citoyens « actifs », les propriétaires-électeurs qui faisaient les lois, d’avec les citoyens « passifs », les prolétaires-muets qui les subissaient. Le paysan, entre autres, n’eut plus ce droit, qu’il possédait avant la Révolution, de discuter des affaires communales. Mais il n’était plus un « serf », il était un « homme libre » !… Il ne fut libre que dans la mesure, encore très aléatoire, où, bravant l’anathème de l’Église et les violences aristocratiques, il put acheter des biens du clergé ou des émigrés devenus « biens nationaux », et être à son tour propriétaire. Seulement, sa petite propriété demeura en échec devant les grands domaines maintenus ou reconstitués sur lesquels s’établit le nouveau servage paysan du fermier, du métayer, du valet de ferme et du journalier, quand l’Empire, puis la Restauration, eurent définitivement assuré la sécurité de la grande propriété bourgeoise. Seule la loi agraire donnant sans condition la terre à tous ceux qui pouvaient la travailler, aurait rempli les véritables buts de la Révolution : mais il eût fallu supprimer la propriété, instaurer le communisme terrien, et Robespierre lui-même disait de cette loi proposée par les révolutionnaires avancés, qu’elle était « un absurde épouvantail présenté à des hommes stupides par des hommes pervers ».

Ce ne fut que par la loi du 11 juin 1793 que les communes purent reprendre aux nobles les terres communales qu’ils s’étaient appropriées frauduleusement. Un décret du 17 juillet 1793 abolit définitivement les droits féodaux, sans rachat. Mais ces mesures tardives, dictées par la peur de nouvelles insurrections paysannes, n’eurent que des demi-résultats. Un an après, le 27 juillet 1794, ce fut le 9 thermidor, c’est-à-dire la réaction. Le 20 mai 1795, la Convention abrogeait la loi du 11 juin 1793, et les communes qui n’avaient pas encore repris possession de leurs terres en furent définitivement dépossédées. La noblesse avait perdu ses droits féodaux ; il lui restait la propriété qu’elle partageait avec la bourgeoisie. Non seulement elle s’était assuré la conservation de la plus grande partie de ses domaines, mais encore, lorsque les circonstances le permirent, elle eut la possibilité de réclamer ce qui n’avait pas été vendu comme « biens nationaux ». C’est ainsi que le 5 décembre 1814 fut votée la loi sur les biens des émigrés, et qu’aujourd’hui encore on voit la République soucieuse de rendre à leurs descendants les biens qui ne furent pas vendus. Il existe pour cela une commission spéciale dont un décret tout récent, du 11 février 1933, a complété la composition par la nomination de deux membres. La République a plus d’égards pour les fils de ceux de Coblentz qui mirent la « Patrie en danger » en 1792, que pour nombre de ceux qui la défendirent en 1914 et revinrent mutilés.

La grande propriété, demeurée bourgeoisement intangible, permit, avec le développement industriel et commercial, la création d’une nouvelle féodalité, celle des comptoirs, des usines et des banques. Parallèlement se forma un nouveau servage qui pesa sur tous les prolétaires, ceux de la campagne et ceux de la ville. Oh ! Certes, l’homme est libre, comme le dit la Déclaration des Droits de l’Homme. Tous les hommes sont libres, comme ils sont tous frères suivant les préceptes évangéliques. L’homme peut, en principe, aller et venir, changer de domicile, de pays, de profession, se marier, avoir une famille, économiser, réaliser une fortune et, fut-il le plus chétif, aspirer aux plus hautes destinées. Il n’est plus « taillable et corvéable à merci » ; il n’y a plus personne qui ait sur lui droit de vie et de mort. Il vit dans une République « qui peut se permettre d’élever au plus haut degré de la hiérarchie sociale le plus humble de ses enfants », comme dit lyriquement M. Alexandre Varenne devenu satrape colonial. Mais il n’a, en fait, d’autre liberté que de mourir de faim ou de se faire emprisonner ou mitrailler s’il a la prétention, étant pauvre, de choisir librement son travail, de discuter librement de ses conditions d’existence, de ne pas se soumettre à la « rationalisation » industrielle, à l’exploitation de l’atelier, à l’insolence du patronat, à la grossièreté de ses chiens de garde, et s’il ose participer à un refus collectif de travail, à une grève, à une manifestation. La faim impose à l’homme libre d’aujourd’hui un servage aussi lamentable que les droits féodaux au serf d’autrefois. Et, dans son inconscience, le prolétaire se gargarise le plus souvent de cette liberté démagogique au nom de laquelle il est le « peuple souverain ». Il n’est plus un esclave et plus un serf. Hélas !… Si l’esclave, qui travaillait sous le fouet et qu’on mettait en croix, si le serf, qui était « taillable et corvéable à merci », si tous ceux qui n’étaient que du « bétail humain » revenaient et voyaient ces hommes libres dont on fait une mécanique sans âme, un « matériel humain » auquel on enlève même la faculté de penser, ils seraient épouvantés.

La Rome antique trouvait parmi ses esclaves des poètes et des philosophes tels les Térence, Cécilius, Plaute, etc., qui lui faisaient plus de véritable honneur que tous ses grands chefs militaires réunis. Elle voyait avec terreur se dresser des Spartacus qui ébranlaient sa puissance et maintenaient, au-dessus de tous les avilissements, l’éternelle et magnifique revendication de la dignité humaine. On voit mal les « fleurs d’humanité » qui pourraient s’épanouir sous le régime de la « rationalisation », sauf des boxeurs, des policiers, des soldats et… des électeurs ! — Edouard Rothen.


SEXOLOGIE n. f, du latin sexus : sexe et du grec logos : discours ou traité. Néologisme non encore admis aux dictionnaires en usage courant, employé fort probablement pour la première fois en France par Eugène Lericolais et Eugène Humbert en juillet 1912, dans la fondation de leur « Bibliothèque de Sexologie Sociale ». La sexologie est la science qui comprend l’ensemble de nos connaissances anatomiques, physiologiques, biologiques, psychologiques et sociales se rapportant à toutes les manifestations de la sexualité sur les êtres vivants. Elle se divise en quatre grandes branches :

I. La sexologie générale, normale ou biosexologie : Différenciation des sexes. Anatomie et physiologie des organes génitaux, fonctions, morphologie. Ovulation. Spermatogénèse. Fécondation, Embryogénèse, Gonocritie. Endocrinologie et neurologie sexuelles. Impuissance. Stérilité.

II. Sexopsychologie : Manifestations internes et externes de la sexualité dans ses relations de causes à effets. Psychologie sexuelle générale. Besoin génital. L’amour. Erotologie. Virilité et féminité psychiques. Psychanalyse.

III. Sexopathologie : Anomalies et malformations. Hygiène et névrose sexuelles. Onanisme et masturbation. Pédérastie et saphisme. Pédophilie. Zoophilie. Fétichisme. Sadisme et Masochisme. Maladies vénériennes.

IV. Sexologie sociale : Nubilité, virginité, célibat et chasteté. Mariage et union libre. Polygamie et polyandrie. Maraichinage. Natalité et fécondité. Loi de population. Prolétariat. Prophylaxie anticonceptionnelle et vénérienne. Stérilisation. Avortement et infanticide. Filles-mères et enfants naturels. Prostitution. Dégénérescence et eugénisme. Éducation sexuelle. Lois et morales régissant les actes et les rapports sexuels.

En dépit de l’interdit méprisant jeté par les religions, particulièrement la religion judéo-chrétienne, sur les organes génitaux et sur les rapports sexuels — parties honteuses, maladies honteuses — l’importance de ceux-ci dans la formation des individus, dans leurs relations, éclate chaque jour davantage aux yeux des penseurs éclairés comme à ceux des hommes libérés des dogmes désuets. On se demande par suite de quelle aberration d’esprit, par crainte de quel « tabou » les générations passées ont pu négliger l’étude franche et rationnelle des organes et des fonctions qui président à la transmission de la vie, à la chose la plus grave qui forme, avec la conservation de l’individu, les deux pôles autour desquels gravite toute matière animée ? Sans doute, la notion de « péché » que les moralistes religieux ont attaché aux relations amoureuses, surtout à l’acte de la copulation, a été pour beaucoup dans le maintien de l’ignorance voulue et peureuse où se sont complus nos ancêtres.

On trouve bien, par ci par là, quelques œuvres : Les Kama-Soutra de Vatsyayana, El Ktab, L’art d’aimer d’Ovide, les Traités secrets à l’usage des confesseurs où les questions sexuelles, les rapports conjugaux, les lois de l’amour ont été exposés, examinés même avec assez de pénétration intuitive, principalement dans l’œuvre des jésuites ; mais, c’était surtout du point de vue des manifestations extérieures, si l’on peut dire, et d’une manière plutôt psychologique, morale, et le plus souvent pour condamner et non pour instruire. Ce qui faisait déjà dire à Montaigne, au seizième siècle : « Qu’a donc fait aux hommes l’action génitale, si naturelle et si nécessaire, pour la proscrire et la fuir, pour n’oser en parler sans vergogne, et pour l’exclure des conversations ? On prononce hardiment les mots tuer, voler, trahir, commettre un adultère, etc… et l’acte qui donne la vie à un être on n’ose le prononcer ? O fausse chasteté ! Honteuse hypocrisie !… ne sont-ils pas bien brutes ceux qui nomment brutal l’acte qui leur a donné le jour ? » Il faut venir jusqu’au dix-huitième siècle pour voir apparaître les premières études vraiment scientifiques de l’instinct sexuel et de la génération, mais c’est aux dix-neuvième et vingtième siècles qu’il appartiendra d’avoir fait le pas décisif en posant les bases solides de la science de la vie et de sa perpétuation. Parmi les précurseurs citons au hasard : de Graaf, Hunter, Jacob, Spallanzani, Buffon, Malthus avec sa découverte de la « loi de population », Darwin « l’Origine des espèces », H. Spencer ; plus près de nous, Mendel avec les « lois d’hérédité », Raciborski et ses travaux sur l’ovulation, Krafft-Ebing dont la « Psychopathia sexualis » fait toujours autorité en la matière, Garnier avec ses dix volumes bourrés d’observations, le célèbre entomologiste H. Fabre qui nous a laissé de si remarquables révélations sur les mœurs sexuelles des insectes, Joanny Roux « L’Instinct d’amour », qui portait en exergue : « Aimer, comprendre », Steinach, Francillon, Mantegazza, Rémy de Gourmont avec son admirable essai « Physique de l’amour », Camille Mauclair et ses deux ouvrages : La Magie de l’amour et De l’amour physique, Anton Nystom et son courageux livre : La Vie sexuelle et ses lois, G. Hardy La Question de population (le problème sexuel : moyens d’éviter la grossesse, l’avortement), ouvrage poursuivi, condamné et interdit, René Guyon l’audacieux écrivain de La légitimité des actes sexuels, Binet-Sanglé avec Le Haras humain, Camille Spiess, le créateur de la psychosynthèse érotique, Gobineau et les pansexualistes ; les vulgarisateurs aussi : Jean Marestan, dont l’Éducation sexuelle a atteint le chiffre formidable de deux-cent-deux mille exemplaires, Eugène Lericolais avec Peu d’Enfants. Pourquoi ? Comment ? (la gonocritie ou procréation volontaire des sexes) et tant d’autres dont la liste serait trop longue.

Cependant, nous devons une mention toute spéciale aux six sexologues suivants qui sont, à nos yeux, les véritables fondateurs du mouvement actuel :

Auguste Forel, professeur à l’Université de Zurich, psychiatre et naturaliste éminent, dont le très important ouvrage La Question sexuelle fut traduit en seize langues.

Sigmund Freud, le créateur de la psychanalyse, qui contribua surtout à mettre en relief l’influence du fait sexuel sur un grand nombre de manifestations de la vie courante demeurées jusqu’ici inexpliquées.

Gregorio Maranon, professeur à Madrid, dont les admirables travaux sur l’endocrinologie ont ouvert des horizons immenses et à qui nous empruntons la conclusion de son volume sur « l’Évolution de la sexualité et les états intersexuels » : « Pour que chacun fasse correctement son devoir, il faut que l’homme et que la femme prennent conscience de ce qu’ils doivent être. Et pour cela, il faut qu’ils le sachent d’avance. Nous arrivons donc, comme à la clé de voûte d’un arc, à cette conclusion : « Il faut savoir » ; il faut remplacer le mystère du sexe par la vérité du sexe ; la chasteté dangereuse de l’ignorance — qui ne sachant rien invente tout — par la chasteté sereine de la science. Et la morale ? nous dira-t-on. Pour la morale, répondons-nous : il ne faut pas s’en préoccuper. La morale — l’éternelle et divine morale et non celle qu’ont inventée les hypocrites — est toujours du côté de la lumière. »

Serge Voronoff, universellement connu pour ses travaux sur l’endocrinologie sexuelle et la greffe humaine, et dont la doctrine se trouve résumée dans son livre Les Sources de la vie.

Magnus Hirschfeld, fondateur et directeur de l’Institut de sexualité de Berlin, fondateur et un des présidents de la « Ligue Mondiale pour la réforme sexuelle sur une base scientifique » (voir au mot : Régénération), auteur de nombreux ouvrages sur l’instinct et les perversions sexuelles, créateur de l’ethnographie sexuelle.

Havelock Ellis est sans doute l’écrivain qui a le plus contribué par ses nombreux travaux à jeter les fondements rationnels de la Sexologie. La liste de ses œuvres est longue. Donnons-là ici pour l’édification du lecteur : La pudeur, la périodicité sexuelle, l’auto-érotisme ; L’Inversion sexuelle ; L’impulsion sexuelle ; La sélection sexuelle chez l’homme ; Le symbolisme érotique ; L’état psychique pendant la grossesse ; L’éducation sexuelle ; L’évaluation de l’amour, la chasteté, l’abstinence sexuelle ; La prostitution, ses causes, ses remèdes ; La déroute des maladies vénériennes ; Le mariage ; La femme dans la société ; Le monde des rêves ; L’art de l’amour, la science de la procréation ; L’Ondinisme. Tous ces sujets ont été traités avec le plus vif souci de sincérité et de vérité objective et la conclusion qui s’en dégage s’inspire d’une sereine et très humaine philosophie.

La sexologie est à présent fondée ; ses desseins sont vastes du point de vue de la connaissance de la vie et de sa continuation, de la situation même de l’homme dans la nature. D’ores et déjà, les résultats acquis sont merveilleux. Des horizons nouveaux s’élargissent : amélioration, rajeunissement des individus, arrêt de la décrépitude, prolongation de l’existence. Par la stérilisation des tarés et des anormaux, par l’application des méthodes eugénétiques, l’espèce humaine ira de perfectionnements en perfectionnements jusqu’à un stade d’évolution que nous ne pouvons et n’oserions peut-être pas prévoir. Le Docteur A. Hesnards a parfaitement exposé, dans son magnifique Traité de Sexologie, le plan de la nouvelle science ; il en a fait admirablement ressortir toute l’importance. Nous ne saurions mieux faire que de reproduire la fin de l’ « Avertissement » qu’il place en tête de son livre : « Nous terminons ce préambule par le vœu de ne jamais nous laisser émouvoir, dans notre entreprise de connaissance, par les malveillantes protestations de ceux que choquent, dans leurs préjugés d’un autre âge, toute considération sexuelle et jusqu’à l’idée même d’une science de la sexualité. Et répétons des sexologues, adeptes de la science positive, ce qu’un pessimiste illustre écrivait (non pas en vertu de son pessimisme métaphysique, mais avec la sérénité de l’homme de science) des philosophes : « La connaissance de la sévère nécessité des actes humains est la ligne qui sépare les cerveaux philosophiques des autres. »

Pour être aussi complet que possible, nous devons encore signaler qu’à la suite de tous ces travaux de médecins, de savants, de philosophes et de sociologues, des groupements se sont formés dans tous les pays pour répandre les idées nouvelles et répondre aux critiques le plus souvent désobligeantes qu’elles suscitent. Nous avons déjà parlé de la « Ligue Mondiale pour la réforme sexuelle sur une base scientifique », notons à présent l’heureuse fondation, en août 1931, de l’ « Association d’Études Sexologiques », par le Docteur Toulouse. Là, entouré de médecins, de sociologues, d’hommes politiques même, l’éminent directeur de l’hôpital psychiatrique Henri Rousselle, mène une action des plus utiles. Le but et l’effort de cette association sont définis par les articles premier et 2 de ses statuts :

« Article premier. — L’association, dite « Association d’Etudes Sexologiques », fondée en 1931, a pour but l’étude des problèmes de la sexologie et de leurs rapports avec la vie sociale.

Article 2. — Les moyens d’action de l’association sont : la propagande par la presse, par la parole et par l’image, tracts, cinématographe, publication d’un bulletin périodique, consultations médicales, fondation de dispensaires et de sections et, éventuellement, la création d’un Institut de sexologie. »

Souhaitons de toute notre confiance que cette Association ne se laisse pas détourner, par les mauvais esprits et par les contempteurs de la pensée libre, de son but vraiment humain. Tant de préjugés et de fausse pudeur, tant d’hypocrisie pèsent toujours sur nous, que tout effort vers la lumière est aussitôt paralysé, combattu. Il n’est pas jusqu’aux lois, celles qui consacrent l’injustice et l’iniquité, ou qui sont l’expression de mœurs révolues ou bien encore des instruments de défense d’intérêts de castes que l’on devra modifier, amender ou mieux : abroger. De toute façon, la route est tracée ; l’émancipation sexuelle de l’homme et de la femme préparera sans aucun doute leur émancipation totale, c’est-à-dire aussi l’affranchissement de tous les peuples et leur fusion dans la plus haute réalisation de l’humanisme intégral. — Eugène Humbert.


SEXUALISME n. m. On se demande pourquoi certains individualistes, dont je suis, se préoccupent de la question sexuelle, insistent sur la libre discussion de tout ce qui a trait au sexualisme. Notre réponse sera brève : Un nombre élevé d’individualistes et moi-même, nous estimons qu’il y a une question sexuelle, comme il y a une question économique ou une question religieuse, etc… N’étant pas marxistes, nous ne pensons pas qu’une transformation économique suffirait à débarrasser l’individu, l’unité sociale, de ses préjugés sociaux. Nous ne pensons pas que l’histoire ou le déplacement évolutif de l’humanité soit uniquement conditionné par les circonstances économiques. Pour nous, l’histoire est ce que la font les individus, avec leurs préjugés, leurs traditions, leur science ou leur ignorance, etc… D’ailleurs, nous sommes en pleine sympathie avec les camarades qui se confinent à n’envisager que le côté économique du problème humain, chaque propagandiste, selon nous, obéissant à son déterminisme personnel.

Ceci entendu, nous ne pensons pas qu’un milieu humain ou un individu puisse se dire anarchiste, tant qu’il n’a pas fait table rase des préjugés d’ordre religieux et sexuel, préjugés qui sont, dans une égale mesure, générateurs d’autoritarisme.

Si, pour les préjugés d’ordre religieux, ce point de vue est admis, il en est tout autrement pour ceux d’ordre sexuel. C’est rarement que les hommes qui passent pour être des réformateurs ou des émancipateurs sociaux ou individuels osent aborder sans détours la question des relations sexuelles. Demeure impur, selon le terme biblique, pour une masse de révolutionnaires de toutes nuances, tout ce qui touche à la sexualité. Toutes les revendications qu’on voudra, mais non celles qui sont d’ordre sexuel. Nombre de libres penseurs, d’athées déclarés n’ont pas dépassé comme mentalité sexuelle ces trois commandements de l’Église :

Luxurieux point ne seras
De corps ni de consentement.

Désirs impurs rejetteras
Pour garder ton corps chastement.


L’œuvre de chair désireras
En mariage seulement.

Et ce n’est pas une des moindres anomalies du temps présent que le pied conservé par la morale sexuelle religieuse dans des groupements qui se targuent de rejeter toute morale qui n’est pas fondée sur la biologie.

La question sexuelle se solutionne chez la plupart des humains qui se prétendent à l’avant-garde du mouvement social par la cohabitation entre un homme et une femme impulsés sexuellement l’un vers l’autre, cohabitation dont le résultat est que chaque partenaire considère l’autre comme sa propriété. En général, l’élément masculin dominant, c’est lui qui se considère comme le possesseur du corps de sa cohabitante, le propriétaire de ses sentiments et de ses désirs, le contrôleur de ses besoins de changement, tout cela en exigeant qu’elle se plie aux conséquences de la vie qu’il lui a faite, souvent en lui imposant la charge de la maternité. Nous maintenons que cette attitude de l’homme à l’égard de la femme n’a rien d’anarchiste et qu’aucun argument ne peut la justifier.

Nos idées en matière de sexualisme ont été fort peu comprises. Trop souvent on les a présentées — quand on a consenti à les examiner — avec une mauvaise foi insigne. Nous pouvons nous tromper, mais il faut nous démontrer que nous avons tort et ne pas nous attribuer des idées que nous n’avons pas. D’ailleurs nous proposons nos solutions, nous ne les imposons pas et nous nous réservons de les vivre à nos risques et périls sans obliger à participer à nos expériences qui que ce soit qui n’est pas disposé à le faire de son plein gré.

Nous disons par exemple :

— Il n’y a pas de domaine où règne une hypocrisie plus grande qu’en matière sexuelle. — La morale laïque, en matière sexuelle, est la servante ou le reflet de la morale religieuse sexuelle, qui considère comme un péché de retirer de la volupté des rapports sexuels. — L’institution de la famille, avec l’obéissance obligatoire au père ou à la mère, est une image en petit de la société archiste. Le père y représente le législateur et la mère l’éducateur officiel. — Le désir de la satisfaction sexuelle est la manifestation d’un besoin naturel, d’une demande plus ou moins impérieuse de l’organisme, l’effet d’un stimulant imaginatif. Il n’a rien à voir avec le désir d’avoir des enfants, qui dépend de la réflexion et n’est donc ni un besoin ni un instinct. — Si on ne donne pas d’importance au fait sexuel dans l’histoire officielle, la vérité est qu’il occupe une place de premier plan dans l’histoire de chaque individu, du plus humble au plus puissant, et qu’il a déterminé maints événements politiques. — Aucune considération tirée de la biologie ou de la physiologie n’explique qu’on ne parle ou n’écrive pas aussi librement de ce qui a trait au sexualisme que de ce qui a trait aux autres fonctions de relation. — Le sentiment est un des produits physico-chimiques de l’organisme humain, comme la mémoire, le raisonnement, le jugement, l’aperception, etc… : il est éducable et amplifiable comme les autres produits de l’organisme humain. — La première éducation sexuelle à donner à la femme est de lui enseigner à n’être mère qu’à son gré. — La chasteté est un expédient contre nature. L’abstinence sexuelle n’est justifiée ni biologiquement, ni physiologiquement. — Le couple est destructeur d’autonomie individuelle et implique toujours, et dans les meilleures conditions, sacrifice d’un des éléments à l’autre. Le couple comporte toujours abstention, restriction, refoulement, résignation : il est donc opposé au développement de l’individu. — La jalousie est une monopolisation maladive des organes sexuels, tactiles, de la peau et du sentiment d’un être humain au profit d’un autre. Elle contient en germe l’étatisme, le patriotisme, le capitalisme. — La femme n’est ni plus ni moins polyandre ou monoandre que l’homme n’est monogame ou polygame. La femme et l’homme sont déterminés artificiellement par la morale conventionnelle à paraître ce qu’ils ne sont pas. — Il n’y a pas, actuellement, de différence essentielle entre le mariage bourgeois et la prostitution. Le mariage est de la prostitution de très longue durée et la prostitution est un mariage de courte durée. — L’obscénité n’existe pas dans l’objet, mais dans le sujet. — Les anomalies sexuelles ne peuvent donner lieu à aucun dégoût ou répugnance. La science reconnaît aujourd’hui l’existence de ces anomalies congénitales, et on ne peut pas dire que chez les anormaux connus on ait remarqué déchéance de la production cérébrale ou altération des fonctions organiques. Je rappelle en passant cet aphorisme de l’anarchiste Mécislas Goldberg : « Les perversités sexuelles sont à l’amour ce que l’anarchie est au conformisme bourgeois. »


Au lieu de nous attribuer des pensées qui n’ont jamais été nôtres, la plus élémentaire loyauté prescrivait d’examiner et de débattre courtoisement les propositions énoncées ci-dessus.

Nous avons dit : nous ne concevons la cohabitation à 2, 3, 4, ou un plus grand nombre d’individus d’un ou des deux sexes que si elle a pour base des affinités idéologiques. Ou encore, dans la société actuelle, pour raisons économiques. Nous ne la concevons pas au point de vue sexuel, ou sentimental, l’expérience montrant que la cohabitation basée sur le sexuel ou le sentimental entraîne, sauf rares exceptions, exclusivisme et jalousie. Nous avons ajouté : la logique anarchiste veut que le corps personnel appartienne à l’ego, au moi, à l’unique. Il n’est ni à la loi, ni à Dieu, ni à l’Église, ni à l’État, ni au milieu social, ni à l’ambiance sociétaire. Mon corps est à moi, pour en disposer, m’en servir, l’utiliser, en tirer le plus de plaisir ou de volupté possible, tout entier ou en partie. Et nous avons conclu en souhaitant, en revendiquant que le geste sexuel sentimental ou érotique demeure un geste de camaraderie : un geste susceptible de servir de base à des associations composées d’individus des deux sexes parfaitement éduqués au point de vue sexuel et organisées pour parer aux incidents ou accidents possibles (maternités, maladies, etc…).

Nous maintenons que le fait de se procurer mutuellement du plaisir favorise les rapports fraternels et amicaux et que « la camaraderie amoureuse » développée sur une grande échelle non seulement tendrait à supprimer la jalousie, le propriétarisme sexuel, l’exclusivisme amoureux, mais réduirait au minimum les chances de désaccords internationaux pour aboutir à l’abolition des frontières. On n’a pas plus le droit de taxer d’utopie cette aspiration que la possibilité pour les hommes de vivre sans autorité gouvernementale.

Properce, au siècle d’Auguste, avait déjà dit dans une ode (II, 15) : « Ah ! si nous avions tous désir de vivre, étendus, à mener l’amour… on ne verrait aucun acte cruel ; ni glaives égorgeurs, ni navires de guerre : les flots d’Actium ne rouleraient pas nos os et Rome garderait ses chevaux en repos, lasse du deuil des victoires amères. » (traduction Marcel Coulon).

En attendant, nous affirmons que là où elle est pratiquée consciemment et efficacement, la camaraderie amoureuse constitue un facteur de camaraderie plus ample et plus complète entre les individus des deux sexes qui la pratiquent.

C’est cet ensemble de propositions et de considérations que nous avons dénommé sexualisme révolutionnaire, et non autre chose. Par l’hostilité qu’elles ont soulevée, nous pensons que ce terme « révolutionnaire » leur convient à merveille.

Nous renvoyons aux mots : Amour libre, amour en liberté, camaraderie amoureuse, chasteté, cohabitation, inversion sexuelle, malthusianisme, néo-malthusianisme, mariage, monoandrie, monogamie, obscénité, onanisme, pudeur, prostitution, symbolisme érotique, etc…, pour le développement des thèses esquissées ci-dessus.

Certains camarades nous ont opposé qu’il est à redouter que la libre discussion de la question sexuelle, la réduction des relations sexuelles à un pur geste de camaraderie conduise à la prostitution ( ?). Ils prenaient prétexte d’une carte postale ou d’un papillon souvent réédité par la tendance individualiste anarchiste, sur laquelle on lit cette maxime : « Qu’on prostitue son cerveau, son bras, ou son bas-ventre, c’est toujours la prostitution et l’esclavage. » Mais ce n’est pas une apologie de la prostitution sexuelle. Ces quelques lignes veulent, au contraire, dire que l’ouvrier, adversaire de l’exploitation, qui se fait exploiter cérébralement ou musculairement, commettrait une grossière erreur s’il s’imaginait « moralement » supérieur à la pierreuse qui raccroche les passants sur le trottoir. Car l’on est favorable ou hostile à l’exploitation. Que ce soient ses facultés cérébrales ou sa force musculaire ou ses organes sexuels que l’on fasse exploiter, ce n’est qu’une question de détail. Un exploité est toujours un exploité et tout adversaire de l’exploitation qui se fait exploiter se prostitue. Je ne vois pas en quoi est supérieur à la radeuse ou à la femme entretenue, l’humain qui, adversaire de l’exploitation, accomplit toute la journée derrière une machine, un geste d’automate ou s’en va soutirer à une clientèle de petits mercantis des commandes pour son patron. Ce qui constitue l’état de prostitution, ce n’est pas le genre de métier, c’est le fait qu’on gagne sa vie par des moyens contraires à ses opinions ou renforçant le régime qu’on professe combattre.

Jamais je n’en ai été aussi convaincu qu’en assistant un jour à une « sortie » de l’Arsenal, à Toulon. Dans ce troupeau d’ouvriers se bousculant pour sortir le plus rapidement possible de leur « bagne », il se trouvait un grand nombre d’hommes qui s’affirment non seulement hostiles au système d’exploitation de l’homme par l’homme ou le milieu, mais encore irréconciliables adversaires de la guerre. S’ils sont sincères, s’ils éprouvent une horreur véritable et raisonnée de ce mode brutal et bestial de solutionner les conflits internationaux, ils conviendront eux-mêmes qu’ils se prostituent en accomplissant une tâche quotidienne qui est en contradiction flagrante avec leurs convictions les plus intimes. Ne serait-il pas du plus haut comique d’entendre ces malheureux stigmatiser la femme qui gagne son pain en jouant « la comédie de l’amour » ? Ils jouent, eux, une comédie sinistre, une comédie dont le dernier acte se déroule sur des ruines et des cadavres. Je songeais, en les voyant s’éparpiller dans les rues de cette ville, que jamais la prostitution n’a mené, en cinq ans, vingt millions d’hommes à une mort cruelle, stupide et le plus souvent ignominieuse. Il se peut qu’ici et là quelque décati, abusant de ses dernières forces, succombe entre les bras d’une prostituée ; toutes choses considérées, cela vaut autant que d’agoniser des jours durant accroché à des fils de fer barbelés… A la vérité toute exploitation a pour réponse ou pour contrepoids une prostitution, même quand il s’agit de l’exploitation en vue d’obtenir les utilités les plus nécessaires à la vie.

Donc nous n’établissons pas de différence entre les diverses prostitutions : celle de l’intellectuel, celle du manuel, celle de l’ouvrière ès-joies sensuelles. Cependant, il est une maxime insérée également sur papillon ou carte postale, diffusée également par les individualistes et qui éclaire notre attitude sur la question de la prostitution sexuelle : « Le mariage et la prostitution sont les deux termes d’une même opération. Seule est raisonnable la liberté sexuelle, seul est logique l’amour libre. » Nous mettons sur le même pied le mariage bourgeois et la prostitution. Et c’est justement parce que nous proposons et exposons des thèses se rattachant aux conceptions de la liberté sexuelle et de l’amour libre que nous n’admettons pas la prostitution sexuelle comme « moyen de débrouillage ». Nous sommes adversaires de la « prostitution » au même titre que nous sommes adversaires du « mariage » — selon la conception bourgeoise — ce sont des opérations entachées de vénalité. Comme nous sommes adversaires de la prostitution de la pensée, d’ailleurs. Nous ne saurions par exemple considérer comme l’un des nôtres, comme un compagnon, quelqu’un qui écrirait ou parlerait ou se conduirait « en individualiste anarchiste » parce qu’il y trouverait occasion de gagner de l’argent, alors qu’en son for intérieur, il considérerait l’anarchisme comme une erreur, une sottise ou une chimère. Dans le milieu social actuel où tout est objet de vente et d’achat — où c’est la possession des signes monétaires qui commande obéissance, respect, estime, dignités, possibilités de jouissances de toutes sortes, nous voulons — tout au moins en ce qui concerne les produits de la sensibilité amoureuse — rester en dehors de la corruption et du mercantilisme ambiants.

Il est suffisant que la plupart de nos camarades soient forcés de vendre, de louer ou de sous-louer leur intelligence et leurs bras, de s’employer au bureau, au magasin, à l’atelier, au chantier ou ailleurs — il est amplement suffisant qu’ils s’abaissent, pour gagner leur croûte quotidienne, à servir d’instruments et d’outils aux dirigeants et aux exploiteurs, — nous ne voulons pas aller plus loin dans la voie des concessions et des pis-aller. Aucun idéalisme, aucun spiritualisme ne nous fait mouvoir. C’est assez concéder et voilà tout ! En matière de sexualisme pratique, — qu’il s’agisse de l’amour envisagé « sexuellement » ou « sentimentalement » — notre individualisme anarchiste refuse de se laisser contaminer par l’infection de l’arrivisme ambiant.

Il y a des prostitutions auxquelles nous ne pouvons pas échapper sans risquer de mourir de faim, c’est vrai. Mais, tout de même, nous pouvons renoncer à celle-là sans risquer l’absolue misère : elle n’est pas indispensable à notre conservation. D’autant plus, nous y revenons, que si nous voulons faire des manifestations amoureuses ou érotiques un procédé ou une méthode qui nous rende meilleurs camarades les uns à l’égard des autres, nous n’admettons pas, par contre, qu’on en fasse un objet de vénalité que le premier des archistes venu peut se procurer dès qu’il y met le prix. Et qu’on ne vienne pas nous dire que la compagne individualiste-anarchiste à notre façon fera de la propagande auprès du bourgeois qui paiera bon prix le sentiment ( ?) qu’elle feindra d’avoir pour lui. Allons donc ! Ce bourgeois poli et aimable, libéral et sympathique, en déduira que, chez les anarchistes comme ailleurs, on vend tout ce que l’on peut vendre… l’amour comme le reste. Ah ! la jolie propagande !

Je vais plus loin : les raisons qui précèdent impliquent que l’individualiste à notre façon qui se liera à une prostituée, cela peut arriver, fera tous ses efforts pour l’arracher à la prostitution. En vain m’objectera-t-on les tempéraments spéciaux qui se prostituent « par goût ». Dans un milieu où la camaraderie amoureuse, franche, vraie, est la coutume, ils rencontreront toutes les occasions de satisfaire les dits goûts, physiquement ou sentimentalement parlant, sous tous leurs aspects.

Ceci dit, je suis prêt à reconnaître que l’absence de « camaraderie amoureuse » dans nos milieux, ou sa mécompréhension, ou sa falsification a pu ou peut justement conduire certains hommes au mariage, certaines femmes à la prostitution. Mais ces exceptions ne font que confirmer ou renforcer nos thèses. Donc, en matière de sexualisme, notre ligne de conduite est la suivante : nous ne considérons à aucun titre les manifestations de la sexualité comme objets de vénalité. Nous ne saurions nous préoccuper des moyens de subsistance de n’importe qui, mais, en aucun cas, nous n’admettons la prostitution comme « moyen de débrouillage ».

Cette déclaration était essentielle pour nous faire bien comprendre. — E. Armand.