Encyclopédie anarchiste/Snobisme - Socialisation

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2586-2600).


SNOBISME On appelle ainsi la pose, l’affectation ridicule, « l’admiration factice et sotte pour tout ce qui est en vogue ». Le snob est celui « qui juge tout sans connaître rien ». Ces définitions résultent de la double origine attribuée aux mots snobisme et snob. Elles sont anglaises. D’une part, snobisme qui s’écrivait plus exactement snobbisme il y a cent ans, viendrait de snobbish qui qualifie la vulgarité prétentieuse. Un snob, en anglais, est au sens propre un savetier, et au figuré un homme vulgaire et prétentieux. Le cordonnier qui critiquait systématiquement le peintre Apelle, et à qui celui-ci disait : « Pas plus haut que la chaussure », était un snob dans les deux sens du mot. D’autre part, snobisme et snob seraient les produits de filius nobilis dont l’abréviation a fait fil-nob et nobs, appellations données dans les collèges anglais aux fils des nobles. Ceux qui voulaient les imiter étaient les quasi-nobs ou snobs. Le snobisme est ainsi, comme conséquence des deux origines, l’affectation de connaître ce qu’on ignore et celle du genre noble. Celui qui prend le Pirée pour un homme en se donnant les airs d’un Richelieu est un snob. Il étale la double stupidité aristocratique qui consiste à se croire supérieur à tout et à prétendre tout savoir par droit de naissance.

Snobisme et snob sont entrés dans la littérature anglaise vers 1830. C’est Tackeray qui les a présentés dans sa revue humoristique intitulée The Snob, puis dans son Livre des Snobs où il a raillé la sottise aristocratique et surtout le cant, forme particulièrement anglaise de l’hypocrisie politique, religieuse et mondaine.

Le snobisme est la forme aristocratique, esthétique de la sottise en ce qu’il prétend non seulement régir la mode mais aussi le goût. Il n’est pas spécial aux monarchies. Il sévit aussi, avec encore plus de ridicule, dans les démocraties qui singent les monarchies, dont le gouvernement et « l’élite » ne sont pas composés des « meilleurs » mais, au contraire, des plus audacieux, des plus fourbes, des plus avilis. Le snobisme aristocratique a encore une certaine tenue en ce qu’il entretient la prééminence de valeurs intellectuelles et morales parfois respectables, mais le snobisme démocratique n’en a plus aucune. Il est le luxe des parvenus pour qui toute qualité n’est à considérer que suivant sa valeur argent. Le goût lui importe peu ; il ne voit que ce qui est cher. Aussi ne méprise-t-il la mode vulgaire, celle du bazar, du grand magasin, que parce qu’elle est à bon marché, à la portée de toutes les bourses. Sa vanité exhibitionniste ne trouve sa pleine satisfaction que dans le luxe coûteux. Il est sûr qu’il a du goût lorsqu’il a payé cher, de même qu’il est convaincu d’être honorable quand il peut fleurir sa boutonnière d’un machin rouge. M. Lechat ne douta plus qu’il fut un grand homme quand il eut payé 35.000 francs son portrait peint par Bonnat, et qu’ayant fait son légataire universel d’un ministre des Beaux-Arts, il eut l’assurance que ce portrait entrerait au Louvre, dut-on pour cela lui donner la place d’un Delacroix ou d’un Courbet.

Sous des formes diverses, des aspects différents, le snobisme est toujours la manifestation du besoin de paraître avec le plus d’éclat et le plus avantageusement possible par des apparences supérieures à celles de la simple mode. Le snobisme est l’aristocratie de la mode, la serviette qu’il ne faut pas mêler aux torchons. C’est lui que La Bruyère dépeignait, lorsqu’il écrivait dans ses Caractères, au chapitre des « Grands », ceci : « C’est déjà trop d’avoir avec le peuple une même religion et un même dieu ; quel moyen encore de s’appeler Pierre, Jean, Jacques, comme le marchand ou le laboureur ? Évitons d’avoir rien de commun avec la multitude ; affectons au contraire toutes les distinctions qui nous en séparent. » Les « Grands » prenaient les noms d’Achille, d’Hercule, d’Annibal, si mal fichus ou si foireux qu’ils fussent. Le snobisme démocratique a répandu cette sottise chez les femmes d’aujourd’hui qui troquent leurs prénoms roturiers, Marie, Louise, Catherine, contre ceux plus distingués de Mary, Loyse, Ketty. Le snobisme féminin cherche ses élégances non dans le sentiment et la grâce, mais dans les takolonneries dont il se farde des pieds à la tête. Il se fait griller la peau au soleil, ou se la fait peindre et tatouer pour des exhibitions grotesques. Le sentiment et la grâce ne sont pour lui qu’une question de « sexappeal » et il justifie ainsi le mot de Flaubert disant que « les femmes prennent leur cul pour leur cœur ».

Le snobisme a été dans tous les temps le décor, l’ornement des convenances sociales, ces convenances « si utiles pour faire tenir debout les pourritures », a dit encore Flaubert. Toutes les affectations aristocratiques grossièrement singées par les imbéciles ont été du snobisme. Le nom de Pétrone est demeuré pour représenter, en le « plutarquisant », celui d’une époque, celle de l’empire romain, qui fut aussi méprisable que la nôtre par ses mœurs. Le snobisme eut une grande allure et un véritable éclat au temps de la Renaissance italienne, lorsqu’il reçut ses directions d’hommes qui furent, malgré leurs crimes, des artistes et des savants. Mais il déchut singulièrement quand il devint, sous l’inspiration des Jésuites, le snobisme des honnêtes gens, titre que se donnèrent les aventuriers de sac et de corde composant « l’élite » des cours de France et d’Espagne au XVIe siècle. Ce fut le snobisme des âmes noires et des pieds sales. Il y eut, au XVIIe siècle, celui des précieux aussi crasseux physiquement et moralement, mais plus léger et ridicule dans des formes littéraires. On trouve le précieux dans ce portrait de La Bruyère qui l’apparente dans tous les temps au snobisme intellectuel : « Arsène du plus haut de son esprit contemple les hommes ; et dans l’éloignement d’où il les voit, il est comme effrayé de leur petitesse. Loué, exalté et porté jusqu’aux cieux par de certaines gens qui se sont promis de s’admirer réciproquement, il croit, avec quelque mérite qu’il a, posséder tout celui qu’on peut avoir et qu’il n’aura jamais. » La Régence de Philippe d’Orléans, au XVIIIe siècle, vit les roués ; ils donnèrent le ton aux agioteurs de la rue Quincampoix et aux débauchés du Palais Royal et des « folies », petites maisons où ils se livraient à ce qu’on appelle aujourd’hui les « partouzes ». Le même siècle vit les merveilleux, sous Louis XV, les mirliflores, sous Louis XVI, les incroyables, sous le Directoire, tous se multipliant, comme la vermine dans les époques de décomposition sociale, dans des formes de snobisme de plus en plus excentriques et dépourvues de véritable élégance, d’esprit et de goût. Le premier Empire eut les agréables qui firent peu de tapage tout en étant fort ridicules.

La forme la plus curieuse du snobisme a été dans le dandysme, né en Angleterre au commencement du XIXe siècle. Il fut l’aspect supérieur du snobisme anglais. Le snob, d’après la peinture de Tackeray, était le gentleman hypocrite conservant, grâce au cant, les apparences d’un honnête homme ; c’était le noble étalant une façade de richesse alors que chez lui maîtres et valets ne mangeaient pas tous les jours ; c’était le prêtre cachant sous une charité ostentatoire une cupidité et des mœurs inavouables ; c’était le militaire dissimulant sous sa vantardise, et sous une poitrine rembourrée par l’uniforme, sa couardise et une anatomie délabrée ; c’était enfin tous les pantins sinistres ou grotesques faisant une insanité publicitaire du conformisme dirigeant. Le dandy fut le gentleman supérieur, le snob aristocrate qui donna le ton à la société anglaise la plus élevée en fortune, sinon en intelligence.

Balzac a dit que le dandy ne fut jamais un être pensant. Il représenta, en tout cas, une forme très particulière de l’esprit anglais : le dédain de tout ce qu’il juge inférieur à lui-même, dissimulé sous une impertinence polie. Ce fut la manifestation esthétique du cant. Le fâcheux, pour le dandysme, fut qu’il eut des préoccupations trop vestimentaires qui le conduisirent à l’excentricité ; mais même excentrique, il garda une certaine tenue, le rendant inabordable à ceux qui n’étaient pas de « race », comme les chevaux de leurs écuries. Le dandysme ne fut jamais le snobisme des gens « trop bien habillés » dont il faut se garder aujourd’hui plus que du rôdeur patibulaire et classique. Le snobisme du vêtement fut la fashion, ou « mode anglaise », contrefaçon du dandysme. Elle se répandit hors d’Angleterre, particulièrement en France où elle retrousse toujours ses bas de pantalon parce qu’il pleut à Londres ! Brummel fut l’incarnation du dandysme. Il fut l’esprit le plus britanniquement froid et calculateur ; il fut en même temps un fou.

Baudelaire, en qui les moralistes hypocrites ont vu un dandy, a écrit sur le dandysme des pages où il l’a mis certainement trop haut. Mais Baudelaire, à qui il manquait l’essentiel, c’est-à-dire la fortune, pour être un véritable dandy, voyait dans celui-ci « un homme blasé, un homme souffrant qui sourit comme le Lacédémonien sous la morsure du renard ». Ce dandysme devenait du stoïcisme. C’était celui de Leconte de Lisle dans la Mort du Loup ; c’était l’indépendance morale de Stendhal, s’excluant du « bégueulisme » de son temps et dénonçant le snobisme de ceux qui ne sentent point et dont le goût est simplement d’être sensibles à l’argent et aux dindes truffées ; c’était le don-quichottisme de Barbey d’Aurevilly s’escrimant contre les moulins à vent démocratiques ; c’était la noble et ironique impassibilité de Villiers de l’Isle-Adam, cygne tombé des hauteurs du Graal dans la basse-cour de la gendelettrerie ; c’était la protestation hautaine du fier et légitime orgueil humain contre les croupissantes et fétides promiscuités du muflisme. Baudelaire voyait apparaître le dandysme « surtout aux époques transitoires où la démocratie n’est pas encore toute puissante, où l’aristocratie n’est que partiellement chancelante et avilie. » Il le voyait fondé par « quelques hommes déclassés, dégoûtés, désœuvrés, mais tous riches de force native », et qui lui donnaient pour base « les facultés les plus précieuses, les plus indestructibles, et les dons célestes que le travail et l’argent ne peuvent conférer ».

Un tel dandysme était bien loin, même de celui de Brummel dévoué au cant anglais et à toutes les pourritures des convenances sociales. Il était encore plus loin de cette bourgeoisie qui « pense bassement », autant qu’elle agit, et dont les « philistins » fournirent au snobisme les fashionables et les lions. Le « Jockey Club » lui-même, qu’Eugène Sue fonda en 1834 avec les gens les plus riches de Paris, et qui est aujourd’hui le cercle aristocratique le plus fermé de France fut fashionable et non dandy. Il n’a jamais représenté, comme son nom l’indique, qu’un snobisme de grande écurie.

La France eut dans le lion le contraire du dandy glacial, distant, dédaigneux, inébranlablement décidé à ne pas s’émouvoir. Le lion fut excité, galant, empressé, cherchant à plaire et à séduire par ses cravates, ses bottes, et par un débordement de sentimentalité. D’Orsay fut le premier et le plus magnifique des lions ; il fut leur Brummel. Ils sortirent des salons de la grande bourgeoisie balzacienne pour pulluler comme des rats et se répandre dans tous les trous de province. Il ne fut pas de boutique en France où ne trôna au comptoir un lion et à la caisse une lionne. Les deux furent des personnages essentiellement romantiques ; quand ils n’arrivaient pas à se faire admirer par leur costume ils recouraient au suicide. Ils ne sortaient pas du domaine des excentricités. La littérature et le théâtre romantiques empruntèrent largement à cette humanité délirante ; on eut le Lion amoureux de Frédéric Soulié, un autre Lion amoureux de Ponsard, le Lion empaillé de Cozlan, les Lionnes pauvres, d’E. Augier et E. Fournier, et nombre d’autres. Tous les artistes et les littérateurs qui ne se tinrent pas à l’écart du « monde » et connurent le succès, furent plus ou moins des lions, de 1830 à la fin du IIe Empire.

A côté des lions « par calcul et par spéculation » de la littérature balzacienne, il y eut les lions par vanité, par sentimentalisme, et surtout par snobisme, parce qu’ils se seraient cru déshonorés s’ils n’avaient pas été aussi sots que tout le monde. Flaubert a dit du lion A. de Musset : « Le Parisien chez lui entrave le poète, le dandysme y corrompt l’élégance, ses genoux sont raides de ses sous-pieds… » Eugène Sue, qui affectait de mépriser la royauté de 1830 mais sollicitait une invitation aux chasses du duc d’Orléans, disait : « C’est à sa meute que je me rallie… » L’espèce dégénéra de plus en plus pour passer au gandin, au petit crevé, au gommeux, au smarteux, qui firent du snobisme une véritable cour des miracles, en attendant que la Guerre « régénératrice » de 1914 lui fît prendre des aspects encore plus calamiteux.

Avant de voir les aspects d’aujourd’hui du snobisme, constatons qu’il ne persévère, comme toutes les formes de la sottise, que parce qu’il a, d’une part ses convaincus, ses fanatiques, ses badauds, ses dupes, ses héros, ses martyrs, et, d’autre part, ses farceurs et ses parasites. Marcel Boulenger a écrit sur le « snobisme des gens du monde », ceci : « Le snobisme n’est point du tout, dans le monde, une sorte de manie légère, gentille, aimable, mais au contraire une passion sérieuse, violente, dévorante, secrète et perpétuelle, un feu caché qui couve chez les plus fins, alors qu’il gronde et fulgure chez les plus naïfs, une fureur qui les mènerait à tuer père et mère pour être familièrement reçus dans tel ou tel salon, ou afin d’entrer au Jockey. Il se pourrait que le snobisme fût dans le « monde » la seule passion vraiment profonde, irrésistible, et d’ailleurs assez pure — car que veut atteindre un snob, sinon un véritable idéal, et que huit fois sur dix il s’est formé lui-même ? » — Soulignons que ces lignes sont tirées du journal de l’ « élite mondaine », le Figaro (19 mai 1928), car malgré l’atténuation de la dernière phrase, on pourrait dire que nous calomnions le « monde ».

Cet « idéal » que le snob se forge ainsi, sans être bien difficile sur sa qualité, et encore moins sur ses moyens, est habilement reforgé pour le faire produire à l’infini par des exploiteurs qui « se paient la tête de l’humanité », n’ayant d’autre idéal, eux, que de téter avidement les mamelles gonflées de la sottise. Les circonstances ont permis d’étendre cette exploitation à toutes les classes sociales. A défaut d’autres réalisations démocratiques, la Guerre a indiscutablement apporté celle-là. Si on est prêt chez les « gens du monde », à tuer père et mère pour être reçu par les douairières du « noble faubourg », ou entrer au Jockey-Club, on y est encore mieux prêt dans les « milieux » où se recrute « l’aristocratie républicaine » et où l’exercice du revolver est devenu un sport aussi officiel et national que familial et moralisateur.

Constatons encore, pour faire exacte mesure au snobisme, qu’il peut être bon quand il s’attache — oh ! sans le faire exprès ! — à quelque chose de bien. Cela lui arrive sans effort d’intelligence, puisque sa nature est de ne rien comprendre ; il y a là un hasard heureux, comme lorsque la pluie arrive quand les cultures sont menacées par la sécheresse. Ainsi, le snobisme a imposé de grands artistes que la routine académique, et l’ignorance qui la suit, auraient accablés. Le cas le plus typique est celui de Wagner en France. Le snobisme nationaliste, hérissé d’aveuglement et de haine, se dressa une première fois contre lui, à l’occasion de Tanhauser, en 1861. Les snobs du Jockey-Club réussirent à le proscrire sans vouloir l’entendre. Ils voulurent recommencer en 1891 contre les représentations de Lohengrin. Malgré la mobilisation des marmitons de M. Déroulède, ils échouèrent cette fois devant le bon sens public. Le snobisme devint alors wagnérien. (Voir Symbolisme). Il le demeura jusqu’en 1914 où il exhala ce cri du cœur par la voix d’un ministre des Beaux-Arts : « Enfin, je vais pouvoir dire que Wagner m’em… ! » Depuis, le snobisme wagnérien est à la dérive, comme les intelligences ministérielles.

Dans un autre ordre d’idée, le snobisme a adopté de nos jours, le Nudisme. N’aurait-il pour résultat que d’obliger les gens à se laver pour ne pas montrer à nu un épiderme crasseux, que ce serait une bonne chose. Mais le snobisme fait du nudisme une exhibition pas toujours décrassée et souvent dangereuse pour la santé des simples « piqués » de la mode qui s’exposent aux troubles organiques les plus graves. Chez ses protagonistes, le snobisme nudiste entretient le luxe poissonneux et la prostitution esthétique des « têtes de phoques » et des « peaux rouges », équivoques cabotins des plages où ils s’étalent sans beauté et sans pudeur.

Il n’y a que l’insanité qui n’em… jamais le snobisme même ministériel. Il y est dans son élément, aussi est-il de plus en plus la forme exhibitionniste du muflisme grandissant. De la minorité aristocratique, il est passé à la majorité ochlocratique et il est curieux de le voir à travers des journaux qui en publient des Éloges. On a écrit entre-autres : « Aucune hypocrisie ne lui semble négligeable (au snob) ; aucun mensonge blâmable, aucune ostentation ridicule. Il s’agit de paraître et encore plus de se défendre. » Paraître et se défendre non seulement excusent tout le reste, mais ils font du snobisme une vertu et une discipline sociales que « tout le monde » doit suivre. On voit que snobisme mondain et snobisme populaire sont dignes l’un de l’autre.

Dans ses précédents avatars intellectuels, le snobisme avait été successivement byronien, baudelairien, nietzschéen, ibsénien, barrésien, mallarméen, bergsonien, etc… En art, il fut décadent, cubiste, futuriste, dadaïste, etc… En tout, il fut fumiste, poseur et gobeur, sous des prétentions à la supériorité de l’esprit. Le snobisme actuel a fini de s’embarrasser d’esprit et d’intellectualité. Il est protéiste en ce qu’il adopte toutes les idées lui permettant de tirer parti de la situation. Il prend tous les visages, celui de Mussolini et d’Hitler, aujourd’hui ; demain, s’il le faut, il sera bolcheviste, comme il fut cosaque en 1815 et en 1894. Il s’intoxique de cocktails, de morphine, de cocaïne ; il fait de la pédérastie un perfectionnement social et un moyen d’arriver dans un monde où il n’y a plus que des bas-ventres. Il est devenu aussi superstitieux que les Négritos africains, mêlant par un amusant éclectisme la Vierge, Saint-Christophe, Nénette et Rintintin. Il fait bénir ses chiens et ses automobiles. Il mettra bientôt la corde de pendu à un prix inabordable pour les petites bourses.

Mais le snobisme actuel est par dessus tout admirateur de la « belle brute » militaire et sportive. M. Reinach écrivait dans le Figaro, en 1916, que « la guerre est un art noble ». Le snobisme, adoptant la formule à la faveur des circonstances, a appliqué cette noblesse à toutes les formes d’assassinat, de brutalité et d’abrutissement. L’aviation est « noble » qui permet de mitrailler des vieillards, des femmes, des enfants, des bestiaux sans défense. La boxe est « noble » qui offre le spectacle de brutes humaines s’assommant. La tauromachie est « noble » qui permet de voir étriper en musique et au grand soleil des chevaux et des taureaux. L’alcoolisme est « noble » grâce auquel, à force de cocktails, on ne peut plus monter son escalier que sur les genoux et on « pique » des crises de delirium tremens dans des établissements « distingués ».

Ces choses-là qui ont leur dénouement dans des asiles d’aliénés ou qui provoquent ces « drames mondains » dont la police n’arrive pas à étouffer les échos crapuleux tant ils sont nombreux, soulevaient le dégoût public quand un Coupeau, ouvrier zingueur, ou des « mecs » du « Sébasto » et leurs « dames » en étaient les héros ; mais elles sont « nobles » quand elles se passent dans la « haute société » !….

Le snobisme s’est démocratisé par la dissolution des classes et des principes, de la morale et des scrupules. Les « purotins » engraissés de la misère publique ont fait le snobisme « nouveau riche » ; les riches « décavés » ont adopté le « snobisme de la purée », lancé par M. de Fouquières, grand ordonnateur des élégances républicaines, et font étalage de leur bon goût dans des bals « de la misère noire », etc… Les deux snobismes s’épaulent mutuellement, le premier entretenant le second, le second apprenant les « belles manières » au premier, les deux composant « l’élite » de la racaille souveraine dans les hautes sphères comme dans les bas-fonds.

Dans ce snobisme, l’ancien rôdeur et le souteneur, passés nettoyeurs de tranchées, munitionnaires, millionnaires et milliardaires, aventuriers politiciens, députés, sénateurs et ministres, se confondent avec la « vieille noblesse » qui met ses titres et ses parchemins au service des sociétés d’escroqueries financières, et fournit de barbeaux aristocratiques les riches héritières du cochon et du pétrole. Tous étalent des élégances trop ostentatoires pour être honnêtes et ne pas cacher de sales pièges, dans tous les « milieux » où se rencontrent les « gentilshommes » et les « nervis », les « politiciens » et les « faisans », les proxénètes et les mouchards, tous les fripons, les marlous et les assassins que la « justice » ne punit pas, que les gouvernants décorent et que les journaux soutiennent, tout au moins d’un silence complice quand ils sont « allés trop fort » !… Dans un monde aussi exemplaire, la chevalerie de « l’honneur » ne peut que faire bon ménage avec celle du surin, de la pince-monseigneur et du trottoir. Les « nervis » qui, entre un cambriolage et l’assassinat d’un garçon de recettes, mettent leurs talents au service des grands de la terre, sont dignes de partager leurs honneurs.

Le snobisme a fait riches et pauvres égaux en sottise, en cruauté, en sadisme ; mais les pauvres, qui fournissent le plus souvent les victimes, sont les plus stupides quand ils s’appliquent à copier les turpitudes de leurs maîtres. On voit encore, dans la République radicale-socialiste, les « manants » participant à la curée du cerf que des centaines de « gentilshommes », de « nobles dames », de piqueurs, de chiens, ont pourchassé, traqué, torturé pendant des heures, le plus longtemps possible, pour « faire durer le plaisir » !… On retrouve aux spectacles de la guillotine et du cirque les mêmes foules sadiques de buveurs de sang, de hurleurs à la mort qui s’amusaient aux supplices des Damiens, qui frappaient à coups d’ombrelles les Communards prisonniers et leur crachaient aristocratiquement à la face. Il y avait, il n’y a pas longtemps, il y a peut-être toujours, dans des prisons roumaines des séances de gala où les « dames de la ville » pouvaient assister aux punitions corporelles infligées aux femmes délinquantes !… Il y a toujours en Amérique des pendaisons populaires de noirs. Elles font oublier à huit millions de chômeurs, abrutis par leur « supériorité de citoyens américains », les martyrs de Chicago, Sacco et Vanzetti, les noirs de Scottsborg, Mooney et Billings, les mineurs de Harlan. Aristocrates et démocrates sont confondus dans un snobisme qui n’est plus que de la crapule et de la lâcheté.

Nous n’insisterons pas davantage sur le snobisme produit raffiné de cette putréfaction sociale que nous avons déjà observée aux mots : Élite, Muflisme, Paraître, et dont nous verrons la psychologie aux mots Sottise et Vanité. L’aristocrate, le mufle, le mégalomane, réunis dans le snobisme, sont les éléments « spirituels » de cette putréfaction à quoi le coup de balai révolutionnaire est de plus en plus indispensable pour faire place aux forces vitales, saines et vigoureuses, qui auront à refaire le monde. — Édouard Rothen.


SOCIABILITÉ n. f. Les sociétés existent. C’est un fait. Que ces sociétés réalisent des conditions d’existence pas toujours avantageuses à l’individu, c’est encore un autre fait. Que, malgré cela, l’individu présente cette particularité que nous appelons sociabilité, c’est-à-dire aptitude à vivre avec d’autres individus plutôt que seul, cela nécessite une recherche sur l’origine et le développement de cette particularité, à seule fin de nous expliquer son pourquoi, après son comment.

La sociabilité, comme toute chose, reste inexplicable en dehors du temps. Pour en saisir toute l’évolution, il nous faut donc remonter jusqu’à ses éléments les plus primitifs, dans le plus lointain des passés.

La vie, la substance organisée étant formée de substances inorganisées, c’est donc dans celles-ci que nous devons trouver les premiers éléments fondamentaux de la sociabilité. En fait, les constructions atomiques et moléculaires nous donnent déjà des systèmes coordonnant des éléments plus individuels : noyaux, électrons, etc., dont les différents arrangements forment les divers corps simples connus. Ceux-ci, à leur tour, s’allient entre eux pour former tous les corps composés en nombre illimité. Des ébauches d’organisation se constatent dans les cristaux, mais ce sont les organismes vivants qui présentent à leur plus haut degré, non seulement la cohésion et l’harmonie de leurs éléments chimiques, mais encore une propriété nouvelle : le pouvoir de transformer et de coordonner les éléments inorganiques en substance organique. La matière vivante est donc conquérante.

Cette assimilation a pour conséquence deux faits importants : 1° elle augmente la quantité de la matière vivante au détriment de toutes substances, vivantes ou non, mais assimilables ; 2° cette matière ne se développe point en masse continue, informe et illimitée, mais par petites masses discontinues, distinctes, formant pour ainsi dire autant d’unités, de cellules, d’individus.

Ces deux faits ne sont certes point des éléments de sociabilité, car si les éléments de chaque individu s’ordonnent selon une certaine coordination, un certain équilibre, présentant les caractères de la sociabilité, les individus, entre eux, ne forment point un tout harmonieux. Au contraire, chacun d’eux lutte souvent contre les autres et les mouvements vitaux se détruisent ainsi mutuellement.

Cette activité n’est point créatrice de sociabilité. Pourtant chez les êtres inférieurs, tandis que la reproduction de la plupart d’entre eux donne des êtres isolés, quelques infusoires, tels les Flagellès et les Ciliès, restent fixés ensemble sur un même pied, formant ainsi des colonies variables, se dissolvant suivant les ressources alimentaires du milieu. Nous avons là une ébauche de la sociabilité. Mais il y a mieux, au bout d’un certain nombre de divisions, si le milieu n’est pas suffisamment renouvelé, la dégénérescence des infusoires ne peut être arrêtée que par une sorte de fusionnement des animacules s’effectuant deux par deux, fusionnement confondant les deux êtres en un seul et se terminant par une nouvelle bipartition donnant naissance à deux êtres nouveaux régénérés.

Parmi ceux-ci, les verticelles présentent même un fait sexuel intéressant ; car, tandis que les autres infusoires se reproduisent sans caractères sexuels apparents, chaque quart va se fixer sur un individu normal et se conjugue totalement avec lui. Le nouvel être se détache alors et va former ailleurs une autre colonie. Nous avons ici quelques vagues essais de vie collective.

Chez les êtres pluricellulaires, les phénomènes sont beaucoup plus complexes ; les Hydraires, les Polypes, les Méduses forment des colonies variables, avec organes différenciés, tantôt fixes et tantôt libres. Quelle que soit la cause de la formation des métazoaires (que l’agglutination cellulaire soit une conséquence de la formation d’un squelette formé par les déchets de l’assimilation ; ou que ce soit par suite d’un phénomène de cohésion particulier), il est certain que l’ensemble des cellules ainsi coordonnées vit en parfaite sociabilité. La raison en est dans ce fait que toutes ces cellules filles et sœurs sont issues, par bipartitions successives, d’une seule et même cellule mère et qu’elles sont, par conséquent, animées d’un même rythme qui les met en état d’équilibre mutuel.

Quoi qu’il en soit, avec les organismes plus évolués, un troisième fait vient s’ajouter aux deux examinés plus haut ; c’est le fait sexuel, le rapprochement nécessaire des êtres plus ou moins nettement différenciés. Ce rapprochement prend un caractère beaucoup plus compliqué avec l’évolution du système nerveux (intelligence) dont le fonctionnement élémentaire consiste en une sorte de coordination entre le mouvement vital de l’animal et les divers états du milieu ; coordination créée par la persistance, dans l’animal, des influences qui l’ont avantagé ou désavantagé.

Si nous étudions cette coordination chez les diverses espèces animales, nous constatons que si le fait sexuel est bien le seul créateur de la sociabilité, c’est l’évolution du système nerveux qui permet seulement l’apparition de la sociabilité économique et morale. Ce fait est évident chez les insectes sociaux, tels les fourmis et les abeilles, dont les travailleurs asexués, et par conséquent non-déterminés sexuellement, pratiquent pourtant une solidarité rigoureuse entre eux.

D’autres espèces à périodes sexuelles espacées ne se dispersent point en dehors de ces périodes ; les individus restent groupés entre eux, soit que cela constitue un avantage pour attaquer ou pour se défendre, soit que la présence de plusieurs animaux de la même espèce et de mêmes mœurs forme une sorte de sécurité par leur réciproque neutralité.

Cette évolution de l’intelligence ne s’effectue point sans heurt et sans absurdité, car si la sexualité rapproche les êtres et engendre les groupements, l’imagination crée des rivalités totalement inutiles. L’abondance des femelles indique bien que les mâles ne luttent point entre eux pour satisfaire un besoin exigeant la disparition de la plupart d’entre eux, puisqu’un plus grand nombre de mâles pourrait être satisfait. Il y a là un des méfaits de l’imagination, méfaits bien plus nombreux dans l’espèce humaine plus riche d’imagination.

Les darwinistes expliquent ce fait comme une nécessité pour améliorer les espèces. Ceci est absurde. Outre qu’il est déraisonnable d’inventer une Nature voulant l’amélioration des individus à seule fin de compliquer le jeu de massacre des espèces entre elles (ce qui est le but final), il n’est pas du tout prouvé que c’est le meilleur mâle qui est toujours le vainqueur, car il n’y a pas que la pugnacité comme valeur biologique ; et, d’autre part, cette sélection naturelle n’a point empêché la création de différences énormes entre animaux partis d’ancêtres peu différenciés, tel l’éléphant et le rat, et le meilleur des lapins est inférieur au plus mauvais lévrier.

Si nous résumons ici le comportement général des animaux, nous voyons qu’ils sont déterminés par quelques fonctions primordiales, telles que : nutrition, sensibilité, motilité et sexualité ; mais, parmi ces fonctions, la sensibilité est celle qui différencie le plus profondément les êtres entre eux. Chez les mammifères supérieurs, cette sensibilité, par le développement excessif du système nerveux, et principalement du cerveau, complique extraordinairement leur activité. Non seulement certaines réactions nécessaires à leur vie laissent des traces dans leur mémoire mais encore certaines représentations du monde extérieur, plus ou moins utiles, mais liées à ces réactions sont également conservées, créant ainsi des centres d’action extrêmement divers. On conçoit que l’infinité des faits objectifs liés (par réflexes) aux fonctions nutritives, sexuelles ou motrices, crée, subjectivement, des possibilités de réactions très variées. Certains de ces faits, ne se renouvelant jamais ou ne coïncidant pas régulièrement avec les fonctions vitales, ne se fixent point dans l’hérédité ; mais il en est d’autres, déterminant des réflexes identiques, qui parviennent à laisser des traces permanentes que nous appelons instincts. On conçoit qu’entre les réflexes étroitement liés aux fonctions organiques, utilisant une forte énergie nerveuse pour l’action immédiate et les réflexes de la connaissance pure, il y a tous les degrés possibles de l’émotivité, celle-ci étant entendue comme une libération d’énergie sous l’influence d’une excitation objective ou subjective. C’est ainsi que les réflexes en rapport avec la nutrition forment un groupe de réflexes liés à d’autres groupes également très nombreux concernant d’innombrables faits simultanés ou successifs, s’enchaînant dans l’espace ou dans le temps : faim, confection d’armes ou d’outillage, chasse, attente, poursuite, fuite, fatigue, etc. Chacun de ces états est plus ou moins déterminé violemment par les circonstances, libérant ainsi des quantités variables d’influx nerveux (émotions) lequel, se dispersant dans les groupes de réflexes, crée, selon l’écoulement normal ou anormal du dit influx, son abondance, son épuisement, son inutilisation ou sa surabondance, ces états d’âme appelés : joie, déception, colère, espoir, amitié, dégoût, haine, etc. La réussite de soi ou des autres dans la lutte détermine d’autres états affectifs : envie, admiration, orgueil, vanité, etc. De même la sexualité détermine l’amour, la bonté, la générosité, l’amitié aussi bien que la jalousie ou la haine. L’attachement aux choses et aux êtres est un état émotionnel créé par la simultanéité d’excitation favorable à notre activité (images avantageuses, réflexes conditionnels).

Comme notre émotivité est liée à notre potentiel d’influx nerveux ; comme celui-ci paraît être sous la dépendance de certaines glandes, nous voyons que la locution : être de bonne ou de mauvaise humeur est assez exacte. L’activité glandulaire détermine donc notre état humoral, autrement dit notre caractère.

Si la complexité du système nerveux rend difficile l’établissement de lois biologiques concernant le développement des sociétés humaines et particulièrement de la sociabilité, les faits examinés antérieurement nous permettent pourtant de préciser ceci : 1° La vie étant conquérante, tout être vivant est un danger pour les autres ; 2° La sexualité rapproche les individus ; 3° L’évolution psychique aggrave ou adoucit les deux faits précédents.

Ceci est évident ; l’homme civilisé qui tue une femme et son amant par jalousie sexuelle est plus malfaisant que le bouc qui se contente d’assommer son rival. Le lion qui mange une gazelle est moins dangereux que le financier qui exploite et tue, par l’usure et la guerre, des millions d’hommes.

Nous avons vu que deux autres faits favorisent la vie sociale : l’identité des rythmes vitaux, la réunion d’êtres semblables. Ce dernier fait est essentiellement dépendant des ressources du milieu et de la coordination bonne ou mauvaise des individus. Il y a une limite de groupement au dessous de laquelle l’homme trop isolé ne peut plus lutter avantageusement contre la nature ; mais il y a également une limite au delà de laquelle l’organisation devient déficiente par difficulté de coordination, excès de population.

L’identité des rythmes est produit par l’éducation utilisant la faculté d’imitation de l’homme. Elle conserve et amplifie les acquisitions des générations successives et forme un tout complexe : la tradition, s’opposant ou favorisant plus ou moins les instincts et les sentiments des individus.

Nous avons donc à considérer si la sociabilité est un fait naturel, instinctif, plus ou moins contrarié par l’éducation et la tradition, ou si, au contraire, la sociabilité est un fait acquis, créé par l’éducation, luttant contre l’instinct et l’hérédité. En réalité, la sociabilité est un de ces états affectifs complexes que nous avons étudiés précédemment ; elle est formée par l’instinct sexuel, des sentiments altruistes et généreux, le tout favorisé ou refoulé par l’éducation.

Nous nous trouvons donc en présence de deux sortes d’éléments déterminants : les éléments sociaux ou traditionnels ; les éléments individuels et héréditaires. Les premiers sont conservateurs, stables, coordonnateurs, mais absolument artificiels. Leur rôle essentiel est de créer une sorte d’unité disciplinant les variations héréditaires ; ainsi agissent les opinions, les croyances, les morales, le savoir, les mœurs et tout l’acquis matériel et psychique que l’individu trouve en naissant dans le milieu humain. Il est compréhensible que la tradition a d’autant plus de chance de durer et de s’enrichir qu’elle favorise davantage les instincts et les sentiments les plus vivaces et les plus vigoureux existant chez tous les participants du groupe. Formée d’ailleurs par l’imagination, sous la nécessité impérieuse des instincts et des sentiments, elle suit une évolution parallèle à l’évolution intellectuelle et morale du groupement, mais cet acquis n’étant qu’une connaissance imitative ne se transmet point héréditairement et disparaît avec la dispersion du groupement.

Il n’en est pas de même avec les éléments individuels héréditaires. Ceux-ci, bien que plus variés, plus divergents et s’opposant quelque peu à l’unité de rythme nécessaire à toute sociabilité collective, ont tout de même une base indestructible dans la physiologie même de l’individu, un acquis héréditaire persistant, quelle que soit l’importance, la prospérité ou la dispersion du groupement.

De grands empires se sont écroulés, entraînant la disparition totale de leurs civilisations et de leurs traditions, ne laissant que des ruines et des graphismes indéchiffrables, mais, au cœur des survivants épars, les mêmes instincts et les mêmes sentiments se sont perpétués, poussant l’individu vers son semblable pour la reproduction, la faim, l’entr’aide ou la lutte.

Ceci nous explique pourquoi l’homme actuel recherche la compagnie de l’homme, bien que cette compagnie ne lui soit pas toujours favorable. Il y est déterminé par ses instincts sociaux plus puissants que ses instincts anti-sociaux.

Nous pouvons conclure ainsi :

1° L’instinct de conquête est la conséquence de la vie et n’est jamais vaincu. Il peut dresser l’homme contre l’homme, ou l’homme contre la nature, mais ne peut cesser d’être ;

2° La sociabilité est un instinct héréditaire secondaire, à base sexuelle, s’opposant à l’instinct de conquête primordial ;

3° Elle crée les groupements humains, les sentiments sociaux et la tradition ;

4° Les groupements humains obéissent à des lois d’équilibre économique, des lois de coordination et des lois d’imitation ;

5° Les lois d’équilibre économique nous font connaître le rapport entre la production et la consommation ; entre la population et les ressources alimentaires ;

6° Les lois de coordination nous indiquent les avantages des rythmes unificateurs et les difficultés croissantes d’organisation des groupements étendus, les nécessités d’harmonisation des individus sous peine de chaos et de désagrégation ;

7° L’imitation est bienfaisante ou dangereuse suivant que les mœurs imitées sont avantageuses ou malfaisantes pour les groupements. Elle explique l’existence des fonctionnements sociaux, sexuels ou moraux les plus différents, les plus opposés et les plus dissemblables par le seul fait que l’imagination humaine est illimitée et que, seules, les impossibilités biologiques lui servent de frein ;

8° Selon que ces lois bio-sociologiques sont plus ou moins contrariées ou favorisées par la tradition, l’instinct de sociabilité ou de conquête est également plus ou moins entravé ou développé. La surpopulation, une mauvaise coordination, des mœurs belliqueuses peuvent intensifier l’instinct de conquête. L’aisance, une bonne organisation, une morale équitable peuvent, au contraire, favoriser l’instinct de sociabilité ;

9° Toute sociologie véritable doit tendre, par conséquent, à développer l’instinct de sociabilité par la réalisation rationnelle des lois bio-sociologiques favorisant la vie de tous les individus ;

10° L’évolution des sociétés humaines ne s’effectue pas fatalement vers l’ordre et l’harmonie, pas plus d’ailleurs que vers le désordre et la dissolution. Rien n’est écrit d’avance. Si l’instinct de sociabilité détermine une sage utilisation des lois bio-sociologiques, l’imitation assurera le triomphe des coordinations équitables. Si l’instinct de conquête l’emporte, ces lois seront méconnues, l’imitation en aggravera les conséquences et le déséquilibre social se perpétuera indéfiniment dans la souffrance et le chaos. — Ixigrec.


SOCIALISATION n. f. Action de socialiser, de mettre en société. (Peu usité). — Extension, par lois ou décrets, d’avantages particuliers à la société entière. « Résultat de cette action »…

Voilà, sur le mot Socialisation tout ce que dit le Dictionnaire Larousse. Il faut nous reporter dans cet ouvrage au mot socialiser, qui n’en dit guère davantage :

« Socialiser, v. a. Rendre social, réunir en société. — Placer sous le régime de l’association : socialiser la propriété. — Se socialiser, v. pr. Devenir sociable. »

Par contre, le Dictionnaire Larousse s’étend assez sur le mot Socialisme qu’il définit ainsi :

« Toute conception qui, en opposition avec la doctrine individualiste, voit dans la socialisation immédiate ou progressive, volontaire ou forcée, la condition sine qua non de tout progrès. — Socialisme d’État, V. Étatisme ; Socialisme chrétien ; Socialisme agraire ; Socialisme de la chaire. V. la partie encycl. Socialisme collectiviste. V. Collectivisme :

« Encycl. Pour les socialistes, ce qui constitue un progrès, ce n’est proprement ni une richesse ni une invention, ni une maxime, mais l’utilisation sociale qui est faite de ces choses ou, en d’autres termes, l’incorporation à la communauté des avantages qu’elles représentent.

En France, de 1750 à 1789, le socialisme s’élabore par les théories de la parcelle ; il se manifeste après la Révolution par la doctrine de Babeuf et la « conspiration » des Égaux ; il se retrouve au fond des doctrines de Saint-Simon (sans communisme, mais avec de l’étatisme), et de Fourier, (sans étatisme et, avec lui, appel à la coopération et aux syndicats). Puis il se fortifie, de 1830 à 1848, dans les sociétés secrètes et avec l’appui de Louis Blanc, Pecqueur, Cabet et Proudhon ; il se formule avec Karl Marx et le Manifeste des communistes, inspire l’Internationale ; enfin, il devient, à partir de 1870, l’objet des plus vives discussions au sein même du parti socialiste… etc., etc… »


En ce qui concerne le socialisme collectiviste, ces mêmes lignes, tirées de la même source, à titre documentaire : « Le socialisme collectiviste a été fréquemment en opposition avec le mutuellisme proudhonien, dont participent les syndicats et les entreprises coopératives. Cependant, les Bourses du Travail, qui caractérisent l’organisation ouvrière en France — comme les trade-unions en Angleterre et les coopératives en Belgique, comme la Confédération du Travail aux États-Unis — ont été considérées, après bien des conflits entre socialistes purs et syndiqués, comme pouvant devenir d’excellents moyens d’organisation socialiste et même de lutte de classes ; toutefois le mouvement syndicaliste et le mouvement socialiste sont loin de pouvoir être confondus. » (Dict. Larousse.) (Voir et comparer avec ce que publie sur ces mots notre Encyclopédie Anarchiste.)

Il semble indispensable de reproduire ici encore presque tout l’exposé du Dictionnaire Larousse sur la question qui détermine d’elle-même la théorie de la Socialisation ; car il est nécessaire de savoir d’abord comment les socialistes et tous nos adversaires bourgeois la conçoivent ou la comprennent.

D’après le Dictionnaire Larousse, le Communisme (mis au passé) était une « théorie sociale qui se proposait d’assurer le bonheur du genre humain par l’égale répartition des biens et des maux ». Et dans son Encyclopédie, le Larousse donne encore sur le mot communisme la définition que voici : « Tandis que le communisme moderne poursuit la transformation de toute propriété privée en propriété sociale, comme corollaire du collectivisme (voir ce mot), lequel vise la socialisation des moyens de production, de circulation, d’échange et de crédit, le communisme ancien voulait étendre ce principe aux objets, même de consommation (vêtements, meubles, aliments, etc.). Ainsi, du premier pas, apparaît son caractère utopique. Aussi bien ne compte-t-il plus que de rares adhérents, et il ne saurait avoir désormais qu’un intérêt historique, purement rétrospectif.

Quant à sa doctrine, la République de Platon dans l’antiquité, l’Utopie de Thomas Morus à l’aurore des temps modernes, la résument tout entière. Mais la première commence par proclamer la nécessité de l’esclavage, admis déjà et maintenu par Lycurgue comme base de sa république aristocratique et l’autre y conduit fatalement. En conséquence, toujours dans ses applications comme dans sa théorie, le communisme se heurte à des contradictions irréductibles, inhérentes tant à la nature des choses qu’à celle de l’humanité. » etc., etc…

Suivent des appréciations sur différentes expériences de communisme.

Le Dictionnaire Larousse s’étend sur le mot collectivisme, comme il s’étend sur le mot Socialisme : « Système philosophique et politique, qui voit la solution de la question sociale dans la mise en commun, aux mains et au profit de la collectivité, de tous les moyens de production : On peut dire que le collectivisme est le socialisme extrême. » (G. Platon). — Plusieurs disent aussi communisme (voir ce mot et socialisme. Dict. Larousse).

— « Encycl. Politique et Philos. Ce qui, pour les adeptes du collectivisme, caractérise la période capitaliste, c’est la concentration de plus en plus grande des moyens de production en un nombre de mains de plus en plus réduit. Le jour, donc, disent-ils, où, parallèlement à la concentration industrielle, commerciale et financière, actuellement sur le point d’être un fait accompli, se serait reconstituée la féodalité terrienne abolie par la Révolution, ce serait pour les spoliés, le retour au servage et même à l’esclavage antique. Cependant, le remède n’est pas, comme le voudraient plusieurs, dans l’intervention de l’État pour mettre ces moyens, fragmentés à l’infini, à la disposition des travailleurs. C’est un axiome d’économie politique qu’en produisant peu on produit mal et chèrement, que plus les opérations se font en grand, plus il y a de valeur dans les objets d’utilité, et moins ils coûtent » (A. Franck). Dès lors, en pleine période de production coopérative, avec tendance vers une centralisation toujours croissante des facteurs, vouloir ramener l’industrie moderne à la production isolée, serait faire un pur anachronisme. Et tel est, pourtant, le dilemme en présence duquel on se trouve : soit, pour sauver la liberté, maintenir ou préparer par des lois spéciales le morcellement de la propriété, et cela au profit de quelques citoyens peut-être, mais sûrement au préjudice de la nation, mise ainsi en état d’infériorité vis-à-vis des puissances rivales ; soit laisser s’accomplir la concentration en cours, et par là acheminer les masses à un asservissement définitif.

« Dans ces conditions, disent, après Karl Marx, les collectivistes, il n’y a qu’une manière de concilier tous les intérêts : c’est, en conservant à la propriété le caractère désormais collectif qu’elle a d’elle-même revêtu, d’étendre à tous les citoyens, à mesure des possibilités toutefois, et en les proclamant tous co-propriétaires par indivis, les avantages que comporte cet état de choses. Cela, d’ailleurs, à l’instar soit des services publics déjà organisés, soit des sociétés par actions où, de nos jours, chaque participant tire d’une propriété collective les bienfaits de la propriété individuelle. Et là seulement, suivant la doctrine qui nous occupe, est la solution à l’irréductible antinomie que de tout temps on a voulu voir entre l’individu et la société. Deux faits antagonistes dominent la politique humaine et la résument tout entière : les exigences sociales et les besoins individuels. Si donc, ces deux faits sont par leur opposition, la source de tous les bouleversements, il est clair que, de leur harmonie résulterait la pacification désirée. Mais là-aussi, par cela même qu’il est une synthèse, est la raison du double reproche — ses partisans disent « l’éloge » — adressé au collectivisme, tantôt de n’être, philosophiquement, que la forme extrême de l’individualisme, tantôt de sacrifier l’individu à la collectivité.

« Toutefois, si rigide paraisse-t-il, le principe ne laisse pas que d’admettre quelques exceptions. C’est ainsi qu’échappe à la socialisation collective la propriété véritablement individuelle, c’est-à-dire celle qui, mise en valeur directement par son détenteur, ne saurait mériter le nom de « capital », la caractéristique de celui-ci, dans la conception marxiste, étant l’exploitation du travail des autres. Lui échappent également les objets dit de « consommation » (aliments, meubles, vêtements, etc.), sur lesquels, dans la mesure où ils sont indispensables à son existence et dans celle surtout où il a rempli le devoir social, tout être humain a un droit imprescriptible, y compris la faculté de les transmettre par héritage. Seule l’appropriation privée des instruments de production (mines, domaines agricoles, usines, etc.) constitue un péril pour la liberté, le citoyen qui en est dépourvu dépendant forcément de celui qui les possède ; seule, par conséquent, elle doit être proscrite.

« Quant aux voies et moyens préconisés par les collectivistes, ils découlent spontanément, toujours selon eux, de la nature des choses. D’abord, le capital, cosmopolite par son essence même ayant, grâce à son élasticité, à sa fluidité extrême, fait de la question sociale une question désormais « mondiale », c’est sur le terrain par lui-même choisi qu’il importe de le suivre, si l’on veut le combattre avec efficacité. Autrement, à chaque tentative faite dans un pays donné, par les déshérités pour obtenir plus de justice, il suffirait à ses détenteurs de lui faire passer la frontière pour rendre illusoire toute sanction véritable. D’où nécessité d’une entente internationale des travailleurs… etc.

« Enfin, la conquête des pouvoirs publics par le bulletin de vote… ou autrement et la révolution, même violente, est la phase terminale de révolution. Elle est inévitable. »

Voilà, en quelques mots, tout le système collectiviste selon les socialistes, tels qu’ils sont compris par le Dict. Larousse.


Tout d’abord, émettons de façon simple et claire, que nous concevons une nouvelle organisation sociale dans le sens absolu de notre idéal libertaire, c’est-à-dire sans contrainte des uns sur les autres, sans dictature aucune et, s’il est possible, sans aucune violence, tout au moins, sans autre violence que celle de la défensive populaire s’opposant naturellement à la violence réactionnaire.

Nous ne nous dissimulons point que la réalisation de nos idées sociales ne peut s’obtenir autrement qu’à la faveur d’un mouvement révolutionnaire. Celui-ci n’est peut-être plus bien loin de s’accomplir. Un vent de mécontentement général souffle sur le vieux système social de l’exploitation de l’homme. Des circonstances économiques toutes particulières nous font percevoir comme une oscillation des choses. On parle de paix et tout le monde croit à la guerre très proche. Cette horreur est sujet de crainte bien justifiée pour beaucoup et sujet d’espoir malsain pour quelques-uns. Qui vivra verra. Mais, en tout état de cause, la Révolution est inévitable. Il importe pour nous qu’elle éclate, cette Révolution, mais nous la voulons sociale et non politique, afin qu’ainsi elle nous épargne la guerre.

A tout prendre, si le sang doit couler encore, il coulera toujours moins dans l’effort immense d’un grand renouvellement du monde, par la formidable révolte des peuples pour une heureuse transformation sociale, que par le choc stupide et criminel des nations s’ingéniant à s’anéantir mutuellement au nom d’immondes entités, au profit d’infâmes intérêts de castes et de classes.

Donc, à l’heure actuelle, bien des gens de divers tempéraments, de diverses origines et de situations sociales opposées songent à la Révolution possible. Les uns l’attendent avec espoir, les autres la redoutent. Tous ont, dans chaque pays, de sérieuses raisons pour cela. En tout cas, que ce soit la guerre qui nous menace ou que ce soit la Révolution, la situation est grave. D’ailleurs, c’est peut-être l’une et l’autre qui s’approchent et c’est sans doute de l’énergie, de la conscience des peuples qu’il dépendra que la Révolution éclate d’abord et fasse avorter la guerre, pour le triomphe du Progrès et de l’Humanité… Tout dépend de la mentalité populaire.

Le grand souci, le seul raisonnable, pour un révolutionnaire n’est-il pas d’être prêt à toute éventualité et de savoir ce qu’il veut ?

Les anarchistes, les libertaires, les syndicalistes sont d’ores et déjà fixés. S’inspirant du plus horrifiant et du plus récent passé que fut l’expérience de 1914–1918 ils sauront s’efforcer de montrer au Peuple le chemin qui n’est pas celui où les voudront mener encore, par d’ignobles mensonges, leurs seuls ennemis : les politiciens, les gouvernants, les exploiteurs, les profiteurs, les criminels, les bandits et tous les prostitués de la Presse, de l’Armée, du Clergé, de la Bourgeoisie au service du Capitalisme. La première besogne révolutionnaire sera de triompher rapidement, par tous les moyens, des forces d’oppression de l’État et de l’État lui-même. Bien vouloir une Révolution, c’est déjà la faire. On l’a bien vu ailleurs. Il est donc possible, avec du courage, de l’énergie, de la conviction, du sang-froid et de la volonté, de barrer la route à la guerre par la Révolution. C’est la phase d’action la plus urgente, peut-être la plus dangereuse, on le sait ; mais ce n’est pas la plus longue.

Le moment critique est celui où l’on bouleverse tout un monde déséquilibré dans sa base pour lui substituer, avec intelligence et sûreté, un système social nouveau. Nous avons le nôtre… Inutile de l’exposer une fois de plus. Essayons plutôt de le réaliser ici de façon théorique, nous réservant de l’appliquer avec toute la foi qui nous anime et l’enthousiasme dont nous sommes capables dans nos efforts d’apostolat et de réalisation, en nous adaptant aux circonstances qui favoriseront notre but.

Nous savons bien pourquoi tout va mal. Nous savons bien pourquoi cela dure depuis si longtemps et comment cela peut finir. Ne serions-nous pas coupables, envers nous-mêmes d’abord, et envers tout le Prolétariat qui gémit, si nous négligions de nous associer à tout effort individuel et collectif susceptible de déclencher la Révolution et de l’orienter vers l’idéal le plus humain, le plus généreux, réalisant pour tous la vraie justice, la vraie concorde, la réelle égalité par l’entente définitive des humains pour instaurer leur bonheur et leur liberté, par l’anéantissement de toute exploitation, de toute tyrannie, de toute autorité ?

Nous ne croyons pas à l’émancipation des Peuples par la Dictature, fut-elle celle du peuple lui-même. Nous voulons l’affranchissement par la Liberté.


Les groupements prolétariens, s’ils ont su prendre la place qui leur revient dans le mouvement révolutionnaire et surtout dans la Révolution sociale que je suppose accomplie, ne devront pas se faire la moindre illusion sur le nombre et l’ampleur des difficultés qui surgiront alors. La tâche sera rude et longue. La dépense d’énergie, de ténacité, de bon sens devant toutes les circonstances qui se présenteront sera énorme. Et les responsabilités à assumer seront évidemment redoutables pour les groupes et pour les individus. Certes, militants, animateurs, conseillers et hommes d’action surgiront avec la même cadence que se succéderont les difficultés. Les succès ou les échecs susciteront la vaillance et le dévouement pour la cause en jeu.

Ce sont les événements qui font éclore les actes d’héroïsme et se multiplier les prouesses. Une Révolution n’est faite que de cela en sa période la plus active. Il n’y a plus place alors pour les timides. L’atmosphère révolutionnaire devient alors irrespirable aux théoriciens défaillants, aux bavards sans conviction, aux orateurs vaniteux, aux bourreurs de crânes, aux conseilleurs équivoques, aux vantards, aux esbrouffeurs, aux critiques pédants, aux pions donneurs de leçons, aux intellectuels manqués, aux savantasses qui s’évanouissent d’eux-mêmes quand l’heure est à l’action. En revanche, des braves, des modestes viendront les initiatives hardies ; les actes de courage, individuels ou collectifs, donneront un élan, une allure, un entrain qui ne seront pas la conséquence d’une folle témérité ou d’un optimisme exagéré, mais simplement d’une mâle assurance devant le danger, d’une confiance sereine dans le succès, d’un sang-froid émanant d’une force intelligemment conduite. Les beaux gestes feront émulation. Ils ne dispenseront pas du soin méticuleux à préparer leur réussite, à calculer leurs chances favorables, leurs effets salutaires. Au contraire, ils seront le fruit de l’étude calme et consciente qui font les décisions sûres et promptes pour chaque entreprise grave dont les risques auront été envisagés et prévus. Les Révolutions précédentes étant, pour les révolutionnaires sincères, un fécond enseignement, ils puiseront dans les plus récentes pour éviter les fautes et les pièges. Ils sauront alors ce qu’il faut juger néfaste à une révolution qui ne doit aboutir ni à un nouvel État ni à une autre dictature. Il faudra bien prouver qu’on peut se passer de la dictature prolétarienne pour garantir l’existence du mécanisme utile à l’activité productrice, aux échanges et à la répartition de toutes les consommations pour tous les consommateurs. Ce n’est ni pour l’État ni par l’État que devra se faire la Révolution.

Sans application de dictature, le Prolétariat s’appuiera sur la conscience collective des masses pour la bonne administration des choses et, certainement, d’instinct, les majorités mettront à la place voulue les individus de capacité reconnue qui assumeront, sans autorité, sans intérêt, par dévouement et compétence, les responsabilités durables ou éphémères aux postes où les placeront la confiance et le jugement des majorités, que ce soit pour la production, l’administration, la répartition, l’organisation. Il n’y aura plus de distinction de fortune ni de privilèges, mais seulement des capacités reconnues, des dévouements, des compétences sollicitées de s’exercer dans l’intérêt général. Le travail indispensable s’accomplira en toute satisfaction par le besoin généreux de se rendre utile à tous et à chacun.

Ainsi s’exercera la Solidarité !

Trop heureux seront ceux qui le pourront, de se rendre auxiliaires précieux de l’émancipation du Peuple, non par orgueil ou vanité, mais par conscience révolutionnaire, par devoir de camaraderie, par dignité humaine. Ainsi, les fonctionnaires feront peut-être le même travail, mais ce sera par zèle intelligent, par bonheur de contribuer à la bonne marche administrative des rouages indispensables à la vitalité de la société ou du groupe.

Le personnel sachant avant la Révolution manier les rouages de l’État bourgeois, sauront également s’appliquer, et de meilleur cœur, à perfectionner le maniement de la société prolétarienne, c’est-à-dire, selon les forces et les besoins de chacun des membres, mis à contribution selon l’âge, la santé, la vigueur, les aptitudes physiques, intellectuelles et morales. C’est dire que le travail, devenu obligatoire par nécessité, s’accomplira sans récompence ni sanction, mais par raison et par plaisir.

Les enfants et les mères, les incapables, les faibles, les malades, les vieillards n’auront aucune difficulté à être reconnus parmi ceux que la société nouvelle se fera gloire et devoir de soigner, de choyer, d’entretenir. Les premiers et les seuls, ils jouiront du repos absolu, des loisirs qu’en toute justice, en toute fraternité leur octroiera la collectivité rénovée par une salutaire et intelligente socialisation.

Imaginons, maintenant, la contre-révolution réduite à l’impuissance, puis, subjuguée, gagnée à la cause révolutionnaire, par la propagande des événements révolutionnaires eux-mêmes ; la contre-révolution jugeant et comparant, se rendant d’elle-même à l’évidence et renonçant alors à tout ce qui fut le Passé. Devant la nouveauté splendide des faits accomplis, devant la générosité des rapports sociaux et devant la perfection relative de l’administration des choses sous le régime triomphant du Bien-Être et de la Liberté institué pour tous, rien de plus naturel que la transformation des idées les plus adverses à la Révolution. Cela se produisit à chaque époque de transformation, au lendemain de chaque secousse révolutionnaire et dans tous les pays.

Il est tout à fait compréhensible qu’il y ait à mesure des transformations sociales tant désirées du Peuple, des transformations d’idées, des changements de mentalité, susceptibles d’affermir la Révolution.

Il ne restera plus au régime révolutionnaire qu’à assurer la continuité de la production et à ne pas manquer de satisfaire un seul instant aux besoins de la consommation. C’est dès le début que se jouera le sort de la Révolution. Lorsqu’elle aura fait la preuve de sa puissance indiscutable dans le domaine économique (et par cela même matériel et sentimental), c’est-à-dire dans l’organisation parfaite de la production et de l’échange, de la répartition et de la consommation, tout le reste s’organisera comme par enchantement ; car la masse, heureuse et satisfaite, n’aspirera plus qu’à consolider son bonheur et assurer son avenir.

C’est d’ailleurs, ce qu’il faudra de toute urgence ; car, inexorable, se posera pour la Révolution et pour les révolutionnaires, le dilemme : « Vivre ou mourir ! »

La socialisation, certes, est tâche complexe, ardue, délicate. Pour l’accomplir, en accord avec notre idéal libertaire et nos conceptions du communisme, en tenant compte des théories sociales émises, des expériences faites, il faut savoir réfléchir pour savoir agir.

La Révolution, aujourd’hui comme hier et demain, n’a pas varié dans son but comme elle a pu varier et comme elle pourra varier encore dans ses moyens. Elle se propose toujours comme but : l’affranchissement du prolétariat par la socialisation des moyens de production et d’échange. C’est lorsque sera accomplie réellement cette socialisation intégrale que sera atteint le but de la Révolution. Il ne s’agit pas pour le prolétariat de se rendre maître de la puissance publique après avoir brisé, par la force, les résistances de la bourgeoisie ; il s’agit d’anéantir cette puissance publique et de rendre à jamais impossible le retour au régime actuel de propriété en supprimant la propriété ; de rendre pour toujours impossible le régime d’exploitation de l’homme par l’homme en faisant prendre, en une révolte immédiate, l’usine et la machine par l’ouvrier, et la terre par le paysan qui la cultive. Cela doit se réaliser d’abord et parallèlement — avant même d’en arriver aussitôt à la socialisation des Entreprises et Monopoles.

Tout ce qui est entre les mains de l’État ou entre les mains de particuliers sous forme de compagnies, associations, sociétés, et toutes combinaisons d’exploitation capitaliste, formant actuellement les véritables associations de malfaiteurs encouragées, subventionnées, secourues, protégées, tolérées par l’État, doivent être prises par les travailleurs et pour les travailleurs, selon leur utilité et surtout leur indispensabilité à l’intérêt général de la société nouvelle issue de la Révolution.

Telle est la première étape de socialisation. Et, pour cela, ne pas perdre un temps précieux à faire une politique révolutionnaire, consistant à nommer des comités, sous-comités, commissions, sous-commissions, caricatures de Parlement, de ministères et autres groupes d’atermoiements qui ne valent pas le moindre groupe d’action sachant prendre possession partout de ce qui appartient au Peuple, c’est-à-dire tout simplement au travailleur pour travailler, au producteur pour produire. L’usine et son machinisme, l’atelier et son outillage remis à qui de droit au nom de la collectivité, la voilà vraiment la socialisation que nous voulons opérer en gros et en détail, comme dit la chanson :

Ouvrier, prends la machine ;
Prends la terre, paysan !

Dans son discours inaugural du parti communiste allemand, en décembre 1918, Rosa Luxembourg rappelait les mesures immédiates que préconisait, soixante-dix ans plus tôt, le Manifeste Communiste de Marx et d’Engels : 1°Expropriation de la propriété foncière ; 2° Impôt fortement progressif ; 3° Abolition de l’héritage ; 4° Confiscation de la propriété des émigrés et des rebelles ; 5°Centralisation du crédit entre les mains de l’État, au moyen d’une banque nationale, dont le capital appartiendra à l’État ; 6° Centralisation, dans les mains de l’État, de tous les moyens de transport ; 7° Multiplication des manufactures nationales ; 8° Travail obligatoire ; 9° Combinaison du travail agricole et du travail industriel ; mesures tendant à faire graduellement disparaître la distinction entre la ville et la campagne ; 10° Éducation publique et gratuite, etc… Tout cela changeait l’État, le fortifiait.

Mais, dès 1872, Marx et Engels reconnaissaient que cette nomenclature avait vieilli et le faisaient remarquer dans la première préface du Manifeste. L’État dont il est question dans le Manifeste ne pouvait être, dans l’idée des auteurs, que l’État prolétarien. Mais il faut tenir compte qu’à cette époque, l’industrialisme n’était pas ce qu’il devint et Rosa Luxembourg avait raison de dire que, depuis 1848, le capitalisme avait pris un développement nouveau.

D’après Grinko, dans son travail : Le Plan quinquennal (Paris, 1930), nous pouvons prendre les pivots sur lesquels repose l’économie soviétique : « 1° La dictature du prolétariat ; 2° La nationalisation du sol et du sous-sol, des usines, des voies ferrées, des banques, etc. ; 3° Le monopole du commerce extérieur ; 4° La limitation et l’éviction des éléments capitalistes des campagnes. »

Dans un livre récent de Paul-Louis : la Révolution Sociale, pp. 231-232, nous lisons :

« L’idée de la socialisation étant à la base de la Révolution, il suffit de rechercher comment on la réalisera, et il nous paraît superflu de la justifier en insistant sur la fécondité de ses conséquences et sur le bouleversement des rapports sociaux qu’elle impliqua.

La socialisation s’appliquera d’abord à la grande industrie. Pourquoi ? Parce que celle-ci, d’un côté, se prêtera mieux à l’opération et, ensuite, parce qu’en tenant les industries-clés, l’État prolétarien dominera toutes les autres.

Dans les sociétés pourvues de moyens puissants de production, toute une série d’entreprises, par la concentration même qu’elles réalisent, attendent leur confiscation. Rien de plus facile que de faire passer sous la tutelle du pouvoir central les chemins de fer, les hauts fourneaux, les fabriques de produits chimiques, les mines, les services de navigation, etc., et, sous celle du pouvoir municipal, les industries du gaz, de l’électricité, des transports en commun. Il suffira de substituer aux actionnaires et aux conseils d’administration les représentants de l’office d’État ou de l’office municipal. »

C’est aussi l’avis d’Otto Bauer, qui a été, en Autriche, secrétaire d’État au lendemain de la Révolution, puis président du comité de socialisation de l’assemblée nationale. Il indique, dans sa Marche au socialisme (1919) qu’on doit socialiser tout de suite les industries maîtresses, tandis que les industries secondaires ou qui s’exercent sur une surface déterminée seront affermées aux départements et aux communes. Celles qui ne seront pas socialisées immédiatement subiront le même sort par la suite et l’on verra à créer des unions industrielles afin de faciliter la transition. Otto Bauer était, en cela, d’accord avec Kautsky, qui a donné les mêmes définitions et établi la même nomenclature.

Mais il est évident que telle industrie, qui paraîtra moyenne dans un pays, sera grande aux yeux d’un autre. Varga, tout en insistant sur ce point qu’il faut cheminer le plus vite possible, pour briser le pouvoir économique de la bourgeoisie, rappelle qu’en Russie on a socialisé d’abord les entreprises de plus de 70 ouvriers et en Hongrie celles de plus de 20 ouvriers. Ce qui s’explique par l’importance des établissements qui fonctionnaient dans l’État russe en 1919. Il est entendu qu’en cas de révolution, on socialiserait, dans les Balkans, des usines qu’on considérerait insignifiantes aux États-Unis. Plus une industrie sera importante et plus il sera facile de la socialiser, car sa gestion dépendra, non de ceux qui la possèdent, mais de tout un personnel technique qui, en se ralliant à la révolution, lui apportera les moyens d’administrer. Quant aux ouvriers, aucune résistance ne sera à redouter de leur part, en admettant même qu’ils n’aient pas pris, le premier jour, fait et cause pour la révolution. Il n’est pas un pays au monde où ils aient protesté contre le passage de la direction privée à la direction d’État, alors même que cet État était d’essence bourgeoise et, par suite, leur offrait le maximum de garanties.

Mais la socialisation ne devra pas avoir pour effet de transférer une industrie aux mains d’une corporation ouvrière en pleine propriété. L’industrie, quelle qu’en soit la matière, devra revenir à la collectivité des travailleurs. Autrement, on pourrait voir telle ou telle corporation s’arroger des privilèges, dominer la communauté salariée et prélever sur elle des dîmes inacceptables. Il ne s’agit pas de faire don des mines aux mineurs, des chemins de fer aux cheminots, des hauts-fourneaux aux métallurgistes. Nous verrons quel rôle énorme la société nouvelle réservera aux syndicats, et dans la phase d’organisation et dans le fonctionnement normal de son activité, mais elle n’abdiquera pas une parcelle de ses droits. C’est sous son contrôle et au profit de tous que les syndicats géreront les parties du domaine socialisé qui leur seront confiées. »

. . . . . . . . . . . . . . .

« Devra-t-on ou non verser une indemnité aux personnes que la socialisation dépossédera ? » demande l’auteur de Révolution Sociale.

Paul Louis ne s’étonnera point que la question ne se pose pas pour nous, car nous croyons que le volé ne devient pas le débiteur de son voleur quand il reprend ce qui est à lui. Elle ne se pose surtout pas à nous, qui n’entrevoyons nullement une socialisation se bornant à substituer aux exploiteurs capitalistes l’État-Patron, maintenant le salariat et certains privilèges, parmi lesquels l’indemnisation des dépossédés prétendues victimes de la socialisation.

Cela suffit à démontrer l’abîme qui sépare le système de la socialisation des socialistes de celui des communistes libertaires ; ceux-ci estimeront très justement ne rien devoir à d’anciens accapareurs du bien de tous si ce n’est de les loger, de les vêtir, de les nourrir décemment, selon leurs besoins, comme tout individu de la collectivité.

Les socialistes qui ne veulent être révolutionnaires qu’à demi s’embarrassent ainsi dans bien des complications et, par des demi-mesures, arrivent à socialiser sans socialiser tout en socialisant et, considérant les possédants dépossédés comme victimes de la socialisation, ils arriveront à rétablir partiellement la propriété, les privilèges, etc…

Pour la socialisation du sol, la question sera encore plus ardue si l’on fait entrer la propriété dans la question de socialisation. Que le paysan se loge dans le village ou sur la terre qu’il cultive, libre à lui. Le principal est que la terre soit cultivée et qu’elle ne le soit pas pour un, mais pour tous ; ni par un, mais par tous. C’est, là, affaire d’administration communale.

L’accord, l’entente entre travailleurs de la terre fera tout ce qui met en harmonie l’intérêt et le bien-être de chacun avec l’intérêt et le bien-être de tous. Cela est affaire de compréhension de la situation, ainsi que de bonne volonté et de conscience droite. Les libertaires auront leur mot à dire.

En terminant le chapitre « socialisation » de son livre Révolution Sociale, Paul Louis écrit :

« Lorsque la socialisation sera achevée, lorsque l’action individuelle sera, à tous les degrés, subordonnée à l’action collective et qu’aucune parcelle de la société ne pourra plus se dresser, par ses convoitises ou son ascendant contre les autres, la révolution sociale sera réelle et totale. Son œuvre économique, qui commandera toutes les autres en les alimentant, apparaîtra complète. Le monde prolétarien aura remplacé le monde bourgeois, comme celui-ci aura remplacé le monde féodal, mais à la différence de ceux-ci, il aura anéanti la lutte des classes en abolissant l’exploitation des hommes par les hommes. »

Cela paraît très bien, au point de vue socialiste de l’auteur, Paul Louis, dont nous ne suspectons pas la sincérité, mais nous ne croyons pas que la Révolution sociale, réalisant ainsi la socialisation, aboutisse à cette heureuse conclusion de son chapitre sur la question qui nous occupe.

Il nous est donc nécessaire d’ajouter à cela comment nous concevons la socialisation libertaire, puisque nous savons comment les socialistes conçoivent la leur, aboutissant à la dictature prolétarienne, ainsi que l’accomplit, de nos jours, la mise en pratique du marxisme par la Révolution russe.


Il est bien entendu que la socialisation ne se conçoit possible que par une Révolution sociale, dont elle serait le lendemain, ou la conséquence naturelle. En effet, si humanitaire qu’on puisse être, on ne peut imaginer que la société actuelle puisse ainsi se transformer du tout au tout, autrement que par une plus ou moins forte secousse révolutionnaire. Surtout que la transformation voulue ne consiste pas à maintenir ou solidifier l’État, mais à l’anéantir pour toujours. Donc, pas d’illusion sentimentale : la violence sera une nécessité.

Le caractère que nous désirons voir prendre à la Révolution prochaine est un caractère tout négatif, destructif pour éviter qu’elle ne retombe dans les errements du passé et soit à recommencer un jour. Eh ! oui. Il faut donc qu’elle soit le « premier acte de transformation sociale » ou, si l’on préfère, « le prologue indispensable de la rénovation sociale », laquelle sera aussi profonde et juste que seront justes et profondes les idées et les intentions des travailleurs en leur œuvre d’émancipation totale.

Ainsi, pas d’équivoque. Il ne s’agit nullement d’améliorer certaines institutions du passé pour les adapter à une société nouvelle, mais il s’agit de les supprimer. Donc, suppression radicale du gouvernement, de l’armée, des tribunaux, de l’église, du commerce, de la banque, et de tout ce qui s’y rattache. Le côté positif de la Révolution consiste en la prise de possession des instruments de travail et de tout le capital par les travailleurs. Expliquons-nous : par un insigne mensonge, les ennemis du peuple ont fait croire aux paysans que la révolution voulait leur prendre leurs terres. C’est le contraire : la révolution veut prendre aux bourgeois, aux nobles, aux prêtres les terres que les paysans cultivent, pour les remettre aux paysans qui n’en ont pas. Si une terre appartient à un paysan, qu’il la cultive lui-même, la révolution n’y touchera pas et lui en garantira la possession, l’affranchissant de toute charge et lui attribuera une autre parcelle si la terre qu’il possède lui est insuffisante. Plus d’impôts ! Plus d’hypothèques sur le possesseur de la terre qui la cultive. Le paysan libre et affranchi par la révolution… et la terre aussi ! Voilà notre socialisation.

Sans décrets, sans jugements, sans force de police, sans écrits sur papiers timbrés, la révolution prendra à tous les parasites de la société les terres qu’ils possèdent et les remettra aux paysans qui les cultivent ou leur conseillera de s’en emparer, de s’établir dessus et de les considérer comme leurs propres biens. Aux paysans de s’organiser, de s’associer pour les cultiver et s’en partager les produits. Les paysans russes, à la nouvelle de la révolution et de la déclaration de leur affranchissement, n’ont pas attendu d’ordres pour s’emparer de la terre. Ils ont compris qu’il y avait quelque chose de changé et que l’ordre vrai devait régner pour eux, dans la campagne, comme il régnait, pour les ouvriers, dans les villes où ceux-ci avaient d’abord pris possession des usines.

Le paysan travaillant alors pour lui et n’étant plus exploité, c’est la chose essentielle pour qu’il comprenne la révolution. Cette grande conquête accomplie, le reste s’accomplira normalement par le perfectionnement de la SOCIALISATION, c’est-à-dire par l’étude en commun des paysans pour mettre en valeur de production les terres qui leur sont acquises soit individuellement, soit en association, soit par la mise en commun. Ce sont là questions de détails que, déjà, dans leurs congrès corporatifs, les fédérations agricoles, horticoles, viticoles, etc., ont depuis longtemps étudiées. Les rapports de ces groupements présentés à leurs congrès périodiques par des ouvriers de la terre, de toutes les régions, sont une preuve que l’organisation des paysans ne sera pas plus en retard au lendemain de la révolution que ne le sera celle des exploités de nos cités industrielles, pour mettre en marche, au profit de la collectivité, les usines, les ateliers et les chantiers où s’opéraient tous les genres d’exploitation capitaliste, sous le régime autoritaire et humiliant du patronat et du salariat.

Les unions locales et régionales, départementales et interdépartementales de syndicats divers nous donnent, actuellement, une idée bien claire de ce que l’on peut appeler les communes de producteurs. Le comité de ces unions de syndicats divers n’est pas autre chose, pour nous, en France, que nos unions fédérées.

C’est ce groupement qui donna l’Idée (nous le croyons fortement) à Lénine de l’organisation des soviets.

Lorsqu’éclata la Révolution russe, les masses ouvrières et paysannes n’y étaient pas préparées comme elles le sont en d’autres pays par le syndicalisme et la coopération ; les producteurs et les consommateurs, sous l’Empire des tsars, s’ignoraient mutuellement bien plus que partout ailleurs où il y a aussi des ouvriers et des paysans. Et cependant, animés par des socialistes habiles et des révolutionnaires ardents, sachant mettre à profit les événements formidables de l’époque, on vit alors les masses s’adapter à un idéal social de rénovation grandiose relativement à la situation où se trouvait le prolétariat russe du régime impérial. La dictature du prolétariat a pu s’établir en Russie. Ce n’est pas une raison pour qu’une Révolution sociale ne serve qu’à l’établir en d’autres pays : la France, par exemple, pour qui la révolution peut avoir d’autres buts, plus adéquats à ce que nous entendons, en tant qu’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes.

Imbus d’idées sociales de justice et d’égalité ; ayant introduit dans nos organisations le principe de la solidarité ; ayant conscience de la dignité humaine, nous ne croyons pas qu’il soit désirable comme but révolutionnaire d’aboutir à une dictature quelconque.

C’est pourquoi nous sommes contre l’État quel qu’il soit ; contre l’Autorité d’où qu’elle vienne ; contre toute Dictature, y compris celle du prolétariat. Cela est clair.

Notre système de socialisation ne peut donc pas concorder en tous points avec celui des socialistes d’État. Notre doctrine libertaire n’est pas celle qui se conforme à l’évangile marxiste : elle en est le contraire en ce qu’elle n’admet ni l’État, ni l’Autorité.


Telle que nous la concevons, la commune fédérale sera, pour la socialisation, formée de l’ensemble des travailleurs. Ceux-ci appartenant, avant la révolution, à leurs groupements divers : corporatifs, comme producteurs, ainsi qu’à leurs groupes coopératifs, comme consommateurs et autres groupes sociaux d’idées et de solidarité, savent déjà ce qu’ils veulent et, à cause de cela, ils sont, par la logique des choses, à la tête du mouvement révolutionnaire. Ce sont les événements qui aident, d’eux-mêmes, la propagande (la propagande par les faits, c’est le cas de le dire). L’effervescence du moment fait, par elle-même, le recrutement.

Tout naturellement, chacun de ces groupes a, au comité général d’action révolutionnaire, son délégué. C’est ce qu’en Russie on a appelé « le soviet ». Chaque localité importante a le sien. Ce sont, en somme, des fédérations de producteurs ; fédérations locales, départementales, régionales.

La Fédération des Bourses du Travail voyait déjà, sous l’impulsion fédéraliste que lui donna son secrétaire Fernand Pelloutier, dans chaque Bourse du Travail, l’embryon de la Commune libre des Producteurs au lendemain de la révolution. Plus tard, le successeur de Fernand Pelloutier fit adopter, par un Congrès des Bourses du Travail, la substitution des Unions locales de syndicats aux Bourses du Travail. Celles-ci devenues dangereuses à l’indépendance de l’organisation syndicale ne furent plus qu’un immeuble, une Maison du Peuple, de plus ou moins d’importance ; ainsi fut sauvegardée l’autonomie des syndicats et unions de syndicats. Le principe fédéraliste triomphait ainsi de la main-mise de l’État et des municipalités qui tendaient à enchaîner le Prolétariat. (À ce propos, sont intéressants les rapports fournis aux congrès et conférences des Bourses du Travail ou Unions de syndicats, 1901 à 1912.)

Notre union de syndicats, ou fédération, ou soviet, (c’est en somme notre commune fédérale), est constituée afin de pourvoir à tout : production, répartition, échange, consommation, etc. Bien que n’étant pas du domaine exclusif de telle ou telle corporation, mais les intéressant toutes, sont également du ressort de l’administration communale ce qu’on est convenu d’appeler les services publics. Il y a les services publics locaux, départementaux et les services publics d’une portée plus générale, plus étendue, intéressant plusieurs communes et pouvant peut-être un jour les intéresser toutes, comme, par exemple : les Travaux publics, l’Échange, l’Alimentation, la Statistique, l’Éducation, l’Assistance, la Sécurité, l’Hygiène, les Transports, etc. Tenons bien compte qu’il n’y a plus, depuis la révolution, ni gouvernement, ni État.

La socialisation que nous voulons n’est pas l’application du collectivisme d’État. Notre communisme libertaire ne peut cependant être une sorte de caricature d’un gouvernement local, ni celui d’un groupe autoritaire prétendant agir au nom de tous pour défendre ceci, ordonner cela avec absolutisme et menace, fabriquer des décrets, etc…

La commune prolétarienne doit administrer, de par la force morale d’un pacte de solidarité conclu entre tous les habitants de chaque localité, égaux en devoirs comme producteurs et, bien entendu, égaux en droits comme consommateurs. C’est la mise en pratique du droit de tous à tout par une sorte d’association de mutualité garantissant le nécessaire d’abord et l’abondance raisonnable à chacun, pour tous les besoins matériels, intellectuels et autres de la vie.

Tel se conçoit le nouveau Contrat social envisagé par le communisme libertaire. En tenant compte des richesses accumulées et non employées par tous et pour tous, par ignorance et mauvaise, injuste, stupide administration des choses, par l’abus et le gaspillage de certains produits et l’ignoble organisation sociale actuelle du régime capitaliste de la société bourgeoise, le Peuple est lésé de son bien-être. Il faut mettre ordre à tout cela administrativement.

Prenons de suite les chapitres qu’il y a urgence de mettre au point pour rendre le Peuple matériellement heureux par une socialisation intelligente et intégrale.


Travaux publics. — Tous les immeubles d’habitation sont la propriété communale.

Dès le lendemain de la révolution, chacun continue d’habiter, provisoirement, le logement qu’il occupe, à moins qu’il ne soit reconnu (par une commission spéciale), inhabitable et désigné pour la démolition d’urgence. En ce cas, les occupants des taudis et logements insalubres ou incommodes sont installés dans les logements libres dont les occupants opulents ont fui la révolution.

Aussitôt, la fédération du bâtiment, par ses syndicats rayonnant sur tout le territoire, entreprend, au nom de la communauté nationale, la construction d’immeubles ne contenant que logements sains, spacieux, confortables, pour recevoir au plus tôt les familles entassées misérablement dans les taudis infects dont les propriétaires touchaient les revenus.

Chaque commune s’occupera avec ardeur de donner satisfaction en ce sens. Les architectes de la bourgeoisie seront heureux de faire oublier les services rendus par eux aux propriétaires rapaces du régime disparu et mettront au service de la commune leurs capacités techniques, en visant au luxe collectif des immeubles nouveaux et au dernier confort modernisé, selon l’hygiène, pour chaque logement ou appartement. Chaque immeuble aura ses cours et ses jardins, l’air et la lumière, le soleil et la chaleur partout et pour tous.

Avec la construction des maisons et leur entretien, s’activeront la construction des chemins, des rues, des canalisations, des égouts, leur perfectionnement, leur propreté, leur aération, leur arrosage. De l’eau, encore de l’eau, toujours de l’eau ! De l’eau claire, saine en abondance pour la boisson, la cuisine, la propreté.

La socialisation que nous voulons n’admet pas la demi-mesure en ce qui concerne les choses essentielles à la vie. Ce ne sont pas de dérisoires réformes, de ridicules améliorations d’hygiène, d’intéressées institutions de bienfaisance servant de réclame à des candidats de toutes nuances. Non, c’est un minimum superbe et durable de bien-être pour tous, dans l’habitation aussi bien que dans la ville. De l’eau, de l’électricité partout et pour tous les citoyens égaux. Ce n’est pas la charité qui doit opérer, mais la solidarité pour la satisfaction entière des besoins essentiels de l’existence. Que de choses il y aurait à dire encore ! Mais espérons qu’on saura faire plus qu’on ne pourrait dire. Volonté, ténacité, telles seront les qualités dominantes des révolutionnaires en œuvre de rénovation et d’intelligente socialisation.

Échange. — Peut-être sera-t-il nécessaire, pour suppléer à ce que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de commerce et pour s’appliquer à réaliser dans un sens salutaire ce qui fut glorifié par la bourgeoisie dans son sens odieux et néfaste (le mercantilisme, l’accaparement, l’agio) d’établir, dans chaque commune, un comptoir d’échange. Cela fait partie du rouage économique. Il serait trop long d’expliquer en détail le mécanisme de l’échange, qui sera certainement une simplification honnête et claire du commerce actuel.

Par exemple, les associations de travailleurs, ainsi que les producteurs individuels (d’ailleurs très rares) déposeront leurs produits au comptoir d’échange établi dans chaque commune fédérée. Fixée d’avance par une convention entre fédérations corporatives régionales et les différentes communes, la valeur de ces divers produits aura été évaluée au moyen des données que fournira la statistique. Le comptoir d’échange remettra aux producteurs des bons d’échange représentant la valeur de leurs produits. Ces bons d’échange auront la faculté de circuler dans toute l’étendue du territoire de la fédération des communes.

C’est au comptoir d’échange que les travailleurs qui produisent, par leur travail, des choses non transportables, comme des édifices d’habitation, de plaisance ou d’utilité dans les rues, places, jardins, squares, parcs, etc., feront enregistrer leurs divers travaux estimés d’avance et ils en recevront la valeur en bons d’échange. Les travaux qui consistent en services rendus, en entretiens de choses diverses, en ornementations ou réparations de choses publiques seront également tarifiés d’avance et payés en bons d’échange.

Le comptoir d’échange a aussi pour fonction de recevoir des produits, de les échanger contre d’autres produits avec d’autres communes. (Ce ne sont, positivement, que des hypothèses).

Enfin, nos coopératives actuelles sont toutes désignées pour établir facilement le bon ordre dans cette branche de vitalité sociale. Et ceci rentre dans les rouages de l’harmonie qui existera entre la production, la consommation, la répartition, l’échange. Les grands magasins sont un exemple de possibilités de circulation des marchandises avec, en moins, la complication de faire des bénéfices malhonnêtes dont le producteur est d’abord la victime et le devient encore une fois comme consommateur, puisque, de toutes les façons, sous le régime actuel, reste terriblement vrai le jugement approfondi, mais irréfutable de Proudhon : « Le commerce, c’est le vol ». Le système d’échange ainsi compris n’est qu’une opinion émise sur ce qui se pourra faire après la Révolution pour la répartition des produits et l’évaluation du travail et sa rémunération par le comptoir d’échange. Mais il y a, sans doute, d’autres méthodes plus neuves et plus pratiques dont la société actuelle nous donne l’enseignement par ce qu’il faut imiter d’elle et surtout par ce qu’il faut ne pas imiter. La socialisation fera mieux.


Alimentation. — Ce que nous venons de dire de l’organisation du comptoir d’échange s’applique à tous les produits et particulièrement à ceux de l’alimentation. Mais, là encore, c’est la coopérative de consommation qui nous servira d’indication. On y est « à la page », dans la société actuelle, pour remédier à bien des choses scandaleuses inhérentes au petit et au gros commerce. À plus forte raison, l’action coopérative s’exercera-t-elle dans le milieu social transformé.

Si tous les producteurs avaient compris l’utilité, pour eux, d’être coopérateurs, comme ils ont à peu près compris la nécessité d’être syndicalistes, la coopération eût pu faire beaucoup plus et beaucoup mieux qu’elle n’a fait. Mais, les uns par négligence, par veulerie, ne se donnent pas la peine d’adhérer à ce qui est de leur intérêt immédiat. Ils dédaignent les arguments du militant coopérateur qui sollicite leur concours, leur initiative, leur solidarité et leur responsabilité ! C’est trop de faire par soi-même et pour soi-même. Il est plus facile de protester contre la vie chère et de compter sur ses candidats et sur ses élus, que de faire ses affaires soi-même. Cependant, il était de toute logique sociale de se défendre de l’exploiteur et de préparer sa disparition au syndicat et de s’affranchir des mercantis et des saboteurs d’aliments en devenant coopérateur. Le salariat est la dernière forme de l’esclavage, mais la mentalité d’esclave de beaucoup de travailleurs est bien la cause de sa durée. Le voleur commerçant peut continuer son métier, il est considéré, protégé et ceux qu’il vole et empoisonne continuent d’augmenter quand même sa clientèle plutôt que de s’associer avec d’autres volés pour faire venir directement du producteur la marchandise indispensable à sa vie et participer ainsi à la répartition à meilleur prix, à meilleure qualité, au contrôle et à l’avantage du consommateur coopérateur. De plus, c’est à la coopérative que se fait aussi l’enseignement et que s’acquiert l’expérience de l’administration des choses, si imparfaite que puisse être la coopérative de consommation. D’ailleurs, on est toujours mal venu de dire qu’une institution d’essence prolétarienne est mauvaise, quand, stupidement, on la dédaigne et qu’on ne fait rien pour contribuer à sa bonne marche, à son amélioration. Ce ne sont pas ceux-là qui favoriseront la révolution. Ils la subiront et en profiteront.

Toutes les denrées alimentaires : boulangerie, boucherie, fruits, légumes, boissons, denrées coloniales sont abandonnées à l’industrie privée et à la spéculation qui, par des fraudes et falsifications, s’enrichissent sans vergogne aux dépens du consommateur. La société nouvelle aura pour devoir de substituer à pareil état de choses le service communal public pour tout ce qui concerne la distribution des produits alimentaires de première nécessité, ou de laisser aux coopératives de consommation composées de travailleurs, sous une forme adéquate aux idées nouvelles, le soin d’organiser, selon les besoins sociaux nouveaux, la répartition équitable des marchandises en très bon état, en parfaite qualité, à tous les consommateurs, suivant la méthode admise par la commune.

Il est probable que la commune se dispensera de l’acquisition de certaines branches de la production proprement dite qu’il sera peut-être utile de laisser entre les mains de producteurs associés. En ce qui concerne le pain, la production consiste en la culture et la récolte du blé. Le laboureur qui a semé et récolté le grain l’apporte au comptoir d’échange : là s’arrête la fonction du producteur. Mais la réduction du blé en farine, puis la transformation de la farine en pain, ce n’est plus de la production : c’est un travail, c’est un métier, mais c’est un emploi, analogue à beaucoup d’autres, consistant à mettre un produit alimentaire : le blé, à la portée des consommateurs. Il en est de même pour la viande : le paysan élève et nourrit le bétail, puis, quand il l’a rendu propre à la consommation, il l’amène au comptoir d’échange. Le boucher fait le reste. Sa fonction est aussi analogue à celle, non pas d’un producteur, mais d’un intermédiaire entre le producteur et le consommateur. De même, encore pour le vin : le producteur est le vigneron qui l’apporte au comptoir d’échange, ensuite, ce ne sont plus des producteurs, mais des intermédiaires qui le préparent et le distribuent aux consommateurs.

Aussi, est-il logique de faire entrer ces diverses branches de l’alimentation dans les attributions de la commune. En conséquence, le blé, dans les magasins communaux, sera réduit en farine au moulin communal ou intercommunal, la farine transformée en pain dans les boulangeries communales et le pain livré par la commune aux consommateurs. De même pour la boucherie : abattoirs et boucheries de la commune. Pour les vins : caves communales, etc. Les autres denrées alimentaires seront conservées dans les magasins, prêtes à être livrées par la commune aux consommateurs qui viendront les chercher ou qui en commanderont livraison.

Ce ne sont encore que des hypothèses, car il y aura des perfectionnements que le progrès et la nécessité commanderont et que n’entraveront ni la concurrence, ni les privilèges.

Une fois de plus, les coopératives seront utiles à la parfaite socialisation en tout et pour tout.


Statistique. — Inutile d’insister ici sur les avantages d’une organisation socialisée de la statistique, qui fournira à tous et sur tout les renseignements utiles donnés par la commission communale de statistique. Elle sera copieusement alimentée par les diverses corporations et associations de producteurs sur le nombre de travailleurs occupés dans chaque branche de l’industrie, sur la production accomplie et sur les hausses et les baisses de produits, selon la quantité de matières premières fournies. Ce sera le baromètre de toute la production générale ou partielle, mise en balance avec les besoins de la consommation. On saura s’il y a lieu d’augmenter ou d’abaisser la production. On saura qu’il faut l’accroître ici et la réduire là. De cette façon, pour ne pas augmenter la fatigue des ouvriers de telle localité, on adjoindra à ceux-ci les ouvriers disponibles de telle autre localité où se peut diminuer la production. C’est avec la statistique que se pourra parfaire, au mieux des intérêts de la commune, la socialisation toujours en cours jusqu’à l’harmonie complète des communes fédérales, constituant le nouveau régime de bien-être et de liberté des travailleurs émancipés par la Révolution sociale également toujours en cours de perfection, visant au mieux-être définitif.

La statistique suppléera à toutes les paperasseries, multiples jusqu’à l’extravagance, qu’accumulaient les archives bourgeoises. L’état civil ne fonctionnera plus solennellement et bêtement comme autrefois : naissances et décès seront seuls enregistrés ; mais les mariages n’existeront plus, car, dans une société libre, l’union volontaire de l’homme et de la femme ne sera plus acte officiel mais acte absolument privé entre amants : cela ne regardera qu’eux ; seuls, les enfants nouveau-nés seront enregistrés, si cela est nécessaire, avec les noms de leur père et mère, à moins que la société nouvelle ne prenne soin d’eux dans des conditions tout à fait louables et dignes d’une société de travailleurs heureux, libres, fiers et pacifistes n’aimant que le travail et la vie rendue belle et bonne.

La statistique s’occupera de la santé publique et consignera toutes les observations scientifiques utiles à tous.


Éducation. — Sur un tel sujet, la socialisation devra d’abord considérer l’entretien des enfants. Leur nourriture et leur éducation sont abusivement, et par préjugé, à la charge des parents qui ne sont pas toujours à même de remplir une telle charge. C’est, d’ailleurs, en s’appuyant sur un principe faux — qui a toujours fait considérer l’enfant comme une propriété, — la propriété des parents. Il y eut le patriarcat où le père avait droit de vie ou de mort sur chacun de ses enfants. Vienne le matriarcat et la mère sera propriétaire, seule, de ses enfants. Or, l’enfant ne doit être la propriété de personne : il s’appartient à lui-même et, ne pouvant d’abord se protéger lui-même, cela paraît juste qu’il soit laissé à l’amour de ses parents quand ceux-ci peuvent pourvoir entièrement à ses soins. Mais il est inique de voir l’enfant laissé à des parents malheureux et augmentant leur misère et devenir lui-même malheureux dès sa naissance parce que la loi le veut ainsi.

La socialisation a pour premier devoir de protéger l’enfant et de lui assurer la garantie de ne rien manquer de ce qui est nécessaire matériellement et moralement à son libre développement.

La société doit pourvoir à tout pour l’enfant : son entretien, son éducation, son apprentissage, son instruction ; même son épanouissement de jeunesse doit être un sujet de soins et de sollicitude pour la société qui tient à faire de lui un homme fier et digne, un travailleur intelligent et consciencieux, redevable à la communauté sociale de ce qu’il aura été et de ce qu’il peut devenir.

Voilà ce que la socialisation doit faire.

Il y a toute une méthode d’éducation de l’enfant qu’il serait trop long de développer ici, d’autant qu’on peut se reporter à chaque mot intéressant, contenu en cette Encyclopédie, comportant l’étude et le développement qu’il convient. (Voir École, Éducation, Ruche, etc…).

Mettre l’entretien matériel, intellectuel et moral de l’enfant à la charge de la société, ce n’est pas comme l’ont prétendu certains réactionnaires « détruire la famille », c’est au contraire l’améliorer et fortifier la société et garantir la personnalité de l’enfant. Avant tout, l’enfant ne doit pas être une chose, mais quelqu’un qui n’appartienne qu’à lui-même. L’éducation doit être ainsi comprise par la socialisation.


Assistance. — Il ne s’agit pas, on le pense bien, d’œuvres de charité publique ou privée, mais d’institutions au moyen desquelles la société nouvelle s’acquittera des dettes de la société ancienne, réparera ses fautes envers les indigents, les malheureux, les tarés moraux et physiques, les infirmes, les mutilés, les estropiés, en un mot, tous les êtres victimes de la société bourgeoise, hypocrite, égoïste et brutale. Assurer l’existence, le bien-être, l’entretien des enfants, des malades, des vieillards. Rendre à tous la vie douce et supportable en faisant à tout jamais disparaître les causes de ces mauvais effets. Il va de soi que pour l’établissement de ces institutions, les communes ne négligeront ni leurs initiatives, ni leur activité. Elles se prêteront mutuellement appui pour réaliser partout le mieux possible.

De même que l’enfance a droit au soutien permanent, à l’éducation, à la sollicitude éclairée de la commune, de même ont droit aux soins, à tous les soins, les incapables de tout travail, les malades et les vieillards des deux sexes.

Il est certain qu’en cette rénovation sociale, le sort de la femme de tout âge réalisera la conception la plus haute, la plus fraternelle de la solidarité, magnifiera la femme et lui assurera pour toute la vie en toutes circonstances son droit au bonheur, comme son droit à l’amour en toute liberté ! La société, d’ailleurs en retirera tout le bénéfice, puisque la femme sera la cause même du plein épanouissement du bonheur et de la liberté pour tous. Elle sera le symbole vivant de l’apaisement social, de la félicité humaine.


Hygiène. — Le bon fonctionnement des services publics étant indispensable au maintien de la santé de tous les membres de la commune, celle-ci s’appliquera à ce que tous les citoyens libres de la commune puissent facilement participer à tous les avantages des services mis à leur disposition, sans aucune autre obligation de leur part que de veiller à leur entretien et à leur bon fonctionnement, en toute intelligence et en toute conscience. Pour des hommes libres, cela va de soi. Mais il se peut qu’il y ait, par ci, par là, des négligences, des gamineries individuelles portant préjudice à la collectivité. Une aimable observation doit alors suffire, car les sanctions sont abolies. On fait appel à la raison en tout et pour tout, dans une société libre qui doit ignorer la crainte ; les châtiments, les menaces et même les humiliations n’ont plus cours.

La fonction principale de l’hygiène est de prévenir la maladie, d’éviter ses causes aussi bien au point de vue personnel qu’au point de vue collectif.

Cette question d’hygiène a une grande importance dans la socialisation. Bien souvent, elle se greffera sur les questions de travaux publics et d’éducation. Les habitudes de propreté font partie de l’éducation. Les buanderies communales, les piscines communales s’y enchaînent également. La natation fait partie de l’éducation comme le blanchissage fait partie des travaux publics. Car ce n’est pas au siècle où nous sommes qu’on ne profiterait pas des avantages merveilleux du progrès, dans le machinisme et l’outillage, pour cesser de nettoyer, laver, cuisiner, jardiner de façon primitive.

Avec la socialisation, ce qu’une commune n’aurait pas, sa voisine l’aurait et les services intercommunaux seraient habituels et preuves de sympathie mutuelle dans les communes fédérales.

En dehors de tous préjugés, la commission d’hygiène de concert avec celle des travaux publics, nous l’avons dit, s’occupera de la distribution équitable, abondante si possible, de l’eau potable assainie par les stérilisateurs les plus salutairement perfectionnés.

Cette commission d’hygiène s’occupera (toujours avec la commission des travaux publics), des abattoirs, des égouts, de l’incinération (qui, peu à peu, se généralisera) et des cimetières qui resteront encore en certaines communes (où les préjugés n’auront pas complètement disparu), car on laissera la liberté sur ce point là, en attendant que se meure d’elle-même la religion des morts… En vérité, tout cela est réalisable et l’avenir est radieux.


Sécurité. — La commune assurant à tous ses habitants la sécurité de leur personne, des mesures seront prises pour les protéger comme le sont les bâtiments, édifices, parcs, jardins, squares, etc., contre toutes déprédations possibles et tous accidents. Les causes de violence contre les personnes et les meubles et immeubles n’existant plus, s’il surgissait, par hasard, quelque fou, le plus accéléré des secours aurait vite paré au danger en maîtrisant doucement, mais sûrement, le malade et le confiant, inoffensif, aux bons soins, dévoués et expérimentés de médecins spécialistes dans un asile modèle de confort et d’humanité.

Police et tribunaux seront transférés au grenier communal des antiquités sociales. Les chômeurs de cette catégorie se rallieront à la révolution.


Transports. — Pour l’utile et l’agréable, ce que la commune ne pourra pas instituer, débordée par l’urgence d’institutions nouvelles et le perfectionnement incessant des œuvres d’utilité sociale, des groupements spéciaux, de libres initiatives y suppléeront avec plaisir et entrain. Comme des champignons délicieux poussent autour d’un tronc d’arbre superbe et puissant, on verra naître de multiples groupements de jeunes gens et jeunes filles ayant comme but de se distraire, de s’instruire, de s’entr’aider, de s’aimer et de s’entraîner, en une belle émulation, à rendre leur vie plus belle par les arts et les sciences, les études, les excursions, les conférences. Les uns, selon l’âge, apportant leur expérience, les autres leur enthousiasme, leur désir de plaire, portant partout et en tout fraîcheur et jeunesse. Les moyens de transport seront mis à leur disposition quand il y aura du matériel disponible et ils se déplaceront très souvent pour échanger partout leurs sentiments de sociabilité, de gaîté, d’amour du beau et du bien. En quelque sorte, les moyens de transport seront utilisés à porter vers les coins les plus retirés les bienfaits obtenus par la socialisation. Ils enseigneront partout les beautés du communisme libertaire et susciteront le désir de le connaître et de l’appliquer chez ceux qui l’ignoreront.

C’est un sentiment de progrès qui régnera dans le monde. La commune mettra à la disposition des groupes d’initiatives non seulement les moyens de transport mais encore des locaux, des moyens de publicité, des matériaux et tout l’outillage nécessaire pour les plus sérieuses expériences, pour les plus vastes entreprises. Ainsi, en marge de la vie collective, en dehors des quelques heures quotidiennes consacrées au travail commun, voilà ouvertes, aux jeunes surtout, les grandes voies du progrès matériel, intellectuel, artistique, scientifique d’un avenir longtemps cherché, désiré.

On ne parle plus de propriétaires ni de propriétés. La propriété est sociale. On ne parle plus de patronat ni de salariat : les associations ouvrières, librement, ont organisé le travail. Elles l’ont rendu agréable, délassant, salutaire, d’accomplissement aisé, attrayant, nécessaire. Nul ne s’y soustrait. Pour la production et pour la consommation, toutes les formes de coopération sont utilisées, après discussion, par le groupe de socialisation qui est vraiment le groupe de la coopération des Idées.


Et la révolution est faite ! Et sans exagération optimiste, car la socialisation est accomplie.

Toutefois, on ne cesse de faire encore, dans toutes les communes fédérées, une guerre à mort aux préjugés dont l’ancienne organisation sociale a infecté le monde ! Mais il n’y a, parmi les humains, ni morts ni blessés. Une à une, s’effondrent sous le raisonnement, par l’éloquence des sincères et leurs arguments persuasifs, toutes les stupidités, toutes les idées néfastes, conservatrices de traditions mauvaises et d’institutions dangereuses et surannées !

C’est vers l’avenir, c’est vers la vie que tendent les volontés, les cerveaux et les cœurs. On sait maintenant que le Bien-Être et la Liberté ne sont acquis que par l’énergie des conquérants, par leur union dans l’action, par leur entente et leur solidarité !


Nous avons suffisamment exposé notre façon de comprendre la révolution au moment précis de la socialisation.

Revenons à nous. L’avenir entrevu sera peut-être beaucoup mieux encore dans la réalité. Ce que nous voulons, nous le savons. C’est pourquoi il nous faut maintenant revenir au présent et travailler en conséquence pour notre Idéal de société communiste, fédérale, libertaire. Continuons notre lutte en faveur de toute idée, de toute action où se trouvent des promesses d’avenir. Disons-le et prouvons-le : une société libertaire peut s’établir dans le monde et vivre sans exploitation, sans autorité, sans gouvernement, sans État, sans dictature, par l’entente libre des producteurs-consommateurs. C’est peut-être demain la révolution et, après-demain, la socialisation et notre idéal réalisé. — Georges Yvetot.