Encyclopédie anarchiste/Trinité - Troubadour

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2798-2809).


TRINITÉ n. f. (du latin trinitas, de trinus, triple). Un seul Dieu en trois personnes. C’est, nous assure-t-on, le dogme fondamental de l’Église catholique et de plusieurs sectes protestantes. La certitude en est si bien établie que Calvin fit brûler Michel Servet parce que cet impie refusait de voir Dieu comme « un monstre à trois têtes ». Servet était indulgent pour le ridicule « mystère ». Un monstre à trois têtes est chose concevable. Mais non la trinité. Car, pour copier le Catéchisme du Diocèse et de la Province de Paris, « chacune des trois personnes est Dieu et possède la trinité tout entière » et cependant « les trois personnes ne sont qu’un seul et même Dieu ». Malebranche avoue (Recherche de la vérité, livre III, deuxième partie, chapitre VIII) : « On croit, par exemple, le mystère de la Trinité, quoique l’esprit humain ne le puisse concevoir. » Qu’est-ce que croire quelque chose qu’on ne conçoit pas ? Malebranche continue : « Et on ne laisse pas de croire que deux choses qui ne diffèrent point d’une troisième ne diffèrent point entre elles, quoique cette proposition semble le détruire. » Semble est indulgent. C’est qu' « on est persuadé qu’il ne faut faire usage de son esprit que sur des sujets proportionnés à sa capacité et qu’on ne doit pas regarder fixement nos mystères. » Il faut donc répéter des mots sans leur donner aucun sens et affirmer qu’on croit sans savoir ce qu’on croit. L’aveu célèbre de saint Augustin au livre VII de son traité De la Trinité, est plus court et plus net : « On parle de trois personnes, non pour dire quelque chose, mais pour ne pas se taire. » Dictum est tamem tres personœ, non ut illud diceretur sed ne taceretur.

Les trois dieux (pardon ! il n’y en a qu’un) ; les trois morceaux de Dieu (pardon ! chacun « possède la divinité tout entière » ) : les trois ce que vous voudrez ; les trois personnes, — puisqu’il est entendu, depuis Saint Augustin, que le mot n’a aucun sens, — sont également éternelles et pourtant le Fils est engendré par le Père ; le Saint-Esprit n’est pas engendré mais, pour l’Église grecque et pour les Pères de Nicée, il procède du Père, pour l’Église latine, il procède du Père et du Fils. Prière de ne donner aucun sens aux mots engendrer et procéder, si on ne veut pas tomber dans quelque hérésie.

N’essayons pas une histoire de ce dogme ou de tout autre dogme. Croyons-les et croyons qu’ils remontent tous aux apôtres. Car, affirme Bossuet (préface de l’Histoire des Variations), « le Saint-Esprit répand des lumières pures et la vérité qu’il enseigne a un langage toujours uniforme… Tout ce qui varie, tout ce qui se charge de termes douteux et enveloppés a toujours paru suspect et non seulement frauduleux mais encore absolument faux, parce qu’il marque un embarras que la vérité ne connaît point. » Car « la vérité catholique, venue de Dieu, a d’abord sa perfection ». Et « L’Église, qui fait profession de n’enseigner que ce qu’elle a reçu, ne varie jamais. »

C’est pourquoi, dans le Symbole dit des Apôtres, le Père est le seul créateur ; mais, au symbole de Nicée, c’est par le Fils que « toutes choses eurent l’existence », si je traduis littéralement le texte grec ; et, si je m’en tiens au latin, « par lui toutes choses ont été faites ». Acceptons ce changement d’une Église « qui ne varie jamais » et ne lui rappelons pas que « tout ce qui varie a toujours paru… absolument faux ».

Pourquoi ai-je la mauvaise idée d’ouvrir le Catéchisme du Concile de Trente ? Après avoir étudié l’article du Symbole des Apôtres qui présente le Père comme le « créateur du ciel et de la terre », il ajoute : « En voilà assez pour l’explication de ce premier article, pourvu toutefois que nous donnions encore cet avertissement que l’œuvre de la Création est commune à toutes les personnes de la Trinité sainte et indivisée. Car nous confessons ici, d’après la doctrine des Apôtres, que le Père est créateur du ciel et de la terre. » Après ce précieux aveu, on ajoute le Fils et le Saint-Esprit, en se référant — mais terriblement on « se charge de termes douteux et enveloppés » — à des textes de la Sainte Écriture tendancieusement ou plutôt follement commentés.

Les divers symboles se débarrassent rapidement du Père tout-puissant, seul créateur dans le premier, demi-créateur dans le second, tiers de créateur dans le troisième. Ils ne sont pas non plus très longs sur le Saint-Esprit. Mais ils s’attardent sur la deuxième personne. Le symbole de Nicée, par exemple, après avoir affirmé « un seul Seigneur Jésus-Christ, fils unique de Dieu et né du Père avant tous les siècles, Dieu de Dieu, lumière de Lumière, vrai Dieu du vrai Dieu, qui n’a pas été fait mais engendré, consubstantiel au Père », nous détaille sa folle incarnation humaine. Un Dieu fait homme, dit à peu près Spinoza, c’est un triangle revêtant les propriétés du cercle.

C’est dans le Symbole dit de Saint-Athanase parce que personne ne croit plus depuis longtemps qu’il soit de ce Père, que l’Église expose le plus clairement — si l’on a la cruauté d’employer ce mot — son dogme de la Trinité. Copions ce symbole : il sera utile à qui voudra faire une histoire de la folie humaine :

« Quiconque veut être sauvé doit garder la foi catholique, qui adore un seul Dieu dans la Trinité et la Trinité dans l’Unité sans confondre les personnes ni diviser la substance. Car autre est la personne du Père, autre celle du Fils, autre celle du Saint-Esprit ; mais la divinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit est une, leur gloire égale, leur majesté coéternelle. Tel qu’est le Père, tel est le Fils, tel est le Saint-Esprit. Tous trois sont incréés, incompréhensibles, éternels, tout-puissants ; et pourtant ils ne sont pas trois incréés, trois incompréhensibles, trois éternels, trois tout-puissants ; mais un seul incréé, un seul incompréhensible, un seul éternel, un seul tout-puissant. Ainsi le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu ; et pourtant, ils ne sont pas trois Dieux mais un seul Dieu. De même le Père est Seigneur, le Fils est Seigneur, le Saint-Esprit est Seigneur, et pourtant ils ne sont pas trois Seigneurs mais un seul Seigneur.

« D’autre part, tandis que le Père incréé n’est ni fait ni engendré, le Fils incréé aussi est né pourtant du Père, non pas fait mais engendré, et le Saint-Esprit, incréé à son tour, est de par le Père et le Fils, n’étant ni fait ni engendré, mais procédant. Ce qui fait qu’il y a un seul Père et non Trois Pères, un seul Fils et non trois Fils, un seul Saint-Esprit et non trois Saint-Esprits. Mais de ces trois personnes, aucune n’est antérieure ou postérieure à l’autre, aucune n’est supérieure ou inférieure, de sorte que par tous les côtés, comme nous l’avons dit, il y faut adorer l’Unité dans la Trinité et la Trinité dans l’Unité. »

J’admire la solidité du prêtre Malebranche qui, lisant pieusement chaque semaine ces paroles dans son Bréviaire, ne laissait pas d’affirmer, honnête géomètre, que « deux choses qui ne diffèrent point d’une troisième ne diffèrent point entre elles. » — Han Ryner.


TRINITÉ Les anarchistes ne sont pas des croyants. Le mouvement libertaire ne s’apparente à aucune forme de la pensée et de l’action religieuses. Il combat toutes les Églises : le but de celles-ci − de toutes, sans exception − étant de courber l’humanité sous le joug de la croyance aveugle aux Dogmes et de la soumission passive aux enseignements sur commande et aux morales imposées qui en découlent. Mais, contrairement à ce qu’imaginent ceux qui ignorent ou connaissent mal et insuffisamment les conceptions anarchistes, les libertaires ont un Idéal très précis et cet Idéal aboutit à la formation d’une manière de Trinité engendrant un triple culte.

Ce culte, c’est celui du Vrai, du Juste et du Beau. Telle est la Trinité, réelle et sacrée celle-là, dont les anarchistes sont les adeptes fervents et convaincus.

Culte du « Vrai ». Nous sommes constamment à la poursuite de ce qui est vrai. Nous savons bien que ce qu’on appelle communément la Vérité n’existe pas. On a beau écrire ce mot avec un V majuscule, comme on a coutume d’écrire le mot Dieu avec un D majuscule, dans le but et l’espoir de conférer à l’être ou à la chose qu’il exprime une majesté et une puissance souveraines, on ne parvient pas à nous donner le change. Libre aux croyants d’estimer que la vérité est en dieu, puisque leur dieu (s’il existait) serait lui-même la vérité éternelle et absolue, totale et définitive. Moi qui nie l’existence de dieu, je nie logiquement l’existence de cette vérité.

Mais je sais qu’il y a des vérités ; je sais que l’acquisition de ces vérités, toujours partielles et toujours susceptibles de révision, est extrêmement lente et malaisée ; je sais que, à l’exception de certaines propositions qui ont, jusqu’à ce jour, triomphé de toutes les expériences et confrontations, nulle de ces vérités ne possède un tel caractère de certitude qu’on peut, sans crainte de se tromper, affirmer que rien, jamais, ne l’ébranlera, ne la ruinera. (Voir l’article « La Vérité et l’Église catholique ».)

C’est pourquoi, dans l’énoncé de ce que j’appelle ici Trinité, je ne me sers pas du mot Vérité, mais du mot Vrai, voulant entendre par là cet ensemble de vérités fragmentaires et. momentanées que les chercheurs, en quête de connaissances de plus en plus vastes et de plus en plus solidement établies, s’évertuent inlassablement à consolider et à multiplier.

Du sens que j’attache à cette expression « le Juste », je dirai ce que je viens de dire à propos de « le Vrai ». La Justice n’existe pas en soi plus que la Vérité ; concrètement elle ne représente rien ; elle n’a de signification qu’en tant que terme abstrait, tendant à grouper l’ensemble de ce qui est juste, à le distinguer de ce qui est injuste, à l’opposer à ce qui est inique, à exprimer, par un substantif qui condense, totalise et synthétise, la somme des actions progressivement classées comme étant équitables, reconnues et démontrées telles, du moins jusqu’à plus ample informé.

Mêmes observations en ce qui concerne la Beauté. Inutile d’entrer, sur ce point, dans des explications qui ne seraient qu’une fastidieuse et superflue répétition de ce qui précède.

Je rejette le culte de la trinité catholique : le Père, le Fils et le Saint-Esprit (voir l’article qui précède). J’ai renoncé depuis longtemps à celui de la Trinité républicaine et démocratique : Liberté − Égalité − Fraternité. Ce culte a donné naissance à tous les abus et à tous les scandales qu’il avait pour but de supprimer. S’en étonne qui voudra ; encore qu’il ait été inévitable que, dans un milieu social autoritaire et conséquemment hiérarchique, cette trinité se soit, dans la pratique, avérée essentiellement contradictoire à ce qu’elle annonçait, puisqu’elle a donné : oppression, au lieu de liberté ; inégalité, au lieu d’égalité ; haine, au lieu de fraternité.

Mais j’adopte et travaille à pratiquer le mieux possible le culte de cette trinité qui est et ne peut être qu’anarchiste : le Vrai, le Juste, le Beau. Cette Encyclopédie est comme un temple édifié à une Vérité toujours mieux établie, à une Justice toujours plus effective, à une Beauté toujours plus éclatante. En parcourant cet ouvrage, en en dégageant l’idée maîtresse et la pensée directrice, le lecteur impartial constatera que chaque étude est comme une pierre de ce monument que des hommes ayant la passion du Vrai, du Juste et du Beau ont bâti en l’honneur de cette magnifique Trinité.

Dénoncer le Mensonge, flétrir l’Injustice, honnir la Laideur, afin d’inspirer au lecteur le mépris de l’Imposture, la haine de l’Iniquité et le dégoût de la crasse, de la platitude et de la banalité. Par contre, proclamer le Vrai, acclamer le Juste, exalter le Beau, afin de hâter l’effondrement d’une société où ne peuvent ni s’épanouir les fleurs de la Vérité, ni mûrir les fruits de la Justice, ni resplendir les merveilles de la Beauté.

Tel est le dessein que nous poursuivons, ici, depuis près de dix ans et dont les formidables difficultés d’exécution n’ont pu parvenir à nous détourner. − Sébastien Faure.


TRIPATOUILLAGE Ce mot vient du néologisme tripatouiller inventé et employé pour la première fois par E. Bergerat, dans une lettre parue au « Figaro » en 1877, à l’occasion des retouches que M. Porel, directeur de l’Odéon, voulait apporter au Capitaine Fracasse, pièce commandée à Bergerat d’après le roman de Th. Gautier. Il inventait le mot et pratiquait la chose !…

Par la suite, tripatouiller et tripatouillage sont passés dans la langue. Ils sont le fait de « modifier par des additions, des retranchements, des remaniements faits contre le gré de l’auteur, une œuvre dramatique ou littéraire », et son résultat. C’est ainsi que le Nouveau Larousse définit les deux mots auxquels il ajoute tripatouilleur − celui qui tripatouille, − et il les cantonne dans l’argot du théâtre et de la littérature.

Depuis très longtemps, la langue française avait les mots patouiller et patrouiller, le premier signifiant : patauger, et le second : marcher, s’agiter dans de l’eau bourbeuse, manier malproprement. Par extension, et au figuré, on peut patouiller, patauger dans une œuvre dramatique ou littéraire, et patrouiller en en usant malproprement. Le tripatouillage serait un triple patouillage ou patrouillage. Il y a aussi dans le tripatouillage du tripotage, comme disait Flaubert, c’est-à-dire : « un mélange peu ragoûtant ». Une rectification à apporter au Nouveau Larousse est celle-ci : il y a non moins tripatouillage quand l’opération s’effectue avec l’assentiment de l’auteur, alors qu’il a donné à son œuvre un aspect définitif en la publiant. L’auteur laisse alors patouiller et patrouiller dans son domaine.

Nous avons vu au mot plagiat les rapports étroits qui existent entre cette industrie et le tripatouillage, parmi les supercheries littéraires, Des rapports semblables unissent le tripatouillage et le vandalisme (voir ce mot). Quand celui-ci ne détruit pas l’objet qu’il attaque, quand il se borne à le mutiler, à le déformer, il est du tripatouillage, celui qui s’exerce en particulier sur les œuvres d’art. Le tripatouillage est plus odieux que le vandalisme. Flaubert disait : « Supprimez, d’accord, mais ne corrigez pas ; dans la suppression complète vous obéissez à la force matérielle, mais en corrigeant vous êtes complice. » Et il ajoutait : « les iconoclastes sont pires que les barbares. » ; les iconoclastes, en brisant les images, corrigeaient le temple, les barbares le détruisaient. La censure est à la fois du vandalisme et du tripatouillage parce qu’elle détruit, interdit ou corrige (voir vandalisme).

La simple contrefaçon artistique et littéraire, qui fait crier si fort les auteurs et les éditeurs parce qu’elle les atteint davantage dans leurs intérêts commerciaux, n’a rien de commun avec le tripatouillage et le vandalisme quand elle laisse intactes la pensée et l’œuvre de l’auteur. Elle n’est plus qu’une question de propriété relevant des tribunaux, mais totalement indifférente au point de vue de l’art et de la littérature. Les amateurs n’hésiteront pas à préférer une des éditions originales de Madame Bovary et de Salammbô contrefaites en Allemagne et présentées sur du beau papier, dans un texte scrupuleusement exact, aux éditions sur papier d’épicier dont l’impression est illisible, et aux éditions de luxe, dites « d’art » où l’on s’est permis d’ « illustrer » les œuvres de Flaubert contre sa volonté formellement exprimée, comme nous le verrons. Si peu scrupuleux qu’ait été l’éditeur « braconnier », à l’égard de l’éditeur « légitime », il l’a été au moins autant que lui à l’égard de ces œuvres et de leur auteur, et c’est la seule chose qui intéresse les amateurs d’art et de littérature.

Dans un monde qui aurait le respect de l’individu et de sa pensée, le tripatouillage serait impossible. Dans la société appelée « civilisée », basée sur les violences et les falsifications du puffisme, le tripatouillage s’est développé au point de devenir l’industrie littéraire la plus honorée et la plus profitable. Qu’un écrivain produise un chef-d’œuvre ; s’il est pauvre et n’est pas intrigant, il restera ignoré, dédaigné, et mourra sur un grabat. Qu’un tripatouilleur arrive et s’empare du chef-d’œuvre ; après l’avoir dépiauté, déchiqueté, vidé de toute substance, pensée et style, et l’avoir réduit à l’état de guano de librairie et de cinéma, il s’en fera une renommée universelle et une fortune. Son tripatouillage lui rapportera des millions, lui fera grimper tous les étages de la Légion d’honneur, lui ouvrira toutes les portes académiques que ne franchirent jamais les Molière, Balzac, Stendhal, Flaubert, Zola, Goncourt, Mirbeau et Courteline, pour ne citer que les écrivains principaux sur lesquels les Thénardiers tripatouilleurs exercent leur malpropre industrie. Ils ne se contentent pas de faire les poches des morts ; ils s’acharnent sur ce qu’ils ont laissé le plus vivant : leur œuvre, pour la rendre idiote ou ridicule.

Flaubert a souverainement et définitivement jugé les tripatouilleurs, bien que de son temps leurs dégâts étaient encore assez limités. Le cinéma, qui est dans la guerre à l’intelligence humaine ce que les gaz asphyxiants sont dans la guerre à la vie organique, n’avait pas encore été inventé. Qu’aurait dit Flaubert s’il avait pu voir les innommables ratatouilles que deviendraient ses œuvres à ce cinéma ? Quelle douleur aurait été la sienne s’il avait pu savoir que cela se ferait avec l’assentiment, la complicité de ses héritiers, de ceux que son affection et sa confiance avaient constitués les gardiens et les défenseurs de son œuvre et de sa pensée ?… Mais, par anticipation, il a cloué tout ce monde au pilori. Ils peuvent, après cela, user de toute leur subtilité pour défendre la « liberté d’adaptation », la faire confondre avec la liberté de la presse pour faire admettre la liberté du tripatouillage et ce qu’ils appellent le « droit moral » qu’ils auraient de piller autrui. La liberté et le droit du tripatouillage ne sont, comme la liberté et le droit du plagiat, que ceux de l’escopette braquée dans le domaine théâtral et littéraire, comme à la Bourse, dans le maquis des affaires, et au Parlement, dans les égouts de la politique.

En 1857, lorsqu’on voulut tirer une pièce de Madame Bovary, Flaubert s’y opposa formellement. Le 23 janvier 1858, dans une lettre à Mlle de Chantepie, il écrivit ceci : « … On voulait faire une pièce avec la Bovary. La Porte Saint-Martin m’offrait des conditions extrêmement avantageuses, pécuniairement parlant. Il s’agissait de donner mon titre seulement et je touchais la moitié des droits d’auteur. On eût fait bâcler la chose par un faiseur en renom, Dennery ou quelqu’autre. Mais ce tripotage d’art et d’écus m’a semblé peu convenable. J’ai tout refusé net et je suis rentré dans ma tanière. Quand je ferai du théâtre, j’y entrerai par la grande porte, autrement non… »

Au sujet de « l’illustration de ses œuvres », Flaubert n’était pas moins catégorique. Il écrivait, le 10 juin 1862, à Jules Duplan : « …Quant aux illustrations, m’offrirait-on cent mille francs, je te jure qu’il n’en paraîtra PAS UNE. Ainsi, il est inutile de revenir làdessus. Cette idée seule me fait entrer en « phrénésie ». Je trouve cela stupide, surtout à propos de Carthage. Jamais ! Jamais ! Plutôt rengainer le manuscrit définitivement au fond de mon tiroir… La persistance que Lévy met à demander des illustrations me f… dans une fureur impossible à décrire. Ah ! qu’on me te montre, le coco qui fera le portrait d’Hannibal, et le dessin d’un fauteuil carthaginois ! il me rendra grand service. Ce n’était guère la peine d’employer tant d’art à laisser tout dans le vague pour qu’un pignouf vienne démolir mon rêve par sa précision inepte… »

Deux jours après, Flaubert ajoutait dans une lettre à Ernest Duplan, frère du précédent : « Jamais, moi vivant, on ne m’illustrera, parce que : la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin. Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout… Tandis qu’une femme écrite fait rêver à mille femmes. Donc, ceci étant une question d’esthétique, je refuse formellement toute espèce d’illustration. »

En 1879, il écrivait encore non moins catégoriquement à G. Charpentier : « Toute illustration en général m’exaspère, à plus forte raison quand il s’agit de mes œuvres — et de mon vivant, on n’en fera pas. Dixi. »

Mais Flaubert est mort et, depuis, le « coco » et le « pignouf » sont venus. Non seulement ils ont fait le portrait d’Hannibal et le dessin d’un fauteuil carthaginois, mais des spécialistes du « sex-appeal » ont joué et représenté Emma Bovary et Salammbô au théâtre, au cinéma, et, en librairie, Flaubert a été « illustré » de toutes les façons. A côté, des compères se sont trouvés pour dire que le « coco » et le « pignouf » avaient « servi très utilement et très largement Flaubert » !…

Enfin, Flaubert a donné encore plus de précision à sa pensée contre tous les tripatouillages lorsqu’il a écrit ceci à M. Charles Edmond, en juin 1867 : « Ah ! que j’ai raison de ne pas écrire dans les journaux et quelles funestes boutiques ! La manie qu’ils ont de corriger les manuscrits qu’on leur apporte finit par donner à toutes les œuvres la même absence d’originalité… Du moment que vous offrez une œuvre, si vous n’êtes pas un coquin, c’est que vous la trouvez bonne. Vous avez dû faire tous vos efforts, y mettre toute votre âme. Un livre est un organisme compliqué. Or, toute amputation, tout changement pratiqué par un tiers, le dénature. Il pourra être moins mauvais, n’importe, ce ne sera plus LUI. »

Ces textes de Flaubert, sur lesquels. il n’est pas possible d’équivoquer, sont sans appel aux yeux de tout artiste véritablement digne de ce nom. Mais pour être un artiste véritable, il faut comprendre Flaubert lorsqu’il écrivait encore ceci : « Si la littérature moderne était seulement morale, elle deviendrait forte ; avec de la moralité disparaîtraient le plagiat, le pastiche, l’ignorance, les prétentions exorbitantes ; la critique serait utile et l’art naïf, puisque ce serait alors un besoin et non une spéculation. »

Flaubert était fixé sur la « moralité » des tripatouilleurs, mais il ne pouvait savoir jusqu’où irait « l’immoralité » de ceux qui s’attaqueraient à lui. En 1906, Madame Bovary était mise en pièce — ou plutôt en pièces — par un nommé Busnach et jouée au théâtre de Rouen. Ce fut un « four noir ». Le tripatouilleur n’eût même pas l’excuse de la recette. Dès 1916, on tripatouillait Salammbô pour le cinéma, et de quelle façon !… On y voyait le mariage de Matho et de Salammbô… tout simplement ! Attendons-nous à voir sortir, un jour ou l’autre, une Fille de Salammbô ! Madame Bovary, d’abord tripatouillée en Amérique, l’a été ensuite en France. L’Éducation Sentimentale, Un Cœur simple, Saint Julien l’ont été aussi. Saint Antoine sera un morceau plus difficile, mais les « cinéastes » ne reculent devant rien. Le « pignouf », un de ces jours, « supervisionnera » Saint Antoine et surtout son cochon.

L’infamie du tripatouillage est ainsi marquée définitivement. Malgré ce, il trouve toutes les complicités au près des pouvoirs publics, dans la presse, dans le public, et même dans la Société des Gens de Lettres qui consacre ainsi l’indignité de tant de ses membres. En soutenant les intérêts des tripatouilleurs, cette Société résigne toute conscience artistique. A côté, les ministres les « honorent » en les décorant, les tribunaux mettent au service de leurs abus appelés des « droits » les sanctions de la loi, la presse leur fait une charlatanesque publicité, et le public, de plus en plus idiotifié, se tait, indifférent quand il n’est pas admiratif, devant des mœurs de foire d’empoigne. Parmi les « gens de lettres », dans la presse, le tripatouilleur n’en est pas moins, et plus que quiconque, le « cher confrère » dont on vantera la « probité professionnelle », dont on louangera « le talent sérieux, l’art personnel, la haute conscience ennemie des compromissions, etc… ». On lira parfois, dans un coin de journal, la protestation très mesurée, presque apeurée, de quelqu’un trouvant que le « cher confrère » va « un peu trop fort ». On dira que cette protestation a été inspirée par l’envie, et elle sera d’ailleurs noyée dans le flot publicitaire qui remplit le journal.

Il a fallu le cinéma pour que le banditisme du tripatouillage trouvât définitivement, dans la presse, une complicité n’ayant plus de retenue. Le cinéma paie bien. Son industrie possède plus que nulle autre « l’argument irrésistible » cher à Basile ; or, la presse est de plus en plus vénale. S’il est, dans une salle de cinéma, quelques « grincheux » qui sifflent, ils sont, dans des journaux, traités de « snobs », de « chahuteurs », de saboteurs de la liberté d’autrui, de l’art, des entreprises de spectacles « qu’il faut considérer comme de simples perturbateurs, et expulser avec énergie », M. Jean Chataigner a écrit cela dans le Journal, et l’Œuvre l’a trouvé si bien qu’elle a été « heureuse » de le reproduire dans son numéro du 21 février 1930 !

Le tripatouillage est devenu une référence académique. L’Académie Française refuserait ses « prix de vertu », (quelques cents francs), il une « fille-mère » trompée et abandonnée qui s’exténuerait au travail pour faire vivre et élever son enfant ; mais elle a donné le « Grand Prix Gobert », (10.000 francs), à un personnage dont une Histoire de l’Art n’est composée que d’une série de tripatouillages, et elle patronne le dit personnage pour une élection académique ! Il est vrai que lorsqu’on a vu l’élection d’un fabricant de canons à l’Académie des Sciences morales (sic) et politiques, on peut tout voir en fait d’insanité académique.

L’histoire des tripatouillages éventés remplirait toute une bibliothèque. Bornons-nous à les voir sommairement dans leurs principaux domaines.

Les religions, d’où sont venues aux hommes les exemples de toutes les sophistications, ont été bâties sur des tripatouillages sans nombre pour faire accepter leurs dogmes. Les premiers livres religieux ont été des tripatouillages des légendes orales primitives, et ceux qui les ont suivie des tripatouillages de ces premiers. Les védas, le Zend-Avesta, puis la Bible avec ses deux Testaments, et toutes les farceries canoniques, ont été composés de cette façon, par toute une série de supercheries, de maquillages, d’interpolations, comme celles qui ont servi à fabriquer les lettres d’un prétendu Ignace d’Antioche. Le tripatouillage des Antiquités judaïques de Josèphe, fut une des premières besognes de l’apologétique chrétienne. Les apocryphes, bien que rejetés officiellement par l’Église, n’en ont pas moins servi à faire croire à la virginité de Marie, qui fut mère de sept enfants, d’après l’évangéliste Marc. Des interprétations tendancieuses ont imposé le célibat des prêtres et fait obligation aux fidèles d’entretenir le clergé, etc…, etc… Le tripatouillage religieux le plus éhonté a été, à notre époque, celui du commandement disant :

« Homicide point ne seras,
De tait, ni volontairement. »

pour faire marcher les consciences catholiques dans la Guerre de 1914.


En marge des tripatouilleurs canonistes, l’Église inspira toujours toute une organisation de clercs ou de pieux laïques, depuis la haute et puissante administration de l’Index jusqu’aux plus ignorantins des frater de l’école privée, qui prohibent, expurgent, tripotent tous les textes. On a ainsi, à l’usage de l’enseignement et à toutes ses échelles, les tripatouillages les plus grossiers et les plus savants. Les auteurs classiques sont « corrigés » par des « moralistes » préposés à la conservation des bonnes mœurs et des Âmes pures qui fleurissent dans les séminaires, les maisons d’éducation, les œuvres catholiques. Le modèle de ces tripatouillages est celui des Plaideurs, de Racine, par un nommé Hervo, que nous avons signalé dans l’École Émancipée du 15 avril 1922, mais qui n’a ému personne. Des abbés Lemire font feu des quatre fers, à la Chambre des Députés, des journalistes « bien pensants » sont pris de convulsions, devant un Bourueville ou un Bouillot qui, ridiculement, auront supprimé le mot : Dieu dans une fable de La Fontaine ou dans des vers de M. Francis Jammes. Le pal et les petits bouts de bois enfoncés dans les « oreilles » seraient des supplices trop doux pour ces « cambrioleurs de nos richesses littéraires », ces « bêtes malfaisantes qui osent porter sur les chefs-d’œuvre leurs mains impies », etc… M. Jammes fait condamner Bouillot, mais il se tait, comme tous les cafards de sa suite, devant le cas Hervo ! Il se tait, comme tous ces journalistes-pa.triotes, qui ont marché derrière M. J, de Bonnefon pour dénoncer un prétendu « massacre » de Molière, en Allemagne, et restent muets comme des carpes devant l’authentique assassinat de Racine perpétré par le sieur Hervo et dédié à ses fils « futurs volontaires », sans doute pour la défense de Racine… contre les Allemands ! Ces farceurs ne disent rien non plus lorsque, dans des Morceaux choisis de littérature, un Lebaigue corrige André Chénier en faisant dire à la Jeune Captive :

« Pour moi Palès encore a des asiles verts
L’avenir du bonheur… »

au lieu de : « Les amours des baisers… » au second vers.

Tout y passe dans les tripatouillages moraux et pieux ; les lettres d’un Arthur Rimbaud indignement truquées pour faire de ce libertaire incorrigible un monsieur bien pensant, comme les Contes de Perrault !

A la bibliothèque d’un lycée de jeunes filles, lycée de l’État s’il vous plaît, et laïque dans la mesure où la laïcité n’est plus considérée comme un attentat à la pudeur des jeunes pucelles bourgeoises, on trouve Possession du Monde, de G, Duhamel, dont huit pages ont été enlevées au commencement du livre et remplacées par des approximations administratives !… On a intercalé dans l’Oiseau, de Michelet, des pages de l’Histoire Naturelle de Buffon !… A la façon de Faguet composant un Musset des familles, on châtre les poètes, on en fait des eunuques de tout repos au près des vertus fragiles. Un M. Formey a fait de l’Émile de Rousseau un Émile chrétien « consacré à l’utilité publique » !… Il n’est pas jusqu’à Mme Hanau, dont le patriotisme financier collabore avec de vieux messieurs de la « Société d’encouragement au Bien » (sic) dans la pratique de la filouterie boursicotière, qui ne tripatouille la Ballade Solness, de L. Tailhade. La chanson, vive et gaillarde, est encore moins épargnée. Nous ne savons si on a « arrangé » le C… de ma Blonde et Monsieur Dupanloup pour les séminaristes et les Enfants de Marie, mais on a corrigé même l’innocent Cadet-Rousselle. Les petits enfants de France ne doivent pas chanter au couplet des trois chevaux :

« … Et quand il va voir sa maîtresse,
Il les met tous les trois en tresse… »

Ce serait aussi indécent que le : « ils ont pissé partout ! », pudiquement supprimé par M. Hervo, dans Les Plaideurs. Ils doivent chanter :

« Pourtant parfois avec adresse,
Il les met tous les trois en tresse !… »

Si le « poète-arrangeur » avait eu l’adresse de mettre aussi dans son premier vers un « mais » et un « cependant », ce serait tout à fait admirable.

A côté de ces tripatouillages par les pattes sales de Tartufe et de sa séquelle, il y a ceux de la politique et de la diplomatie au service de la Raison d’État. Ce sont les tripatouillages historiques, œuvre de tous les partis dans le plutarquisme (voir ce mot). Les tripatouillages patriotiques ont été particulièrement nombreux pou ramener et faire durer la Guerre de 1914. J. de Pierrefeu les a dénoncés dans ses ouvrages. D’autres ont raconté les criminelles falsifications des documents diplomatiques de chaque belligérant, et les stupéfiants autant que grotesques exploits de la censure de guerre.

Enfin, les tripatouillages de textes les plus nombreux et les plus courants sont, aujourd’hui, ceux de la presse. Il n’est aucune information de journal, dans le monde entier, qui n’ait été préalablement mise au point, c’est-à-dire tripatouillée pour tromper le lecteur suivant les intérêts les plus divers des maîtres du monde et de leur valetaille gouvernementale et publicitaire. Il n’est pas un journal qui ne soit une boutique de tripatouillage au service du « mensonge immanent » qui règne sur la société (voir Vénalité).

Un autre aspect du tripatouillage est celui de la langue. Il se rattache par ses intentions malveillantes au précédent. Nous avons vu, au mot néologisme, avec quelle virtuosité, et dans quels buts équivoques voisins de la filouterie, il est pratiqué dans les différents mondes des affaires, de la politique, du théâtre, de la presse, par les administrations privées et publiques ou par l’Académie elle-même. Celle-ci a consommé le tripatouillage de la langue française lorsque, se souvenant que, depuis deux cent cinquante ans, elle avait pour mission de donner une Grammaire officielle à cette langue, elle eut l’idée saugrenue de remplir cette mission. (Voir Grammaire.) Mais le cinéma « parlant » a élevé le tripatouillage de la langue à des hauteurs himalayennes. Il a produit entre autres un « A très bientôt ! » qui eût mérité d’être mis en flacons par M. Coty. Là, le « pignouf » pataugeant à pleines bottes dans son marécage, « morvant dans sa soupe » (Rabelais), et « patrouillant dans ses crottes » (Scarron), « refait » les textes des malheureux auteurs qu’il entraîne, Mélusine de l’égout, dans le bourbier de la « supervision » et dans les cochonneries du « sex-appeal ». Ces messieurs « refont » les textes des morts, qui n’en peuvent mais, comme les vivants qui les laissent faire. Hugo, Balzac, Stendhal, Flaubert, Zola, Courteline, J. Renard, qui savaient quelque peu écrire, sont « corrigés » par les « rataconeurs de bobelins » et les « lèche-casse » opérant au cinéma. « Henaurme ! », aurait dit Flaubert. Le public qui n’a jamais appris à bien parler ou a pris l’habitude de mal parler, ne dit rien ; il est à son aise et croit que les Hugo, Balzac, Stendhal, Flaubert, Zola, Courteline, J. Renard ont écrit comme ça !…

Il y a encore les formes innombrables du tripatouillage dramatique et littéraire, formes moins brutales, moins cyniques qu’au cinéma, assez « comme il faut » pour conduire à l’Académie. Jadis Marmontel et Colardeau refaisaient Venceslas de Rotrou. Saint Foix arrangeait l’Iphigénie de Racine pour la Comédie Française. De nos jours Lorenzaccio a été tripatouillé pour la même Comédie, et Britannicus a été émondé par cette Comédie pour ne pas choquer les oreilles délicates de M. Mussolini !… A l’Odéon, on a joué Clavigo, de Gœthe, complété d’une scène qui n’était pas de lui mais a été, de l’avis de M. E. Sée, « le plus dramatique, le plus pathétique moment de la soirée », si bien que celle-ci, « fort honorable pour Gœthe » a été « tout à l’honneur de ses adaptateurs » ! Qu’est-il resté alors pour Gœthe dans tant d’ « honneur » ?… Un M. de Noussanne à refait les Polichinelles de Becque avec un tel mépris, que cet auteur n’est plus bon à prendre, même avec des pincettes !… M. Léo Sachs a « arrangé » les Burgraves en aggravant son tripatouillage d’une musique à sa façon !… Les Mystères de Paris et le Juif errant ont subi un double tripatouillage, d’abord pour le cinéma, ensuite sous forme de nouveaux romans fabriqués d’après le cinéma ! Dans le Juif errant, les Jésuites sont devenus les Ardents qui n’ont plus rien de commun avec la confrérie de Rodin !… Le tripatouilleur des Mystères de Paris a été fait chevalier de la Légion d’honneur ! On lui devait bien ça.

Les repopulateurs s’en mêlent. L’un d’eux a refait l’Hymne aux morts de V. Hugo en commençant ainsi :

« Ceux qui pieusement PROCRÉENT pour la Patrie… »

Les traducteurs (traduttore − traditore) ont été de tout temps des tripatouilleurs plus ou moins inconscients. Les auteurs russes se sont vus particulièrement favorisés lorsque la horde s’est jetée sur eux, à l’occasion du snobisme moscovite qui s’est manifesté il y a cinquante ans. Il n’est pas d’auteur étranger qui n’ait eu à souffrir de leurs méfaits. De leur côté, les étrangers tripatouillent avec non moins d’impudeur les auteurs français. Un Américain a ajouté, en français, deux chapitres à Candide !… En Angleterre, des marchands de préservatifs que l’hypocrisie française a appelés « anglais », présentent, sous des couvertures et annonces pornographiques, les œuvres de Flaubert, A. Dumas fils, A. Daudet, Zola, A. France, Maupassant, Richepin et même Rabelais !

La littérature a enfin les tripatouilleurs de bas étage du roman-feuilleton, ceux qui adaptent Shakespeare, Gœthe, Hugo pour les concierges et les dactylos sentimentales. De même que Cyrano de Bergerac n’est connu que par la tragi-comédie de M. Rostand, Juliette et Mignon n’ont accès dans les loges et dans les administrations que par les ragougnasses tirées de Shakespeare et de Gœthe par M. Morphy. Ce monsieur Morphy, trouvant que V. Hugo « écrivait mal » (sic), l’a corrigé quand il lui a emprunté l’Histoire de Cosette !… Hugo a eu autant de tripatouilleurs que d’insulteurs. Souvent ils ont été les mêmes. Ce lion a nourri de sa substance toute la vermine qui grouille à tous les étages littéraires. Parodié sur les tréteaux forains, il est plagié à l’Académie pour « appâter les imbéciles » (M. Pierre Benoit). Avant M, Morphy, gargotier littéraire, un grotesque académique, nommé Courtat, avait prétendu traduire Hugo « du baragouin en français !… ».

Au cinéma, qui est le vaste champ d’exploitation, le « milieu » des « gangsters » du spectacle, le « droit d’adaptation », complété du « droit moral », permet d’assister à cette farce de la plus réconfortante moralité : les tripatouilleurs se tripatouillent entre eux, les voleurs se volent entre eux ! Un « cinéaste », ou « cinémiste », comme vous voudrez, refait pour un Ali-Baba de la « camera » un roman ou une pièce quelconque. Son film est retouché par un second et, finalement, ne paraît que sous le nom d’un troisième ou d’un quatrième. Les voleurs volés crient au nom du « droit moral » ; seul, le premier volé n’a que le droit de ne rien dire ; il se rattrapera, s’il le peut.

Voici quelques exploits caractéristiques, entre mille, des tripatouilleurs et surtripatouilleurs du cinéma. Un banquier a entrepris un film « inspiré de Shakespeare, Pouchkine, Gœthe, et quelques autres », Un banquier est riche, il peut tout se permettre !… Après avoir marié Salammbô, le cinéma fait mourir Julien Sorel sur une barricade et non sur l’échafaud, dans Le Rouge et le Noir !… Vautrin, de Balzac, est devenu un « Brave la mort » du « milieu » staviskiste et va danser au Bal des Quat’z’Arts !… L’Abbé Constantin a pris les façons « poilues » des curés de M. Vautel !… En attendant de s’attaquer à Beethoven, suivant le projet d’un « pianiste réputé », le cinéma a fait de Chopin un grotesque amoureux de mélo !… Anna Karenine et nombre d’autres œuvres russes dont on a fait des « super-productions » américaines, ont perdu tout caractère spécifiquement russe. Malgré le « respect » dont on prétend avoir entouré l’action, les « vamps » ignorantes et illettrées dont la prétentieuse sottise est interchangeable pour tous les films ont idiotifié ces œuvres, On a fait des Monte-Christo, les Trois Mousquetaires, Sapho, l’Assommoir, Nana, Poil de Carotte, Boubouroche, le Roi Pausole et d’une foule d’autres, des bouillies invraisemblables. Il y a actuellement au cinéma au moins deux versions de Madame Bovary et de Salammbô ; il y en a trois de Manon Lescaut, de Vautrin, des Misérables ; il y en a quatre des Mystères de Paris, de la Vie de Bohème, de la Dame aux camélias, etc. C’est de plus en plus « Hénaurme » !…

Tout naturellement, les tripatouillages historiques du plutarquisme devaient trouver leur place au cinéma et profiter de sa puissance de rayonnement publicitaire. Le cinéma révise les jugements historiques les plus définitifs de la façon la plus imprévue et la plus sommaire. Il suffit ainsi de deux heures de « supervision » −le mot est juste, le spectateur en a plein la vue − pour démontrer que Catherine de Russie, la plus grande des catins impériales, fut un modèle de vertu et de chasteté !…

Il y a dans le cas des tripatouilleurs du cinéma tant d’inconscience imbécile mêlée à la plus insolente fatuité qu’on se demande si l’histoire suivante est bien une farce d’humoriste. Un journal américain a protesté contre A. Dumas qui aurait interprété trop librement, dans son roman le Vicomte de Bragelonne, le film du « grand Douglas Fairbank », le Masque de Fer !

Enfin, la musique a aussi ses tripatouilleurs. Nous l’avons déjà vu au mot : Plagiat. Plus ou moins odieux ou grotesques sont ceux qui ajoutent des instruments aux partitions anciennes, notamment ceux qui, disait Berlioz, « trombonisent » à tort et à travers Haendel, Beethoven, Mozart, Gluck, etc., mêlant « d’abominables grossièretés à l’orchestre des pauvres morts qui ne peuvent se défendre ». (Berlioz : A travers chants.)

Il y a le chef d’orchestre qui fait de la sonate en si bémol une Xe symphonie de Beethoven !… Il y a celui qui a « achevé » la Symphonie inachevée de Schubert !… Il y a les adaptateurs pour la T. S. F. et pour les « boites de conserves » à échappement « haut parleur » du cinéma appelé « sonore », et dont les noms, sur les affiches, écrasent ceux des compositeurs, leurs victimes !… Il y a les lieder d’H. Heine, traduits avec une telle inconscience qu’ils n’ont plus aucun rapport avec la musique de Schubert et de Schumann sur laquelle on les chante en français. Heine avait un tel dégoût de ces traductions qu’il se réjouissait quand un éditeur oubliait de mettre son nom à côté de celui de son traditore ! … Il y a sous le titre : Beaumarchais, opérette, une olla-podrida de toutes les œuvres de Rossini. Dans une autre opérette, la Maison des trois jeunes filles, ou Chanson d’amour, Schubert est ridiculisé comme amoureux sur des airs pris dans son œuvre !… Il y a les Castil-Blaze, « musiciens-vétérinaires », disait Berlioz, qui prétendent assurer par leurs tripatouillages le succès d’un Weber, et le taxent d’ingratitude parce qu’il a osé se plaindre de la déformation de ses opéras !… D’autres Castil-Blaze ont tripatouillé pour l’Opéra de Paris les ouvrages de Mozart, notamment Don Juan. Mozart n’était plus là pour protester. Ce n’est qu’en 1934 que le Don Juan original a été représenté à Paris. Il y a tous les tripatouilleurs de la virtuosité vocale et instrumentale, les ténors crevés, les rossignols efflanqués, les pétrisseurs du clavier, les acrobates de la chanterelle, les batteurs de mesures à contre-temps, qui prétendent nous « révéler » Beethoven, Mozart, Berlioz, Wagner, Debussy, et qui les révéleraient à eux-mêmes s’ils étaient encore vivants !… Fétis, Kreutzer (pas celui de la sonate), Habeneck, Costa, ont « corrigé » Beethoven qui, parait-il, ne savait pas écrire musicalement !… Il y a enfin les directeurs de théâtre, les impresarios, marchands de soupe dramatique et musicale, et les plus effrontés banquistes.

Berlioz fut aussi indigné que Flaubert contre les tripatouillages qu’il appelait une « monstrueuse immoralité ». Il disait aux tripatouilleurs : « Non, non… Vous n’avez pas le droit de toucher aux Beethoven et aux Shakespeare pour leur faire l’aumône de votre science et de votre goût… Un homme, quel qu’il soit, n’a pas le droit de forcer un autre homme, quel qu’il soit, d’abandonner sa propre physionomie pour en prendre une autre, de s’exprimer d’une façon qui n’est pas la sienne, de revêtir une forme qu’il n’a pas choisie, de devenir de son vivant un mannequin qu’une volonté étrangère fait mouvoir, et d’être galvanisé après sa mort… N’est-ce pas la ruine, l’entière destruction, la fin totale de l’art ? Et ne devons-nous pas, nous tous épris de sa gloire et jaloux des droits imprescriptibles de l’esprit humain, quand nous voyons leur porter atteinte, dénoncer le coupable ? » (Berlioz : Mémoires). Nous nous arrêterons là, sur ce jugement de Berlioz non moins motivé et non moins catégorique que celui de Flaubert, Malgré ce, pas plus que celle de Flaubert, son œuvre n’a été respectée par les « pignoufs » et les « musiciens-vétérinaires ». Sa Damnation de Faust a été deux fois tripatouillée, pour le théâtre et pour le cinéma !

En conclusion, le tripatouillage est-il une chose si grave que cela ? Certains pourront penser que cette question est bien secondaire, et aussi toutes celles qui concernent l’art, à côté des questions vitales et de l’angoissante réalité posées devant les hommes, les travailleurs prolétariens en particulier. Nous répondons ceci :

La question est primordiale et Berlioz l’a posée sur son véritable terrain lorsqu’il a parlé des « droits imprescriptibles de l’esprit humain ». Ce n’est pas seulement la liberté et le respect de l’art qui sont en cause, ce sont ceux de toute la pensée dont l’art est le plus beau fleuron parce qu’il est la manifestation la plus élevée de toutes les espérances humaines. L’homme qui veut être libre doit avoir la préoccupation de la liberté et de la culture de son esprit autant que de son corps. Une liberté ne va pas sans l’autre. On ne peut échapper à la servitude du corps si on accepte celle de l’esprit ; on est incapable d’être un homme libre si l’on n’exige pas l’intégrale liberté de sa pensée autant que de ses bras. C’est pourquoi l’état social qui veut faire des esclaves s’occupe avant tout d’empêcher l’homme de penser d’autre façon que bassement, de l’avilir dans son esprit pour le dominer dans la matière. C’est pourquoi cet état social cherche à rompre la communication avec toute pensée supérieure en la méconnaissant, en la diminuant, en la tripatouillant pour la rendre sotte et ridicule, la discréditer, étouffer toute sa force d’expansion noble et généreuse auprès des foules qu’il veut dominer. Voyez tous les hommes dont l’existence n’a été qu’une longue lutte pour la libération humaine ; on a toujours tenté de les salir, de les atteindre dans leur vie intime pour les discréditer. Voyez tous les chefs-d’œuvre qui ont honoré l’esprit humain ; on a toujours cherché à diminuer leur portée par d’infâmes tripatouillages. Tout ce qui vient de l’autorité, toutes les sophistications dirigeantes, ne sont que des entreprises d’avilissement humain. Nous ne serons des êtres libres que lorsque nous saurons rejeter tout ce qui parodie et atteint l’esprit, lorsque nous repousserons à leur égoût originel tous les tripatouillages, toutes les exploitations qui font de nous des esclaves et des ilotes grimaçants dans le triple domaine : physique, intellectuel et moral. – Edouard Rothen.


TRÔLE n. f. (de l’allemand trollen, courir). Action d’un ouvrier qui va de magasin en magasin offrir de vendre un meuble qu’il a fabriqué (Larive et Fleury). Vente par l’ouvrier lui-même des meubles qu’il a fabriqués et qu’il offre aux marchands en boutique ou aux passants. Trôleur, ouvrier qui fait la trôle (Vagabond) (Larousse).

La trôle fut un fait spécial des ébénistes parisiens dans le faubourg Saint-Antoine. Les causes initiales furent, en général, les crises commerciales dans l’industrie du meuble, les arrêts de commandes chez les industriels qui ne travaillaient que sur plans et dessins, la mévente des fabricants d’articles courants qui avaient leurs magasins complets. Les patrons débauchaient leurs ouvriers ; les chômages quoique n’étant pas aussi longs que ceux de 1931-32-33, se renouvelaient périodiquement, surtout après les grandes expositions universelles et dans les intervalles qui suivaient les années de grande production. Les secours de chômage n’existaient pas, les ouvriers du faubourg ne voulaient pas mendier aux bureaux de bienfaisance. Malgré que le prix du travail était faible et les vivres moins chers qu’aujourd’hui, les économies étaient tôt épuisées, il fallait manger et faire subsister la famille. Alors, l’ouvrier ne voulant pas d’aumône, dans un coin de son logement ou chez un petit patron qui lui louait un établi, s’ingéniait à construire un meuble qu’il allait lui-même offrir chez les marchands en magasin ou au public : il devenait trôleur.

Une nouvelle forme d’exploitation dans le meuble s’est produite vers 1850 : celle des commissionnaires qui s’adressent aux petits fabricants, intermédiaires qui exigent de gros pourcentages ; connaissant leurs besoins quotidiens, leur manque d’avances financières, ils en profitent pour acheter à bas prix.

Un autre genre d’intermédiaires apparut sous le Second Empire, les porte-faix auvergnats comme les forts des halles, tenaient les coins des artères des rues de Charonne, d’Aligre, de Saint-Nicolas, de la Roquette ; ils allaient chez les petits artisans et se chargeaient de vendre leur travail soit aux commissionnaires, soit dans les magasins du faubourg et de Paris. Des maisons aujourd’hui cotées furent fondées par ces intermédiaires et ont fait fortune sur la sueur des pauvres fabricants.

Avant 1870 et jusqu’en 1880, la trôle se pratiquait par ces mêmes auvergnats. Sur un crochet ils se chargeaient à dos l’armoire finie, sans glace, et allaient offrir leur marchandise d’une boutique à une autre. Peu à peu, les auvergnats, qui prélevaient de gros profits, disparurent en partie ; les producteurs transportèrent eux-mêmes et offrirent directement leur travail ; les uns, leur meuble sur l’épaule s’il n’était pas trop lourd, les autres les véhiculaient sur des voitures à bras. De nombreux petits artisans, ouvriers en chambre, façonnaient ainsi dans les rues de Reuilly, de Montreuil, dans le quartier de Charonne, à Montreuil et dans le Bas-Bagnolet. Ils exécutaient des meubles de tous genres.

Jusqu’en 1885, la vogue fut au style gothique en chêne (inutile de dire que l’ensemble était grossier et impur), bibliothèques, buffets, chaises, tables à colonnes torses et à chimères sculptés à l’envolée, lits vulgaires en noyer, armoires à cadres en acajou. Après, succéda le buffet et la desserte Henri II, les lits Louis XV, les tables à abattants et à allonges, les vide-poches, tables à ouvrage et de nombreux petits meubles massifs ou plaqués, des guéridons, tables de salons, etc.

Beaucoup de marchands (comme encore aujourd’hui) n’avaient pas d’ateliers, ils garnissaient leurs magasins en s’approvisionnant au marché des trôleurs.

Après la guerre de 1870 et la Commune de 71, la trôle déclina, parce que les demandes d’achats étaient considérables, les employeurs manquaient de bras. Cette période de prospérité dura jusqu’à ce que les dégâts causés par les méfaits de la guerre fussent comblés ; la trôle de ce fait était insignifiante et ne tenait que par les auvergnats qui commerçaient avec les petits fabricants. À cette époque, il y eut une intense production qui, non seulement remplit les vides, mais accumula des stocks ; l’Exposition Universelle de 1878 donna encore de l’extension aux affaires.

En 1882, les ouvriers en profitèrent pour déclencher une grève quasi-générale ; les prix étaient de 60 et 70 centimes ; ils obtinrent 80 centimes à l’heure et une hausse dans les prix des travaux aux pièces, forfaits. Mais toutes ces augmentations acceptées et signées par les patrons et le syndicat ouvrier ne furent que momentanées.

En 1884, commença une forte crise qui dura jusqu’à l’Exposition de 1889. A défaut de commandes, les ateliers fermaient et le personnel était licencié. En cet état aigu, de nombreux ébénistes, sculpteurs, chaisiers s’employèrent à faire chez eux, toutes sortes de meubles qu’ils vendaient le samedi à la trôle.

Les marchands du faubourg, de Paris et des environs s’y fournissaient ; entre eux, ces mercantis se concertaient pour acheter (comme à l’Hôtel des Ventes), et attendaient jusqu’au soir pour fatiguer les trôleurs ; ces derniers, lassés, craignant de ne pas vendre leurs bahuts, voyant la nuit arriver, donnaient leur travail à un prix dérisoire, pour la bouchée de pain qui leur permettait, tant bien que mal, de donner à manger à la famille.

Vers 1890, après le percement de l’avenue Ledru-Rollin et de la rue Trousseau (ancienne rue Sainte-Marguerite), le marché se tient sur cette nouvelle avenue. Les trôleurs l’envahissent sur toute la chaussée, empêchant totalement la circulation des voitures.

Le travail des trôleurs, exécuté dans des conditions défectueuses d’installation, d’outillage, de matières premières, ne peut être que de qualité inférieure. Avec subtilité et boniments, les vendeurs se chargeaient de prouver aux naïfs acquéreurs, la solidité et la qualité de la marchandise. Le proverbe que l’acheteur n’est pas toujours connaisseur est bien vrai.

Le marché de la trôle fit une véritable concurrence aux magasins et aux fabricants de meubles courants et ordinaires. Il fut aussi une cause de la diminution des prix aux ouvriers dans les ateliers patronaux. Les marchands et les fabricants adressèrent des pétitions au Conseil Municipal pour la suppression de ce marché, prétextant une concurrence déloyale et l’encombrement de la voie publique. Les deux chambres syndicales patronales, celle de l’Ebénisterie de la rue de la Cerisaie et celle du Meuble sculpté de la rue des Boulets éditèrent des manifestes contre les trôleurs. La chambre syndicale ouvrière de l’Ebénisterie et du Meuble sculpté, faisant chorus avec les exploiteurs, réclama de même leur suppression en disant qu’ils étaient la cause de la diminution des prix de main-d’œuvre.

Si les exploiteurs étaient logiques pour conserver leurs privilèges qui se trouvaient atteints, le syndicat ouvrier ne l’était pas, il voyait l’effet sans en chercher les causes, qui étaient dans la misère des travailleurs atteints par le chômage.

Dans les 11e, 12e et 20e arrondissements, un noyau d’anarchistes comprit le problème dans sa réalité ; il se détacha de la Chambre syndicale pour former l’Union syndicale des Ouvriers ébénistes, et une propagande se fit pour faire comprendre aux travailleurs toute la vérité. On imprima des tracts qu’on distribuait partout dans les ateliers et aux tôleurs. On y indiquait que, pour supprimer la trôle, il fallait supprimer la misère. Et l’idée de révolte et d’expropriation se répandit dans tout le faubourg Saint-Antoine. Des groupes révolutionnaires : les Égaux du 11e rue Basfroi, le Drapeau noir de Charonne, rue des Haies, aidèrent à la propagande de la nouvelle Union syndicale. Les camarades anarchistes voyant le moment propice à la diffusion des idées libertaires fondèrent le journal Le Pot à Colle, qui tirait à 6.000 exemplaires, se vendait cinq centimes et se lisait ardemment parmi les ouvriers de l’ameublement.

En 1891, la misère grandissant, la trôle prit une extension considérable. Les quotidiens en donnèrent de longues chroniques favorables au patronat ; une ligue se fonda contre la trôle (Éclair du 19 octobre 1891, Intransigeant de décembre 1893) ; les patrons se plaignent qu’il y ait 12.000 chômeurs qui travaillent pour la trôle. En 1893, la question est de nouveau agitée. Une pétition réunit 4.500 signatures, sous la direction du patron Guérin, président de la Ligue, après une réunion tenue au Café de l’Espérance, dans le faubourg ; elle est portée, par une commission de sept ouvriers, sept négociants et sept patrons, à la Préfecture de la Seine pour sa suppression. Les Pouvoirs publics n’osèrent intervenir, ils craignirent les sursauts populaires.

Les anarchistes veillaient et entretenaient l’esprit de révolte, des animateurs libertaires visitaient les chômeurs et les trôleurs, organisaient des secours, ceux qui ne pouvaient payer leur loyer aux propriétaires étaient déménagés à la Cloche de Bois (voir le mot Vautour), des logements leur étaient trouvés avec de bons renseignements, savamment préparés. La propagande des idées anarchistes fit un pas immense ; le peuple voyait chez les anarchistes le désintéressement, la solidarité, il était avec eux.

Aux approches de 1900 et de l’Exposition Universelle, les demandes d’ouvriers dans les ateliers firent beaucoup diminuer le marché de la trôle. Elle n’en continua pas moins, mais n’eut plus un caractère misérable ; des petits artisans et patrons continuèrent à trôler, patrons sans vergogne qui exploitaient les malheureux Belges et Luxembourgeois qui arrivaient à Paris dénués de ressources, patrons qui tenaient en même temps un débit de vin et logeaient aussi leurs ouvriers, qui couchaient souvent dans l’atelier, sur les copeaux ; à la fin de la semaine, ces infortunés étaient souvent redevables à leurs mercantis exploiteurs.

Après 1900, on mena une forte campagne contre les travaux aux pièces et pour l’unification du prix de l’heure ; elle commençait à donner de bons résultats quand survint la guerre en 1914, laquelle anéantit ce qui avait été conquis. L’égoïsme individuel remplaça la solidarité qui avait fait un grand pas dans l’esprit des travailleurs de l’ameublement.

Depuis qu’est terminée l’horrible guerre, le marché de la trôle a disparu ; la mort atteignit 1es travailleurs qui devinrent moins nombreux, les démolitions des villes et des villages par le feu et la mitraille, mobiliers et agencements, durent être remplacés d’abord par du provisoire, puis par des meubles plus stables, De 1918 à 1930, le meuble s’est fabriqué sans trêves très marquées ; les demandes affluant, tous les ouvriers sont occupés, la trôle n’existe plus.

Ce qui ressort de cette dernière période où tous travaillent intensément avec des machines perfectionnées qui spécialisent et rationalisent le travail, où on voit les salaires s’élever, c’est que presque tous ne virent plus qu’ils n’étaient quand même que des salariés, esclaves du Capital. La plupart, parce qu’ils possédaient quelques économies croyaient que cela était une fin et qu’ils étaient à l’abri de la misère.

En 1931, on commence à se rendre à la triste évidence, on déchante ; par la surproduction, de nombreux exploiteurs sont devenus des fortunés millionnaires ; la trôle n’est plus et le spectre de la misère apparaît sans qu’on en aperçoive la fin, tandis que le Capitalisme reste le maître du monde. Le chômage, par la surproduction, est général ; chaque jour, les ateliers se ferment ; que sera demain ? Si les travailleurs tombent dans l’avachissement de l’aumône, ne comptent que sur les secours du chômage ; si, enfin, ils ne prennent pas conscience de sujets qu’ils sont de la finance. Les gouvernants garantissent le règne du capitalisme par le cataplasme antirévolutionnaire des indemnités aux chômeurs, palliatif qui assure à la bourgeoisie, par la veulerie populaire, la continuation de sa suprématie sur le travail.

Souhaitons que les travailleurs s’unissent dans les syndicats révolutionnaires qui mènent la lutte de classe contre les exploiteurs, l’État et les politiciens ; qu’ils s’entendent pour détruire les causes de leur misère qui est entièrement dans leur soumission au Capital et à l’État. Qu’ils soient enfin des êtres libres dans une société libre, où les dieux et les maîtres auront disparu. — L. Guerineau.


TROMBE (ou TORNADES) n. f. Nom donné à une colonne d’eau ou de vapeur mue en tourbillon par le vent.

Pendant la belle saison, quand l’air est agité, de petits tourbillons se produisent souvent. Ils soulèvent de la poussière, des feuilles mortes, de la paille, secouent violemment les rameaux des arbres. Ces petites trombes se forment aux endroits où la terre est nue et fortement chauffée par le soleil. Elles semblent être produites par une rupture de l’équilibre de l’air, due à un échauffement local. Elles n’amènent aucun dégât.

Les vraies trombes sont constituées par des nuages opaques noirâtres. Ce sont des appendices des nuages avec qui elles se déplacent de concert. Elles forment des tourbillons dont le diamètre ne dépasse pas quelques centaines de mètres. Elles sont accompagnées généralement d’un vent violent, soufflant en tempête et produisant éclairs, pluie ou grêle. Sur terre, elles sont animées d’un mouvement de rotation aspiratoire qui peut dessécher de petits cours d’eau, des étangs peu étendus, des mares. Sur mer, les trombes d’eau résultent de l’aspiration des eaux par le mouvement tourbillonnaire du vent. Elles se déplacent ordinairement très rapidement en produisant un grand bruit. Parfois, mais rarement, on a vu des trombes rester stationnaires. Elles apparaissent volontiers lorsque la situation atmosphérique générale est orageuse. Elles semblent dues à une rupture d’équilibre se produisant à une grande hauteur dans l’atmosphère. Une fois engendrés dans les nuages, les tourbillons se propagent vers la terre. Mais une température élevée n’est pas indispensable pour la formation des trombes. Il s’en est produit, en décembre 1887, à Upsal, avec une température maximum de 6 degrés. Elles peuvent causer de grands dégâts. La terre et les objets placés à la surface du sol sont soulevés par les trombes. Elles brisent ou renversent les arbres, démolissent les toits et même les maisons. Citons les trombes désastreuses de Saint-Claude (Jura), en 1800 ; Cette (Hérault) et Maisons-Laffitte (Seine-et-Oise), en 1892 ; Asnières, en 1897 ; Ath, en Belgique, en août 1900 ; Florennes, en 1902. Les États-Unis d’Amérique sont plus souvent ravagés que d’autres régions par des trombes désastreuses. — Ch. Alexandre.


TROUBADOUR et TROUVÈRE (Ces deux mots se rattachent au verbe trouver, pris au sens ancien de composer en vers ; mais trouvère est la forme du cas sujet dans la langue d’oïl (le cas régime est troveor), tandis que troubadour (ou plutôt trobador) est la forme régime dans la langue d’oc (le cas sujet est trobaire).

N. m. Litter. : poète ayant composé dans l’ancienne langue française. (Le premier de ces deux mots désigne les poètes en langue d’oc, le second ceux en langue d’oïl) : Dictionnaire Larousse.

De même source, nous trouvons encore sur ces mots : Encycl. Les ancêtres des troubadours et des trouvères sont les jongleurs. De bonne heure, à l’art de réciter des vers, quelques jongleurs joignirent celui d’en composer : ce sont ceux-là qui furent qualifiés « trouveurs ». Les troubadours allaient ordinairement de Cour en cour, séjournant plus ou moins longtemps dans chacune d’elles, selon le succès qu’ils y obtenaient. Au nord, au contraire, nous voyons d’assez bonne heure des trouvères attachés à la personne des grands seigneurs : Robert d’Artois et Charles d’Anjou, au XIIIe siècle, en avaient plusieurs à leurs gages. C’est surtout dans ce milieu seigneurial que le rôle et la condition des trouvères se transforma. Bientôt, en effet, quelques-uns furent jugés capables d’écrire et de transmettre à la postérité les faits et gestes de leurs protecteurs : ils devinrent alors de véritables historiographes ; ainsi, Froissart, Chastellain, Molinet et Meschinot. La condition du trouvère était surtout fort rehaussée s’il savait le latin : on lui demandait alors de traduire ou d’imiter les œuvres de l’antiquité, où l’on croyait qu’était renfermée toute science. C’est le rôle que jouent, à la cour des rois d’Angleterre, Wace et Benoit de Sainte More. Enfin, il va sans dire que l’art de composer n’était pas le privilège de cette caste plus ou moins asservie : des bourgeois, et même de fort grands seigneurs y acquirent ce qu’on appellerait aujourd’hui un beau talent d’amateur ; tels, au XIIIe siècle, Jacques Bretel, Thibaut de Champagne, le châtelain de Coucy et, au XVe siècle, Charles d’Orléans.

« Il ne saurait être question de citer ici même les plus connus parmi les trouvères et troubadours ; nous nous bornerons à les classer par groupes en indiquant sommairement les caractères dominants de chacun de ceux-ci. C’est le Limousin et le Périgord qui furent le berceau de la poésie courtoise ; c’est aussi à cette région qu’appartiennent les poètes les plus anciens et les plus estimés, dans ce genre : Bernard de Ventadour, Guiraud de Borneil, Arnaut de Mareuil, Arnaut Daniel ; quelques-uns des troubadours les plus anciens sont originaires de la Gascogne et avaient commencé par être jongleurs (Cercamon, Marcabrun, Marcoat). A l’Auvergne et au Velay appartiennent Peire d’Auvergne, Pierre Cardinal, le Moine de Mautoudon ; au Languedoc, Peire Vidal, Raimon de Miraval, Aimeric de Peghilhan, Guilhem Figueira, Guiraut Alquier ; à la Provence, Rambaut d’Orange, Folquet de Marseille, Rambaut de Valqueiras, Bertran d’Alamanon. Dans le Midi, les troubadours reçurent bon accueil surtout en Provence, dans le comté de Toulouse, chez les seigneurs de Foix, de Rodez, de Narbonne, etc…

« Au Nord, les cours où les trouvères jouirent de la protection la plus efficace furent celles de Normandie, de Champagne, de Blois, de Flandre et de Hainaut. La Picardie et l’Artois furent aussi des centres d’intense production poétique ; les poètes trouvaient, dans ces grandes villes commerçantes, un public bourgeois, d’un goût moins raffiné, mais plus large que celui des grands seigneurs. Les bourgeois, eux-mêmes, formés en corporation, tour à tour pieuses et badines, s’adonnaient à la littérature et poussaient fort loin la verve satirique et la maligne observation des caractères. Il y eut, à Arras, toute une école de poésie lyrique, et cette région qui produisit une innombrable quantité de fabliaux dits moraux et satiriques, fut aussi le berceau du théâtre français profane et comique (Jeu de la Feuillée, Robin et Marion, d’Adam de la Halle). Ce sont les provinces, toutes voisines, de la Flandre et du Hainaut qui virent éclore, aux siècles suivants, l’école historique si brillamment représentée par Jean Le Bel, Froissart et les chroniqueurs de la cour de Bourgogne, A partir du XIVe siècle, le rôle des troubadours est fini, puisque la langue nationale a été, au Midi, remplacée par le français dans l’administration et la littérature. Quant aux trouvères, il n’y a pas lieu de prolonger leur histoire au delà du XVe siècle, puisque alors, comme nous l’avons vu, leur condition se transforme et que le nom qui les désignait d’abord fait place à d’autres, correspondant mieux à leur nouvel état social. » (G. Paris, La Littérature française au moyen âge, 2e série.)


Voici maintenant, glané ailleurs que dans le Dictionnaire Larousse, des appréciations documentaires sur le sujet que nous étudions.

M. Nisard remonte au troubadour Guillaume de Lorris l’auteur de la première partie du Roman de la Rose et à Jean de Meung, clerc savant, libre qui en composa la seconde partie. Il écrit alors : « Guillaume de Lorris n’avait rêvé que la conquête d’une rose, symbole de l’amour chaste et chevaleresque des troubadours. Jean de Meung a flétri la rose en la cueillant. »

La langue s’est enrichie du fait que troubadours et trouvères ont travaillé à la rendre expressive.

La langue du Xe siècle nous est surtout connue par une cantilène en l’honneur de Sainte Eulalie, et celle du XIe par les lois que Guillaume le Conquérant donna aux Anglais après avoir soumis leur pays.

La langue d’oïl et la langue d’oc se développèrent avec des alternatives diverses. La langue d’oc, plus sonore, plus harmonieuse, plus poétique, aura son époque de splendeur au moyen âge, avec les troubadours, et son influence se fera largement sentir sur la langue d’oïl. Celle-ci, toutefois, dotée plus certainement des qualités propres à l’esprit français : la clarté, la lucidité, l’ordre, la méthode, finira par l’emporter sur sa rivale, grâce, peut-être, aux circonstances exceptionnelles qui ont favorisé le développement de son caractère. Mais au XIe siècle, la langue d’oc domine en souveraine ; nous en trouvons la preuve dans les manuscrits précieux qui encombrent nos bibliothèques. C’est un curieux et intéressant travail que la comparaison des dialectes encore subsistants de la France méridionale avec la langue que parlaient alors les troubadours et les trouvères ; on y découvre le fonds même de la langue que parlaient tous ces poètes ; les mots abondent qui ont la même orthographe et la même assonance qu’alors. Les copistes ou plutôt certains étymologistes, ont pu, sous prétexte de science, les « enrichir » de lettres inutiles ; le français de nos jours ne s’y reconnaît pas.

Quoi qu’il en soit, il faut bien reconnaître que c’est par la chanson que s’est perfectionnée, simplifiée, clarifiée la façon d’émettre des idées accessibles à tous par les vers chantés des troubadours et des trouvères.

Plus tard, ce sont encore les poètes et les orateurs du grand siècle qui lui donneront l’éclat majestueux du beau langage et les écrivains du XVIIIe siècle lui donneront la clarté, la simplicité.

Pour arriver à constater quelques caractères d’un idiome littéraire, il nous faut attendre qu’il ait pu se dégager, mais bien imparfait encore et grossier des éléments divers qui vont concourir à sa formation ; il nous faut arriver jusqu’à la bifurcation du français en langue d’oc et en langue d’oïl, idiomes qui ont eu leurs plus illustres interprètes dans les troubadours et les trouvères, premiers représentants de l’esprit français au moyen âge. Cet honneur revient surtout aux troubadours, dont les tensons ont précédé de cent ans les sirventes des trouvères. M. Michelet nous paraît avoir été bien sévère pour cette première efflorescence de notre littérature ; à son avis, elle est légère, immorale ; elle est pédantesque et subtile ; ce n’est qu’une fleur éphémère que la lourde main des hommes du Nord aura raison d’écraser. Nous pensons que le poète de l’Oiseau et de l’Insecte, le poète au style pailleté, miroitant, fouillé, forcé, le poète dont un critique très fin, M. Charles Monselet, a pu dire avec quelque raison : son langage est un patois ; nous pensons, disons-nous, que M. Michelet aurait dû apporter plus d’indulgence dans son jugement sur Arnaud de Marteil, Sordel, Bernard de Ventadour, Bertrand de Born, etc. « Pour jouir, dit Schlegel, de ces chants qui ont charmé tant de preux chevaliers, tant de dames célèbres par leur beauté, il faut écouter les troubadours eux-mêmes et s’efforcer d’entendre leur langage. Vous ne voulez pas vous donner cette peine ? Eh ! bien, vous êtes condamné à lire les traductions de l’abbé Millot ». Si nos premiers poètes du Midi avaient besoin d’une réhabilitation, nous opposerions au jugement de M. Michelet deux autorités bien autrement compétentes, quelque respect que nous professions pour la sienne : nous voulons dire Dante et Pétrarque. Dante, l’immortel Florentin, ne le prenait pas de si haut avec cette poésie éclose au soleil de la Provence ; pour le prouver, nous n’aurions qu’à rappeler sa rencontre aux enfers avec Bertrand de Born, et au purgatoire avec Sordel, qu’il compare à un lion reposant, calme en sa force. Citons ici, de ce troubadour, un passage qui légitime bien cette fière imagé :

« Je veux, en ce rapide chant, d’un cœur triste et marri, plaindre le seigneur Blacas, et j’en ai bien raison, car en lui j’ai perdu un seigneur et un bon ami, et les plus nobles vertus sont éteintes avec lui. Le dommage est si grand que je n’ai pas soupçon qu’il se répare jamais, à moins qu’on ne lui tire le cœur et qu’on ne le fasse manger à ces larrons qui vivent sans cœur, et alors ils en auront beaucoup.

Que d’abord l’empereur de Rome mange de ce cœur ; il en a grand besoin s’il veut conquérir par force les Milanais, qui maintenant le tiennent conquis lui-même, et il vit déshérité malgré ses Allemands.

Qu’après lui mange de ce cœur le roi des Français, et il retrouvera la Castille qu’il a perdue par niaiserie : mais s’il pense à sa mère, il n’en mangera pas, car il paraît bien, par sa conduite, qu’il ne fait rien qui lui déplaise.

Je veux que le roi anglais mange aussi beaucoup de ce cœur, et il deviendra vaillant et bon, et il recouvrera la terre que le roi de France lui a ravie parce qu’il le sait faible et lâche. » (Trad. du M. Villemain).

Tous les princes, tous les seigneurs de l’Europe ont ainsi successivement leur part à cette sauvage invitation, à cette sanglante invective, dont aucun poète n’a jamais surpassé le ton vigoureux et la couleur éclatante.

Et qu’on n’aille pas croire que ce chant soit une exception, une page isolée dans ce livre du Gay Saber que tant de critiques ne se sont pas même donné la peine d’ouvrir ; qu’on en juge par les vers suivants, dus à l’autre troubadour rencontré par Dante an batailleur Bertrand de Born :

Bien me sourit le doux printemps
Qui fait venir fleurs et feuillage ;
Et bien me plaît lorsque j’entends
Des oiseaux le gentil ramage.
Mais j’aime mieux quand sur le pré
Je vois l’étendard arboré,
Flottant comme un signal de guerre ;
Quand j’entends par monts et par vaux
Courir chevaliers et chevaux,
Et sous leur pas frémir la terre,
Et bien me plaît quand les coureurs
Font fuir au loin et gens et bêtes !

Bien me plaît quand nos batailleurs
Rugissent ; ce sont là mes fêtes !
Quand je vois castels assiégés,
Soldats sur les fossés rangés,
Ébranlant fortes palissades ;
Et murs effondrés et croulants,
Créneaux, mâchicoulis roulants
A vos pieds, braves camarades !

. . . . . . . . . . . . . . .


Je vois lance et glaive éclatés
Sur l’écu qui se fausse et tremble ;
Aigrettes, casques emportés,
Les vassaux férir tous ensemble,
Les chevaux des morts, des blessés,
Dans la plaine au hasard lancés,
Allons ! que de sang on s’enivre !

(Trad. de M. Demogeot.)

Tels étaient les sirventes des troubadours, leurs chants de colère et d’indignation, faits pour être accompagnés du cor guerrier ; quant à leurs tensons, composés sur un mode plus harmonieux et plus doux, ils ont charmé les oreilles de toutes les belles châtelaines du moyen âge.

Les chants des troubadours et leur gay saber furent étouffés dans les flots de sang que fit verser la guerre des Albigeois ; leur héritage passa aux poètes du Nord, aux trouvères : le règne de la langue d’oïl commençait.

Il n’est pas nécessaire, après cela de remonter plus haut et de s’étendre davantage. Aussi bien, les 4.000 vers de la première partie et les 18.000 de la seconde du Roman de la Rose ne prouveraient pas moins ni plus la charmante épopée littéraire des troubadours.

Quand, de nos jours, nous voyons des chanteurs ambulants autour desquels s’assemblent les curieux, il nous vient à l’idée que ces chanteurs sont une réminiscence des troubadours et des trouvères.

Certes, ils n’en ont plus le caractère, ni la notoriété. Les temps sont bien changés. Cependant, ils ont leur charme et leur utilité aussi, ces chanteurs actuels, dans nos faubourgs, sur nos boulevards, provisoirement installés sur des emplacements également provisoires à cause de travaux des voies ; ils sont tolérés surtout au moment de certaines fêtes. On les rencontre encore sur les foires et marchés, dans les fêtes locales, enfin, partout où il y a affluence. Ils chantent souvent accompagnés de musiciens et vendent la chanson ou le recueil de chansons, popularisant ainsi les succès du jour des cafés-concerts et music-hall ou vulgarisant les couplets les plus faciles et les plus goûtés d’opérettes et pièces de théâtre, réputées ou nouvelles.

Ce sont les vulgarisateurs de la chanson. L’on a souvent le spectacle agréable d’apprécier la vivacité d’esprit, de mémoire et la délicatesse d’oreille des auditeurs qui apprennent ainsi, sur place, romances, chansons ou chansonnettes en accompagnant, en chœur, surtout au refrain, les troubadours modernes. C’est un tableau de mœurs parisiennes et populaires qui ne manque pas de couleurs et de caractère. Et si la chanson est bonne et bien faite, s’il y a du sentiment naturel et poétique, c’est, on peut le dire, de la beauté qui s’envole, de l’enseignement qui se répand. Et, si la chanson est de la critique intelligente des mœurs, de la stupidité ambiante, des préjugés courants, c’est alors de bonnes idées semées à plein vent et c’est de la bonne propagande qui ne peut qu’effaroucher les pudibonds, les bien pensants hypocrites et les cagots. Malheureusement, ce sont aussi et trop souvent, des inepties égrillardes, des romances imbéciles, des chants sans rimes ni raison, tout ce qui opprime, abrutit et maintient le peuple soumis, servile et résigné à tout. Cela est déplorable. Boycottons-les.

Les chanteurs des rues, les chanteurs ambulants ont eu leur gloire. Ils ont également leurs titres de noblesse.

Ne sont-ils pas, en effet, les descendants professionnels des troubadours et des trouvères ? Ceux-ci furent les propagandistes, par la chanson, d’une époque historique.

Troubadours et trouvères ont leur histoire, qui fut belle. Résumons-la :

Au moyen âge, les violoneux, les jongleurs, les ménétriers et autres amuseurs publics formaient sous le nom collectif de troubadours une corporation qui a compté plusieurs célébrités. L’esprit de groupement naissait du besoin de solidarité. Le syndicalisme existait.

Ces troubadours, jouissant de privilèges spéciaux, étaient respectés partout et par tous, même des routiers. Parmi eux, se trouvaient de véritables artistes, aimant leur métier et s’honorant de l’honorer. On peut imaginer qu’ils étaient indépendants et braves. C’est avec ces qualités qu’ils osaient s’aventurer au milieu des gens de guerre et des routiers dont les campagnes de France étaient, à l’époque, infestées. Mais la chanson passe partout.

Quand un ménestrel survenait dans un bivouac, il recevait aussitôt bon accueil, on lui donnait la bonne place, on lui servait les meilleurs morceaux et on lui versait force rasades, sans rien lui réclamer d’autre qu’une chanson.

C’était la bonne vie pour le troubadour, aussi bien au bivouac que dans les bourgs et les cités ; aussi bien sur la place de la ville ou du village que dans les manoirs et dans les châteaux. C’est pourquoi les troubadours s’appliquaient à se faire aimer.

Chez le serf aussi bien que chez le seigneur, le troubadour trouvait porte ouverte et table mise de bon cœur.

En ce temps-là, comme en tout temps, on aimait les chansons d’amour et d’espoir !

On les aimait d’autant plus qu’à cette époque troublée où les gens, les pauvres gens, passaient leur vie dans des transes perpétuelles, la moindre distraction était la bienvenue parmi eux ; c’était une diversion aux sombres tableaux qu’ils avaient journellement sous les yeux. Le troubadour, c’était la joie.

Les seigneurs ne dédaignaient pas d’offrir l’hospitalité en leur seigneurie à ces poétiques vagabonds, qui savaient mettre en chansons les événements du jour, les espoirs du lendemain.

Les hauts barons ne s’amusaient pas toujours au fond de leurs vieux manoirs, surtout pendant l’hiver. Les jours sont courts, les soirées sont longues.

La chasse, quand ce n’est pas la guerre, donne lieu à bien des conversations, à bien des récits. Les exploits du cerf, les colères du sanglier, les dangers courus, les obstacles surmontés. Cela se raconte avec plaisir et est écouté de même. Mais cela finit par être toujours la même histoire, racontée par les mêmes historiens ou témoins. Aussi, quand un troubadour se présentait à la poterne du château, était-il reçu à bras ouverts. Il allait intéresser, divertir et charmer… Et en quel style, quels accents, quelle musique ! Lui aussi connaissait des histoires de chasse, de guerre et de pays voisins ou éloignés, d’où il venait, disait-il. Aussi, probablement, il amplifiait ; peut-être exagérait-il : « a beau mentir qui vient de loin ». On le croyait, car c’était toujours beau, puisque c’était toujours brave.

Le repas des châtelains terminé, le ménestrel, assis au coin de la vaste cheminée, où brûlait un chêne entier, entonnait, en s’accompagnant d’un instrument à cordes, quelque mélodie ou quelque ballade mélancolique. Les chansons gaies étaient réservées aux villageois. Les récits des troubadours plaisaient autant que leurs chansons, surtout aux guerriers, plus batailleurs et rudes que musiciens et poètes. Mais les jeunes femmes et les jeunes filles aimaient mieux la musique et les beaux vers. Elles savaient bien qu’on y parlait souvent d’amour.

Le troubadour savait plaire à tout le monde et il en était récompensé. Il ne se contentait pas de pincer de la guitare ou de la mandoline pour être seulement agréable au beau sexe. Il savait aussi se faire valoir auprès du haut seigneur et de toute sa famille. Comme les diseuses de bonne aventure, il s’enquerrait préalablement le long de la route, du nom du châtelain et de celui de la châtelaine, de leurs aïeux, de leurs exploits. Aussitôt, il improvisait des histoires ou des chansons exaltant la valeur de l’un et la beauté de l’autre. Il arrangeait quelque flatteuse ballade sur un air charmant. Le tout plaisait fort et portait juste : la bravoure du châtelain, la douceur de la châtelaine et le mérite des aïeux, composait le bouquet poétique par lequel payait son écot à ses hôtes généreux le troubadour de passage, l’enfant du gai savoir.

Les troubadours avaient surtout le mérite de répandre les nouvelles, d’exalter les exploits, de flétrir les méfaits et d’apprendre beaucoup en vagabondant, pour enseigner gaîment leur savoir mis en chansons.

Ils n’étaient pas tous des lettrés, mais ils aimaient les belles lettres. Ils savaient rire ou pleurer eux-mêmes pour égayer ou attendrir les autres. C’étaient de vrais poètes.

Leurs connaissances littéraires étaient pourtant assez étendues. Ils ne manquaient surtout ni de verve, ni d’à-propos, ni d’inspiration. Leur talent était fait de tout cela.

Il n’était pas question de syndicalisme à leur époque ; cependant, il est à noter qu’ils s’étaient groupés en une confrérie joyeuse et solidaire. D’importants personnages, ai-je lu quelque part, ne dédaignaient pas de s’y affilier. On y voyait des chevaliers, bardés de fer, rimant des virelais ou chantant des couplets, en touchant de la viole.

N’est-ce pas le puissant seigneur Guillaume IX, comte de Poitiers, qui ouvrit l’ère des troubadours ?…

Et n’est-ce pas un prince du sang, le duc d’Orléans, fait prisonnier à Azincourt, qui la ferma ?…

Et Thibaut, comte de Champagne, ne fut-il pas membre de cette confrérie des troubadours ?…

Et aussi Charles IX, écrivant à Ronsard, rend hommage au poète :

« Tous deux, également, nous portons des couronnes :
Mais roi, je la reçois ; poète, tu la donnes. »

Il y eut d’autres nobles encore qui illustrèrent la confrérie des troubadours, qui, sans doute, aidèrent les gueux à être heureux, en s’aimant entre eux.

Il ne faut pas exagérer leur influence sociale, sur leur époque déjà si loin de nous. Toutefois, il faut tenir compte qu’ils se sont souvent élevés avec éloquence et grand courage contre certains excès féodaux dont les vilains souffraient. Un poète du XIIe siècle n’a pas craint de dire des nobles, au temps de leur toute-puissance :

« Que leur corps ne vaut une pomme
Plus que le corps d’un charretier. »

Les romanciers, les poètes et les historiens n’ont rien dit, en parlant des troubadours qui ne leur soit un hommage. L’histoire des troubadours s’imprègne d’influence plutôt heureuse sur leur époque, influence favorable aux arts, aux mœurs, au beau, au bien !

Quant à nous, qui ne croyons voir en tout chansonnier qu’un bel esprit et un bon cœur, nous ne pensons vraiment pas qu’on puisse avoir l’instinct de Liberté et d’Amour, le désir humain d’indépendance et le sentiment de solidarité, sans avoir aussi l’esprit de révolte contre toute injustice. À cause de cela, les troubadours nous ont paru intéressants et sympathiques. — Georges Yvetot.