Encyclopédie anarchiste/Soldat - Solidarité
SOLDAT n. m. (de l’italien soldato). Milit. Militaire qui touche une solde payée régulièrement par le prince ou par le pays qu’il sert.
— Simple soldat. Militaire non gradé : c’est un militaire de 3° catégorie, puisqu’il y a : officiers, sous-officiers et soldats pour composer une armée.
Plus un officier a de galons, plus il s’éloigne du soldat, ayant sur lui d’autant plus d’autorité et de solde importante avec plus d’honneur et moins de risques. Le soldat touche une solde ridicule, mais il est abrité, vêtu, nourri et couché. Tout cela pour une besogne stupide dans son exercice, criminelle dans ses intentions, infâme par son accomplissement et son but.
N’est pas soldat qui veut : un infirme, un idiot, un malingre, un trop faible d’esprit ou de corps est exempté définitivement. Il faut convenir que les majors peu scrupuleux examinent, auscultent, palpent la chair des hommes de vingt ans, obligatoirement tenus de se présenter à jour et à heure fixes, pour ce qu’on appelle le conseil de révision. Tous les conscrits ont de fortes chances d’être reconnus bons pour le service, surtout s’il y a nécessité de chair à canon pour défendre des intérêts qui ne les touchent aucunement s’ils ne sont capitalistes ou fils de capitalistes. S’il a la naïveté, le pauvre soldat, de croire qu’il est appelé à se battre pour un idéal ou pour une raison plus ou moins admissible, à moins d’être un crétin, il verra vite qu’il n’en est rien et qu’il est tragiquement dupe. Mais s’il est soldat, il n’est plus un homme ; il est un numéro matricule, une machine à obéir, une machine à tuer son semblable. Un moment, il voit, en face de lui, ayant subi le même ignoble dressage que lui, un autre homme ; cet homme qu’il ne connaît pas, qu’il n’a jamais vu ni connu, c’est l’ennemi. Il lui ressemble, pourtant, comme un frère, c’est un homme comme lui ; non, c’est un soldat comme lui. Et c’est à qui, dans ce face à face des deux soldats, tuera l’autre ! C’est pour cela que l’un et l’autre ont été faits soldats. Ce n’est. même pas aussi simple ; le duel ainsi décrit, n’existe que par le hasard de la guerre. Les circonstances qui mettent en présence un homme contre un autre homme, sont très rares. En effet, ce serait dangereux, peut-être, si ces deux hommes n’étaient pas aussi complètement soldats que le veulent ceux qui, à l’abri, les ont envoyés l’un contre l’autre ; il se pourrait que ces deux soldats se reconnussent comme hommes, victimes tous deux d’une machination atroce et qu’ils fraternisassent, comme cela s’est vu plus souvent qu’on ne croit, malgré le soin pris pour étouffer de si mauvais exemples, susceptibles d’être contagieux. Aussi, la guerre, ce n’est pas la lutte corps à corps et c’est tout à fait rarement le duel d’homme à homme ; c’est, au contraire, la tuerie aveugle, en groupe ; c’est le massacre acharné, sauvage de brutes affolées, en furie comme des bêtes, ce sont des fous en bandes excitées, entraînées, ivres de haine et ivres d’alcool. Il faut cela, parait-il, pour être de parfaits assassins, stupides, féroces, lâches, cruels et surtout inconscients ; en un mot, pour être de bons soldats, des héros, tuant ou se faisant tuer glorieusement ainsi que le proclament les profiteurs de toutes sortes auxquelles les guerres entre nations et les guerres coloniales procurent avancement, décorations et bénéfices.
Il n’y a, pour nous, qu’une guerre admissible, c’est la guerre civile. Là, il ne faut pas des soldats, mais des hommes. C’est indispensable pour accoucher par le fer une société grosse de transformation sociale. Quant aux malheureux enfants du peuple qui, par hasard, sont soldats de force à un tel moment, ils ont l’occasion de redevenir subitement des hommes en aidant leurs frères civils à faire la Révolution.
C’est d’ailleurs ainsi que peut réussir une Révolution ; les événements sociaux nous le prouvent ; les faits historiques de toute nation et de toute époque qui se sont produits en vue d’une transformation politique et sociale ne l’ont pas été autrement, on le sait. La Bourgeoisie qui a tout à perdre veut tout conserver. Pour cela, elle est prête à tout.
Enfin, chacun selon la loi, doit, en France, servir la patrie, et, s’il est besoin, mourir pour elle. Autrefois, le soldat de métier, changeait facilement de patrie, suivant la solde qui lui était offerte. Les chefs se ménageaient de leur mieux, et en avaient pour l’argent qu’ils consacraient à former et à payer des soldats qu’ils remplaçaient par d’autres quand ils disparaissaient, changeaient de camp ou se faisaient tuer. Le chef ou seigneur en avait pour ce qu’il payait. Il en usait selon ses moyens, pour Dieu, pour la Patrie, pour le Roi !… et aussi pour lui-même.
Depuis la Révolution française, on a changé tout cela. Puis, est venu un vrai de vrai, parmi les soldats : Napoléon, le Corse aux cheveux plats. Il mit sous sa botte le peuple qui avait pris la Bastille et renversé la Monarchie. Il conduisit par le sabre des soldats en haillons auxquels il fit voir du pays et qu’il gorgea de gloire et de sang. Ce fut le soldat triomphant de l’épopée impériale auquel nous devons la funeste prospérité du Militarisme et la renommée du soldat.
Les guerres ont, depuis, pris leur large place dans le monde. C’est une vaste et bonne affaire internationale, dont les Peuples font tous les frais. Inutile d’en parler encore ici. Nous sortons d’en prendre. La guerre mondiale fut, de 1914 à 1918, une hécatombe horrible de soldats. La prochaine ne se contentera pas de soldats : elle voudra tout ce qui vit.
Si l’on peut entendre par soldat, celui qui embrasse la défense de quelqu’un ou de quelque chose : les soldats de l’idée, on peut dire que les insoumis, les déserteurs, les réfractaires au métier de soldat sont de rudes et valeureux soldats quand on songe à ce qu’ils risquent en tout temps, de souffrances physiques et morales pour échapper à l’exécrable obligation du service militaire.
Mais que dire de l’admirable énergie des objecteurs de conscience qui refusent de se plier à tout ce qui leur est commandé par l’usage, par la loi, par ce que les intéressés appellent le devoir. Ceux là qui, consciemment, énergiquement, stoïquement, refusent de toucher une arme, sont de véritable héros. Ceux-là sont des soldats de l’Idée. (Voir Conscience, Objection, Paix).
Ces soldats de résistance au Mal, ces convaincus, ces héros, ces martyrs sont des hommes !
Ils ne veulent tuer personne : ils veulent tuer la guerre ! — Georges Yvetot.
SOLEIL n. m. Le Soleil, Phébus, la divinité des Anciens, l’Astre du jour qui fait mûrir le blé, la vigne, les fruits, le dispensateur de la Vie et du Bonheur sur les mondes qu’il éclaire et réchauffe de ses rayons est, non pas la boule de feu qu’il semble être, mais un globe qui n’est ni solide, ni liquide ni gazeux dans le sens que nous attribuons généralement à ces mots, car les gaz qui le composent sont condensés dans une condition de physique absolument inconnue par nous, leurs poids n’étant, en moyenne, à volume égal, que 4 fois moins lourd que les substances terrestres et la pesanteur à sa surface solaire 27 fois 1/2 plus forte qu’à la surface de notre planète.
Le bolomètre nous a permis de mesurer la température qui règne à la surface de l’astre du jour. Elle est de 6.000 degrés et celle au centre du globe de 40 millions de degrés.
Il en est également ainsi des autres soleils de l’espace. On estime leur température centrale à 40 millions de degrés. A la surface, la température des étoiles blanches-bleuâtres comme Sirius et Véga, est de 12.000, des jaunes, type Capella, Arcturus, notre Soleil, 6.000 degrés et les rouges 3.000 degrés.
Le Soleil tourne de l’Ouest à l’Est, autour de son axe, en 25 jours 4 heures, en entraînant avec lui, à raison d’une vitesse de 20 kilomètres par seconde tout notre système planétaire, sept cents fois plus léger que lui, vers Véga dans la direction de l’amas stellaire, qui est situé dans la constellation d’Hercule. Selon toutes les probabilités, notre Soleil, ainsi que la plupart des étoiles de première grandeur, ses voisines, graviteraient dans des périodes de plusieurs millions d’années autour de cet amas stellaire.
Les proportions du Soleil sont colossales. Son diamètre est environ 109 fois aussi long que le diamètre équatorial de la Terre, qui mesure 12.742 kilomètres. La superficie de l’astre du jour est 12.000 fois plus grande, son volume près de 1.300.000 plus gros et son poids 324.439 fois plus lourd que ceux de notre planète. Le poids de notre Terre étant de 5 septillions 875 sextillions de kilogrammes, celui du Soleil est conséquemment de 1 nonillion 900 octillions de kilogrammes, ce qui s’écrit par trente-un chiffres.
Comme proportion, notre Terre est à la planète Jupiter ce que cette dernière est au Soleil.
Pour faciliter le calcul et l’orientation de nos lecteurs à travers les astres, nous nous permettrons de leur donner l’indication suivante :
Le rapport de la circonférence au diamètre est = 3.145.
La surface de la sphère est égale à son diamètre multiplié par la circonférence d’un grand cercle.
Le volume total de la sphère s’obtient en multipliant la surface par le tiers du rayon.
Les surfaces des sphères sont entre elles comme les carrés de leurs rayons.
Leurs volumes sont entre eux comme les cubes de ce même rayon.
Surface de la Terre : 510.082.700 kilomètres carré.
Volume de la Terre : 1.083.250.000.000 kilomètres cubes.
Rayon de la Terre : 6.371 kil. 107 mètres.
Diamètre de la Terre : 12.742 kil. 214 mètres.
La distance moyenne qui nous sépare du Soleil est de 149.500.000 kilomètres. On peut facilement calculer cette distance depuis que Olaf Roenner découvrit, en 1675, la rapidité du rayon lumineux qui est de 300.000 kilomètres par seconde et qui fut découverte par le célèbre Danois en examinant les éclipses des satellites de Jupiter. Il constata qu’il y a 16’26 de différence entre les moments où elles arrivent selon que Jupiter se trouve du même côté du Soleil que la Terre ou qu’il se trouve du côté opposé. Il suit de cette constatation que la lumière emploie 16’26 » pour traverser le diamètre de l’orbite terrestre et conséquemment 8’13 pour venir du Soleil.
Notre Soleil, qui ne nous envoie que la deux-milliardième partie de la lumière et de la chaleur rayonnées par lui dans l’espace et dont la force dépensée par lui, sur la surface de notre planète, équivaut à 218 trillions de chevaux-vapeur, appartient, avec Capella, Acturnus, Procyon, et la plupart des étoiles de deuxième grandeur, aux astres qui traversent la troisième période de la vie stellaire ascendante.
Ces astres se font remarquer par l’altération que subit l’intensité de leur lumière, due à un commencement de refroidissement de leur surface.
Ce refroidissement est caractérisé par la formation de taches ou cavités remplies de vapeurs transparentes, qui parviennent de grands bouleversements que produisent des soulèvements et des dépressions de la photosphère. Ces taches sont généralement environnées de facules ou régions très brillantes, qui forment autour d’elles une sorte de bourrelet saillant et ultra lumineux.
Les taches solaires qui font partie intégrante de l’astre du jour et dont la température inférieure à celle de la surface lumineuse ou photosphère, voyagent autour du Soleil dans le même sens que la révolution annuelle de la Terre et que le cours de toutes les planètes. Leur rotation s’effectue auprès de l’équateur solaire environ en 25 jours et en 28 entre le 45 et 50 parallèle boréal et austral. Aux pôles elles ne se voient jamais.
Ces taches se forment lentement ou assez subitement et sont toujours précédées par une grande agitation dans la photosphère, qui se manifeste par des facules très brillantes donnant naissance à un ou plusieurs pores qui se transforment en une large ouverture. Les taches peuvent durer de quelques jours à plusieurs mois et atteindre plus de 100.000 kilomètres de diamètre. Elles nous envoient environ 54 % moins de chaleur qu’une partie d’égale grandeur de la photosphère sans tache.
Le nombre des taches, des éruptions et des tempêtes solaires arrive environ tous les 11 ans à son maximum ; puis, ce nombre diminue pendant 7 ans 1/2 et emploie ensuite 3, 6 ans pour remonter de nouveau à son maximum. Mais cette période de 11,1 ans varie elle-même et peut se raccourcir à 9 et s’étendre parfois au delà de 12 ans. Tous les 34 et 35 ans, il y a une période maxima pour les taches.
N’y aurait-il pas des éruptions énormes dans le Soleil tous les cent ou deux cent mille ans et qui auraient occasionné les périodes glacières encore inexpliquées ?
Il est à noter que la période de décroissance des taches est plus longue que la période d’accroissement et que la même chose arrive également pour le reflux et le flux de la mer.
Ces périodes undécennales dues probablement à l’influence des planètes correspondent avec les aurores boréales et avec les oscillations de la boussole et cela, fait digne d’attention, de telle façon que le maximum d’oscillations coïncide avec le maximum de taches, et le minimum avec le minimum.
Une grande partie de la surface du Soleil est granulée, véritables vagues ou montagnes de gaz incandescents qui peuvent atteindre et dépasser mille kilomètres de diamètre.
De cette photosphère s’élève l’atmosphère solaire ou sa chromosphère, qui n’est visible, comme la Couronne, que pendant les éclipses totales du Soleil.
La chromosphère est une nappe de « feu » de 10 à 15.000 kilomètres d’épaisseur, qui se projette en protubérances, sorte de flammes roses, à plus de 300 à 400.000 kilomètres vers les cieux.
Au dessus de la chromosphère, il y a la Couronne, qui environne le Soleil à une hauteur de 500.000 kilomètres, et qui n’est probablement qu’un simple phénomène électrique de l’astre radieux…
La spectroscopie ou l’analyse spectrale n’a pas seulement permis de déterminer la composition chimique du Soleil, mais elle est encore la grande révélation scientifique du XIXe siècle, qui a prouvé l’unité constitutive de l’Univers.
Les étoiles ou soleils naissent tous de condensations de nébuleuses, dont l’origine doit être cherchée dans l’éther intersidéral, berceau et tombe des mondes et des univers.
Le grand mérite de Flammarion, malgré sa faiblesse spirite, a été dans la vulgarisation précise, nette, des données scientifiques. Le défaut des astronomes anglais de la nouvelle école, tels Eddington et Cie, est, grâce à leur spiritualisme, le manque de clarté.
Ils brossent un tableau, qui rend confuse la discussion sur les étoiles dites géantes et naines.
Il n’y a, à vrai dire, pas d’étoiles géantes, et d’étoiles naines. Ce sont les mêmes étoiles, alternativement énormes ou petites, diffuses ou condensées, selon leur âge.
Les étoiles jeunes sont grandes et diffuses, telle Bételgueuse, dans la constellation de l’Orion. Elle pèse 1.000 fois moins que l’air et son volume égale 50 millions de fois celui de notre soleil, tandis que sa masse ne vaudrait que 35 fois celle de l’astre du jour. Dans quelques centaines de millions d’années, Bételgueuse sera égale à 35 fois la dimension de notre Soleil actuel.
A stade égal d’évolution, les étoiles, entre elles, varient, en moyenne, dans la proportion de 1 à 5 et leur vie autonome, depuis qu’elles se sont dégagées de leur primitive nébuleuse — le brouillard stellaire du grand Herschel — jusqu’à leur mort ou dissolution dans l’éther, ce prétendu vide entre les mondes — ne saurait dépasser 15 trillions d’années et ne doit généralement guère atteindre plus que quelques centaines de milliards d’années.
Dans cette hypothèse plausible, notre habitat terrestre vivrait, depuis sa sortie des entrailles ignées du Soleil jusqu’à son émiettement dans l’espace, à peine quelques milliards d’années terrestres.
Le monde Einsteinien, dans lequel on perd souvent pied, comme dans la trop profonde philosophie allemande, est, malgré ses apparences, un diminutif de l’Univers, parce que limité à une sphère dont le diamètre est de 300 millions et la périphérie de un milliard d’années de lumière. Ce monde serait composé d’un million de voies lactées analogues à la nôtre, dont le diamètre est de 220.000 années de lumière.
Il y aurait dans notre Voie lactée trois milliards de soleils et, dans l’Univers d’Einstein, avec ses 2 millions de voies lactées, quelques quatrillions d’étoiles composées d’un nombre d’atomes avec leurs électrons, ces systèmes solaires en miniature, s’inscrivant par près de cent chiffres — l’atome est à l’homme dans la proportion de l’homme au Soleil. — Néanmoins, l’univers d’Einstein est un diminutif de l’Univers parce que calculable.
Nier la pluralité infinie des mondes habités et dire, avec les astronomes à tendance spiritualiste de nos jours, que la vie consciente dans l’Univers serait une exception est un anthropomorphisme aussi grossier qu’était, jadis, l’affirmation enfantine que notre Terre était le centre de l’Univers et l’homme le roi d’une création inexistante parce que la matière, avec l’énergie qui lui est inhérente, est exempte de finalité, demeure éternelle, cause et effet en même temps.
Les quatrillions d’étoiles des voies lactées formant notre archipel, où nos îles stellaires qui émergent de l’éther sont toutes, d’après les révélations spectroscopiques, d’égalité constitutive et les « terres du ciel », nous font voir dans la planète géante Jupiter ce que notre Terre était dans un passé éloigné de quelques centaines de millions d’années, à l’époque de sa formation.
Avec Mars, nous avons l’image de ce que nous serons dans une dizaine de millions d’années, lorsque les océans se dessécheront et que l’atmosphère se sera raréfiée.
Avec la Lune, enfin, sans atmosphère et sans bruits, c’est le règne du silence et de la mort.
Les torches du ciel que sont les étoiles ou les soleils, deux expressions pour dire la même chose, inscrivent en lettres de feu pour celui qui sait les lire et comprendre leur langage : La Vie, si elle n’est pas nécessairement simultanée sur les mondes d’un même système solaire, est, a été et sera la parure de toutes les planètes qui peuplent l’éternité de l’Univers stellaire. — Frédéric Stackelberg.
SOLIDARISME (biocosmique). — Il n’y a pas d’ « essence individuelle » ; tous les éléments dynamico-matériels de l’être humain sont puisés dans un fonds alimentant au même titre tous les êtres et toutes les choses, et auquel ils retournent après la dissociation des architectures éphémères, minérales, végétales, animales, où ils se sont trouvés engagés. Cette communauté de nature, d’origine et de destinée entraîne un corollaire important : chacune de ces associations d’éléments irréductibles dites à tort « individuelles », ne cesse pas un instant d’être en communication avec toutes les autres associations dynamico-matérielles, qui réagissent « ad infinitum » les unes sur les autres. La vie de chaque objet, de chaque être, est donc étroitement solidaire de la « Vie Universelle ». En outre, l’interdépendance des êtres de même espèce est absolument indiscutable, et c’est se boucher volontairement les yeux, que de se refuser à admettre les actions mutuelles des êtres humains.
Le plein développement de chacun n’est possible qu’au milieu du développement équivalent des autres. Le bonheur, l’intelligence, ne peuvent procéder de considérations égoïstes ; la sottise, l’injustice, la méchanceté, la souffrance ambiante ont leur retentissement inévitable sur chacun de nous. Et de même, solidaires aussi dans le bien, nous jouissons, directement ou indirectement, du rayonnement de beauté ou de bonté répandu dans la collectivité, même par nous-mêmes. L’homme est un foyer vers lequel comme autant de miroirs, les autres hommes réfléchissent le bien ou le mal qui en est irradié.
Impuissants donc à nous soustraire aux mille liens qui nous rattachent les uns aux autres et à la nature entière, il nous appartient de déterminer et de pratiquer consciemment les actes les plus propres à faire bénéficier notre être et les autres d’une harmonisation des activités et des modes transitoires d’existence dans le tout. C’est la diffusion de ces notions, l’étude systématique de ces actes, leur introduction progressive dans la vie humaine individuelle et collective que poursuit l’ « Association internationale biocosmique », dont il a été question déjà dans cette encyclopédie.
Fondée par Félix Monier, l’auteur des Lettres sur la vie, secourue par des savants et des penseurs tels que les Herrera, les Zucca, les Albert Mary, l’A.I.B. s’attache à mettre en évidence — dans le dessein d’en tirer des attitudes conséquentes — la Solidarité qui unit étroitement, des infimes aux plus vastes et aux plus compliquées, toutes les portions de l’univers. Dégagée de toute religiosité, préoccupée d’observation et d’expérience, elle n’entend pas édifier un nouveau dogme et soustraire à toute révision les bases de son activité. Ses principes demeurent soumis au contrôle de telles découvertes ultérieures qui pourraient infirmer les multiples constatations déjà recueillies, lesquelles attestent qu’il existe, dans une vie générale aux caractères encore obscurs et souvent diversifiés, une parenté essentielle et des liens indestructibles entre tous les éléments du cosmos.
Une telle théorie, en même temps qu’elle situe l’homme à sa place modeste dans l’immensité animée, est de nature à faciliter l’établissement d’une organisation sociale où compte serait enfin tenu de cette interdépendance vitale, pour une balance à la fois rationnelle, scientifique et fraternelle des rapports humains. — L.
SOLIDARITÉ n. f. (du lat. solidaris, solidaire). État de plusieurs personnes obligées les unes pour les autres. — Philos. Dépendance mutuelle entre plusieurs personnes ou entre les hommes, qui fait : que les uns ne peuvent être heureux, se développer que si les autres le peuvent aussi, d’où résulte l’obligation de s’entraider.
Dr. franç. : « Quand plusieurs personnes s’obligent simultanément envers une autre, les dettes sont en principe simplement conjointes, et le créancier ne peut réclamer à chacun qu’une partie de la dette totale. Il en est autrement quand il y a solidarité. La loi reconnaît l’existence de la solidarité soit entre créanciers, ce qui permet à chaque créancier de réclamer au débiteur toute la dette, sans que celui-ci puisse jamais payer plusieurs fois la totalité (cette solidarité n’est plus d’ailleurs, aujourd’hui, usitée en pratique), soit entre débiteurs, ce qui permet au créancier de demander le tout à chacun d’eux, sans d’ailleurs toucher plus d’une fois le montant de la dette. La solidarité doit avoir été stipulée expressément ou résulter d’un texte comme l’article 55 du Code pénal entre les auteurs d’un même crime ou délit. Le payement, la dation en payement, la novation faite par un débiteur libèrent tous les autres. Il en est de même pour la remise de dette, à moins que le créancier n’ait entendu faire une remise ne profitant qu’à un seul. L’obligation solidaire une fois payée, les débiteurs procèdent entre eux à une répartition pour que chacun supporte une part proportionnelle à son intérêt dans la dette. ”
« Solidarité républicaine, association politique fondée en octobre 1848, à Paris et dans les départements, à l’instigation de Ledru-Rollin, Delescluze, Gambon, Sarrut, etc. Elle avait pour objet de résister par tous les moyens légaux aux tentatives des légitimistes et des bonapartistes pour s’emparer du gouvernement ; Administrée par un conseil général de soixante-dix membres, la Solidarité républicaine avait un comité central à Paris, des comités de département, d’arrondissement et de canton. La Cour de cassation déclara illégale cette association comme société secrète, par arrêt Du 3 décembre 1849. »
« Solidariste (synonyme de solidaire) n. Partisan de la solidarité. »
Les syndicalistes qui savent vivre en pratiquant l’entraide pour rendre plus agréable et moins fatigant le travail sont des solidaristes en action. Quand ils se soutiennent également dans la lutte contre toutes les formes de l’exploitation, ils sont solidaires, et c’est ainsi que souvent ils triomphent de leurs exploiteurs et imposent leurs revendications.
Il en est de même des coopérateurs de production ou de consommation. Ils sont également des solidaristes en action, des solidaires effectifs puisqu’ils pratiquent la solidarité.
Il n’est pas une grève, en France et ailleurs, c’est-à-dire partout où il y a des hommes assujettis à l’exploitation, où la solidarité ne soit mise en action : solidarité des grévistes entre eux ; solidarité des travailleurs de toute la corporation, de toute la localité et même de toutes les corporations et de toutes les localités et, parfois, de tous les travailleurs organisés d’une nation. Souvent aussi la solidarité internationale s’exerce en faveur de grévistes, même avant que ceux-ci y aient fait appel. Des secours arrivent de partout et les grévistes obtiennent gain de cause par leur courage, leur endurance dans la lutte et surtout par la solidarité de tous travailleurs. On n’en finirait pas de citer des exemples ou des souvenirs de solidarité en action. Toute l’histoire de la classe ouvrière en est parsemée. Il n’est pas un militant syndicaliste qui ne puisse narrer les miracles accomplis par la solidarité des ouvriers entre eux.
Qui ne se souvient des grèves de Fougères ?
Les ouvriers de la chaussure, en 1906, se révoltèrent collectivement contre les exigences des gros patrons Fougères. Ceux-ci n’avaient pas voulu accorder, aux ouvriers qui travaillaient à certaines machines, les salaires équitablement établis par le syndicat. Ils les menacèrent d’un lock-out… Car les patrons étaient fortement organisés ; les plus riches imposaient aux autres, moins puissants et moins exigeants, leur arbitraire volonté.
Ce fut donc la grève. Elle éclata naturellement au début de l’hiver (5 novembre). Les patrons savent toujours choisir la saison pour entrer en guerre contre ceux qui les entretiennent et les enrichissent. La misère fut grande. Les commerçants, au début, firent crédit à cette population ouvrière. Mais cela dura peu. La grève continuait et les secours arrivaient de partout, mais les grévistes étaient nombreux. La solidarité en action s’exerça de façon touchante dans toutes les organisations ouvrières du pays. Les appels de la Confédération Générale du Travail furent compris du prolétariat pour la grève de Fougères, comme ils l’avaient été pour d’autres grèves aussi importantes. De leur côté, les grévistes organisaient la résistance, les militants se prodiguaient, les encouragements ne manquaient pas, ni les magnifiques initiatives. Les grévistes, par milliers, défilaient chaque jour dans les rues de Fougères avec leurs drapeaux rouges, en chantant l’Internationale et d’autres refrains comme celui-ci :
Groupons nos forces solidaires,
Défendons noire dignité ;
Car, en défendant nos salaires,
Nous défendons la Liberté !
Hommes, femmes, enfants se soulageaient ainsi, se donnaient mutuellement confiance en clamant leurs espoirs à la face des gendarmes à pied et à cheval protégeant les usines et les propriétés, rassurant les exploiteurs. Mais les soldats entendaient et voyaient, eux, qui n’avaient pas fait serment de massacrer père et mère, si on le leur commandait. Peut-être des idées de solidarité germaient en leur cerveau… De malheureux garçons de vingt ans apprenaient, faisaient leur éducation sociale en pleine lutte de classes, malgré eux.
Les enfants n’apprenaient pas seulement les chansons des grévistes, qu’ils entendaient de l’école : ils apprenaient la vie, la vie des travailleurs autrement que celle qu’on leur apprend dans les livres de lecture de l’enseignement de l’école religieuse ou laïque. Ils profitaient aussi de l’enseignement et de la propagande par le fait qu’était la belle initiative de l’organisation des soupes communistes, ce rayon actif de solidarité collective et pratique dans les grèves.
Sous un grand baraquement édifié gracieusement par les ouvriers du bâtiment, aidés des grévistes, des marmites immenses furent installées. On y ajouta des plats, des ustensiles de cuisine, et les femmes, courageusement, se mirent à l’œuvre avec entrain. Des équipes furent formées rapidement pour recueillir ce qu’il fallait pour mettre dans les marmites et faire cuire la soupe et le bœuf, les pommes de terre, les haricots, le riz, etc… que des donateurs aidaient à acheter ou à fournir. Car elle était sympathique à tous la lutte des ouvriers cordonniers de Fougères. Quelques débrouillards parmi les grévistes s’improvisaient cuistots et faisaient d’excellente cuisine. Les femmes s’enthousiasmaient et s’ingéniaient à être utiles. Il y avait pour tous, deux repas par jour : de 10 h. à 11 h. 15 le matin, et de 5 à 6 heures le soir. On comptait, chaque jour, 4.200 soupes ou portions. Avec cela, les grévistes ne mourraient pas de faim. Ce n’était pas l’abondance, mais plutôt la privation. Hommes et femmes savaient supporter sans plainte toutes les rigueurs de la situation. Ils ne souffraient que pour les enfants. On mangeait bien et on mangeait bon, et surtout on mangeait chaud. Tout cela était appréciable pour tenir jusqu’au bout. Pourtant, ce n’était pas suffisant. Les enfants pâtissaient : il faisait froid, très froid dans la rue et chez soi on grelottait dans la pièce sans feu, sans rien à prendre avant de se coucher… elle était loin la soupe de cinq heures du soir !.. Heureusement, l’initiative des travailleurs n’est pas à court pour manifester son précieux concours dans le rayon de son inépuisable solidarité.
Un soir, les grévistes portèrent chez eux une chaude et réconfortante nouvelle : Rennes et Paris ont décidé de prendre les enfants des grévistes de Fougères, et de les distribuer dans de bonnes familles ouvrières qui les garderont jusqu’à la fin de la grève. Ce fut un départ des enfants vraiment émotionnant, un des plus beaux épisodes, certes, de la grande grève de Fougères.
Remarquons, ici, que cet exode des enfants de grévistes, recueillis par des travailleurs d’une autre localité n’est pas unique. Il y eut d’autres exodes semblables, en Belgique notamment, bien avant cette époque ; à Marseille, en 1910, à la grève des inscrits maritimes, qui dura plusieurs mois, et d’autres encore. Elle est universelle, la solidarité dans le monde des travailleurs !
Ah ! ces départs d’enfants de grévistes ! Ces pauvres petits partant pour l’inconnu, quittant leur famille pour se fondre en d’autres familles de la grande famille ouvrière ; pleurant et riant à la fois, chagrins de quitter momentanément le papa, la maman, mais heureux, au fond, de voir d’autres pères et mères et d’autres frères et sœurs, dans d’autres villes éloignées ; c’est une époque de leur vie, cela.
« C’est le 10 janvier 1907, qu’eut lieu le départ. Toutes les mères étaient à la gare, bavardant, plaisantant même, pour s’encourager l’une l’autre, mais bien émues, toutes, au fond. Elles faisaient aux petits mille recommandations. Mais comme ils étaient tous ensemble et tous hantés de leurs rêves, les petits n’écoutaient déjà plus. La grosse locomotive du train entrait en gare. Baisers, pleurs, mouchoirs agités : quelques minutes plus tard, le train filait à travers les landes bretonnes, vers la grande ville. Pierre regarda longtemps se dérouler les campagnes dénudées par l’hiver. Mais bientôt il se lassa et s’endormit, la petite Jeanne dormant déjà sur ses genoux. Il faisait nuit quand ils arrivèrent à Paris. Ils étaient une centaine environ. Sur le quai inondé de lumière par les lampes électriques, les personnes qui les avaient amenés, de grands camarades parisiens qu’ils avaient vus déjà les jours passés à Fougères, les firent ranger en cortège. « Allons, les petits, dit l’un ! Tous ensemble l’Internationale. » Et ils se mirent en marche en entonnant le chant qu’ils savaient tous. La petite Jeanne était bien un peu émue, et serrait la main de son frère. Pierre était fier ; il chantait fort, comme les manifestants dans les rues. Mais quand ils arrivèrent dans la cour, une immense acclamation s’éleva, étourdissante : “ Vive Fougères ! Vive la grève ! ». Il y avait bien là 4 à 5.000 ouvriers de Paris qui étaient venus les chercher. Les enfants, surpris, un peu troublés de tout ce bruit, du tumulte des voitures, de l’agitation de la foule dans la nuit lumineuse de la grande ville se turent. Mais des amis les emmenaient, les plaçaient dans de grandes voitures. Pierre et sa sœur étaient rassurés. Et ils chantaient à tue-tête quand ils arrivèrent à la Bourse du Travail. Dans la grande salle des fêtes, il y avait bien encore 3.000 personnes qui attendaient les petits Fougerais. Au milieu des acclamations, ils furent conduits sur la tribune. Ils mangèrent des biscuits, burent un peu de vin chaud. Des orateurs parlèrent aux personnes qui étaient là. Ils s’adressèrent même à eux, les enfants. Pierre comprit qu’ils leur disaient d’être courageux comme leurs pères et leurs mères. Et Pierre songea aux siens qui étaient restés là-bas dans la maisonnette sombre. Enfin, après des chants, commença l’appel des personnes qui voulaient bien se charger d’eux. Pierre fut remis à un ouvrier mécanicien. La petite sœur devait être donnée à un ébéniste. Mais elle pleura tellement quand on voulut la séparer de son frère, que le mécanicien, ému, déclara avec sa femme qu’il se chargeait des deux. Je ne vous dirai pas, car ce serait trop long, combien Pierre fut heureux à Paris, ce qu’il vit, ce qu’il apprit. Qu’il vous suffise de savoir que pendant tout le temps de la grève ce fut un réconfort pour les parents de les savoir, lui et Jeanne, bien soignés, alors que la misère faisait rage au pays, et sachez aussi que leurs parents adoptifs pleurèrent de les voir partir, quand la grève eut triomphé. » — Albert Thomas (Extrait des Lectures Historiques, 33e lecture.)
Que voilà bien une image de la solidarité effective dans la classe ouvrière, qu’on voudrait voir répandre dans les écoles communales, si ces écoles étaient ce que les prétendent les politiciens de gauche, c’est-à-dire si l’on osait apprendre aux enfants du Peuple l’histoire du Peuple, leur Histoire.
De la même source, du même petit livre, du même auteur, voulez-vous une autre belle image de la solidarité ouvrière, celle que j’extrais, en l’abrégeant, du chapitre : la Verrerie ouvrière.
« En août 1895, dans la petite ville de Carmaux, une grande grève éclata. Un ouvrier verrier, Baudot avait été délégué par ses camarades au Congrès que tient tous les ans la Fédération des verriers de France, et auquel les syndicats de chaque ville envoient un représentant. Baudot s’était fait remplacer à l’ouvrage par un camarade, comme cela est d’usage dans la verrerie. Mais le patron n’aimait pas les syndicats : il disait que lorsqu’un syndicat se forme dans une usine, un patron n’est plus maître chez lui ; et il voulait rester maître chez lui. Il avait décidé d’engager la lutte contre l’union ouvrière et de la briser. Il renvoya Baudot. Il le considérait, en effet, comme, un meneur. C’est ainsi que les patrons appellent les ouvriers qui s’efforcent d’unir leurs camarades, de les syndiquer pour la défense ou le relèvement des salaires. Mais les verriers de Carmaux se déclarèrent tous solidaires de Baudot. Si le patron ne voulait pas reprendre leur camarade, ils étaient décidés à cesser le travail. Le patron refusa de reprendre Baudot. — Alors, ce fut la grève, une grève longue et dure. Les verriers en subirent toutes les misères. Leurs femmes se plaignaient, les petits pleuraient. Dans les rues, des gendarmes, appelés en nombre, constamment passaient et repassaient, donnaient l’ordre de circuler. Le député de Carmaux, Jaurès, des députés socialistes, des envoyés des organisations ouvrières, étaient venus de Paris pour soutenir les grévistes. Ces députés étaient surveillés par les agents du gouvernement, qui était alors un gouvernement conservateur et qui s’inquiétait fort des grèves. Un soir, même, ils furent enfermés, tenus à vue par les gendarmes. Les préfet, sous-préfet et magistrats se montraient d’une sévérité inouïe. Un gréviste fut condamné à 24 heures de prison « pour avoir regardé un gendarme ». Un muet fut arrêté pour tapage nocturne. Mais ces mesures arbitraires ne réussirent point à décourager les grévistes. »
Cette grève, dont beaucoup se souviennent encore, fut connue de tout le pays. On lança, pour les grévistes, des listes de souscription. Il y avait 850 personnes à nourrir chaque jour. Chaque quinzaine, les chefs de famille touchaient 20 francs, plus 3 francs pour chaque enfant. C’était peu pour les grévistes, mais cela faisait une somme aux soins du Comité de grève. Aussi fallait-il la défendre contre le gouvernement qui tentait de la saisir pour mettre fin à la grève en faveur du patron, le fameux Resseguier, qui résistait toujours, dur à tout, à tous, insensible à la misère des femmes et à la souffrance des enfants. Peu lui importait l’opinion publique, la presse, le gouvernement lui-même mis en minorité sur interpellation des députés de gauche. Rien ne pouvait l’émouvoir. Toutes négociations échouaient devant son orgueil patronal. La grève durait grâce aux secours que fournissait la solidarité ouvrière.
L’obstination patronale fut sans borne.
Les grévistes, à mesure que se prolongeait la lutte voulue par le patron, devenaient sympathiques à tout le monde. Eugénie Buffet, pour les grévistes, chantait dans les cours de la capitale et petite et gros sous tombaient à ses pieds et même des pièces blanches ; sa chanson disait :
Sois bonne, ô ma chère inconnue,
Pour qui j’ai si souvent chanté…
Et la foule était, bonne. Cela donna le temps aux grévistes de réfléchir, de discuter et de décider de monter une association de production. Telle fut l’idée de la Verrerie ouvrière d’Albi. Coopératives, syndicats, groupements sociaux divers, souscrivirent des actions. Une loterie fut organisée sous forme de tombola. Enfin, une dame généreuse (Mme) confia, pour les grévistes de Carmaux, une somme de 100.000 francs qu’elle mit entre les mains d’Henri Rochefort.
Celui-ci voulait que les grévistes de Carreaux édifiassent « la Verrerie aux verriers ». Or, cette forme d’association n’était pas celle que voulaient les verriers. Ils ne voulaient pas qu’une seule pensée égoïste pût entraver ou troubler le développement de leur œuvre : la Verrerie serait la propriété de tous ; les verriers seraient, au travail, les mandataires de leurs camarades. Des militants audacieux, confiants et sincères se mirent à parcourir villes et villages ; les conférences et meetings furent organisées en faveur de la Verrerie ouvrière et non pas de la Verrerie aux Verriers, comme l’eût voulu Rochefort. Quand une organisation avait vendu pour 100 francs de tickets à quatre sous, elle devenait actionnaire de la Verrerie Ouvrière. Il y eut bientôt des milliers de francs recueillis. Alors, Rochefort commença de verser les 100.000 francs de Mme Dembourg.
Le 13 janvier 1896, fut donné le premier coup de pioche, à Albi, où devait être construite la Verrerie Ouvrière d’Albi.
La grève se termina par la rentrée des ouvriers, que voulut bien reprendre M. Resseguier et ceux qu’il désigna pour ne jamais plus rentrer dans son usine, furent tout indiqués pour être les ouvriers de la Verrerie Ouvrière d’Albi.
Mais avant de travailler à l’usine du Prolétariat, il fallait construire cette usine. Après six mois d’un chômage dû à leur acte de solidarité avec le camarade Baudot, les verriers se firent terrassiers pour édifier eux-mêmes leur usine avec l’aide fraternelle de quelques ouvriers maçons et, guidés par un ingénieur ami, se mirent à l’œuvre. Les hommes payés 0 fr. 30 (à l’heure) ; les jeunes gens, 0 fr. 25 et les petits (pour les courses), 0 fr. 15, ils travaillèrent, sans se plaindre, « pour la cause ». Pour tout cela, l’argent ramassé avait suffi. Mais ce n’était pas tout : il fallait achever construction, installer les ateliers, se procurer l’outillage, raccorder l’usine au chemin de fer du Midi et les souscriptions, les achats de billets à quatre sous n’arrivaient pas assez vite pour les échéances. La solidarité continuait à se manifester, mais très lentement, trop lentement. Cependant, en octobre, les fours avaient été allumés ; en décembre, l’usine était prête ; le verre était en fusion, attendant les travailleurs : mais l’argent manquait encore. Comment faire face aux premières dépenses ? Le notaire, conseiller des verriers lorsqu’ils rédigèrent les statuts de leur Association, essaya d’emprunter pour eux au sous-comptoir entrepreneurs. Cette société ne refusa pas, mais demanda du temps. Or, attendre, c’était risquer la faillite après tant d’efforts, après tant d’espoirs !
Il y avait à Paris le Comité d’action de la Verrerie ouvrière, composé de militants délégués de Syndicats, Coopératives et de divers groupements socialistes. Ce comité, activement, s’occupait de recueillir les fonds, de susciter les initiatives, de développer la propagande faveur de l’œuvre.
Le représentant de la Société à Paris alla trouver Jaurès à la Chambre et fit prévenir un des plus zélés partisans de l’entreprise, un solide militant socialiste, syndiqué, coopérateur, délégué de la Fédération du Livre (Hamelin) qui s’était tout dévoué à la Verrerie Ouvrière. Celui-ci s’en alla déjeuner en hâte à sa petite gargote habituelle. Deux amis qui mangeaient là, avec lui, tous deux coopérateurs, l’un de l’Avenir de Plaisance et l’autre de l’Égalitaire, voyant son air bouleversé, lui demandèrent ce qui le tourmentait. « Il nous faut 100.000 francs d’ici trois jours pour sauver la verrerie. » dit Hamelin. Ils discutèrent, ayant tout trois la foi au cœur. À deux heures, Hamelin se rendit à son tour à la Chambre, voyait, à son tour, Jaurès et l’agent de la Verrerie. Mais était-il possible à un député socialiste de trouver un capitaliste capable de prêter 100.000 francs, pour une œuvre ouvrière comme celle-là ? La réalité était cruelle : la faillite était certaine. Hamelin ne pouvait s’y résigner. « Ce que vous ne pouvez faire, citoyen Jaurès, dit-il, moi, simple travailleur, je vais essayer d’y réussir. Je vous demande trois jours pour vous répondre oui ou non. » À neuf heures le lendemain, les trois amis, Hamelin, Bellier et Rémond se retrouvaient. Ils firent le compte de l’argent qu’ils avaient en poche. À eux trois, ils possédaient 4 fr. 90, juste deux heures de fiacre. Et ils étaient à la recherche de 100.000 francs dans les rues de Paris. L’un d’eux avait suggéré qu’on pouvait s’adresser à quelques gros fournisseurs des coopératives. Un courtier en vins, socialiste, ancien combattant de la Commune, pourrait servir d’intermédiaire. Ils se rendirent chez lui. « Nous venons te chercher, lui dit Hamelin ; faut que tu nous aides à trouver 100.000 francs. » Le courtier le crut devenu soudainement fou. Mais Hamelin lui parla si chaleureusement qu’il le convainquit. Ils partirent tous quatre chez le patron du courtier qui se chargea de négocier. L’ardeur de ses trois compagnons l’avait gagné. Mais à peine fut-il en face de son patron, que sa fièvre tomba : il ne sut plus par où commencer. « Qu’est-ce qu’il y a donc ? Que voulez-vous ?… » « Il y a que…que… je viens vous demander 100.000 francs. » Ce fut son tour d’être regardé comme un fou. Mais le plus fort était dit. Il répéta tout le discours, tous les arguments d’Hamelin. Le commerçant résistait. À bout d’arguments, se sentant à demi-vaincu, le courtier demanda audience pour Hamelin. Une heure après, les trois amis étaient là. Hamelin parlait de nouveau, disait la misère, mais aussi la noblesse et la grandeur de leur entreprise. L’autre n’osait plus refuser, remettait au lendemain sa réponse. Hamelin était revenu joyeux. Le lendemain, donc, il se rendit tout confiant chez le commerçant en vins ; mais, hélas ! contrairement à son attente, il lui était répondu que le prêt n’était pas possible. Le vaillant typographe se sentit pris de désespoir ; mais, se ressaisissant, il parla de nouveau, passionnément, douloureusement, jusqu’à ce qu’enfin le négociant, impatienté et ébranlé tout à la fois, lui dit : « Personnellement, non, encore une fois, je ne puis rien, mais l’Avenir de Plaisance et l’Égalitaire, les deux grandes coopératives me doivent, pour la fin du mois, environ 100.000 francs. Eh bien ! que ces sociétés vous les avancent, et je m’engage alors à renouveler leur créance de mois en mois jusqu’à ce vous ayez pu les rembourser avec l’argent que vous espérez toucher du sous-comptoir des entrepreneurs. Arrangez-vous avec elles. » L’Avenir de Plaisance donnerait, sans nul doute sa contribution, soit 35.000 francs, mais l’Égalitaire inspirait quelque inquiétude à Hamelin. Le soir, cependant, après une brève discussion, le Conseil d’Administration de cette coopérative accordait le prêt : Hamelin pouvait télégraphier la victoire à Carmaux.
Mais les coopératives ne contiennent pas que des ouvriers soucieux de trouver dans la coopération un moyen de solidarité envers les œuvres d’émancipation ouvrière. Il y a coopérateurs et coopérateurs comme il y a fagots et fagots. Parmi les hommes, il y a des adversaires de parti ; parmi les femmes, il y a des ignorantes du socialisme et de la coopération. « On veut nous prendre notre argent, criaient-elles ; on veut nous voler 65.000 francs ! » Et elles signaient et faisaient signer des listes de protestation. On demandait d’urgence une assemblée générale. Elle eut lieu le dimanche, pour entendre les explications du Conseil. Il y avait 4.000 sociétaires environ, (dont 500 femmes décidées. Hamelin se rendit à cette assemblée. « Vous n’obtiendrez pas un sou, lui dirent, à son entrée, des camarades socialistes ». « Je garde confiance, répondit-il, si on me laisse parler, j’aurai l’emprunt. » Les partisans de l’emprunt furent d’abord hués ; les adversaires applaudis par toute la salle. La situation semblait mauvaise. Après d’autres, Hamelin eut la parole et les murmures s’amplifiaient du côté des ménagères qui ne pensaient qu’à leur argent sortant de la caisse de leur coopérative. Il s’expliqua, laissant de côté la question d’argent, se bornant, pour l’instant, à raconter la lutte des ouvriers de Carmaux, les persécutions subies, la dureté irréductible du patron, l’affreuse misère des familles de verriers, l’idée de construire l’usine, la collecte magnifique des gros sous dans tout le prolétariat, le courage, la ténacité. Le dévouement des verriers et de tous ceux qui les soutenaient. En cinq minutes, il avait conquis l’attention générale : on l’écouta. Et les adversaires les plus acharnés étaient rappelés au silence un quart d’heure après. Alors, Hamelin s’adressa aux femmes. « Voulez-vous, leur dit-il, que tous ces efforts soient perdus ? Voulez-vous, mères, qui aimez tarit vos enfants, voulez-vous que, par ce froid glacial de décembre, les mères et les enfants d’Albi retombent dans la misère ? » « Non ! Non ! » crièrent des femmes. « Alors, vous ferez ce que je vous demande, vous voterez l’emprunt. Et d’autant plus que cela ne vous coûtera aucun sacrifice réel, puisque je prends la responsabilité de rembourser dans quelques mois. » « Oui ! Oui ! S’écrièrent de nouveau les femmes, nous les voterons ». Et elles étaient levées ; elles agitaient leurs mouchoirs qu’elles avaient tirées pour essuyer leurs larmes. — Et vous, camarades, vous avez permis aux verriers d’édifier leur usine, cette usine dont chaque pierre fut arrosée de leurs sueurs. Voulez-vous donc que, dans cette usine montée par la classe ouvrière tout entière, un nouveau patron exploite encore vos frères ? — Non, non ! — Alors, comme les citoyennes, vous voterez l’emprunt, et les verriers ne seront exploités par personne. — Oui, oui ! S’écrièrent les hommes…
La partie était gagnée. Depuis le début de la séance, les militants faisaient circuler une liste où ils s’engageaient à abandonner leur action de 100 francs si la Verrerie ouvrière ne pouvait plus rembourser. Trois cents déjà avaient signé. La solidarité se manifestait.
Après Hamelin, des adversaires voulurent parler. — Signez la liste, criaient les femmes. — Engagez-vous ! Vous aurez ainsi une garantie ! Et s’ils ne signaient pas, elles les traitaient d’affameurs.
Au vote, il n’y eut que 50 opposants.
Une dépêche, envoyée à Albi, annonça la bonne nouvelle. Puis, Hamelin partit lui-même. « Courage, dit-il, en arrivant, aux verrier courage ! Je vous apporte les étrennes des travailleurs parisiens ! Au travail ! » Et, quand la première masse de verre en fusion sortit du four, les verriers tendirent leur canne à Hamelin : « À vous l’honneur, camarade Hamelin ! », lui dirent ils. Il souffla la première bouteille au milieu des vivats, car si cette bouteille ne fut pas parfaitement soufflée par cet ouvrier typographe, c’est l’artisan de la solidarité que l’on honorait.
J’ai parlé des cordonniers de Fougères, des verriers d’Albi, mais je n’ai point parlé des mineurs. Dans la vie tragique des travailleurs, ceux-là, comme les pêcheurs et les marins, sont en perpétuel danger.
Parlons de l’épouvantable catastrophe de Courrières, dont les détails terrifiants sont encore dans toutes les mémoires. On ne s’intéresse à ces malheureux que dans les époques, trop nombreuses, hélas ! où, pour gagner leur vie, ils subissent une catastrophe qui les tue par centaines. On pense encore à eux quand ils réclament un meilleur sort, quand ils menacent de se mettre en grève. Les causes de leur agitation ne sont jamais bien connues du public. Une presse bien stylée par les arguments persuasifs du gros patronat minier sait mettre les choses au point pour exaspérer les lecteurs qui, stupidement, jugent, comme le leur dit le journal qu’ils lisent et sont d’accord pour trouver exagérées, abusives, les incessantes revendications des mineurs. Pour un peu, le public, au crâne inlassablement bourré, s’apitoierait sur les patrons, les compagnies minières, les actionnaires de ces compagnies, victimes des exigences répétées des ouvriers mineurs. Il n’y pas ici, à mettre les lecteurs au courant de la vie infernale du mineur. On connaît le travail ingrat, pénible qu’est celui d’extraire du charbon des profondeurs de la terre, pour un salaire qui est mesuré savamment de façon à entretenir la misère et l’abrutissement du malheur.
Pour rester dans la question qui nous occupe ici, ne parlons que de la fameuse catastrophe, qui ne fut pas la première, ni la dernière dans le martyrologe des exploités, et qui va nous fournir un exemple encore de la solidarité ouvrière qui n’a rien de semblable à celle dont l’histoire nous a fourni les détails lors de la catastrophe du Bazar de la Charité, quelques années avant, à Paris, dans la belle société où les hommes, autant affolés que les femmes, assommaient celles-ci à coups de poing, à coups de canne pour sauver leur vie d’inutiles parasites. Les actes de courage accomplis en cette catastrophe du Bazar de la Charité en flammes furent accomplis par des ouvriers du voisinage, par des pompiers et autres modestes sauveteurs professionnels ou de hasard. La solidarité est une chose inconnue aux âmes charitables qui se font une fête de donner libre cours à leur orgueil et à leur vanité, en faisant périodiquement du bien aux pauvres pour mériter le ciel.
Donc, c’est le 10 mars 1905, un samedi, dans la matinée, qu’arriva aux oreilles de tous les habitants des cités ouvrières. De la région de Lens, une affolante nouvelle, clamée par une voix mystérieuse comme celle du destin et terrorisante comme les grondements du Vésuve, de l’Etna ou du Stromboli : « Le grisou vient d’éclater à la fosse N°4 des mines de Courrières, la mine est en feu, il y a des centaines de victimes ! » En un instant, court comme la durée d’un éclair, des femmes affolées, hurlantes, s’échappèrent de leurs demeures et coururent jusqu’à la fosse, traînant après elles des enfants en bas âge qui pleuraient d’instinct, parce qu’ils voyaient pleurer leurs mères, tout à l’heure encore pleines d’insouciante gaîté ! Chacune se sentait frappée par le fléau, bien qu’elle en ignorât l’étendue et, dans chaque famille, on se demandait si le père, le fils ou le frère n’était pas parmi les victimes. Plus on s’approchait du sinistre lieu, plus le désespoir et le deuil éclataient violemment. Des épouses, des mères se roulaient, en proie à des attaques de nerfs. D’autres étaient emportées, évanouies, dans les cabarets voisins. D’autres, enfin, laissaient échapper des paroles incohérentes entrecoupées d’un de ces éclats de rire stridents, signes précurseurs de la folie !
Pendant ce temps, les médecins de la compagnie et ceux des environs, arrivés à la première alerte, attendaient les victimes à l’orifice du puits pour leur prodiguer leurs soins. En effet, les secours avaient été organisés de suite : toutes les autorités de la mine et celles des municipalités rivalisaient de zèle avec les houilleurs des autres fosses pour essayer d’arracher, à la mort leurs compagnons de travail. Instinctivement, chacun d’eux se sentait menacé d’un pareil sort et que, le lendemain peut-être, il aurait, à son tour, besoin d’un même dévouement ! Aussi tous se disputaient le périlleux honneur de descendre dans la mine en feu, tandis que, autour d’eux, sur le carreau de la fosse, petit à petit, la masse des curieux s’en venait, grossissant de plus en plus. Imaginez une foule have, aux traits contractés, les yeux baignés de larmes, ne parlant pas, ou seulement très bas, comme on le fait dans la chambre d’un mourant… Imaginez cette foule de 2.000 personnes au moins, massée à deux pas des barrages formés par des gendarmes à cheval en faction devant le puits, sous le ciel gris, dans la boue noire !… Il y avait là, beaucoup de femmes, des vieilles courbées par l’âge et les privations, des jeunes, portant un, quelquefois deux bébés, presque des nouveaux-nés et déjà graves ; des hommes, casqués de cuir, au visage terreux, impassibles, comme pétrifiés, semblant avoir perdu toute notion des choses existantes. Le carreau, avec son trou béant, noir comme un four, d’où il paraissait s’échapper des odeurs de cadavres, les hypnotisait. Et toute la nuit ils restèrent là, avec des alternatives d’espoir et de désillusion. En parcourant les salles où, dans les toiles blanches gisaient des morts, voire même des lambeaux de mort, on pouvait remarquer ici un vaillant sauveteur, blême, inerte sur un matelas, qui était descendu à l’annonce du sinistre, à la recherche des victimes et qu’on avait remonté peu à peu, asphyxié aux trois-quarts. Là, un galibot, c’est-à-dire un gamin de 14 ans, à prendre place à côté de ces camarades, frappés comme lui, pour dormir à jamais, dans les ténèbres. À tout moment, on apportait de nouveaux corps en lambeaux, des troncs noircis et déformés, des membres brisés, des crânes défoncés, des visages tuméfiés, sur lesquels la mémoire la plus fidèle ne pouvait mettre aucun nom. Quelques-uns avaient la position dans laquelle la mort implacable les avait surpris. Repliés sur eux-mêmes, les bras en avant pour se couvrir dans un dernier geste de défense, tels des damnés échappés d’un enfer que Dante, même, n’eût point su imaginer. Amenés sur des civières et enveloppés d’un linceul, on les déposait sur la galerie, remettant à plus tard la quasi impossible identification des moins abîmés. Le dimanche soir, on remonté 23 corps et le lundi, à midi, 7 de la no 4. Il en restait 100 à l’accrochage. À la fosse No 2, on en avait remonté 32 dans la nuit du samedi dimanche ; à la fosse No 10, il y avait eu 100 ouvriers sauvés ; à la fosse No 3, il y avait eu 10 cadavres. Au dire d’un ingénieur, à la fosse No 4, dans la nuit qui suivit la catastrophe, étant de service, il vit un spectacle dépassant toute imagination. C’était celui de la buvette, à 380 mètres : la voie, sur un parcours de 100 mètres, était totalement obstruée, les boisages arrachés leurs appuis, d’énormes blocs de roches couvrant le sol de leurs mille fragments. À chaque pas, on rencontrait des cadavres momifiés, absolument méconnaissables. Tout un train de berlines avait été littéralement aplati ; les corps du conducteur et du cheval gisaient à plusieurs mètres de distance, et ce n’était qu’à plat ventre qu’on pouvait avancer dans les éboulis, exposé à chaque instant à être écrasé sous un nouvel éboulement. À la fosse No 10, 9 autres corps étaient étendus sur la paille de l’écurie ; l’un était celui d’un père de cinq enfants ; tout près, ceux du père et des deux frères, dont un de 17 ans. Ce fut ensuite le tableau des reconnaissances. On avait déjà remis à leurs proches les corps de ceux qu’on avait reconnus au début de l’organisation des secours. Les autres, ceux qu’il s’agissait d’identifier, déposés dans des cercueils provisoires, aussitôt remontés étaient alignés eu deux rangées, laissant entre elles un espace de deux mètres. Des sapeurs du génie arrosaient le sol d’eau phéniquée, tandis que d’autres soldats, munis de gants, enlevaient les couvercles et écartaient les linceuls, de manière à découvrir les défunts qu’on aspergeait ensuite de phénol.
Par groupes de 20 à 25, les visiteurs étaient alors introduits, et des scènes à fendre l’âme se produisaient. Ici, c’était une femme sanglotant éperdument et s’affaissant, inerte, en apercevant son homme. Là, c’était lui deux père, cherchant son fils, et qui avait cru le reconnaître à sa chaussure. Plus loin, une mère retrouvant, dans des restes informes, celui que, deux jours auparavant, elle avait embrassé en l’appelant son fils, tombait évanouie sur la neige boueuse du carreau. Près d’elle, muet d’horreur, se tenait un ancien mineur, dont trente et un des siens, frères, beaux-frères, neveux et cousins, étaient restés au fond de la mine. Trente et un !… Quant au jour des funérailles, ce fut une journée d’atroce désespoir. Rien ne pourrait exprimer la poignante tristesse de ce spectacle dans la mine noire, sous un ciel bas et gris, tandis que la neige, tombant inlassablement, ajoutait encore à la mélancolie du paysage morne et nu…
Ne mentionnons pas les délégations, venues de toutes parts, apporter, au nom des groupements corporatifs qu’elles représentaient, le dernier et suprême adieu à ces obscurs martyrs du travail, victimes de l’exploitation, faisant contraste avec les personnages officiels des pouvoirs publics et des compagnies…
À quiconque l’a vu, ce spectacle des funérailles des victimes de la catastrophe de Courrières restera le souvenir de ce défilé gigantesque et funèbre du 13 mars 1906, sous la neige tombant en flocons serrés, de cercueils, de cercueils et encore de cercueils… Dans la rue de Billy-Montigny, l’une des communes les plus éprouvées, en face la fosse No 3, ce fut un départ pour la nécropole, si grandement tragique, si impérieusement impressionnant, qu’il était impossible de ne point pleurer. Pendant que, aux pas lent des porteurs dévoués, les humbles bières s’en allaient, des gémissements de femme s’échappaient de chacune des maisons qui bordaient la rue, par les portes et les fenêtres. Et, en avançant d’habitation en habitation, on allait de râle en râle, car à chaque croisée, il y avait une voix déchirée de larmes, qui appelait un nom de disparu…
Tout cela n’incite-t-il pas à des pensées profondes et fortes sur la nécessaire, l’indispensable et consolante solidarité des malheureux entre eux ?
Mais, revenons à la catastrophe. Voici continent un rescapé raconta sa terrible odyssée :
« J’étais à 304 mètres, dans les travaux du fond de la fosse No 2, lorsque la catastrophe se produisit. Avec quatre de mes camarades, je conduisais un train de vingt berlines pleines de houille ; tout à cour, les lampes s’éteignirent brusquement sous l’action d’un courant d’air tellement violent que je fus renversé avec le cheval que je tenais à la bride ; les longes furent brisées net, et les vingt berlines refoulées à près de trente mètres en arrière… »
On se rend compte (et on se l’explique aisément) de cette pression formidable du gaz accumulé pour que l’air respirable ait été refoulé avec une telle force, et l’on comprend que les travailleurs un peu éloignés des accrochages des fosses 2 et 10, aient été asphyxiés avant de les atteindre. Et l’on conçoit la difficulté des tentatives de sauvetage. Il fallut procéder à des travaux de déblaiement pour arriver dans les chantiers du No 4. Ces travaux commencèrent dès que le dernier des blessé, trouvés à l’accrochage de 397 mètres fut remonté. Ils se poursuivirent toute la nuit avec une activité fiévreuse ; après une équipe, c’était une autre. Ce fut avec un dévouement, un mépris de la mort qui allait jusqu’à la témérité, que les volontaires sauveteurs se présentèrent pour tenter d’arracher à la mort leurs frères malheureux. Des traits de courage inouïs furent accomplis ; citons-en un entre cent : un porion, le nommé Grandame, dont le nom mérite de figurer au tableau d’honneur des victimes du devoir, se trouvait au fond lors de l’explosion ; à l’accrochage 300, après avoir ramené dix-huit camarades sains et saufs, il replongea dans la fournaise pour n’en plus sortir ! Les énumérer tous, d’ailleurs, serait impossible. Il convient pourtant de signaler aussi le magnifique élan de générosité des pompiers de Paris, et surtout celui des « Feuerman » ou soldats du feu qui, au premier appel du Syndicat des Houillères françaises, avaient accepté de franchir les 400 kilomètres qui séparent la Westphalie de notre région, pour tenter, au péril de leur vie, d’arracher, s’il en était temps encore, aux griffes de la mort, ceux de leurs camarades de la mine ensevelis depuis 72 heures dans l’inextricable réseau souterrain de Courrières. Ils s’étaient, pour cela, munis d’un appareil spécial, en usage dans les fosses de l’Allemagne, qu’ils avaient apporté. Cet appareil permet de rester deux heures dans une atmosphère irrespirable…
Hélas ! Cette suprême tentative fut inutile ; après une longue attente, où l’angoisse de la foule atteignit son apogée, les courageux sauveteurs remontèrent, maudissant, les larmes aux yeux, leur impuissance contre l’effroyable étendue de la catastrophe. Bien plus, devant le danger croissant d’exposer de nouvelles existences humaines, sans espoir sérieux d’opérer des sauvetages, les ingénieurs décidèrent d’arrêter complètement les travaux et de renverser le sens du courant d’air, puis de bouclier de puits, afin d’éviter une nouvelle explosion, le principe étant admis que tout espoir de retrouver âme qui vive était perdu.
Quant au bilan de cette hécatombe sociale qui suscita un si magnifique élan de solidarité ouvrière dans le monde prolétarien tout entier et un esprit de sacrifies international si exemplaire de la part des sauveteurs si courageux de Westphalie, le voici à titre documentaire :
Il y eut 638 cadavres au puits N° 4 sur 852 mineurs descendus ; 451 sur 453 au puits N° 3 et 123 au puits N° 3 ; soit un total de 1.212. Que de maisons ouvrières en deuil ! Que de villes tristes et lugubres ! Que de femmes éplorées ! Deux femmes : une mère et une sœur, réclamaient, à elles seules, aux autorités, les sept cadavres de leurs fils et frères !
Tous comprirent, à ce moment tragique, devant ce monstrueux amoncellement de cadavres, que les frontières politiques et naturelles séparant les peuples devaient disparaître et que toutes les mains devaient se tendre dans une œuvre d’union des travailleurs de toutes les nations. La fraternité sociale se manifesta, certes, par une horreur sentimentale unanime et par des souscriptions. Ce fut merveilleux. Mais cela n’empêcha point les patrons et les actionnaires de demeurer féroces et rapaces, ainsi que le prouva une grève éclatant quelques jours après dans les bassins du Nord et du Pas-de-Calais, qui dura jusqu’en mai de la même année et vint, dans les familles ouvrières si éprouvées, ajouter aux douleurs si vives de la catastrophe de Courrières les tortures de la faim…
C’est au cours de cette grève qu’un journaliste impudique, un cynique politicien, osa se montrer aux mineurs, comme ministre sympathisant des grévistes qui réclamaient l’application tant promise de la journée de huit heures immédiate et intégrale. Le chapeau sur l’oreille, Georges Clémenceau se déclara d’accord avec les grévistes et leur promit l’appui du gouvernement. En effet, les grévistes ont pu constater aussitôt l’augmentation des forces militaires et policières, en attendant l’application indéfinie de la journée de huit heures ! Tout cela ne doit pas être oublié.
En présence de tels événements, qui donnent lieu à de telles marques de générosité et de véritable solidarité, on arrive à en oublier le terrible et collectif égoïsme des guerres. C’est un profond adoucissement à la douleur que ces preuves de sympathie et ces témoignages de réconfort, venus des quatre coins de l’univers… À la rigueur, ceci montrerait que l’humanité est peut-être meilleure que nombre de pessimistes le prétendent, et que la fraternité des peuples, leur solidarité dans le malheur ne sont pas toujours de vains mots. Oui, cela semblait ainsi, en l’armée 1906… Mais huit années plus tard, d’autres hécatombes, cherchées, voulues et obtenues par d’infernaux moyens de politique, de diplomatie, d’intérêts infâmes, firent des millions et des taillions de victimes en ce massacre affreux de 1914 à 1918.
Ces millions de morts de la guerre ont fait oublier les 1.200 mineurs, massacrés par un coup de grisou, dont la Compagnie de Courrières fut responsable, d’après les rapports, car elle viola manifestement l’article 74 de l’arrêté préfectoral de 1905 qui prescrit l’emploi des lampes de sûreté. Il y a bien d’autres infractions aux lois, décrets et règlements sur les mines, dont la Compagnie de Courrières s’est rendue coupable. Mais la justice bourgeoise est dure aux travailleurs et douce à leurs exploiteurs. La Compagnie de Courrières a continué de prospérer et les actionnaires, de père en fils, continuent de toucher des dividendes. Les mineurs de Courrières, comme leurs autre frères de misère, continuent de revendiquer, de végéter et de mourir comme des gueux.
Cela, c’est toute la solidarité sociale en plein épanouissement. Elle ne cessera qu’avec la disparition totale de ce qui l’engendre : l’exploitation, l’autorité des uns, l’ignorance et la soumission des autres.
Cette Révolution sociale ne s’accomplira peut-être pas sans violence, car, à la solidarité malfaisante des profiteurs d’un régime odieux qui se défendra, s’opposera la solidarité des exploités, des asservis en révolte dans un mouvement de force et de cohésion pour établir la justice et l’Égalité sociales des hommes aptes à vivre en travaillant dans l’entente et la liberté, par la fraternité et l’amour des uns envers les autres ! Ô Solidarité, nos idées d’avenir meilleur, nos espoirs sont en toi ! »
(Extraits d’un livre de lecture intitulé : La Vie du Mineur, par O. Delabasse).
Le savant Paul Langevin, interrogé en 1933, par un journaliste, fit des déclarations intéressantes qui répondaient à une opinion assez justifiée de Jules Romains sur les savants, où celui-ci affirmait :
« Tous les savants, sans exception, sont serviles. Ce sont des employés. On l’a bien vu pendant la guerre. Eux ne s’opposeront à rien. Pas de danger qu’ils fassent grève, fût-ce pour sauver l’Humanité… »
Une telle condamnation en bloc, un arrêt aussi impitoyable rendu par l’un des esprits les plus profonds de l’époque, ne peut laisser insensible. Il n’y a pas de règle sans exception. Et les déclarations suivantes le prouvent. Elles sont faites par un homme doux, modeste, dont l’inflexible volonté, affirmée partout, de ne point servir les œuvres de mort, est en train de convertir par sa force exemplaire, des milliers de savants. Voici ce que dit le professeur Langevin :
« L’état actuel de la science, qui rend de plus en plus solidaires toutes les portions du monde, exigerait l’organisation internationale de la collectivité. Nous en sommes loin… »
« Il faut convaincre que le paradis est dans ce monde, devant nous et qu’il dépend de nous. Nous sommes tous solidaires, perdus dans l’infini des espaces et du temps : solidaires de nos contemporains, solidaires de nos ancêtres aussi, et de nos descendants.
Nous formons un tout, qui doit évoluer sans cesse. Et si la justice se montre défaillante, que la science vienne à son secours, et l’aide à organiser l’harmonie du monde ! »
« J’ai remarqué, il y a une dizaine d’années, disait le professeur Langevin, que le cerveau et le cœur humains palpitaient dans l’ensemble de l’espèce. Et j’ai compris à ce moment-là qu’il était du devoir de ceux qui sont à l’avant-garde de s’occuper un peu de l’éducation des autres.
Et je ne crois plus maintenant, qu’un savant puisse dissocier son travail de l’amour du prochain. »
Que de belles choses ont été dites ou écrites sur la solidarité !
Mais rien de tout cela ne vaut les actes. Et c’est surtout dans le Peuple, parmi les travailleurs, qu’on pourrait moissonner abondamment des exemples fameux, des traits admirables de solidarité individuelle et de solidarité collective. Mais il y en a trop, vraiment, pour entreprendre seulement une simple énumération dans la seule Histoire du Travail et des Travailleurs.
Tout le monde connaît les faits sociaux. On sait que nombre de grèves très importantes ont eu lieu avant la guerre… et depuis, sans autre raison que la solidarité. Il y en eut, également, pour des raisons de dignité. Mais celles qui eurent lieu pour empêcher une injustice ou une représaille du Patronat vis-à-vis d’un ouvrier ou d’une ouvrière seraient à signaler si l’on pouvait disposer de la place nécessaire à leur énumération et à leurs résultats. Il y eut grève générale de diverses corporations et grève générale de diverses localités pour soutenir un camarade frappé pour ses opinions, ou pour sa propagande, ou pour son dévouement à la cause ouvrière. Les Arsenaux de France ont, maintes fois, suspendu le travail pour obtenir la réintégration d’un militant congédié. Les manufactures de tabac l’ont fait aussi, la grève générale, jadis, avant 1910, pour obtenir que soit maintenue à son rang, à sa place, selon son droit, son mérite et son ancienneté, une camarade déjà âgée supplantée par une jeune protégée de l’autorité administrative. Ce fut toujours avec de tels succès que l’idée de solidarité se maintint dans le syndicalisme ouvrier, quelles que soient les corporations : fonctionnaires d’État ou charpentiers ; employés de magasins ou terrassiers ; couturières ou cordonniers, etc., etc…
Les actes de solidarité ont été poussés jusqu’à l’héroïsme. Le « Un pour Tous, Tous pour Un » s’est manifesté par de fréquentes grèves de la faim. Les libertaires, surtout, ont subi volontairement des supplices qui confondent les plus sceptiques ayant coutume de dénigrer tour, les actes de révolte ou de solidarité. Nul militant syndicaliste qui ne connaisse particulièrement des faits stoïques d’action directe individuelle ou collective accomplis par solidarité. Parfois, ce fut la mort et, toujours, le risque pour les héros, anonymes ou connus, auteurs de tels faits de solidarité effective.
On a vu obtenir, par ce moyen extrême, des résultats incontestables de capitulation des autorités gouvernementales ou judiciaires, comme on a vu, par d’autres moyens, violents, des compagnies ou des patrons accorder spontanément satisfaction entière à leurs exploités.
La solidarité des malheureux entre eux, si elle était mieux organisée, serait d’un effet formidable pour leur bien-être et pour leur liberté. C’est elle qui est appelée à vaincre l’iniquité sociale, malgré toutes les forces de préjugés, d’ignorance, de résignation entretenues parmi les Peuples. Ceux-ci s’affranchiront par leur Solidarité.
Conçue et pratiquée en vue de la libération humaine, la solidarité a exigé et exigera de nombreux sacrifices, elle a fait et elle est appelée à faire encore d’innombrables victimes. Toute libération met aux prises et dresse plus ou moins violemment les unes contre les autres les forces qui luttent pour elle et celles qui luttent contre elle ; et, comme tout état de guerre, la bataille sociale comporte des victimes.
Mais, la délivrance une fois accomplie, sous l’influence déterminante du bien-être et de la liberté dont tous bénéficieront, la solidarité, s’exerçant entre égaux, prendra rapidement la forme qui lui est propre et se traduira en toutes circonstances par l’Entr’aide. Alors, il ne sera plus nécessaire d’adjurer, au nom de la religion ou de la morale, de s’aimer, de se secourir, les uns les autres. Tous s’entr’aimeront et s’entraideront tout naturellement, parce que, d’une part, ils n’auront plus aucune raison de se haïr ou de se concurrencer et parce que, d’autre part, l’intérêt de chacun se confondra avec celui de tous. — G. Yvetot.