Encyclopédie anarchiste/Syndicalisme - Système
SYNDICALISME n. m. Le syndicalisme dont je vais parler ci-dessous est révolutionnaire, social et non corporatif seulement. Il est, aussi, fédéraliste et anti-étatiste.
Il prend sa source doctrinale dans Proudhon et a retenu les enseignements de Bakounine, de Kropotkine, de James Guillaume ; et Malatesta, malgré son point de vue particulier, ne l’a pas traité en indifférent. Voilà pour le passé.
Pour le présent, il s’est efforcé, par son observation des faits sociaux contemporains, de renforcer sa doctrine et de dégager les tactiques les mieux appropriées à son action et à ses buts.
J’ai déjà dit tant de choses sur ce mouvement particulier des travailleurs, notamment dans l’étude historique que j’ai consacrée à la Confédération Générale du Travail qu’il me paraît inutile de me livrer à de longs développements qui ne seraient que la répétition de mon ouvrage : Les Syndicats ouvriers et la Révolution Sociale.
La présente étude n’aura donc pour but que d’exposer certains aspects du syndicalisme, après l’avoir défini, et d’examiner quelques points actuellement controversés dans le monde anarchiste.
Définition. — Le syndicalisme est un mouvement naturel qui groupe, sous des formes diverses, des hommes qui ont des intérêts communs et des aspirations identiques ; des hommes chez lesquels la concordance des intérêts et l’identité des buts déterminent normalement et logiquement le choix de moyens d’action semblables pour atteindre le but qui est commun à leurs efforts.
On trouverait trace de telles associations, de tels groupements, quelle qu’en soit la forme, dans les temps les plus reculés de l’Histoire.
Sans doute, à ces époques lointaines, n’était-il pas question de syndicalisme. Le mot était inconnu, mais la chose existait sous des aspects divers et variés.
A mon avis, il n’est pas exagéré d’affirmer que le syndicalisme, sous des formes rudimentaires, a existé dès que la vie en société s’est imposée aux hommes comme une nécessité.
Dès ces jours reculés, qui se perdent dans la nuit des temps, la solidarité, l’entraide, l’alliance, qui constituent les bases morales fondamentales du syndicalisme moderne, sont devenues, pour les hommes appelés à vivre en commun ou en rapport, les principes vitaux dont la pratique et l’application étaient indispensables pour assurer leur sauvegarde, défendre leur vie, acquérir une tranquillité relative ; produire, échanger et consommer.
En effet, c’est en pratiquant la solidarité et l’entraide que les hommes ont pu conquérir la première place dans le règne animal. S’ils ne s’étaient pas unis, bien qu’ils fussent doués d’intelligence, ils eussent été les victimes, dans la lutte pour la vie, des races d’animaux supérieurement armés pour cette lutte, plus vigoureux et plus forts.
Or, le contraire s’est produit ; non seulement l’homme, groupé avec ses semblables, a défendu victorieusement sa vie, assuré sa subsistance, propagé son espèce, mais encore il a détruit ou domestiqué presque tous les animaux qui lui disputaient le droit à l’existence et asservi les forces naturelles.
C’est également par la vie en commun, par la pratique de l’entr’aide, que les inventions ont pu être réalisées, véhiculées, appliquées et que, de proche en proche, la civilisation, si contrariée qu’elle ait pu être dans son essor, a pu, néanmoins, se développer, modifier et, parfois, bouleverser les conditions de vie des hommes à des périodes déterminées.
Il est infiniment probable que le syndicalisme préhistorique n’avait pas d’autre but que d’assurer à l’homme la sécurité de la vie et les moyens d’existence.
Et si la vie avait suivi son cours normal ; si les hommes n’avaient jamais connu l’ambition, la haine, la domination, l’autorité, la propriété, la jouissance et le lucre, le syndicalisme aurait sans doute connu un développement continu et sans histoire et le but que nous poursuivons encore — que d’autres poursuivront peut-être — serait atteint depuis longtemps.
La naissance, chez les hommes, des sentiments ci-dessus indiqués, devait fatalement les séparer, les diviser, les dresser les uns contre les autres, faire naître des groupes dont les intérêts concordaient.
C’est ainsi que s’explique l’origine des classes sociales antagonistes dont il serait vain de vouloir nier l’existence.
La lutte entre les classes, dont l’une est privilégiée et l’autre déshéritée, exigea, de part et d’autre, la constitution de groupements pour défendre les intérêts et les aspirations des forces en lutte.
Ainsi naquirent successivement l’État, puis les syndicats ouvriers et patronaux, dont l’opposition demeurera constante, sur tous les plans, aussi longtemps que les causes et raisons de cette opposition : propriété, privilèges, autorité, subsisteront.
En ce moment, deux grands mouvements de classe : le syndicalisme patronal et le syndicalisme ouvrier sont face à face.
Chaque jour, l’un et l’autre englobent de nouveaux éléments de vie et d’action, agrandissent le champ de leur activité et se substituent, en fait, aux partis politiques qui, de plus en plus, perdent leur caractère originel et deviennent, dans des Parlements condamnés, les exécuteurs des volontés des grands groupements qui s’affrontent sur tous les terrains. Lorsque les Congrégations économiques imposent leur volonté au Parlement et aux Parlementaires, c’est le syndicalisme patronal qui parle et agit ; lorsque le Cartel des fonctionnaires et la C.G.T. obligent les socialistes à renverser, malgré leur désir, un gouvernement, puis plusieurs, c’est, indiscutablement, le syndicalisme ouvrier qui se manifeste contre l’État-patron. Bien que cette action indirecte, par pression, n’ait, à mes yeux, qu’une valeur relative, il n’est pas douteux que les éléments révolutionnaires ne sauraient, en la circonstance, la condamner.
Qu’il soit patronal ou ouvrier, le syndicalisme a toujours essayé et, en général, réussi à grouper toutes les forces vives et actions encore éparses. Cette idée de synthèse s’est ancrée avec toujours plus de force, mais elle a pris des formes diverses dans les deux camps.
Elle eut, en effet — et elle a encore — des partisans convaincus et acharnés ici et là.
Tandis que, de part et d’autre, certains hommes sont partisans d’une synthèse générale, qui permettrait de réunir tous les individus sur le plan d’un grand intérêt général, d’autres, moins ambitieux sans doute, mais plus pratiques et actuels désirent seulement réunir, sur un même plan, les individus dont les intérêts sont réellement concordants.
De ces idées de synthèse sont issues : la collaboration des classes et la lutte de classes, sous leur forme moderne.
La première a pour but de développer et de défendre, par voie d’ententes entre les classes antagonistes, l’intérêt général — ou plutôt ce qu’on qualifie de tel ; l’autre vise à défendre l’intérêt de classe, à le faire triompher, à donner naissance ensuite au véritable intérêt général dont elle nie actuellement l’existence.
De toute évidence, parce que la logique le veut ainsi, c’est la seconde conception qui finira par s’imposer et nous reviendrons ainsi à la source du syndicalisme… après la disparition des classes.
Après avoir réalisé sa mission de libération humaine et la construction sociale, le syndicalisme n’aura plus pour but que de permettre à l’homme de lutter contre les éléments hostiles, de les vaincre, de les asservir pour le bien et le bonheur collectifs ; de poursuivre les recherches incessantes qui refouleront l’Inconnaissable et développeront la Connaissance ; d’appliquer, pour le plus grand bien de tous, les découvertes scientifiques aux œuvres pacifiques et laborieuses.
Ce rôle est assez noble et assez vaste pour attirer tous les hommes et les retenir à la tâche jusqu’à ce que celle-ci soit complètement accomplie.
Il est pourtant discuté et, précisément, par certains de ceux qui devraient l’accepter et le remplir les premiers. Et ici se pose cette question : les syndicats doivent-ils subsister après la révolution ?
L’existence des Syndicats après la Révolution. — Si, chez les anarchistes révolutionnaires, nul ne conteste la nécessité de l’existence des syndicats avant la révolution — il en est, très peu nombreux il est vrai, qui nient volontiers et avec force — plus de force que d’arguments — que les syndicats soient nécessaires après la Révolution.
Pour ma part, je ne déclare pas seulement qu’ils sont nécessaires, mais je ne crains pas d’affirmer qu’ils seront indispensables.
Que proposent donc, pour les remplacer, les anarchistes, adversaires des syndicats après la révolution ?
De vagues groupements de producteurs, essaimés, sans liens véritables entre eux, échangeant quelques statistiques ; produisant à la diable, sans savoir pourquoi ni comment, n’ayant aucune idée des besoins collectifs dans tous les domaines.
Si ces hommes croient vraiment que c’est avec une telle organisation qu’on peut assurer la vie économique et sociale d’une collectivité quelconque, ils commettent une erreur grave.
Ils ne se rendent certainement pas compte :
1° Que l’économie et l’administration de la production, son échange, sa répartition doivent être organisées ;
2° Que cette organisation, reposant sur des bases libertaires, doit donner, sous peine de faillite et de catastrophe, des résultats supérieurs à ceux qui étaient obtenus auparavant par une organisation autoritaire et despotique.
Comment peuvent-ils croire que la société communiste libertaire ne sera pas organisée ?
Est-ce que, du fait même qu’on indique qu’elle sera : d’une part, communiste et, d’autre part, libertaire, cela ne suffit pas à faire comprendre qu’elle sera organisée, comme le veut le communisme, et selon les principes de la plus grande liberté possible comme l’implique le mot libertaire qui signifie littéralement : tendance à être libre.
Il y aura donc, après la révolution, une société organisée sur des bases communistes libertaires, et cela aussi longtemps que l’anarchie ne sera pas totalement réalisée.
Et cette organisation, pour porter ses fruits, devra être homogène, c’est-à-dire fonctionner aussi identiquement que possible sur les trois plans suivants : économique, administratif et social.
De toute évidence, cette organisation devra être conçue de façon telle que les rouages correspondants, sur les trois plans, agissent de concert, en accord.
En effet l’économique sera la base, l’administratif l’expression et le social la conséquence. S’il n’y a pas homogénéité et concordance ce sera le chaos et quel chaos : celui que les détracteurs bourgeois appellent l’anarchie, c’est-à-dire le désordre !
Nous prétendons, nous, que c’est le capitalisme qui est le désordre et nous voulons que l’anarchie soit l’ordre, l’ordre sans autorité ni contrainte, mais l’ordre tout de même, l’ordre qui découlera des actes conscients et réfléchis de tous.
Cette conscience éclairée devra être collective et le premier terrain sur lequel elle devra se manifester sera le plan économique.
Il ne suffira pas de substituer la notion du besoin à celle du profit ; il faudra connaître réellement l’étendue et la diversité de ce besoin, le chiffrer, par conséquent.
Et ceci fait, il faudra examiner l’autre face du problème : rechercher, apprécier, connaître aussi exactement que possible les possibilités de satisfaire tous les besoins.
En un mot, il faudra établir le rapport convenable entre la somme des besoins et celle des possibilités.
Et ce rapport devra être tel que les moyens de production permettent aussi largement que possible la satisfaction des besoins.
Les uns et les autres devront donc être connus et chiffrés au préalable et, si les moyens apparaissent insuffisants au début, il faudra les augmenter et, bon gré, mal gré, en attendant qu’ils soient suffisants, restreindre la consommation.
Cette constatation suffit à elle seule à indiquer parmi les trois grands facteurs économiques : production, échange, consommation quel est celui qui est essentiel et à classer les deux autres dans leur ordre.
Consommer, c’est-à-dire assurer la continuité de la vie physique de l’être, est certainement l’acte le plus important, l’acte vital qui permet, à la fois, de produire et d’échanger. Mais produire et échanger, c’est donner aux hommes la possibilité de consommer, donc de vivre.
Dans ces conditions, il apparaît clairement que la tâche essentielle consiste d’abord à produire, à produire pour satisfaire les besoins de la consommation.
Et qui, mieux que les syndicats, sera qualifié pour extraire, transformer et mettre à la disposition du consommateur tout ce qui est nécessaire à la vie ?
Est-ce que, en régime capitaliste, ce ne sont pas, déjà, les producteurs, par leur force-travail, mal utilisée, mal rétribuée, qui assurent, en fait, cette tâche ?
Qui oserait soutenir que les banquiers, les détenteurs de l’argent et des instruments de travail y sont pour quelque chose ?
Qui nierait que les producteurs, groupés dans leurs syndicats, représentent la force essentielle de lutte et de construction révolutionnaire ?
Quel organisme peut-on, en vérité, essayer de substituer aux syndicats qui luttent et se préparent, chaque jour, à cette tâche constructive ?
Poser toutes ces questions, c’est les résoudre.
Lorsque, dans sa charte fameuse, toujours confirmée sur ce point précis, le syndicalisme en même temps qu’il exprimait à Amiens, en 1906, sa volonté d’exproprier le Capitalisme et de transformer la société, proclamait que : « le Syndicat, aujourd’hui groupement de résistance serait, demain, le groupement de production base de la réorganisation sociale », il énonçait une vérité profonde.
Qu’il revête un caractère nettement coopérateur, c’est incontestable. C’est même évident. Mais il est nécessaire aussi qu’il conserve son caractère originel afin d’être apte, le cas échéant, à s’opposer à certaines entreprises qui pourraient être tentées contre la Révolution elle-même.
Maîtres de l’appareil de production et d’échange, les syndicats de producteurs seraient tout qualifiés, s’il le fallait, pour réduire rapidement à néant les prétentions d’une coterie ou d’un clan qui pourrait menacer à un moment quelconque les conquêtes et l’ordre social révolutionnaires, en dépit de toutes les précautions prises sur le plan administratif.
S’il y a péril, les syndicats seront là pour le vaincre. Ce n’est pas à dédaigner.
Ils sont donc indispensables avant, pendant et, surtout, après la Révolution.
Avant, pour préparer les cadres de lutte et de réalisation ; pour lutter contre le capitalisme et réduire sa puissance dès maintenant.
Pendant, pour abattre définitivement le capitalisme, s’emparer des moyens de production et d’échange et les remettre en marche au profit de la collectivité et pour son compte.
Après, pour assurer la vie économique collective, en accord avec les offices d’échange et de répartition locaux, régionaux, nationaux et internationaux qui indiqueront les besoins à satisfaire.
Contrairement à ce que pensent et déclarent certains hommes, qui n’examinent la question que sous l’angle politique et non sous son jour véritable, c’est-à-dire social, les syndicats de producteurs ne seront jamais ni une gêne ni un danger pour l’ordre nouveau issu de la révolution sociale.
Partie intégrante de celle-ci, ils entendent, certes, en défendre l’intégrité, mais ils ne visent ni ne prétendent à aucune dictature.
Adversaires de la dictature et de l’État, sous toutes leurs formes, composés d’éléments qui discutent, exécutent et contrôlent, par leurs divers organes, tout ce qui se réfère à la vie économique, ils limitent à ce domaine leur effort et leur activité.
Ils laissent aux individus le soin d’administrer la chose collective, par le jeu normal des organismes de tous ordres qu’ils se donneront.
Ils n’entendent être que la base — parce que c’est l’évidence même — de la Société nouvelle, une base solide sur laquelle cette société s’appuiera avec sûreté. Ils n’entendent pas davantage accaparer la vie tout entière. Ils demandent seulement que la vie économique, administrative et sociale repose sur des bases solides, que le système social soit homogène dans toutes ses parties ; que chacun, sur son plan, accomplisse sa tâche, toute sa tâche. Ils ne veulent ni subordination, ni préséance. Ils entendent que l’égalité sociale devienne une réalité, pour les hommes et les groupements.
Leur ambition, leur unique ambition consiste à vouloir être les fondements solides de l’ordre social nouveau ; à évoluer techniquement et socialement avec cet ordre, pacifiquement ; à développer sans cesse leurs connaissances pour intensifier le bien-être de tous ; à réduire au minimum la peine des hommes, tout en satisfaisant aux besoins de tous.
Qui peut s’élever contre une ambition aussi raisonnable, aussi légitime ?
Aux communes libres, fédérées et confédérées d’administrer les choses et de donner aux hommes les institutions sociales correspondantes et susceptibles de traduire dans la vie de chaque jour les désirs et les aspirations des individus.
À chacun sa tâche. Celle du syndicalisme est assez vaste pour qu’il n’ambitionne que de la remplir tout entière, sans vouloir en accaparer d’autres qui ne lui reviennent pas.
Substitution de la notion de classe à la notion de parti. — Ayant proclamé la nocivité et l’inutilité de l’État et démontré la faillite irrémédiable de tous les partis politiques, le syndicalisme se doit d’en tirer la conséquence logique.
Il affirme donc la nécessité, pour les travailleurs, en raison de la concordance permanente de leurs intérêts, de substituer la notion de classe à la notion de parti.
Il est, en effet, prouvé que les partis ne sont que des groupements artificiels, dont les éléments s’opposent les uns aux autres, en raison de la discordance de leurs intérêts.
Qu’attendre d’un parti qui contient dans son sein des patrons et des travailleurs, des exploiteurs et des exploités ?
Qu’y a-t-il de commun entre l’intérêt d’un patron socialiste ou communiste — et même anarchiste — et celui de son ouvrier ?
D’accord au siège de la section — théoriquement s’entend — leur opposition deviendra irréductible dès qu’ils se trouveront face à face à l’atelier, au chantier, au bureau, etc., c’est-à-dire pratiquement.
Et quelle que soit, de part et d’autre, leur bonne volonté, ils ne pourront jamais résoudre ce différend qui restera, entre eux, permanent.
Ceci implique naturellement que le patron et l’ouvrier socialistes, communistes ou anarchistes n’ont, entre eux, rien de commun ; que leur intérêt de patron et d’ouvrier s’oppose fondamentalement et les empêche d’agir pour un but qui ne leur est commun que par l’esprit. L’impuissance des partis, de tous les partis, n’a pas d’autre raison.
Et cette raison suffit à condamner la notion de parti et à lui substituer la notion de classe.
Là, sur le plan de classe, la délimitation est nette. Pas d’éléments hétérogènes aux intérêts divergents.
Au contraire, et en dépit de certaines différences habilement exploitées et maintenues par le capitalisme, les intérêts sont concordants, les aspirations sont identiques, les buts sont communs.
Rien ne s’oppose donc à ce que de tels éléments s’unissent et agissent de concert.
L’expérience renouvelée a, d’ailleurs, démontré que seuls les groupements de classe, par leur caractère homogène, pouvaient mener des luttes fécondes, qu’il s’agisse de forces ouvrières ou de forces patronales.
Je demande donc, sans hésitation, aux travailleurs, de substituer la notion de classe à celle de parti et, en conséquence, d’abandonner les partis et de rallier les syndicats révolutionnaires.
Le syndicalisme ne peut être neutre. — Le fait de proclamer la faillite des partis et de leur substituer les groupements naturels de classe que sont les syndicats, implique la nécessité absolue, pour le syndicalisme, de combattre tous les partis politiques sans exception.
La neutralité des syndicats proclamée à Amiens en 1906, a été dénoncée, en novembre 1926, par le congrès constitutif de la C. G. T. S. R.
Cette décision, très controversée à l’époque, même dans nos milieux, n’était pourtant que la conséquence logique de la substitution de la notion de classe à la notion de parti.
Il est à peine besoin d’affirmer que les événements actuels, qui démontrent avec une force accrue la carence totale des partis, nous font une obligation indiscutable, non seulement de rompre la neutralité à l’égard des partis, mais encore d’engager ouvertement la lutte contre eux.
S’il en était autrement, il serait inutile d’avoir prononcé la condamnation de l’État, démontré l’incapacité des partis à résoudre les problèmes dont le salut de notre espèce dépend.
La neutralité a donc vécu. On ne manquera pas, certes, d’affirmer encore que c’est une erreur de l’avoir dénoncée.
Il se trouvera encore, même dans nos rangs anarchistes, des camarades pour prétendre que cette attitude nous contraint à n’être jamais qu’un mouvement de secte.
J’ose leur dire que c’est le contraire qui est vrai.
Ce ne sont pas des chrétiens, des radicaux, des socialistes, des communistes qu’il s’agit de réunir dans un mouvement de classe, mais des travailleurs en tant que tels.
Nous leur demandons donc de cesser d’être des chrétiens, des radicaux, des socialistes, des communistes, réunis dans un groupement voué d’avance à l’impuissance, en raison de la diversité des idées de ses composants — ce qui est bien le cas actuellement — pour devenir des travailleurs, exclusivement des travailleurs aux intérêts concordants.
Nous les prions, en somme, d’abandonner les luttes politiques stériles pour les luttes sociales pratiques et fécondes ; de passer de la constatation de fait à l’action nécessaire ; de s’unir, sur un terrain solide au lieu de se diviser pour des fictions.
Pour ma part, je considère qu’une telle union, dont la fécondité est certaine, est une chose beaucoup plus facile à réaliser que de choisir le « bon parti », le vrai parti prolétarien, parmi tant d’autres.
Si les travailleurs avaient abandonné les partis à leur sort, s’ils les avaient combattus, ils ne seraient plus les esclaves du Capitalisme.
Depuis longtemps, ils seraient libres et s’ils veulent réellement le devenir, il importe qu’ils cessent de croire aux vertus des partis dits « prolétariens » qui comptent tant de bons et solides bourgeois dans leur sein et n’aspirent qu’à étrangler une révolution qu’ils n’appellent que dans la mesure où ils la savent inévitable.
Tels sont les quelques points, importants à mon avis, qu’il m’a paru nécessaire de traiter dans cette étude volontairement restreinte.
Je n’ai abordé ni les bases ni les principes du fédéralisme, ni le rôle des syndicats pendant la lutte violente, dans la défense de la révolution, ni les problèmes des échanges et du moyen d’échange, ni celui de la synthèse de classe, ni la question agraire.
Toutes ces questions ont déjà été traitées dans « L’Encyclopédie Anarchiste » par d’autres collaborateurs. Je n’y reviendrai donc pas et je borne là cet exposé. — Pierre Besnard.
SYNDICALISME — Syndicalisme et Anarchisme — Au Congrès anarchiste d’Amsterdam (1907), Malatesta, examinant dans leurs rapports le syndicalisme et l’anarchisme, prononça un discours dont voici le fidèle résumé :
Le syndicalisme, ou plus exactement le mouvement ouvrier (le mouvement ouvrier est un fait que personne ne peut ignorer, tandis que le syndicalisme est une doctrine, un système, et nous devons éviter de les confondre) le mouvement ouvrier, dis-je, a toujours trouvé en moi un défenseur résolu, mais non aveugle. C’est que je voyais en lui un terrain particulièrement propice à notre propagande révolutionnaire, en même temps qu’un point de contact entre les masses et nous. Je n’ai pas besoin d’insister là-dessus. On me doit cette justice que je n’ai jamais été de ces anarchistes intellectuels qui, lorsque la vieille Internationale a été dissoute, se sont bénévolement enfermés dans la tour d’ivoire de la pure spéculation ; que je n’ai cessé de combattre, partout où je la rencontrais, en Italie, en France, en Angleterre et ailleurs, cette attitude d’isolement hautain, ni de pousser de nouveau les compagnons dans cette voie que les syndicalistes, oubliant un passé glorieux, appellent nouvelle, mais qu’avaient déjà entrevue et suivie, dans l’Internationale, les premiers anarchistes.
Je veux, aujourd’hui comme hier, que les anarchistes entrent dans le mouvement ouvrier. Je suis, aujourd’hui comme hier, un syndicaliste, en ce sens que je suis partisan des syndicats. Je ne demande pas des syndicats anarchistes qui légitimeraient, tout aussitôt des syndicats sociaux-démocratiques, républicains, royalistes ou autres et seraient, tout au plus, bons à diviser plus que jamais la classe ouvrière contre elle-même. Je ne veux pas même de syndicats dits rouges, parce que je ne veux pas de syndicats dits jaunes. Je veux, au contraire, des syndicats largement ouverts à tous les travailleurs sans distinction d’opinions, des syndicats absolument neutres.
Donc je suis pour la participation la plus active possible au mouvement ouvrier. Mais je le suis avant tout dans l’intérêt de notre propagande, dont le champ se trouverait ainsi considérablement élargi. Seulement cette participation ne peut équivaloir en rien à une renonciation à nos plus chères idées. Au syndicat, nous devons rester des anarchistes, dans toute la force et toute l’ampleur de ce terme. Le mouvement ouvrier n’est pour moi qu’un moyen — le meilleur évidemment de tous les moyens qui nous sont offerts. Ce moyen, je me refuse à le prendre pour un but, et même je n’en voudrais plus s’il devait nous faire perdre de vue l’ensemble de nos conceptions anarchistes ou, plus simplement, nos autres moyens de propagande et d’agitation.
Les syndicalistes, au rebours, tendent à faire du moyen une fin, à prendre la partie pour le tout. Et c’est ainsi que, dans l’esprit de quelques-uns de nos camarades, le syndicalisme est en train de devenir une doctrine nouvelle et de menacer l’anarchisme dans son existence même.
Or, même s’il se corse de l’épithète bien inutile de révolutionnaire, le syndicalisme n’est et ne sera jamais qu’un mouvement légalitaire et conservateur, sans autre but accessible — et encore ! — que l’amélioration des conditions de travail. Je n’en chercherai d’autre preuve que celle qui nous est offerte par les grandes unions nord-américaines. Après s’être montrées d’un révolutionnarisme radical, aux temps où elles étaient encore faibles, ces unions sont devenues, à mesure qu’elles croissaient en force et en richesse, des organisations nettement conservatrices, uniquement préoccupées à faire de leurs membres des privilégiés dans l’usine, l’atelier ou la mine et beaucoup moins hostiles au capitalisme patronal qu’aux ouvriers non organisés, à ce prolétariat en haillons flétri par la social-démocratie ! Or ce prolétariat toujours croissant de sans-travail, qui ne compte pas pour le syndicalisme, ou plutôt qui ne compte pour lui que comme obstacle, nous ne pouvons pas l’oublier, nous autres anarchistes, et nous devons le défendre parce qu’il est le pire des souffrants.
Je le répète : il faut que les anarchistes aillent dans les unions ouvrières. D’abord pour y faire de la propagande anarchiste ; ensuite parce que c’est le seul moyen pour nous d’avoir à notre disposition, le jour voulu, des groupes capables de prendre en main la direction de la production ; nous devons y aller enfin pour réagir énergiquement contre cet état d’esprit détestable qui incline les syndicats à ne défendre que des intérêts particuliers.
L’erreur fondamentale de tous les syndicalistes révolutionnaires provient, selon moi, d’une conception beaucoup trop simpliste de la lutte de classe. C’est la conception selon laquelle les intérêts économiques de tous les ouvriers — de la classe ouvrière — seraient solidaires, la conception selon laquelle il suffit que des travailleurs prennent en main la défense de leurs intérêts propres pour défendre du même coup les intérêts de tout le prolétariat contre le patronat.
La réalité est, selon moi, bien différente. Les ouvriers comme les bourgeois, comme tout le monde, subissent cette loi de concurrence universelle qui dérive du régime de la propriété privée et qui ne s’éteindra qu’avec celui-ci. Il n’y a donc pas de classes, au sens propre du mot, puisqu’il n’y a pas d’intérêt de classes. Au sein de la « classe » ouvrière elle-même, existent, comme chez les bourgeois, la compétition et la lutte. Les intérêts économiques de telle catégorie ouvrière sont irréductiblement en opposition avec ceux d’une autre catégorie. Et l’on voit parfois qu’économiquement et moralement certains ouvriers sont beaucoup plus près de la bourgeoisie que du prolétariat. Cornélissen nous a fourni des exemples de ce fait pris en Hollande même. Il y en a d’autres. Je n’ai pas besoin de vous rappeler que, très souvent, dans les grèves, les ouvriers emploient la violence, non contre la police ou les patrons, mais contre les kroumirs qui, pourtant, sont des exploités comme eux et même plus disgraciés encore, tandis que les véritables ennemis de l’ouvrier, les seuls obstacles à l’égalité sociale, ce sont les policiers et les patrons.
Cependant, parmi les prolétaires, la solidarité morale est possible, à défaut de la solidarité économique. Les ouvriers qui se cantonnent dans la défense de leurs intérêts corporatifs ne la connaîtront pas, mais elle naîtra du jour où une volonté commune de transformation sociale aura fait d’eux des hommes nouveaux. La solidarité, dans la société actuelle, ne peut être que le résultat de la communion au sein d’un même idéal. Or, c’est le rôle des anarchistes d’éveiller les syndicats à l’idéal, en les orientant peu à peu vers la révolution sociale au risque de nuire à ces « avantages immédiats » dont nous les voyons aujourd’hui si friands.
Que l’action syndicale comporte des dangers, c’est ce qu’il ne faut pas songer à nier. Le plus grand de ces dangers est certainement dans l’acceptation, par le militant, de fonctions syndicales, surtout quand celles-ci sont rémunérées. Règle générale : l’anarchiste qui accepte d’être le fonctionnaire permanent et salarié d’un syndicat est perdu pour la propagande, perdu pour l’anarchisme ! Il devient désormais l’obligé de ceux qui le rétribuent et, comme ceux-ci ne sont pas anarchistes, le fonctionnaire salarié, placé désormais entre sa conscience et son intérêt, ou bien suivra sa conscience et perdra son poste, ou bien suivra son intérêt et alors, adieu l’anarchisme !
Le fonctionnaire est dans le mouvement ouvrier un danger qui n’est comparable qu’au parlementarisme : l’un et l’autre mènent à la corruption et de la corruption à la mort, il n’y a pas loin !
Et maintenant, passons à la grève générale. Pour moi, j’en accepte le principe, que je propage tant depuis des années. La grève générale m’a toujours paru un excellent moyen pour ouvrir la révolution sociale. Toutefois, gardons-nous bien de tomber dans l’illusion néfaste qu’avec la grève générale, l’insurrection armée devient une superfétation.
On prétend qu’en arrêtant brutalement la production, les ouvriers, en quelques jours, affameront la bourgeoisie, qui, crevant de faim, sera bien obligée de capituler. Je ne puis concevoir absurdité plus grande. Les premiers à crever de faim, en temps de grève générale, ce ne seraient pas les bourgeois qui disposent de tous les produits accumulés, mais les ouvriers qui n’ont que leur travail pour vivre.
La grève générale telle qu’on nous la décrit d’avance, est une pure utopie. Ou bien l’ouvrier, crevant de faim après trois jours de grève, rentrera à l’atelier, la tête basse, et nous compterons une défaite de plus. Ou bien il voudra s’emparer des produits de vive force. Qui trouvera-t-il devant lui pour l’en empêcher ? Des soldats, des gendarmes, sinon des bourgeois eux-mêmes et alors il faudra bien que la question se résolve à coups de fusils et de bombes. Ce sera l’insurrection, et la victoire restera au plus fort.
Préparons-nous donc à cette insurrection inévitable, au lieu de nous borner à préconiser la grève générale comme une panacée s’appliquant à tous les maux. Qu’on n’objecte pas que le gouvernement est armé jusqu’aux dents et sera toujours plus fort que les révoltés. À Barcelone, en 1902, la troupe n’était pas nombreuse. Mais on n’était pas préparé à la lutte armée et les ouvriers ne comprenant pas que le pouvoir politique était le véritable adversaire, envoyaient des délégués au gouverneur pour lui demander de faire céder les patrons.
D’ailleurs, la grève générale, même réduite à ce qu’elle est réellement, est encore une de ces armes à double tranchant qu’il ne faut employer qu’avec beaucoup de prudence. Le service des subsistances ne saurait admettre de suspension prolongée. Il faudra donc s’emparer par la force des moyens d’approvisionnement, et cela tout de suite, sans attendre que la grève se soit développée en insurrection.
Ce n’est donc pas tant à cesser le travail qu’il faut inviter les ouvriers ; c’est bien plutôt à le continuer pour leur propre compte. Faute de quoi, la grève générale se transformerait vite en famine générale, même si l’on avait été assez énergique pour s’emparer dès l’abord de tous les produits accumulés dans les magasins. Au fond, l’idée de grève générale a sa source dans une croyance entre toutes erronée : c’est la croyance qu’avec les produits accumulés par la bourgeoisie, l’humanité pourrait consommer sans produire, pendant je ne sais combien de mois ou d’années. Cette croyance a inspiré les auteurs de deux brochures de propagande publiées il y a une vingtaine d’années : Les Produits de la Terre et les Produits de l’Industrie, et ces brochures ont fait, à mon avis, plus de mal que de bien. La société actuelle n’est pas aussi riche qu’on le croit. Kropotkine a montré quelque part qu’à supposer un brusque arrêt de production, l’Angleterre n’aurait que pour un mois de vivres ; Londres n’en aurait que pour trois jours. Je sais bien qu’il y a le phénomène bien connu de surproduction. Mais toute surproduction a son correctif immédiat dans la crise qui ramène bientôt l’ordre dans l’industrie ; la surproduction n’est jamais que temporaire et relative.
Il faut maintenant conclure. Je déplorais jadis que les compagnons s’isolassent du mouvement ouvrier. Aujourd’hui je déplore que beaucoup d’entre nous, tombant dans l’excès contraire, se laissent absorber par ce même mouvement. Encore une fois, l’organisation ouvrière, la grève, la grève générale, l’action directe, le boycottage, le sabotage et l’insurrection armée elle-même, ce ne sont là que des moyens. L’anarchie est le but. La révolution anarchiste que nous voulons dépasse de beaucoup les intérêts d’une classe : elle se propose la libération complète de l’humanité actuellement asservie, au triple point de vue économique, politique et moral. Gardons-nous donc de tout moyen d’action unilatéral et simpliste ; le syndicalisme, moyen d’action excellent en raison des forces ouvrières qu’il met à notre disposition, ne peut pas être notre unique moyen. Encore moins doit-il nous faire perdre de vue le seul but qui vaille un effort : l’Anarchie. — E. Malatesta.
SYNESTHÉSIE — Ce mot est une création du Symbolisme. Antérieurement, la langue française possédait l’adjectif synesthétique, néologisme admis par Littré comme terme de physiologie applicable à un organe « qui éprouve une sensation simultanément avec un autre organe ». Les symbolistes ont appelé synesthésie la double sensation éprouvée pour une impression unique portant sur une région sensible définie. C’est l’explication que donne le Nouveau Larousse de la synesthésie en disant que ce mot désigne un « trouble dans la perception des sensations ». Nous croyons que, dans la synesthésie, il y a une faculté complémentaire de sentir plutôt qu’un trouble, et qu’elle est, comme l’a dit Victor Ségalen, symptôme de progrès plutôt que de dégénérescence. Tout cela est en marge du Dictionnaire de l’Académie Française qui ne connaît ni l’adjectif synesthétique, ni le substantif synesthésie.
La sensation unique éprouvée à la fois par les deux yeux ou les deux oreilles est synesthétique. Les sensations doubles, appelées aussi « sensations associées », éprouvées par une région sensible définie, celle de l’ouïe dans le cas de « l’audition colorée », sont des synesthésies. Mais, en fait, la double sensation de la synesthésie est un fait synesthétique, car elle affecte également deux organes. Dans « l’audition colorée », si l’impression porte directement sur la région sensible définie de l’ouïe, elle atteint indirectement, par communication intérieure, celle de la vue.
Bien que les bases scientifiques du phénomène synesthétique et de la synesthésie soient assez vagues, on les a observés depuis longtemps et ils ont souvent donné lieu à des essais de théories, surtout en art et en littérature. On a souvent comparé une belle ligne à de la musique et parlé de l’architecture et de la couleur musicales. Une œuvre d’art n’est parfaite que lorsqu’elle atteint tous les sens à la fois. L’admirable harmonie de l’art grec n’est faite que de synesthésies, c’est-à-dire d’associations des sensations produites par les rythmes divers des lignes, des formes, des couleurs, des pensées, de l’atmosphère dans laquelle cet art a été réalisé, et de l’accord parfait de tous ces éléments. Les effets sensoriels de l’art, en particulier de la musique, sont extrêmement variés et non moins complexes.
Les poètes védiques usaient des synesthésies. L’ésotérisme hébraïque donnait une couleur aux sons. La théorie de « l’audition colorée » a été souvent appliquée et l’on a imaginé en parallèle la « vision sonore ». Au XVIIIe siècle, un jésuite, le P. Castel, entreprit de construire un « clavecin oculaire » sur lequel les sons seraient représentés par des verres de couleurs, et qui permettrait aux sourds d’entendre la musique. On a eu, avec certains, comme Hoffmann, « l’olfaction sonore », et la lecture que permet aux aveugles l’invention de Braille peut être appelée de la « vision tactile ».
L’imprécision scientifique des synesthésies, qui sont surtout objets de sensations personnelles, a laissé le champ libre à toutes les fantaisies. Il n’y a que virtuosité dans Rimbaud composant son fameux sonnet des Voyelles :
« A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes… »
Mais il y a pas mal de divagations par ailleurs. Il en est pour qui les vibrations d’une corde de guitare s’accompagne d’une image coloriée. Pour d’autres, les jours ont tous une couleur appropriée, ce qui doit faire une polychromie curieusement variée suivant les individus. Les locataires sans pécune, pour qui le jour du terme est si noir, ne se doutent pas qu’ils font de la synesthésie… Il y a des synesthésies mystico-mobilières comme les « prières en forme de canapé », à l’usage, sans doute, des dévots fatigués. D’autres sont géographiques ou géométriques. Huysmans a écrit des pages d’un lyrisme débordant sur les synesthésies du goût par lesquelles son Des Esseintes, jouant de « l’orgue à bouche » et faisant de « l’harmonie et du contrepoint gustatifs », agrémentait de musique les sensations préliminaires du « mal aux cheveux » et de la « gueule de bois » familières aux esthètes de « l’artificiel ». Des synesthésies de même sorte, musicales, colorées, avec des visions voluptueuses, sont aussi produites par l’usage de l’opium, du hachisch et autres drogues qui créent les « paradis artificiels ». Le noble comte Robert de Montesquiou-Fezensac a gagné le titre de « chef des odeurs suaves » par les synesthésies olfactives dont il a parfumé ses œuvres. Elles ont inspiré à des humoristes l’idée de quintessencier la suavité odorante dans le « gendarmure de potassium », et la conjonction harmonieuse de la couleur, du goût et de l’odeur dans la « symphonie des fromages » !… Un esthéticien, M. Paul Roux, devenu par la grâce symboliste Saint-Pol-Roux-le-Magnifique, qui a vu des anges « vidant leurs joues de neige en des trompettes de soleil », a résumé ainsi ce matagrabolisme à la fois transcendant et chatnoiresque : « Le maximum d’art en littérature ne peut être acquis que par un contingent relevant de tous les sens fédérés et finalement contrôlés par ce que je dénommais jadis le « Vatican des sensations » !… Évidemment, il ne faut pas moins qu’un pape pour éclaircir et diriger une telle affaire.
En dehors de toutes les loufoqueries qu’elles ont favorisées, les synesthésies, nous devons le constater, sont des phénomènes naturels qui ont trouvé un vaste emploi dans l’art et la littérature, en attendant d’être appuyées de théories sérieuses. Leur subjectivité quelque peu occulte et essentiellement personnelle devait séduire tout particulièrement les symbolistes. Avant eux, elles avaient déjà attiré l’attention des poètes, entre autres de Goethe. La poésie de Th. Gautier abonde en tableaux symboliques où l’on relève des synesthésies comme celles de ces titres : Les yeux bleus de la montagne, Symphonie en blanc majeur, etc… V. Hugo a écrit dans Booz endormi :
« L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle. »
Mais autrement sensible aux communications d’émouvantes synesthésies, devait être Baudelaire dont l’œuvre est pleine de ces Correspondances qu’il révéla au Symbolisme dans les magnifiques vers suivants :
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe, à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
En une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme le hautbois, verts comme les prairies,
— Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.
On ne pouvait faire un emploi plus admirable des synesthésies et les faire mieux comprendre. Et c’est à un tel poète que les académiciens, ceux qui, a dit Tailhade :
« … riment à soixante ans leurs pucelages. »
reprochent d’être « insensible » et « volontairement malsain » !…
Tailhade a écrit :
« Si tu veux, prenons un fiacre
Vert comme un chant de hautbois. »
Le « vert » du hautbois nous paraît bien acide auprès de la douceur baudelairienne.
Maupassant a dit : « Je ne sais vraiment si je respirais de la musique, ou si j’entendais des parfums ou si je dormais dans les étoiles. »
L’œuvre de Verlaine abonde en synesthésies. Elles sont l’élément essentiel de son Art poétique où il a demandé :
« De la musique avant toute chose. »
préconisant le rythme de l’Impair :
« Plus vague et plus soluble dans l’air. »
et :
« … la chanson grise,
Où l’Indécis au précis se joint. »
Il ajoutait :
« Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance !
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor. »
Ce sont aussi des images comme celles-ci que l’on rencontre dans Verlaine : « Votre âme est un paysage choisi » — sanglots d’extase des jets d’eau — pourpre des âmes — vagues langueurs des pins et des arbousiers — « Ta voix, étrange vision » — « l’arôme insigne de ta pâleur de cygne » — « la candeur de ton odeur » — et enfin :
« … le feuillage jaune
De mon cœur mirant son tronc plié d’aune
Au tain violet de l’eau des Regrets. »
Toute l’œuvre des symbolistes abonde en synesthésies plus ou moins hardies. Elles correspondent aux sensations profondes de l’être et elles en sont le commentaire plus ou moins lucide et précis, calme ou tumultueux.
Victor Ségalen a écrit sur Les Synesthésies et l’école symboliste, dans le Mercure de France (avril 1902), un article très intéressant qu’on peut utilement consulter. — Édouard Rothen.
SYNTHÈSE [ANARCHISTE]. On désigne par « synthèse anarchiste » une tendance qui se fait actuellement jour au sein du mouvement libertaire, cherchant à réconcilier et ensuite à « synthétiser » les différents courants d’idée qui divisent ce mouvement en plusieurs fractions plus ou moins hostiles les unes aux autres. Il s’agit, au fond, d’unifier, dans une certaine mesure, la théorie et aussi le mouvement anarchistes en un ensemble harmonieux, ordonné, fini. Je dis : dans une certaine mesure car, naturellement, la conception anarchiste ne pourrait, ne devrait jamais devenir rigide, immuable, stagnante. Elle doit rester souple, vivante, riche d’idées et de tendances variées. Mais souplesse ne doit pas signifier confusion. Et, d’autre part, entre immobilité et flottement il existe un état intermédiaire. C’est précisément cet état intermédiaire que la « synthèse anarchiste » cherche à préciser, à fixer et à atteindre.
Ce fut surtout en Russie, lors de la révolution de 1917, que la nécessité d’une telle unification, d’une telle « synthèse », se fit sentir. Déjà très faible matériellement (peu de militants, pas de bons moyens de propagande, etc.) par rapport à d’autres courants politiques et sociaux, l’anarchisme se vit affaibli encore plus, lors de la révolution russe, par suite des querelles intestines qui le déchiraient. Les anarcho-syndicalistes ne voulaient pas s’entendre avec les anarchistes-communistes et, en même temps, les uns et les autres se disputaient avec les individualistes (sans parler d’autres tendances). Cet état de choses impressionna douloureusement plusieurs camarades de diverses tendances. Persécutés et finalement chassés de la grande Russie par le gouvernement bolcheviste, quelques-uns de ces camarades s’en allèrent militer en Ukraine où l’ambiance politique était plus favorable, et où, d’accord avec quelques camarades ukrainiens, ils décidèrent de créer un mouvement anarchiste unifié, recrutant des militants sérieux et actifs partout où ils se trouvaient, sans distinction de tendance. Le mouvement acquit tout de suite une ampleur et une vigueur exceptionnelles. Pour prendre pied et s’imposer définitivement, il ne lui manquait qu’une chose : une certaine base théorique.
Me sachant un adversaire résolu des querelles néfastes parmi les divers courants de l’anarchisme, sachant aussi que je songeais, comme eux, à la nécessité de les réconcilier, quelques camarades vinrent me chercher dans une petite ville de la Russie centrale où je séjournais, et me proposèrent de partir en Ukraine, de prendre part à la création d’un mouvement unifié, de lui fournir un fond théorique et de développer la thèse dans la presse libertaire.
J’acceptai la proposition. En novembre 1918, le mouvement anarchiste unifié en Ukraine fut définitivement mis en route. Plusieurs groupements se formèrent et envoyèrent leurs délégués à la première conférence constitutive qui créa la « Confédération anarchiste de l’Ukraine Nabat (Tocsin) ». Cette conférence élabora et adopta à l’unanimité une Déclaration proclamant les principes fondamentaux du nouvel organisme. Il fut décidé que très prochainement cette brève déclaration de principes serait amplifiée, complétée et commentée dans la presse libertaire. Les événements tempétueux empêchèrent ce travail théorique. La confédération du Nabat dut mener des luttes ininterrompues et acharnées. Bientôt elle fut, à son tour, « liquidée » par les autorités bolchevistes qui s’installèrent en Ukraine. A part quelques articles de journaux, la Déclaration de la première conférence du Nabat fut et restera le seul exposé de la tendance unifiante (ou « synthétisante ») dans le mouvement anarchiste russe.
Les trois idées maîtresses qui, d’après la Déclaration, devraient être acceptées par tous les anarchistes sérieux afin d’unifier le mouvement, sont les suivantes :
1° Admission définitive du principe syndicaliste, lequel indique la vraie méthode de la révolution sociale ;
2° Admission définitive du principe communiste (libertaire), lequel établit la base d’organisation de la nouvelle société en formation ;
3° Admission définitive du principe individualiste, l’émancipation totale et le bonheur de l’individu étant le vrai but de la révolution sociale et de la société nouvelle.
Tout en développant ces idées, la Déclaration tâche de définir nettement la notion de la « révolution sociale » et de détruire la tendance de certains libertaires cherchant à adapter l’anarchisme à la soi-disant « période transitoire ».
Ceci dit, nous préférons, au lieu de reprendre les arguments de la Déclaration, développer nous-mêmes l’argumentation théorique de la synthèse.
La première question à résoudre est celle-ci :
L’existence de divers courants anarchistes ennemis, se disputant entre eux, est-ce un fait positif ou négatif ? La décomposition de l’idée et du mouvement libertaires en plusieurs tendances s’opposant les unes aux autres, favorise-t-elle ou, au contraire, entrave-t-elle les succès de la conception anarchiste ? Si elle est reconnue favorable, toute discussion est inutile. Si, au contraire, elle est considérée comme nuisible, il faut tirer de cet aveu toutes les conclusions nécessaires.
À cette première question, nous répondons ceci :
Au début, lorsque l’idée anarchiste était encore peu développée, confuse, il fut naturel et utile de l’analyser sous tous ses aspects, de la décomposer, d’examiner à fond chacun de ses éléments, de les confronter, de les opposer les uns aux autres, etc. C’est ce qui a été fait. L’anarchisme fut décomposé en plusieurs éléments (ou courants). Ainsi l’ensemble, trop général et vague, fut disséqué, ce qui aida à approfondir, à étudier à fond aussi bien cet ensemble que ces éléments. À cette époque, le démembrement de la conception anarchiste fut donc un fait positif. Diverses personnes s’intéressant à divers courants de l’anarchisme, les détails et l’ensemble y gagnèrent en profondeur et en précision. Mais, par la suite, une fois cette première œuvre accomplie, après que les éléments de la pensée anarchiste (communisme, individualisme, syndicalisme) furent tournés et retournés en tous sens, il fallait penser à reconstituer, avec ces éléments bien travaillés, l’ensemble organique d’où ils provenaient. Après une analyse fondamentale, il fallait retourner (sciemment) à la bienfaisante synthèse.
Fait bizarre : on ne pensa plus à cette nécessité. Les personnes qui s’intéressaient à tel élément donné de l’anarchisme, finirent par le substituer à l’ensemble. Naturellement, elles se trouvèrent bientôt en désaccord et, finalement, en conflit avec ceux qui traitaient de la même manière d’autres parcelles de la vérité entière. Ainsi, au lieu d’aborder l’idée de fusionnement des éléments épars (qui, pris séparément, ne pouvaient plus servir à grand chose) en un ensemble organique, les anarchistes entreprirent pour de longues années la tâche stérile d’opposer haineusement leurs « courants » les uns aux autres. Chacun considérait « son » courant, « sa » parcelle pour l’unique vérité et combattait avec acharnement les partisans des autres courants. Ainsi commença, dans les rangs libertaires, ce piétinement sur place, caractérisé par l’aveuglement et l’animosité mutuelle, qui continue jusqu’à nos jours et qui doit être considéré comme nuisible au développement normal de la conception anarchiste.
Notre conclusion est claire. Le démembrement de l’idée anarchiste en plusieurs courants a rempli son rôle. Il n’a plus aucune utilité. Rien ne peut plus le justifier. Il entraîne maintenant le mouvement dans une impasse, il lui cause des préjudices énormes, il n’offre plus — ni ne peut offrir — rien de positif. La première période — celle où l’anarchisme se cherchait, se précisait et se fractionnait fatalement à cette besogne — est terminée. Elle appartient au passé. Il est grand temps d’aller plus loin.
Si l’éparpillement de l’anarchisme est actuellement un fait négatif, préjudiciable, il faut chercher à y mettre fin. Il s’agit de se rappeler l’ensemble entier, de recoller les — éléments épars, de retrouver, de reconstruire sciemment la synthèse abandonnée.
Une autre question surgit alors : Cette synthèse, est-elle possible actuellement ? Ne serait-elle pas une utopie ? Pourrait-on lui fournir une certaine base théorique ?
Nous répondons : oui, une synthèse de l’anarchisme (ou, si l’on veut, un anarchisme « synthétique » ) est parfaitement possible. Elle n’est nullement utopique. D’assez fortes raisons d’ordre théorique parlent en sa faveur. Notons brièvement quelques-unes de ces raisons, les plus importantes, dans leur suite logique :
1° Si l’anarchisme aspire à la vie, s’il escompte un triomphe futur, s’il cherche à devenir un élément organique et permanent de la vie, une de ses forces actives, fécondantes, créatrices, alors il doit chercher à se trouver le plus près possible de la vie, de son essence, de son ultime vérité. Ses bases idéologiques doivent concorder le plus possible avec les éléments fondamentaux de la vie. Il est clair, en effet, que si les idées primordiales de l’anarchisme se trouvaient en contradiction avec les vrais éléments de la vie et de l’évolution, l’anarchisme ne pourrait être vital. Or, qu’est-ce que la vie ? Pourrait-on, en quelque sorte, définir et formuler son essence, saisir et fixer ses traits caractéristiques ? Oui, on peut le faire. Il s’agit, certes, non pas d’une formule scientifique de la vie — formule qui n’existe pas — mais d’une définition plus ou moins nette et juste de son essence visible, palpable, concevable. Dans cet ordre d’idée, la vie est, avant tout, une grande synthèse : un ensemble immense et compliqué, ensemble organique et original, de multiples éléments variés.
2° La vie est une synthèse. Quelles sont donc l’essence et l’originalité de cette synthèse ? L’essentiel de la vie est que la plus grande variété de ses éléments — qui se trouvent de plus en un mouvement perpétuel réalise en même temps, et aussi perpétuellement, une certaine unité ou, plutôt, un certain équilibre. L’essence de la vie, l’essence de sa synthèse sublime, est la tendance constante vers l’équilibre, voire la réalisation constante d’un certain équilibre, dans la plus grande diversité et dans un mouvement perpétuel. (Notons que l’idée d’un équilibre de certains éléments comme étant l’essence bio-physique de la vie se confirme par des expériences scientifiques physico-chimiques.)
3° La vie est une synthèse. La vie (l’univers, la nature) est un équilibre (une sorte d’unité) dans la diversité et dans le mouvement (ou, si l’on veut, une diversité et un mouvement en équilibre). Par conséquent, si l’anarchisme désire marcher de pair avec la vie, s’il cherche à être un de ses éléments organiques, s’il aspire à concorder avec elle et aboutir à un vrai résultat, au lieu de se trouver en opposition avec elle pour être finalement rejeté, il doit, lui aussi, sans renoncer à la diversité ni au mouvement, réaliser aussi, et toujours, l’équilibre, la synthèse, l’unité.
Mais il ne suffit pas d’affirmer que l’anarchisme peut être synthétique : il doit l’être. La synthèse de l’anarchisme n’est pas seulement possible, pas seulement souhaitable : elle est indispensable. Tout en conservant la diversité vivante de ses éléments, tout en évitant la stagnation, tout en acceptant le mouvement — conditions essentielles de sa vitalité — l’anarchisme doit chercher, en même temps, l’équilibre dans cette diversité et ce mouvement même.
La diversité et le mouvement sans équilibre, c’est le chaos. L’équilibre sans diversité ni mouvement, c’est la stagnation, la mort. La diversité et le mouvement en équilibre, telle est la synthèse de la vie. L’anarchisme doit être varié, mouvant et, en même temps, équilibré, synthétique, uni. Dans le cas contraire, il ne sera pas vital.
4° Notons, enfin, que le vrai fond de la diversité et du mouvement de la vie (et partant de la synthèse) est la création, c’est-à-dire la production constante de nouveaux éléments, de nouvelles combinaisons, de nouveaux mouvements, d’un nouvel équilibre. La vie est une diversité créatrice. La vie est un équilibre dans une création ininterrompue. Par conséquent, aucun anarchiste ne pourrait prétendre que « son » courant est la vérité unique et constante, et que toutes les autres tendances dans l’anarchisme sont des absurdités. Il est, au contraire, absurde qu’un anarchiste se laisse engager dans l’impasse d’une seule petite « vérité », la sienne, et qu’il oublie ainsi la grande vérité réelle de la vie : la création perpétuelle de formes nouvelles, de combinaisons nouvelles, d’une synthèse constamment renouvelée.
La synthèse de la vie n’est pas stationnaire : elle crée, elle modifie constamment ses éléments et leurs rapports mutuels.
L’anarchisme cherche à participer, dans les domaines qui lui sont accessibles, aux actes créateurs de la vie. Par conséquent, il doit être, dans les limites de sa conception, large, tolérant, synthétique, tout en se trouvant en mouvement créateur.
L’anarchiste doit observer attentivement, avec perspicacité, tous les éléments sérieux de la pensée et du mouvement libertaires. Loin de s’engouffrer dans un seul élément quelconque, il doit chercher l’équilibre et la synthèse de tous ces éléments donnés. Il doit, de plus, analyser et contrôler constamment sa synthèse, en la comparant avec les éléments de la vie elle-même, afin d’être toujours en harmonie parfaite avec cette dernière. En effet, la vie ne reste pas sur place, elle change. Et, par conséquent, le rôle et les rapports mutuels de divers éléments de la synthèse anarchiste ne resteront pas toujours les mêmes : dans divers cas, ce sera tantôt l’un, tantôt l’autre de ces éléments qui devra être souligné, appuyé, mis en action.
Quelques mots sur la réalisation concrète de la synthèse.
1° Il ne faut jamais oublier que la réalisation de la révolution, que la création des formes nouvelles de la vie incomberont non pas à nous, anarchistes isolés ou groupés idéologiquement, mais aux vastes masses populaires qui, seules, seront à même d’accomplir cette immense tâche destructive et créatrice. Notre rôle, dans cette réalisation, se bornera à celui d’un ferment, d’un élément de concours, de conseil, d’exemple. Quant aux formes dans lesquelles ce processus s’accomplira, nous ne pouvons que les entrevoir très approximativement. Il est d’autant plus déplacé de nous quereller pour des détails, au lieu de nous préparer, d’un élan commun, à l’avenir.
2° Il n’est pas moins déplacé de réduire toute l’immensité de la vie, de la révolution, de la création future, à de petites idées de détail et à des disputes mesquines. Face aux grandes tâches qui nous attendent, il est ridicule, il est honteux de nous occuper de ces mesquineries. Les libertaires devront s’unir sur la base de la synthèse anarchiste. Ils devront créer un mouvement anarchiste uni, entier, vigoureux. Tant qu’ils ne l’auront pas créé, ils resteront en dehors de la vie.
Dans quelles formes concrètes pourrions-nous prévoir la réconciliation, l’unification des anarchistes et, ensuite, la création d’un mouvement libertaire unifié ?
Nous devons souligner, avant tout, que nous ne nous représentons pas cette unification comme un assemblage « mécanique » des anarchistes de diverses tendances en une sorte de camp bigarré où chacun resterait sur sa position intransigeante. Une telle unification serait non pas une synthèse mais un chaos. Certes, un simple rapprochement amical des anarchistes de diverses tendances et une plus grande tolérance dans leurs rapports mutuels (cessation d’une polémique violente, collaboration dans des publications anarchistes, participation aux mêmes organismes actifs, etc.) seraient un grand pas en avant par rapport à ce qui se passe actuellement dans les rangs libertaires. Mais nous considérons ce rapprochement et cette tolérance comme, seulement, le premier pas vers la création de la vraie synthèse anarchiste et d’un mouvement libertaire unifié. Notre idée de la synthèse et de l’unification va beaucoup plus loin. Elle prévoit quelque chose de plus fondamental, de plus « organique ».
Nous croyons que l’unification des anarchistes et du mouvement libertaire devra se poursuivre, parallèlement, en deux sens, notamment :
a) Il faut commencer immédiatement un travail théorique cherchant à concilier, à combiner, à synthétiser nos diverses idées paraissant, à première vue, hétérogènes. Il est nécessaire de trouver et de formuler dans les divers courants de l’anarchisme, d’une part, tout ce qui doit être considéré comme faux, ne coïncidant pas avec la vérité de la vie et devant être rejeté ; et, d’autre part, tout ce qui doit être constaté comme étant juste, appréciable, admis. Il faut, ensuite, combiner tous ces éléments justes et de valeur, en créant avec eux un ensemble synthétique. (C’est surtout dans ce premier travail préparatoire que le rapprochement des anarchistes de diverses tendances et leur tolérance mutuelle pourraient avoir la grande importance d’un premier pas décisif.) Et, enfin, cet ensemble devra être accepté par tous les militants sérieux et actifs de l’anarchisme comme base de la formation d’un organisme libertaire uni, dont les membres seront ainsi d’accord sur un ensemble de thèses fondamentales acceptées par tous.
Nous avons déjà cité l’exemple concret d’un tel organisme : la confédération Nabat, en Ukraine. Ajoutons ici à ce que nous avons déjà dit plus haut que l’acceptation par tous les membres du Nabat de certaines thèses communes n’empêchaient nullement les camarades de diverses tendances d’appuyer surtout, dans leur activité et leur propagande, les idées qui leur étaient chères. Ainsi, les uns (les syndicalistes) s’occupaient surtout des problèmes concernant la méthode et l’organisation de la révolution ; les autres (communistes) s’intéressaient de préférence à la base économique de la nouvelle société ; les troisièmes (individualistes) faisaient ressortir spécialement les besoins, la valeur réelle et les aspirations de l’individu. Mais la condition obligatoire pour être accepté au Nabat était l’admission de tous les trois éléments comme parties indispensables de l’ensemble et le renoncement à l’état d’hostilité entre les diverses tendances. Les militants étaient donc unis d’une façon « organique », car, tous, ils acceptaient un certain ensemble de thèses fondamentales. C’est ainsi que nous nous représentons l’unification concrète des anarchistes sur la base d’une synthèse des idées libertaires théoriquement établie.
b) Simultanément et parallèlement audit travail théorique, devra se créer l’organisation unifiée sur la base de l’anarchisme compris synthétiquement.
Pour terminer, soulignons encore une fois que nous ne renonçons nullement à la diversité des idées et des courants au sein de l’anarchisme. Mais il y a diversité et diversité. Celle, notamment, qui existe dans nos rangs aujourd’hui est un mal, est un chaos. Nous considérons son maintien comme une très lourde faute. Nous sommes d’avis que la variété de nos idées ne pourra être et ne sera un élément progressif et fécond qu’au sein d’un mouvement commun, d’un organisme uni, édifié sur la base de certaines thèses générales admises par tous les membres et sur l’aspiration à une synthèse.
Ce n’est que dans l’ambiance d’un élan commun, ce n’est que dans les conditions de recherches de thèses justes et de leur acceptation, que nos aspirations, nos discussions et même nos disputes auront de la valeur, seront utiles et fécondes. (C’était précisément ainsi au Nabat.) Quant aux disputes et aux polémiques entre de petites chapelles prêchant chacune « sa » vérité unique, elles ne pourront aboutir qu’à la continuation du chaos actuel, des querelles intestines interminables et de la stagnation du mouvement.
Il faut discuter en s’efforçant de trouver l’unité féconde, et non pas d’imposer à tout prix « sa » vérité contre celle d’autrui. Ce n’est que la discussion du premier genre qui mène à la vérité. Quant à l’autre discussion, elle ne mène qu’à l’hostilité, aux vaines querelles et à la faillite. — Voline.
SYPHILIS n. f. Les maladies vénériennes se multiplient de façon ridicule. On a raison de s’en indigner quand on songe qu’il s’agit de maladies évitables et qu’il est stupide d’être malade quand on peut faire autrement. Il suffit de savoir et d’ouvrir l’œil. Trois fléaux sociaux absorbent l’attention : l’alcoolisme, la tuberculose, la syphilis.
De l’alcoolisme, maladie évitable, on a tout dit. Il est clair que l’homme, qui absorbe de la vinasse ou de l’eau de vie n’ignore pas qu’il s’empoisonne. S’il continue, c’est qu’il est sans énergie ou qu’il a du goût pour le suicide. Voilà donc une maladie formidable qui demain doit disparaître, si on le veut.
On n’en saurait dire autant de la tuberculose. Tout le monde la respire sans s’en douter. Si l’on peut, à la rigueur, éviter les contacts des poitrinaires, il est fort difficile de résister il la contagion qui dérive des crachats pulvérulents que les cracheurs malpropres, inconscients, mais malfaisants, répandent autour d’eux.
La syphilis, enfin, comme la blennorragie, est une maladie dont l’homme peut jouir à sa guise ou qu’il peut se refuser, s’il a quelque respect de sa santé. Il suffit de ne pas s’y exposer. Elle sera plus facile à guérir même que l’alcoolisme, que soutiennent encore quelques vieux préjugés sur l’alcool-aliment, sans compter les honteux intérêts capitalistes qui le soutiennent. Rien ne justifie ni n’excuse la vérole.
D’où vient que seules parmi les maladies visiblement contagieuses, les affections vénériennes soient arrivées à un tel degré de développement ?
Malgré toute leur notoriété, elles sont pourtant encore inconnues d’une foule de gens qui s’y exposent ingénument. Car on ne saurait trop rappeler qu’il existe une syphilis des innocents.
J’entends bien que beaucoup de citoyens sont si insouciants qu’ils restent indifférents aux maux dont ils peuvent être victimes. Ces gens dangereux ne m’intéressent point.
Bien plus intéressants sont les ignorants. Et l’on en compte une foule non pas seulement parmi les gens du peuple qui sont excusables, mais dans la classe dite cultivée, ayant reçu une instruction compliquée dans les hautes écoles. Le nombre de petits collégiens qui sont syphilisés les jours où ils sortent en permission, hors des chiourmes officielles où l’on est censé en faire des citoyens modèles, est énorme. Quand, à 18 ans, j’ai quitté le lycée pour apprendre la médecine, j’étais aussi ignorant des choses de la sexualité et de la vérole que le jour où j’ai quitté ma nourrice. Que de camarades sont contaminés en arrivant à la caserne où leur naïveté est l’objet de classiques railleries !
Duclaux, dans son Hygiène sociale, écrit : « Je demande seulement qu’on me dise, quand un jeune homme ou une jeune fille s’abandonnent à une caresse dangereuse, si la société a fait ce qu’elle a pu pour les en détourner. Ses intentions étaient peut-être bonnes, mais quand il a fallu en venir au fait à préciser, une sotte pudeur l’a retenue et elle a laissé ses enfants sans viatique. »
C’est là qu’est tout le mal : une fausse pudeur qu’il ne faut pas confondre avec la vraie pudeur ni la décence, qualité sociale d’ordre esthétique et défensif, que je me garderai bien d’attaquer. Cette fausse pudeur est encore telle à l’heure présente, qu’il faut quelque courage pour placarder sur les murs d’une ville, l’annonce d’une conférence sur les maladies vénériennes. Le médecin qui s’y expose risque un lambeau de sa réputation. N’est-il point des sujets qu’on ne devrait aborder qu’en rougissant ?…
Laissons la rougeur de la honte au front des exploiteurs de la bêtise humaine à qui nous devons exclusivement l’essor toujours croissant de l’endémie vénérienne. Laissons-la aux Tartufes que la contemplation d’un atome de peau humaine fait frétiller et qui ne sauraient s’instruire sur les dangers de la syphilis sans entrer en rut.
L’Antiquité n’a point connu ce désordre moral qu’on appelle la pudibonderie. A juste titre, les antiques, aussi admirateurs que respectueux de la Nature et de la Beauté, ont parlé et écrit sur les choses de l’Amour, sans songer à mal, parce que, s’il est une fonction dont l’homme doive être le serviteur, c’est celle de la reproduction, chargée d’assurer la perpétuité et la défense de l’espèce. Les organes sexuels n’ont aucune raison sérieuse d’être mis à l’écart des autres organes utiles à l’être vivant. L’Antiquité érigea même un culte pour les organes qui symbolisaient la reproduction. Et si elle a quelque peu dégénéré, si elle s’est livrée à la débauche tout comme nous, ce n’est pas à ce culte que ce malheur a été dû.
La décence sexuelle des Anciens n’a pas eu à résister aux exhibitions pornographiques de notre littérature et de notre imagerie, nées de notre immorale pudibonderie. L’idée d’une telle pourriture ne leur serait pas venue à l’esprit, car les choses de la sexualité ne pouvaient être pour eux l’objet d’une curiosité malsaine.
Je n’hésiterai pas à faire l’hommage de notre luxure contemporaine aux inventeurs maudits des parties dites honteuses, par suite des maladies honteuses, dont l’origine n’est pas ailleurs que dans les pratiques de l’Amour sexuel, pratiques que certaines morales religieuses ont réprouvées.
Le jour où naquit le mythe du Péché originel a vu naître les soi-disant hontes de l’Amour sexuel et la notion scandaleuse de l’impureté. La syphilis sociale était au bout. Car si, dans nos mœurs, l’Amour ne saurait être pratiqué honorablement en dehors de certains rites conventionnels et officiels ; si les inconvénients dérivant de cette pratique ne sauraient être avoués qu’en rougissant ou sans se frapper la poitrine, il devait s’ensuivre qu’il était de bon ton de tenir la jeunesse dans l’ignorance crasse des dangers qui la menacent. Cacher, refouler le malheur dont on a été victime par ignorance voulue, c’est aggraver le mal ; c’est en préparer la multiplication, c’est aboutir en fin de compte à une catastrophe sociale à laquelle il n’est que temps de remédier. Un homme averti en vaut deux ; avertissons donc.
Mais d’abord, établissons que la vérole est bien un grandissime fléau social. Que de gens, même instruits, y voient encore un petit malheur individuel, alors qu’elle nous déborde, particulièrement depuis la guerre, dont une des principales insanités a été d’aggraver la plupart des endémies, morales autant que physiques. Nous buvons comme des pourceaux depuis la guerre ; nous fumons comme des locomotives depuis la guerre, histoire d’enrichir le capital ; mais la guerre par elle-même a été pourvoyeuse de syphilitiques autant que de victimes de la sauvagerie humaine. Le directeur du service de santé de l’armée du Rhin écrit : « Du fait de la guerre, les maladies vénériennes se sont terriblement multipliées. Le danger qui menace notre jeunesse est plus grand qu’autrefois. Le seul moyen de lutter est d’instruire les jeunes gens. »
En 1922, le Dr Helme, un publiciste averti, écrivait : « Les ravages de l’avarie sont tels, qu’elle coûte chaque année au pays des centaines de millions. Maladie du cerveau et de la moelle, tabées, paralysie générale, fausses couches, enfants mal venus, enfants morts nés, demi-fous, stérilité des ménages : on ne se doute pas des maux qu’entraîne la redoutable infection. »
En 1914, le Dr Terraza écrivait : « La syphilis frappe aujourd’hui un cinquième de notre population et elle tue dans d’effrayantes proportions ceux qui en sont atteints. Comme un héritage, la syphilis se transmet à l’enfant ; elle décime notre race dès le berceau. C’est elle qui est la grande pourvoyeuse de petits dégénérés. »
D’après le Dr Leredde, spécialiste réputé, la syphilis tue chaque année, en France, 40.000 enfants avant leur naissance et 40.000 autres entre un jour et 5 ans.
Le Dr Mourier, directeur de l’Assistance publique, a constaté qu’en dix ans la syphilis nous a coûté un million cinq cent mille vies humaines, autant que la guerre ! Syphilis et guerre, deux abattoirs humains.
La mortalité annuelle par les maladies infectieuses dessine une courbe au sommet de laquelle trône l’avarie avec 140.000 morts, et autant par tuberculose (seul le joyeux alcool rivalise avec elle) ; puis, très loin, par derrière, on trouve la diphtérie avec 2.500 morts, la typhoïde avec 2.100 morts, la coqueluche avec 1.500 morts, la rougeole avec 1.300 morts, la scarlatine avec 600 morts. On ne meurt pas, on se tue. Si les animaux savaient parler, comme ils nous diraient qu’ils sont plus sages que l’homme !
J’indiquerai, maintenant, deux causes essentielles des dangers de la syphilis : 1° son épouvantable contagiosité ; 2° son hypocrisie.
La syphilis est presque tout de suite une maladie chronique aux manifestations les plus variées, les plus inattendues et dont le plus grand nombre, à l’âge de la plus entreprenante virilité, sont porteuses des germes de la contagion. Le syphilitique traîne sa hideuse maladie contagieuse pendant de longs mois, de longues années, sans qu’apparemment sa santé générale en souffre. C’est un promeneur de microbes dont personne ne se méfie, pas même lui ; il n’abandonne pas ses occupations professionnelles ; les plus intimes font crédit et confiance à la graine qu’il sème à tous les coins. On ne se lasse point de se soigner d’une typhoïde : il faut que, rapidement, on en guérisse ou que l’on en meure. Mais de la vérole, c’est différent. On en mourra peut-être dans 15 ou 20 ans ; mais aujourd’hui le mal est tellement sournois que l’on oublie bien vite les prescriptions du médecin.
Partout la contagion nous guette. Quand, au retour de sa campagne d’Italie, au XVIe siècle, Charles VIII rapporta, comme rançon de sa victoire, la syphilis en France, cachée sous la livrée de ses soldats, ce fut comme une explosion de syphilis collective. On en connut de véritables épidémies. On en constate encore de nos jours quand un revenant du service militaire, où il a appris à tuer, réapparaît au village, porteur de la vérole, syphilise les fillettes, lesquelles syphilisent leur fiancé, leurs parents, leur époux, leurs enfants. Tout cela fait du bel ouvrage, tout comme les gaz asphyxiants.
Mais on a connu des épidémies bien plus stupéfiantes. A Brive, en 1874, on connut cent contaminations, produit d’une sage-femme, porteuse au bout du doigt d’une lésion syphilitique.
Mais, en 1862, à Bergame, on avait connu une terrible épidémie partie d’une fillette syphilitique insoupçonnée, qui servit à vacciner dix enfants dont cinq devinrent syphilitiques. Voyez maintenant les ricochets. Appelons ces cinq enfants A, B, C, D, E.
L’enfant A meurt de syphilis en 1863, après avoir infecté : 1° sa mère qui le nourrissait (chancre du sein) ; 2° sa sœur, âgée de 20 ans, par l’intermédiaire d’une cuiller ; 3° une tante qui, venant d’accoucher et ayant trop de lait, lui donna accidentellement le sein. Cette tante infecta : 1° son enfant nouveau-né qui succomba à la syphilis ; 2° un de ses neveux également nouveau-né, à qui elle donna accidentellement le sein. Ce dernier infecta sa mère. Total : 6 cas et 2 morts. L’enfant B et l’enfant C infectent leur mère qui les nourrit et celles-ci leur mari. L’enfant C meurt de syphilis en 1862. L’enfant D meurt après avoir contagionné son petit frère par l’intermédiaire d’une cuiller commune, et sa mère qui infecte le père. Enfin, l’enfant E infecte d’abord sa nourrice, puis son frère de lait par une cuiller, puis sa mère qui, venant d’accoucher, donnait le sein à son premier né pour favoriser la montée du lait ; cette mère donne à son tour la syphilis à son dernier né et à son mari. Total final : cinq contaminations vaccinales, 18 contaminations par ricochet et quatre morts du fait de ce porte-vaccin syphilitique.
On a remarqué le rôle étrange de la cuiller. Ce petit instrument est vraiment le symbole de la contagiosité. Tout est bon au microbe pour se multiplier : la pipe, le porte-cigarette, la sucette, le biberon, le simple baiser innocent ou sensuel, qui met en contact deux muqueuses. En vérité, c’est plus varié que pour la tuberculose, dont cependant la syphilis partage aussi la. contagiosité par l’air, grâce à l’infernal tabac. Celui-ci produit des lésions et des irritations buccales qui deviennent un parfait bouillon de culture pour le microbe de la syphilis qui se promène autour de nous tout aussi bien que le bacille de Koch. Syphilis et tabac vont aussi bien ensemble que syphilis et alcool.
Mais j’en viens à l’hypocrisie de la vérole. C’est bien à elle que devrait s’appliquer l’épithète de honteuse. L’hypocrisie est l’arme des faibles et des lâches. On connaît, socialement, cette arme dont font un si bel usage tant de citoyens éduqués dans les officines de la tartuferie, officielle ou privée, où l’on acquiert la phobie des choses si respectables de l’amour normal.
La première manifestation de l’hypocrisie pour la syphilis, forme particulièrement redoutable, est d’être une maladie indolente (sans douleur). L’homme a peur de la douleur et ne croit qu’à la douleur. Voyez-le pris d’une rage de dent et voyez sa course chez le dentiste. Le syphilisé ne souffre pas ; s’il ne souffre pas, il ne peut se croire malade. J’ai entendu de nombreux syphilisés cette terrifiante déclaration : « Comment croire qu’on est mortellement atteint et qu’on est un danger public quand on a l’illusion de se bien porter ? »
Sauf en de rares complications, la syphilis ne fait pas de bruit. Quelle belle leçon de l’infiniment petit à l’homme qui se croit infiniment fort ! Le petit microbe en forme de vrille (son nom médical est tréponème) semble raisonner ainsi : j’ai besoin de la chair humaine pour vivre ; si je me démasque, c’en est fait de moi ; l’homme est plus malin, mieux outillé, procédons à l’aveuglette ! Dévorons en silence. Tel cet autre microbe malfaisant qui dévore le sucre du raisin pour en faire de l’alcool et déverse à l’homme l’unique déchet de sa vie, le poison adoré que nous mettons en bouteille. Nous en mourrons, mais sans nous douter de la cause de notre mort. Tous les microbes de la création font un peu comme cela, mais c’est à celui de la syphilis que revient la palme.
La porte d’entrée de la syphilis est toujours un petit bobo insignifiant que l’on porte à la peau ou surtout à une muqueuse, cette fine peau satinée et fragile qui recouvre les organes internes ou les orifices (bouche, nez, organes sexuels, ce qu’on appelle les parties secrètes, car nous sommes toujours au sein du mystère redoutable).
Une peau intacte, une muqueuse intacte se défendent assez bien. Mais à la moindre éraflure, voilà le microbe tout à son aise. Il s’installe et vite se met à pulluler comme les sables de la mer. Il lui faut trois semaines environ pour déposer sur notre malencontreuse éraflure toute une colonie d’enfants. Il y en a des millions (car le tréponème est un être microscopique).
Mais que l’on songe à ce qui se passe pendant ces trois semaines où l’on attend le chancre en formation, c’est-à-dire la première manifestation visible de la maladie. On est, hélas, déjà contagieux ! Et ils sont bien penauds les pauvres amoureux qui, dans ce laps de temps, se risquent aux amours vénales des maisons de prostitution avec de tristes professionnelles du trottoir, sous le vain prétexte que les femmes à plaisir (pauvres esclaves !) sont visitées régulièrement par des médecins et mises à l’index quand elles sont trouvées malades ! Quelle erreur, quelle duperie, quelle sinistre plaisanterie que ces mesures de soi-disant précautions publiques que l’on baptise d’un nom : la prostitution réglementée ! On traque la femme et on laisse l’homme errer en liberté, semer sa graine où il lui semble bon. Mais on ne traque pas le microbe qui voyage de sujet à sujet, tout comme les totos célèbres des tranchées. En attendant son chancre, que peut-être même il ignore, le syphilisé offre son microbe, et même une heure après la visite médicale, à supposer qu’à cette visite, l’infâme chancre trouve le moyen de se cacher dans un tout petit pli de la muqueuse d’où personne n’ira le déloger. La contagion syphilitique est un exemple de grande perfidie. Et quand on pense que la Police en est encore la complice, répandant dans la foule la fausse notion de la sécurité !
Qui s’y frotte s’y pique ! ne l’oublions pas. Et alors on voit apparaître la première lésion, le chancre primitif, dans le lieu même du contact malheureux : l’œil, si l’on a promené ses lèvres syphilisées sur l’œil de l’aimée, les lèvres si le baiser sur la bouche, si fréquent, a été empoisonné ; ailleurs enfin si les imprudentes caresses n’ont pas suffi à l’agresseur.
Et tout cela, sans douleur, ne l’oublions pas. « J’ai un bouton, j’ai une écorchure », dit le contaminé, si même il le dit car le syphilisé au début s’ignore lui-même un grand nombre de fois. Que l’on juge alors les cas si fréquents de gens qui n’ont aucun souci de leur toilette intime (car les organes sexuels sont dangereux à regarder !), de braves paysans ignorants les éléments de l’hygiène et de la propreté. Ah ! les microbes s’en donnent à cœur joie ! Combien la douleur serait précieuse ici pour obliger le malade à se soigner !
A partir de ce temps, l’affaire devient grave, car le chancre qui mettra plusieurs semaines à guérir n’est que la première lettre d’un long alphabet morbide dont les lettres vont s’égrener au fil des années.
Voici déjà, au bout de quelques semaines, l’apparition des accidents dénommés secondaires, les seconds en date ; nous abordons alors la période la plus redoutable au point de vue de la contagion. Habile colon, le tréponème parti du chancre est allé installer ses comptoirs de tous côtés, mais tout particulièrement au niveau des muqueuses : parties sexuelles, bouche, langue, anus. Dans ces lieux, le tréponème multiplie à foison, formant de petites plaques dites muqueuses, hélas ! encore indolores, mais qui, pourtant, constituent une assez grande gêne pour attirer l’attention.
Mais aussi, gare les contacts ! Nous sommes à l’ère de la syphilis des innocents. Syphilisés, vous déposez votre venin sur le bord de votre verre, sur la cuiller ou la fourchette dont vous vous servez, sur le bout de votre doigt que vous humectez de votre salive. Et dame, à moins que vous n’y preniez garde constamment (il faut de la patience, car la plaque muqueuse dure des mois et se reproduit sur place), il y a bien quelque mauvaise chance pour que votre femme, votre bébé, votre maîtresse reçoive de vous, sans s’en douter, un triste cadeau ! Que de misères, que de drames sont contenus dans cette petite plaquette légèrement blanche que j’aperçois sur vos lèvres, au bout de votre langue, sur les parois de votre bouche, dans le fond de votre gorge. Gardez-vous de prêter votre pipe à un copain, si vous êtes assez imprudent pour fumer. Car le résultat ne saurait manquer.
Maintenant, un temps de repos apparent. Encore une duperie, Encore une hypocrisie. La période secondaire est terminée, il n’y paraît plus, à moins que vous n’ayez laissé tout ou partie de vos cheveux, par plaques, sur le champ de bataille.
Le mal semble disparaître, il ne fait que couver et préparer la plus redoutable des offensives, celle qu’on appellera la période tertiaire. Le tréponème a fait le plongeon. De la surface du corps, il va gagner les profondeurs ; ce sont les organes essentiels de la vie qui vont payer leur tribut. Votre contagiosité va diminuer, mais vos chances d’infirmités ou de mort vont augmenter.
À cette période, nous allons faire une ample moisson de maladies sur lesquelles on met les noms les plus variés sans qu’on se doute encore de leur origine syphilitique. Dernière hypocrisie. La science médicale a dû attendre longtemps avant de reconnaître la nature syphilitique d’une foule de maladies, telles que l’ataxie, la paralysie générale, l’idiotie, l’épilepsie, etc…, etc…
La statistique du professeur Fournier va porter sur 5.749 cas et il va noter 1.451 lésions de la peau (je ne citerai que les gros chiffres) ; les lésions tertiaires des organes génitaux, 271 cas, celles de la langue, 272 ; les lésions des os, 519 ; celles du palais et du nez, 229 ; celles des testicules 245 ; la syphilis du cerveau, 758 cas ; celle de la moelle (tabès, ataxie locomotrice), 766 ; paralysie générale, 83 ; paralysie des yeux, 110.
Remarquez dans quelle proportion énorme le système nerveux, le cerveau, cet organe noble dont nous sommes si fiers, paie son tribut à la syphilis : infirmités, déchéance intellectuelle, folie, paralysies, infirmités incurables, etc…
Le professeur Fournier a pu suivre 354 cas de syphilis cérébrale. Voici quel en fut le sort : 79 ont guéri ; 66 sont morts : 209 ont survécu mais avec des infirmités équivalant à une mort partielle (surdité, cécité, impuissance, crises épileptiques, incontinence d’urine, etc.). C’est payer bien cher une fantaisie de rencontre.
Nous ne sommes pas au bout de l’infernal calvaire. Le syphilisé a tort de se croire guéri ; sa confiance est engourdie et empoisonnée. Le microbe toujours aux aguets n’attend qu’une de nos faiblesses pour se rappeler à notre souvenir.
Un jour, je reçus dans mon hôpital un pauvre médecin, dont l’histoire lamentable se reproduit chaque jour. Etudiant, il avait contracté la vérole (on devrait montrer à la foire les étudiants en médecine assez sots pour se laisser contaminer !) Trois ans de suite il s’était soigné consciencieusement. Devenu médecin et sur le point de s’installer, il songea au mariage, vint trouver le professeur Fournier pour avoir son conseil. Tout se présentait dans un ordre parfait. Le professeur donna l’autorisation du mariage. Et, ce qui prouve qu’il n’avait pas tout à fait tort, c’est que deux beaux enfants, parfaitement sains, naquirent de cette union. Comment ne pas se croire guéri ?
Or, voici que, le temps des 28 jours arrivé, notre homme s’en acquitte. Mais cette période est aussi période de bombance. On reprend un peu sa vie de garçon, Pour servir la Patrie, ne faut-il pas soutenir son principal serviteur, le Bistro ? Et notre homme n’y manqua pas. En 28 jours on absorbe d’innombrables bouteilles de vin, des apéritifs ; on se fatigue, on gaspille ses forces.
Ce fut le cas du pauvre médecin. Mal lui en prit, car, de retour au bercail, ne soupçonnant point que le microbe, ami de l’alcool, avait, pu se réveiller, il offre à sa femme un troisième enfant, son cadeau de retour qui, neuf mois après, vint au monde idiot, hydrocéphale, marqué au coin de la syphilis héréditaire. Et pendant ce temps le pauvre père, saisi à son tour de syphilis tertiaire ranimée, venait mourir dans mon service de paralysie générale. Je n’ai jamais vu effondrement plus poignant que celui de la sympathique veuve.
La vérole, installée au foyer, mettant sa griffe sur la future famille, telle est bien la plus affreuse rançon d’un mal contre lequel la société pudibonde n’a ni voulu ni su nous armer ! On finit par avoir quelque rancœur contre la vertu de convention, quand on voit de tels désastres.
On a bien le droit de porter des regards de compassion vers celle qui, la plupart du temps, est la dolente victime de notre mal de jeunesse. La pauvre femme, amie ou épouse, paie bien cher la faute commise par notre mère Ève en mangeant le fruit défendu, ce que l’Église lui reprochera de toute éternité, si les hommes de raison ne viennent pas à son secours. Ce n’est pas seulement une question de justice et de réparation, c’est une question de sentiment et de sécurité pour tous. Car la femme, innocemment porteuse de germe, deviendra la transmetteuse d’un mal qui tuera ses enfants aussi innocents qu’elle-même et ruinera la paix du foyer, la tendresse et l’affection légitimes, qui sont la garantie du bonheur domestique. Il n’y pense guère, l’Homme, dont « il faut que jeunesse se passe ». Il n’y pense guère quand, dans la rue, il s’accointe à quelque pauvre femme que la misère aura acculée à toutes les hontes. Il ne pense point que cette esclave moderne n’existe qu’à cause de ses besoins physiques, auxquels il se croira tenu de satisfaire à tous les coins de rue, sans penser que la Femme pourrait tenir le même langage que lui et lui crier : « Moi aussi, j’ai une jeunesse avec des besoins, et toi, Homme, tu réclames de moi la chasteté. Je ne serai pas bonne pour l’égout, si tu découvres, le jour de nos noces, que j’ai déjà aimé et donné mon corps, alors que je n’aurai pas fait autre chose que ce que tu as fait toi-même. »
Ah ! si le microbe de la syphilis pouvait rendre l’homme sage et plus juste, parce que plus prudent, je sais pas mal d’innocentes victimes qui pardonneraient encore, pour prix du bonheur récupéré, à tous les vilains microbes du passé !
Que l’on ne voie point dans ces propos rapides quelque fantaisie de moraliste sévère ! C’est un vrai ami du peuple qui parle et qui écrit. Car la question capitale en l’espèce est que, suivant la déclaration célèbre de Fournier, « la femme mariée est souvent contaminée dans le mariage. » Fournier en a trouvé 20% des femmes syphilitiques qu’il a traitées. Vingt femmes syphilisées par leur mari ! Quelle moyenne inattendue ! Le terrible mal ne sera donc point l’apanage des coureurs, des viveurs, des libertins, des filles dites de joie. Faire du mal sans le vouloir, sans le savoir, tel est le lot réservé à nombre de braves camarades qui paieront bien cher une erreur de jeunesse.
Le divorce, suite de syphilis communiquée, n’est pas rare de nos jours, sans compter toutes les dislocations de ménages qui se passent hors la loi. Il faut savoir que, sur 5.767 accidents tertiaires, Fournier en a trouvé 2.814 qui n’ont fait leur apparition qu’à dater de la 10e année. De sorte que, suivant l’expression pittoresque de ce maître « c’est l’homme mûr qui expie les péchés du jeune homme, c’est le mari qui paie la dette du garçon », c’est la femme, ajouterai-je, qui paiera la dette du mari ; c’est l’enfant qui paiera la dette du ménage. Dernière et inexcusable lâcheté.
Ce sera la fin de mon réquisitoire. La syphilis tue les petits le plus souvent dès les premiers mois de la conception. L’avortement syphilitique à répétition fait le désespoir de nombre de ménages qui n’y comprennent rien. Puis, un peu plus tard, ce sont les accouchements prématurés ; enfin, c’est le meurtre à la naissance. L’enfant naît pour ne vivre que quelques heures. Chiffre officiel : 458 enfants morts sur 996 naissances issues de femmes syphilitiques, venues pour accoucher dans les hôpitaux de Paris, de 1880 à 1885 (40 %).
Puis il y a la syphilis héréditaire tardive dans la première et la seconde enfance. « C’est par milliers qu’on dénombre les cas où la syphilis a tué deux, trois, quatre, cinq enfants dans une même famille, parfois tous les enfants, remède héroïque employé par la nature elle-même pour arracher un rameau pourri d’un arbre malade. N’oublions pas cette vérité sociale : la multimortalité des jeunes est un signe usuel de l’hérédo-syphilis. Voulez-vous un chiffre écrasant ? Je l’emprunte encore au vieux maître Fournier : « J’ai vu de mes yeux, ceci : 90 femmes contagionnées par leur mari sont devenues enceintes dans la première année de leur syphilis. Or, voici le résultat : 50 des grossesses se sont terminées par avortement ou mort à la naissance, 38 par mort rapide après la naissance et 2 seulement ont survécu » ! »
Mais ce n’est pas fini. Le microbe malin ne lâche pas sa proie volontiers. C’est un gros mangeur d’hommes !
Quelle effroyable collection d’infirmes et de dégénérés parmi les survivants ! Voici le groupe des éclopés partiels : on y trouve des déformations des dents, du squelette de la face (le bec de lièvre), du crâne (grosse tête bosselée), l’hydrocéphalie, la microcéphalie avec l’imbécillité en partage. On y voit des déformations du nez, des oreilles, des yeux. On y voit des membres géants ou des membres nains, des doigts supplémentaires, des pieds bots, la surdimutilé, des testicules frappés de stérilité, des ovaires incapables de reproduire.
Dans un autre groupe mettons le petit avorton syphilitique, pauvre être rabougri, décrépi avant le temps qui, s’il ne meurt pas, est voué à toutes les maladies, graine d’hôpital toute sa vie. Le rachitisme est étroitement lié à l’hérédo-syphilis. La plupart des monstruosités congénitales ont cette origine.
Et puis, quand par malheur ces pauvres êtres procréent, c’est pour reproduire des déchets humains comme eux-mêmes.
Les grosses poussées de contamination syphilitique se produisent : pour l’homme, entre 20 et 26 ans ; pour la femme, entre 18 et 21 ans, périodes de la floraison amoureuse. Telles sont les années néfastes de la contagion. Allons, les amateurs, qui en veut ?
Personne, entends-je dire ! D’accord. Alors, défendons-nous. Et pour nous défendre, allons à l’école. Ouvrons nos oreilles et apprenons à voir ! Garantissons notre santé : morale et physique. Il n’a pas tout à fait tort le député paralytique et incapable quand il nous répond : « Le public réclame des lois, des règlements pour le protéger contre la syphilis, mais qu’il commence par se protéger lui-même. La syphilis ne tombe pas du ciel. Celui qui la contracte sait fort bien qu’il s’y est exposé. »
Alors, c’est la fin de l’amour ! dira-t-on. Quelle erreur ! C’est la fin des amours malpropres, mais au profit de la pureté morale et physique. C’est la fin de la bestialité, de la chiennerie. C’est la fin des galvaudages des coins de rue, des flirts animaux dans le métro, dans tous les lieux de débauche, où toutes les séductions sont si fortement intensifiées par l’alcool et le tabac abrutissants. C’est la fin des devantures excitantes et corruptrices des libraires vivant de la débauche, devant lesquelles défile, avide des choses « secrètes et honteuses » qu’on lui cache, toute notre jeunesse, mâle et femelle.
C’est la fin du mercantilisme de l’amour, au profit d’un peu plus de dignité et du respect de la femme, notre égale depuis les Droits de l’Homme. C’est la fin des éducations ratées qui font le malheur public et privé. C’est le renouveau de la belle responsabilité du citoyen conscient de sa vraie valeur, de la beauté, de la grandeur d’âme, de tout ce qui élève et fait de l’Homme quelque chose d’un peu mieux que la bête. C’est enfin la naissance de la vraie liberté, celle qui affranchit l’homme de ses passions matérielles au profit de sa culture, celle qui lui fait prendre en mépris sa servitude vis-à-vis des entraves légales. L’homme qui a une conscience et veut vivre une vie épanouie n’a pas besoin d’autre loi. La terreur du gendarme et de l’oppression avilit. L’homme qui sait s’affranchir tout seul est vraiment seul digne de vivre.
La syphilis, les maladies vénériennes, la prostitution, toutes les lèpres sociales sont le plus éloquent des réquisitoires contre le passé d’obscurantisme où la société artificielle a laissé croupir l’individu, contre les régimes humiliants et les hypocrisies, contre les fétidités de l’Argent égoïste.
Quel soupir d’aise poussera l’Homme qui aura dû à lui-même sa libération et purifié la vie de tous en commençant par sa propre purification !
C’est une noblesse que de s’affirmer libre. Et noblesse oblige ! — Docteur Legrain.
SYSTÈME n. m. (du grec sun, avec, istemi, être placé). Ce mot peut s’appliquer soit aux objets de nos connaissances, soit à nos connaissances elles-mêmes. On parlera par exemple du système solaire, du système digestif, du système capitaliste, voulant désigner des réalités dont l’existence ne dépend pas de notre bon vouloir. On parlera aussi de système philosophique, religieux, scientifique, etc. pour désigner un ensemble de principes et d’idées que notre esprit lie entre eux et organise en un tout cohérent. Dans les deux cas, le mot système implique les notions d’assemblage, de coordination, de rapports plus ou moins heureux ; en conséquence, il garde un sens identique. N’en soyons pas surpris. Si l’intelligence humaine introduit un ordre déterminé dans ses concepts, c’est qu’elle suppose, à tort ou à bon droit, qu’un ordre semblable existe dans les choses. L’idéal serait que notre esprit introduisît, entre ses représentations, des rapports correspondant exactement à ceux que la nature impose aux êtres et aux objets. Mais, substituant une contrainte artificielle à l’harmonieux accord engendré par les lois naturelles, la société consacre l’existence de relations absolument anormales entre les humains. On le constate dans le système capitaliste, qui permet à des fainéants de dépouiller à leur profit les travailleurs des champs ou de l’usine. De même il arrive qu’en organisant ses idées et ses principes, l’intelligence se trompe complètement. D’où la multitude des faux systèmes religieux, philosophiques, politiques, etc. ; d’où tant d’hypothèses scientifiques, incapables de résister au contrôle de l’expérience et du calcul.
Inventer un nouveau système, étonner le public par l’énoncé d’une doctrine que nul n’avait encore formulée jusque-là, telle fut longtemps la grande préoccupation des intellectuels en mal de célébrité. Elle anime encore, malheureusement, de trop nombreux contemporains. Nous lui devons ces thèses aussi brillantes qu’éphémères, ces audacieuses affirmations, ces ébouriffantes synthèses qui, après une vogue imméritée, retombent dans un oubli définitif et complet. Préoccupés surtout de rajeunir des préjugés anciens ou de produire des concepts inédits, beaucoup oublient qu’en matière de connaissance spéculative le plus constant de leurs soucis doit être d’aboutir à la vérité. Jeune ou vieille, il n’importe, cette dernière reste l’unique préoccupation du chercheur impartial et consciencieux. Si l’histoire de la philosophie nous offre un spectacle particulièrement lamentable, si elle apparaît comme un champ clos où gisent les cadavres des multiples systèmes imaginés, au cours des siècles, par des esprits ingénieux, c’est que le désir d’une renommée bruyante l’emporta chez plusieurs sur l’amour de la vérité, c’est aussi que beaucoup furent incapables de dépasser le stade des constructions individuelles pour atteindre à l’objective réalité. Aussi ne soyons pas surpris de tout ce qu’on a dit contre l’esprit de système. Ces critiques sont loin de tomber à faux dans la majorité des cas. Mais il serait dangereux de réduire la connaissance humaine à une collection de faits dépourvue d’ordre et d’unité.
La science positive nous apprend dans quelle mesure l’idée et le fait doivent collaborer, lorsqu’on veut aboutir à un savoir objectif, valable pour toutes les personnes et pour tous les temps. On s’égare loin du réel, lorsqu’on accorde une valeur absolue à des concepts a priori et qu’on néglige l’expérience, pour s’en tenir aux conclusions d’une logique abstraite et formaliste. Mais les faits ne valent que par l’idée qui en dérive, par la loi qu’ils permettent de formuler. « Quand un fait prouve, écrit Claude Bernard, ce n’est pas le fait lui-même qui donne la preuve, mais seulement le rapport rationnel qu’il établit entre le phénomène et sa cause. » Sans l’hypothèse féconde, qui jaillit dans l’esprit, on se borne à entasser des observations stériles. Et non seulement le chercheur doit anticiper sur l’expérience, risquer une explication provisoire, une hypothèse particulière, quand il veut découvrir la loi de faits déterminés, mais il est encore utile qu’il systématise de larges catégories de faits et de lois dans des hypothèses générales ou grandes théories.
Ces grandes théories ont l’avantage de condenser d’innombrables observations dans quelques propositions générales. Elles coordonnent des phénomènes que l’on supposait épars et sans lien ; elles rattachent à une même formule des lois que l’on croyait disparates ou isolées. Les sciences expérimentales et inductives leur doivent de s’organiser en une synthèse déductive, lorsqu’elles atteignent un stade suffisamment élevé. Dépassant les recherches descriptives ou classificatrices, les théories satisfont ce besoin de comprendre et d’expliquer que Meyerson considère, avec raison, comme fondamental dans la science. De plus, elles constituent un précieux instrument de découverte, grâce aux hypothèses qu’elles suggèrent ou aux analogies qu’elles dévoilent. « Quand une hypothèse est vraie, constatait déjà Fresnel, elle doit conduire à la découverte des rapports numériques qui lient entre eux les faits les plus éloignés ; lorsqu’elle est fausse, elle peut représenter à la rigueur les phénomènes pour lesquels elle a été imaginée, mais elle ne saurait dévoiler les grands secrets qui unissent ces phénomènes à ceux d’une autre classe. » Ajoutons que le savant rejette comme vaine et dangereuse toute théorie qui ne s’accommode d’aucune vérification expérimentale ou qui est contredite par les faits.
Avec des variantes, imposées par la nature des phénomènes étudiés, les remarques concernant les grandes hypothèses scientifiques s’appliquent aux larges synthèses, tentées dans l’ordre philosophique, social, moral, économique. Si attrayant qu’il paraisse, un système doit être écarté lorsqu’il n’a pas l’expérience pour point d’appui. Et le degré d’intelligibilité d’une explication, comme aussi la fécondité de ses conséquences, permettent de distinguer la théorie utile de celle qui n’est qu’une creuse fantaisie de l’imagination. Ainsi se trouvent condamnées les délirantes suppositions admises en théologie ou en métaphysique, les systèmes à la Bergson ou à la saint Thomas, simples jeux d’esprit dépourvus de toute valeur objective. Fallacieuse logomachie des amateurs d’au-delà, spéculations sur dieu, l’âme et les autres entités chimériques sont à écarter inflexiblement ; elles ont leur place près des contes de nourrice et des récits imaginaires. On s’étonnera un jour que les hommes aient pu prendre au sérieux les sornettes que l’on étudie, dans les écoles, sous le nom de systèmes métaphysiques. Seules ont droit de cité les théories suggérées par les faits et capables d’être, au moins dans l’avenir, expérimentalement vérifiées. Désirables dans le domaine de la création artistique, les fantaisies individuelles sont dangereuses en matière de connaissance spéculative.
Même contenue dans les limites fixées par la raison, une théorie n’obtient jamais qu’une valeur relative. Des systèmes jugés longtemps solides se révèlent caducs et fragiles, lorsque des découvertes nouvelles permettent de pénétrer plus profondément dans l’intimité des phénomènes. D’autres, au contraire, qui seront très féconds par la suite, semblent d’abord contradictoires et impossibles. « Une conception fantastique, un écart, une folie de plus », disait E. Geoffroy Saint-Hilaire du système de Lamarck : Pour avoir bouleversé la théorie linnéenne des espèces végétales, Jordan fut considéré comme un fou tranquille. Et l’on n’a pas oublié avec quelle ardeur l’hypothèse du mouvement de la terre fut combattue par les contemporains de Copernic et de Galilée. C’est à l’observation qu’il faut demander, en dernier ressort, de confirmer ou d’infirmer un système, quel qu’il soit. Celui qui ne peut supporter l’épreuve de la vérification doit être abandonné.
Quant au scandale qui, au dire de certains, résulterait du caractère éphémère et transitoire des théories scientifiques, il ne trouble guère les esprits capables de réfléchir. Des systèmes disparus quelque chose subsiste en effet ; chacun d’eux ajoute à l’acquis du savoir définitif. Souvent même ils ne se détruisent pas mais se complètent seulement et s’unissent dans des synthèses plus vastes. Loin d’être un signe de faiblesse, la mobilité devient pour la science une preuve de fécondité ; plus nos connaissances progressent, plus les théories se transforment rapidement. Et ce ne sont pas uniquement des rapports, comme le croyait Henri Poincaré, que la science nous permet de connaître, c’est la réalité qu’elle découvre, la nature intime des choses qu’elle fait entrevoir. Pareillement, dans d’autres domaines, l’enrichissement progressif dont bénéficie la pensée ne doit pas se confondre avec une destruction pure et simple des systèmes précédents. — L. Barbedette.