Aller au contenu

Encyclopédie anarchiste/Vénalité - Violence

La bibliothèque libre.
Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2861-2871).


VÉNALITÉ La vénalité est la qualité de ce qui est vénal, c’est-il-dire de ce qui se vend ou peut se vendre. Les deux mots ont pris de plus en plus un caractère d’immoralité quand il y a eu lieu de les appliquer à des personnes, à des sentiments, à des objets qui, généralement, ne se vendent pas et reçoivent une flétrissure quand on les paie. L’amour vénal devient la prostitution, les amitiés, les affections vénales inspirées du seul intérêt sont de la fourberie, une plume vénale est celle de l’homme qui met son talent d’écrivain au service de n’importe qui. Des fonctions sociales qui devraient être remplies gratuitement, ou du moins affranchies des marchandages de l’offre et de la demande et conserver le caractère d’un sacerdoce, telles celles de magistrat, de médecin, d’avocat, de professeur, d’écrivain, d’artiste, sont trop souvent rendues suspectes, immorales, dangereuses par la vénalité de ceux qui les exercent.

L’homme vénal est celui qui, vendant son travail et ses services, fait en même temps trafic de sa conscience, résigne sa personnalité. C’est l’homme qui change d’opinion suivant ses intérêts et tire profit de ses palinodies, On a dit de l’homme qui ne varie pas dans ses opinions qu’il est un imbécile. On peut dire plus justement que celui qui varie est dans la plupart des cas un homme vénal.

Dans les temps de mœurs corrompues, comme on en voit tant dans l’histoire, les hommes sont à vendre « comme cochons en foire ». Napoléon, que la moralité n’embarrassa jamais, professait que tous les hommes étaient à vendre du moment qu’on y mettait le prix, et il fut un des plus grands corrupteurs de conscience que l’on vit jamais. Par sa propre vénalité et celle de son entourage, il conduisit la Révolution à l’abîme. Par ses titres, ses dotations, sa Légion d’honneur qu’il découpa dans le bonnet rouge le jour où il le remplaça sur sa tête par une couronne de dictateur, il sut faire fondre les dernières résistances, faire des hommes vénaux de tant d’incorruptibles Catons, de farouches Brutus, qui n’avaient été au fond que des démagogues.

La cupidité, la vanité, la lâcheté, le défaut de caractère, l’absence de scrupules, font l’homme vénal. Il ne faut pas confondre avec lui le mercenaire. Dans l’état social tel qu’il est constitué, avec son système d’exploitation, il est peu d’hommes qui ne soient obligés, pour vivre, de vendre leurs services. Ils sont des mercenaires ; ils échangent le travail de leurs bras ou de leur cerveau contre un salaire. Mais cette tractation est le résultat d’une nécessité impérieuse, celle de manger ; elle n’engage, en principe, le travailleur que pour les services convenus, elle le laisse libre de penser et d’agir comme il lui convient en dehors de sa profession, elle ne l’atteint pas dans l’intégrité de sa personne morale, Le métier fait de l’homme un mercenaire ; il ne le corrompt que s’il veut se laisser corrompre, s’il est un homme vénal. On peut vider des pots de chambre, trafiquer de son bas ventre, fabriquer des balais ou de la lingerie en prison, et n’être qu’un mercenaire, rester un être libre. On peut être un patron, une « épouse fidèle », un gouvernant ou un magistrat qui envoie les gens en prison, et être un individu vénal. Dans toutes les situations sociales, en haut comme en bas, la vénalité est la forme la plus basse de la corruption et de la prostitution, la plus incompatible avec la dignité humaine et la liberté morale.

Il ne semble pas que dans l’antiquité les dignités de l’État et de la judicature aient été vénales, a remarqué Rollin. La vénalité des charges, des offices, des dignités, est une invention des temps modernes ; elle est née de la prépondérance de l’argent dans toutes les formes de la vie sociale. Voltaire a dit que « l’opprobre de la vénalité avait souillé la France ». Il a souillé le monde entier livré à l’argent. Cette vénalité a été un des moyens d’établissement et de conservation de la royauté absolue. Elle a commencé sous Louis XII qui vendit des offices de finance pour se procurer de l’argent. Sous François Ier, le chancelier Duprat rendit vénales les charges de judicature. Ainsi fut établi le brigandage des financiers, des magistrats et de leur suite de commis et de robins. Ayant acheté leurs charges et offices, ils cherchèrent à leur faire produire le plus possible en accablant le malheureux peuple de procès, de condamnations, d’amendes, de saisies, d’expropriations, de prises de corps par les procédés qui rendirent si tristement célèbres les Laubardemont et les Fouquet, les chicanous et les maltotiers, hume-veines et rafle-pécune, pillards de toutes les catégories, prébendiers de procédure et de fiscalité.

Dès le règne de François Ier, les méfaits de la magistrature vénale furent dénoncés, notamment par Montaigne. Ils provoquèrent tant de protestations qu’une réforme sérieuse dut être apportée pour que des fonctions demandant, malgré tout, une certaine compétence et des garanties sérieuses d’intégrité, ne fussent pas livrées, comme tant d’emplois ecclésiastiques, à des hommes indignes, pourvu qu’ils pussent les payer !

Mais la réputation d’honneur et de probité des familles chez qui les charges de magistrats devinrent héréditaires, fut faite surtout de la corruption supérieure à la leur de la monarchie. La vénalité de ces charges parut être alors un moindre mal, même aux yeux d’un Montesquieu ; au pays des aveugles, les borgnes étaient rois. Des scandales nombreux, comme ceux dénoncés dans un pamphlet de Beaumarchais, à la veille de la Révolution, montraient combien la justice était tributaire des épices.

La monarchie absolue ne vécut que de la vénalité des charges de l’État et de celle des individus qui soutenaient cette monarchie. L’argent que lui rapportait la vénalité des charges lui permettait d’entretenir celle d’une noblesse qui vivait d’elle comme des poux dans une crinière. Le Tiers État établit sa puissance politique en achetant les charges de la magistrature dans lesquelles il se fit craindre de la noblesse en la dépouillant chaque fois qu’il en eut l’occasion. Dès le XVIe siècle, Claude de Seyssel constatait ceci : « On voit tous les jours les officiers et les ministres de la justice acquérir les héritages et seigneuries des barons et nobles hommes et iceux hommes venir à telle pauvreté qu’ils ne peuvent entretenir l’état de noblesse ». Cela n’empêchait pas que le Tiers État. parlait à genoux devant la noblesse dans les assemblées des États Généraux. Il vengeait sa dignité ainsi offensée sur le peuple, « taillable et corvéable à merci », qu’il traitait comme la noblesse le traitait. La noblesse, devenue pauvre, forma la classe odieusement vénale des courtisans entretenus parmi la valetaille de cour et avides de tous les emplois, même celui de porte-coton qu’elle remplissait avec une vanité toute aristocratique. Torcher le derrière du roi n’était pas un privilège ordinaire. Henri IV réduisit l’opposition protestante en achetant les consciences de ses chefs, Louis XIII, Richelieu et Mazarin en finirent de la même façon avec les dernières résistances féodales. Les seigneurs courtisans furent d’insatiables sangsues qui s’engraissèrent de faveurs et de pensions de toutes sortes.

Sous Louis XIV, où l’on eut plus que jamais besoin d’argent. pour faire la guerre et entretenir une royauté solaire, non seulement toutes les charges devinrent vénales, mais on en créa de nouvelles aussi inutiles qu’invraisemblables. On établit des offices de crieurs héréditaires d’enterrements, de vendeurs d’huîtres et jusqu’à des contrôleurs de perruques !… On vendit aussi les charges militaires. Avec l’argent qu’ils tiraient des faveurs royales et du maquereautage qu’ils pratiquaient sous toutes ses formes, les seigneurs achetaient des régiments pour eux ou leurs enfants. Certains étaient colonels en venant au monde. Les régiments pouvaient être ainsi battus à la guerre sans que le roi eût rien à dire. De même, des abbés opulents achetaient des évêchés et faisaient des princes d’une Église sans religion. L’appareil monarchique sauvait toutes les apparences devant l’histoire que des auteurs vénaux falsifiaient avec la plus tranquille désinvolture. Le maréchal de Soubise, réduit à chercher son armée avec une lanterne, après sa défaite de Rosbach, n’en fait pas moins figure de grand homme de guerre dans cette histoire. La magnificence du solaire imbécile qui commandait à tout cela, dissimulait et dissimule encore pour toutes les consciences vénales ce que Saint-Simon appelait alors « une gangrène qui ronge depuis longtemps tous les ordres et toutes les parties de l’État ».

Les fermiers-généraux, ou traitants, qui avaient la ferme des impôts, furent la plus épouvantable vermine que la vénalité répandit sur le pays pour le dévorer au nom du roi. Bien qu’ils devaient être complaisants pour ces pillards qui remplissaient les caisses de l’Etat tout en garnissant les leurs, les rois durent sévir plus d’une fois en raison des protestations et parfois des révoltes que soulevaient trop d’exactions. En 1716, une Chambre de justice fut réunie « pour la recherche et la punition de ceux qui avaient commis des abus dans les finances », 726 de ces rongeurs furent condamnés à restituer plus de 160 millions. Mais il n’en rentra pas le quart dans les caisses publiques. D’autres voleurs bien en cours, les favoris, les maîtresses, les juges, intervinrent pour vendre la réduction de ces taxes. C’est ainsi qu’un traitant condamné à rembourser 1.200.000 livres répondit à un seigneur qui lui offrit de l’en faire décharger pour 300.000 livres : « Monsieur le Comte, vous venez trop tard. J’ai fait marché avec Madame pour 150.000 livres !… » Moufle d’Angerville qui a raconté ces choses, et beaucoup d’autres non moins édifiantes, dans sa Vie privée de Louis XV, a publié la liste des traitants condamnés. Ce faisant, a-t-il dit, il n’a pas eu pour but de « réprimer l’impudence de ceux qui, se prévalant d’une fortune flétrie dès son origine, croient pouvoir le faire impunément, parce que la trace en est perdue ; ce serait une peine inutile dans ce siècle où l’on ne rougit de rien » ; il a seulement voulu peindre la corruption « plus énergiquement, d’un seul trait, dans ce tableau d’Une foule d’hommes nouveaux, entés sur les tiges les plus illustres et les plus anciennes de la France ». Et Moufle d’Angerville a ajouté : « Quel spectacle, pour un lecteur philosophe, de voir leurs descendants, loin de gémir dans la retraite du crime de leurs pères, occuper les premières places de la finance, de la magistrature, de l’épée, s’élever jusqu’au ministère et aux dignités de la cour, enfin prouver qu’il n’est point d’infamie que ne couvre ou n’efface l’argent ! ».

Le « lecteur philosophe » en a vu d’autres, depuis Moufle d’Angerville. Il peut voir aujourd’hui que, non seulement on continue à « ne rougir de rien », non seulement « il n’est point d’infamie que ne couvre ou n’efface l’argent », mais que le brigandage, la rapine, les malversations, la concussion, le péculat et même l’assassinat, sont les meilleurs moyens, pour ne pas dire les seuls, d’obtenir la considération publique et d’occuper les premières places dans l’État. L’histoire de tout le XIXe siècle est là pour le démontrer, et plus encore celle de la IIIe République, depuis que les tripotages de l’opportunisme gambettiste ont ouvert les écluses de tous les Panamas du régime. Moufle d’Angerville n’avait pas prévu que les libéraux à la Guizot diraient à tous ceux qui n’avaient pas encore enté leur fortune sur les tiges de la Révolution : « Enrichissez-vous ! » Il n’avait pas prévu non plus ce Monsieur Thiers qui enseignait, à l’usage des bourgeois libéraux de son temps, de ceux radicaux-socialistes d’aujourd’hui, que : « la propriété s’épure par la transmission légitime et bien ordonnée. » Il n’y avait donc pas à « rougir », pas plus qu’à « gémir dans la retraite du crime de leurs pères » acquéreurs d’une fortune « flétrie dès son origine », pour les descendants des Rapinat, des Thénardier et des Robert Macaire ; il n’y avait qu’à les imiter et, dans la vénalité, être les plus vénaux !

Aujourd’hui, tout ce qui est public est vénal. Jadis, on voyait encore certaines fonctions, électives entre-autres, qui n’étaient qu’honorifiques. Des gens se faisaient un honneur de servir la collectivité sans en tirer d’autres profits que ceux de leur conscience ou de leur vanité, suivant qu’ils étaient de plus ou moins nobles caractères. Mais aujourd’hui, toutes les fonctions, électives en particulier, sont devenues cette vaste « assiette au beurre », à l’assaut de laquelle se ruent tous les faméliques de la vénalité, et où se vautrent avec un impudent cynisme tous ceux qui ont pu s’en gaver. Dans cette innommable curée, on ramasse des fortunes que jamais un travailleur honnête ne pourrait gagner dans une quelconque profession. On devient moins respectable qu’un bandit de grand chemin qui, lui, risque au moins sa peau. Mais on a de hautes protections, et s’il arrive qu’elles faillissent au point de vous laisser passer devant un tribunal comme un vulgaire objecteur de conscience ou un de ces pauvres bougres qui ne surent tondre du pré de la fortune que la largeur de leur langue, on est triomphalement acquitté par des magistrats serviles qui disent obséquieusement : « Trompe qui peut ! », comme s’ils disaient au trompeur : « Ne m’oubliez pas dans votre distribution. sportulaire » !…

L’argent, qui pourrit tout, a ainsi pourri tous ceux qui devraient être à un degré quelconque des conducteurs et des arbitres de la mécanique sociale. Il n’est plus de sacerdoce, d’acte désintéressé, gratuit, sauf chez quelques-uns, volontaires d’une générosité périmée, véritables apôtres dont généralement on se moque ou qu’on suspecte parce que dans un monde définitivement vénal on est devenu incapable de comprendre pourquoi ils ne tirent pas profit des services qu’ils rendent. La vénalité est devenue, encore plus que la vacuité, le mobile des actions humaines. Elle caractérise un état social où les scrupules de conscience sont devenus une névrose comme la pauvreté (Lumbroso), un vice honteux, un crime, que la loi et les juges condamnent aussi hypocritement qu’ils assurent l’impunité de toutes les friponneries de la vénalité triomphante.

La vénalité la plus caractéristique à l’époque actuelle est celle de la presse. Par cette presse, maîtresse de l’opinion, toutes les autres formes de la vénalité sont souveraines et peuvent exercer impunément leurs méfaits. Par elle, les pires ruffians du tripot politicien, qui se gavent de tous les plats et mettent ce qui leur sert de conscience à toutes les sauces, peuvent parler effrontément au nom de la vertu ! de l’honneur !  ! du désintéressement !  !  ! pour flétrir ceux de leurs compères « qu’on sonne comme des domestiques pour leur remettre les reliefs du festin électoral, et qu’on siffle comme des chiens pour leur offrir un os à ronger » (Le Temps, 20 août 1934).

Il a été déjà parlé plusieurs fois de la vénalité de la presse dans le présent ouvrage (voir Journalisme, Presse, etc.). Une fois de plus, elle a été étalée à l’occasion des événements fascistes qu’on a vus en France, depuis la tentative de coup d’État du 6 février 1934. Elle est, avec la vénalité des gens de gouvernement et de toute la valetaille politicienne, le grand instrument de domination capitaliste et de réaction sociale qui pèse cent fois plus lourdement sur le monde par l’arbitraire et la corruption que tous les régimes anciens disparus. La vénalité ne disparaîtra des sociétés humaines qu’avec l’exploitation de l’homme sur laquelle elles sont basées, et avec l’argent corrupteur des consciences qu’il avilit dans le culte du Veau d’Or. — Edouard Rothen.


VENT n. m. (du latin : ventus). Le vent n’est autre chose que de l’air en mouvement. À première vue, il n’y a rien de plus capricieux que le vent, il change constamment de direction et de force. Il peut souffler dans l’intervalle de quelques jours de tous les points de l’horizon ; il peut faiblir, au point d’être nul, pour acquérir, d’autres fois, une vitesse redoutable. Et pourtant il ne souffle pas au hasard ; il obéit, dans sa formation et sa direction, aux lois suivantes : il souffle toujours des zones de hautes pressions aux zones de basses pressions. Il souffle en forme tourbillonnaire. Sa vitesse est d’autant plus grande que l’écart de pression existant entre deux zones est plus considérable.

Quelles causes déterminent les vents ? ― Ils résultent généralement de la différence de température sur deux points de la terre. Si, de deux régions voisines, la première est plus échauffée que la seconde, il se produira un vent inférieur qui ira des parties froides vers les régions chaudes et un second courant supérieur qui se dirigera du point échauffé vers les parties froides. Les portions d’air échauffées se dilatent, deviennent plus légères et s’élèvent comme un bouchon qu’on tient immergé, monte à la surface quand on le lâche. L’air chaud étant plus léger que l’air froid doit donc s’élever et être remplacé par le bas par de l’air affluant latéralement. Ils se produira ainsi au dessus de la région échauffée deux courants contraires, l’un transportant l’air chaud, l’autre amenant l’air plus froid des régions voisines.

L’air est donc en perpétuel mouvement. C’est le soleil qui est la cause première de ces mouvements de l’atmosphère auxquels on donne le nom de vent. On a groupé les vents en quatre classes : les vents réguliers, les vents périodiques, les vents variables et les vents locaux.

Les vents réguliers sont les alizés. Ils soufflent de l’Équateur aux Pôles et des Pôles à l’Équateur. Les premiers ou « contre-alizés » soufflent à une grande hauteur, les seconds ou alizés proprement dits soufflent à la partie inférieure de l’atmosphère. L’alizé ne souffle pas normalement à l’Équateur en raison du mouvement de rotation de la terre ; l’alizé nord souffle dans la direction N.-E., S, —W ; l’alizé sud dans la direction S.-E.-N.-W, c’est ce qu’on nomme la déviation des vents.

Les vents périodiques sont les moussons qui règnent sur toutes les mers tropicales et qui changent de direction tous les six mois. Ces courants aériens soufflent alternativement d’octobre à mars, du continent asiatique, siège de hautes pressions, vers les Océans Pacifique et Indien, siège des basses pressions. C’est la mousson d’hiver. En été, le phénomène contraire se produit. Les vents soufflent des Océans vers les continents. Ces mouvements de l’atmosphère se produisent surtout en Asie, en raison des déséquilibres de pressions existant entre l’énorme masse continentale de l’Asie et l’immense surface liquide du Pacifique. En hiver, la mousson ralentit ou interrompt complètement la vie agricole, mais la mousson d’été ramène, sur les pays de l’Asie, du Sud-Est, la pluie qui favorise la culture des céréales.

Les vents variables sont amenés par des déplacements fréquents des zones de hautes et de basses pressions. Ils règnent surtout sur l’Europe, qui située entre des mers à température très opposées est exposée à des conditions très variables de l’état des couches d’air.

Quoique n’ayant pas la régularité des alizés et des moussons, ces vents observent cependant des tendances dominantes. Le régime des vents d’Ouest est le plus habituel. Ces vents venus de l’Atlantique soufflent souvent pendant près de la moitié de l’année. De même les vents d’Est et du Nord-Est peuvent régner pendant une assez longue période, nous donnant des hivers secs et froids ou des étés chauds et secs. Les vents du sud sont plutôt rares en nos pays. Il faut aussi citer les vents « étésiens » qui soufflent d’Europe en Afrique à travers la Méditerranée et qui sont attirés par la haute température du Sahara.

Les vents locaux soufflent sur de faibles espaces et ne produisent que des effets limités. Citons le simoun, sec et brûlant qui soulève les sables du Sahara ; le siroco, chaud et humide, soufflant du sud sur l’Italie et la France méridionale. Le fœhn, autre vent chaud du Sud-Ouest, activant, dans les Alpes, la fonte des neiges ; le mistral, vent froid du Nord-Ouest soufflant en hiver et au printemps sur la Provence. Il faut y ajouter les « brises de mer » propres aux côtes des pays chauds, et les « brises de vallée et de montagne » particulières aux pays au relief très accentué. Ils sont dû aux variations diurnes de la température.

En dehors de leurs mouvements normaux, les vents peuvent acquérir, pour des causes non définies encore, des vitesses formidables accompagnées de mouvements giratoires : ce sont les cyclones et les trombes, dont les manifestations moins violentes sont les ouragans et les bourrasques. Les cyclones portent leur action dévastatrice dans l’Océan Indien et les Antilles et se produisent aux changements de moussons. Ce sont des masses atmosphériques dont le diamètre peut atteindre plusieurs centaines de lieues, dont le centre est calme et qui se déplacent à une vitesse pouvant atteindre 60 kilomètres à l’heure. Ce mouvement de translation est accompagné d’un mouvement tourbillonnaire dont la vitesse peut être de 100 kilomètres à l’heure. Rien ne résiste à de pareils cyclones : les navires sont engloutis ou jetés à la côte ; les habitations renversées, les arbres arrachés et transportés au loin. Ceux du Gange (1737), de Calcutta (1865), du Bengale (1876), du Golfe d’Aden (1886), de la Martinique (1891), des Antilles (1898), ont coûté la vie à de nombreuses personnes et causé d’incalculables dégâts. Les cyclones dévastent chaque année, les États-Unis et y sont toujours désastreux et meurtriers. Les typhons qui se manifestent dans les mers de Chine doivent être rapprochés des cyclones.

Le vent peut atteindre des vitesses variables allant de 2 à plus de 30 mètres par seconde (108 kilomètres à l’heure). À cette dernière vitesse, on conçoit que rien ne résiste à son action : les constructions les plus solides sont renversées.

Les vents réguliers, comme les alizés et les contre-alizés impriment aux eaux de la mer des mouvements de translation généraux appelés courants marins. Ces courants marins chauds ou froids, selon leur lieu d’origine, viennent réchauffer ou tempérer les pays qu’ils baignent en y régularisant, par leur apport, la température.

La circulation de l’atmosphère met en mouvement les masses gazeuses qui sont transportées d’un point à un autre du globe avec tous les éléments divers qu’elles contiennent, en particulier la vapeur d’eau, facteur de vie. Sans cette dernière il ne peut exister aucune vie, car sans elle aucune vie animale ni végétale n’est possible. Or l’eau, indispensable à l’existence des êtres organisés, provient de la condensation faite sous forme de pluie ou de neige, de la vapeur d’eau contenue dans l’air. Cette pluie ruisselle le long des pentes montagneuses, forme des ruisseaux, des rivières, des fleuves et retourne à la mer après avoir tout fécondé sur son passage. ― Charles Alexandre.


VÉRITÉ n. f. (du latin : véritas, même signification). Qualité de ce qui est. La vérité avait une place importante dans l’idéologie du XVIIIe siècle, « Vitam impendere vero » ; consacrer sa vie à la vérité, était la devise de Rousseau. Depuis quelques dizaines d’armées, surtout depuis la guerre, la vérité, dans l’universelle révision des valeurs, est sortie très diminuée.

Il y a à cela plusieurs causes. D’abord le système d’Einstein qui a remis en question les vérités les plus inattaquables, les vérités mathématiques. Si le système d’Euclide est contestable, tout l’est à plus forte raison ; la science n’est pas plus solide que les constructions de l’imagination. Il faut voir une autre cause dans les théories nouvelles de la physique. Avant elle, la matière apparaissait comme ce qu’il y a de solide par excellence, ce qui est. Le matérialisme était la philosophie de la réalité, par opposition au spiritualisme : philosophie du rêve. La théorie des quanta qui a fait de l’atome une unité d’énergie, les ion et électron, a, en quelque sorte, spiritualisé la matière, faisant de la suprême réalité quelque chose de compliqué, accessible seulement à une petite minorité de savants.

Naturellement, les hommes de la religion, de toutes les religions, se sont précipités avec joie sur ces nouvelles conceptions qui donnaient un renouveau à leurs doctrines. La religion cessait d’être une absurdité indigne d’un esprit cultivé et bonne tout au plus pour l’enfant et le sauvage. Si la science ne représentait plus la vérité, si tout devenait relatif, changeant, contestable, la religion n’était pas plus fausse que le reste.

Les classes dirigeantes sentant le monde capitaliste crouler, abandonnèrent leur voltairianisme, et leur libre pensée. Elles comprirent que l’idée était, avant toute chose, un outil et que la religion était un outil qui pouvait les servir en maintenant le peuple dans la résignation.

Les esprits qui trouvaient décevante la philosophie matérialiste parce qu’elle fait de l’homme un animal qui, après une vie plus ou moins longue, disparaît complètement, furent heureux des nouvelles doctrines. Ils pouvaient, sans honte, se remettre à espérer.

Ce fut une belle floraison pour toutes les superstitions : spiritisme, théosophie, christianscientisme, adventisme, sectes religieuses de tout genre. Les voyants et voyantes, les fakirs de l’Inde et d’ailleurs, les guérisseurs font fortune. On fait la queue à la porte de leur cabinet et on donne avec joie une forte somme d’argent pour se faire faire l’imposition des mains qui enlèvera la maladie que les médecins n’ont pu guérir.

Quant au clergé, il a repris sa place dans les cérémonies officielles. Les gouvernements, même de gauche, l’admettent comme n’étant pas seulement le représentant d’une doctrine qui, comme les autres, a droit à la liberté, mais comme une autorité. Le sorcier officiel, dont, seuls, les siècles d’existence ont pu faire oublier l’origine de tromperie, est traité comme le représentant d’une force sociale respectable,

Mais si le relativisme a fait beaucoup de mal, en accordant droit de cité aux pires superstitions, il a, d’autre part, fait quelque bien en ébranlant les morales. Il y a une huitaine d’années, on passait facilement pour un monstre lorsqu’on doutait du caractère absolu du devoir et du bien. Maintenant, on peut dire, sans se faire honnir, que la morale est une convention, que le bien de chez nous est le mal d’ailleurs et que, du moment qu’il n’y a que des conventions, la révision en est possible.

Certes, le relativisme est, en quelque manière, un progrès. Dans les questions complexes, la vérité est bien individuelle. Chacun est l’aboutissant de sa formation propre, de tout un système d’idées si nombreuses qu’il est bien difficile de retrouver leur origine.

Néanmoins, il n’y a guère de vie sociale possible s’il n’y a pas, entre les esprits humains, des points communs ; si chacun ne peut espérer convaincre autrui par la force de ses arguments, par la logique de leur ordonnance. Universalisé, le relativisme aboutit au confusionnisme et aussi au découragement moral de l’individu qui se persuade que toute œuvre est inutile et que, seule, la vie animale, sans pensée, peut avoir un sens. Il faut croire à une vérité, au moins temporaire, pour trouver dans l’action un sens à la vie. — Doctoresse Pelletier.


VÉRITÉ (La) et l’Église catholique}}. Ce qui me plonge dans une stupeur indicible, ce qui est, à mes yeux, la marque par excellence de l’étonnante autorité dont jouit encore l’Église catholique et le trait décisif de l’empire qu’elle exerce sur l’esprit de ses adeptes, c’est l’aisance invraisemblable avec laquelle elle est parvenue à s’imposer comme étant la dépositaire de la Vérité éternelle et totale.

La Vérité !… Est-il possible que, de nos jours, une doctrine, une école, une philosophie, une religion ait l’outrecuidance de penser et l’impudence d’affirmer qu’elle est en possession de la Vérité ! Est-ce possible ? Voyons : depuis des milliers d’années, les hommes les mieux doués et les plus studieux ont consacré le constant et fécond effort de leur activité intellectuelle à arracher à la nature quelques-uns des secrets qu’elle garde jalousement enfermés dans ses entrailles ; ils sont parvenus, dans la lenteur des siècles, en groupant méthodiquement les résultats graduellement obtenus, en se les transmettant, comme le dépôt le plus précieux, à déchiffrer péniblement les premières lettres de cet énigmatique alphabet.

A force de recherches, auxquelles ils ont appliqué le meilleur de leurs facultés et le plus pur de leurs connaissances, quelques-uns de ces penseurs, de ces savants — rares, très rares — sont parvenus à la découverte de quelques notions rudimentaires, de quelques connaissances primaires, sur lesquelles ils ont fait reposer quelques présomptions basées sur la répétition constante des mêmes faits, sur l’observation mille fois réitérée d’un enchaînement rigoureusement et incessamment le même dans la succession et la dépendance des phénomènes constatés ; ces quelques présomptions, imperturbablement confirmées dans le temps et l’espace, ont acquis peu à peu le caractère et la force d’une notation sérieuse. Les probabilités ainsi enregistrées se sont, à la longue, progressivement solidifiées ; en l’absence de tout fait nouveau ruinant les hypothèses et explications antérieures et faisant échec aux affirmations du monde scientifique, ces probabilités se sont transformées en certitudes.

Ces quelques certitudes sont les tout premières lettres de cet alphabet que le savoir humain a pour mission de déchiffrer jusqu’au bout.

Avec quelle ferveur ceux qui, sur les cinq parties du globe, sont épris de Vérité et de Science, épèlent, balbutient et répètent ces premières lettres ! Avec quelle foi ils espèrent ajouter à ces premières conquêtes ! De quelle confiance en l’avenir de la Science, ils sont imprégnés, quand ils contemplent les résultats acquis, si parcellaires et faibles qu’ils soient ! Ils savent bien que ces vérités fragmentaires ne sont que des lambeaux arrachés au voile sous lequel la Vérité, la Vérité complète, totale, universelle se dérobe à notre anxieuse curiosité.

Réunissez ces princes de la Science ; qu’ils s’assemblent, ces représentants illustres de toutes les civilisations, de tous les pays et de toutes les branches de l’arbre scientifique. Demandez à chacun d’eux ce qu’il sait, ce dont il est certain, ce qu’il peut affirmer. Chaque membre de cet incomparable aréopage, dont l’ensemble est pourtant la quintessence de l’esprit humain, répondra, timide, hésitant, qu’il ne sait presque rien, ou si peu qu’il n’ose en parler ; il dira que, s’il lui est permis d’être affirmatif, c’est uniquement sur quelques certitudes définitivement acquises en certaines matières ; il déclarera que les certitudes à acquérir et, après contrôle sérieux et vérification concluante, à enregistrer comme désormais indéniables, sont infiniment plus nombreuses que celles qui sont déjà acquises.

L’affirmation de tous, précise, assurée, hors de doute, sera que le domaine du connu, du certain, du prouvé, de l’établi est encore excessivement restreint, alors que sont d’une incommensurable étendue les régions à explorer, constituant le domaine de l’ignoré,

Et tous déclareront aussi qu’il n’y a pas de Vérité unique, totale, absolue, qu’en d’autres termes et pour parler net et précis, la Vérité (au singulier et avec majuscule) n’existe pas en soi et concrètement, qu’elle n’existe que comme terme abstrait tendant à grouper ce qui est Vrai, à le distinguer de ce qui n’est pas vrai, à l’opposer à ce qui est faux, inexact, erroné, bref, à exprimer, par un mot qui totalise et condense, la somme des vérités progressivement connues et démontrées (voir Trinité : le Vrai, le Juste, le Beau).

Composé de toutes les sommités de la pensée, réunissant tout ce que les siècles écoulés ont produit et tout ce que les temps présents comptent de lumières éclatantes, ce cénacle confessera modestement que, sur les origines du Monde, sur les fins auxquelles il tend, sur les formidables problèmes de causalité et de finalité, sur ce qu’on a coutume d’appeler avec justesse « les énigmes de l’Univers », on ne sait rien de positif, de certain, d’irréfragable et que, vraisemblablement, ces problèmes resteront toujours enveloppés d’une certaine obscurité et incertitude.


L’Église catholique, elle, n’a pas cette modestie. (Il est juste d’étendre cette critique à toutes les Églises, puisque toutes ont cette folie de se prétendre en possession de la Vérité fondamentale et définitive et chacune s’évertue à persuader que se trompent ou mentent les Églises rivales). L’Église catholique, elle, se croit, pour le moins elle se dit dépositaire et gardienne d’une Révélation à la fois si complète et si précise, qu’elle n’hésite pas à se proclamer en possession de la Vérité souveraine qui embrasse la totalité des domaines et dans chaque domaine, la totalité des problèmes qu’il soulève ; de cette Vérité qui, sachant tout, n’ignorant rien, ne connaît pas l’hésitation, est étrangère au doute et procède par voie d’assertion nette, tranchante, catégorique ; de cette Vérité qui, projetant partout ses éblouissants rayons, ne laisse dans l’ombre aucune parcelle du terrain et porte la clarté jusqu’au sein des ténèbres les plus épaisses ; de cette Vérité qui est à tel point sure d’elle même, qu’elle ne peut tolérer aucun démenti et que le simple doute lui est une mortelle offense passible des plus rudes châtiments ; de cette Vérité qui, pour tout dire, venant de Dieu lui-même est, ainsi que lui, éternelle et immuable.

Telle est la Vérité dont l’Église se targue d’avoir reçu la révélation et qu’elle se dit chargée de révéler à son tour.


Et, maintenant, entrez dans cette chaumière ; prenez ce jeune garçon à la figure insignifiante et béate ; envoyez-le passer quelques années au petit séminaire ; il y apprendra les éléments de la grammaire et du calcul ; on lui enseignera la lecture et l’écriture ; on le bourrera de catéchisme, on le farcira d’histoire sainte et on le truffera d’un patois latinisant. Sortez-le de ce petit séminaire où il a fait son temps et s’est quelque peu dégrossi ; et envoyez-le au grand séminaire, après lui avoir laissé entrevoir qu’il y est appelé par une vocation irrésistible et après lui avoir fait comprendre que le métier de curé nourrit convenablement son homme et ne l’accable pas de fatigue. Quand il en sortira avec la soutane et la tonsure, quand il aura suffisamment appris à lire son bréviaire, quand il se sera convenablement exercé à bredouiller à peu près distinctement quelques oremus, à lever deux ou trois doigts de la main droite pour bénir ; quand il se sera décemment préparé, par une lecture attentive du « Manuel du Confesseur » à recevoir les vieilles et jeunes dévotes qui se présenteront à son confessionnal, enfin quand il saura dire la messe et quand il aura été ordonné prêtre, ce gamin de vingt-cinq ans enseignera, sans sourciller les Vérités Éternelles et, quoique d’une ignorance, en dehors des choses de la foi, à faire honte à un simple bachelier, il parlera, de haut, avec aplomb, d’un accent pénétré, exprimant la certitude absolue de la Vérité, sur les problèmes les plus ardus et les questions les plus inaccessibles à la raison humaine.

Ce serait à mourir de rire, tellement ce personnage est ridicule et grotesque, si ce n’était pas triste à en pleurer. Car s’il est lamentable de constater que plusieurs milliards — oui, plusieurs milliards — d’êtres humains, que la nature avait cependant doués de compréhension et de jugement, ont renoncé dans le passé à faire usage de ces nobles et précieuses facultés afin de ne pas s’exposer à la tentation de perdre la foi, il est plus douloureux encore d’avoir à observer que, par dizaines et, peut-être, par centaines de millions, au vingtième siècle, des êtres qui ne sont dépourvus ni d’intelligence, ni de raison, abdiquent tout recours aux lumières de celles-ci et, sans chercher à comprendre, admettent inconsidérément, lâchement, idiotement, les sornettes et élucubrations qui leur sont enseignées par l’Église comme Vérités évidentes et intangibles.

Que ne vient-il à la pensée de ces croyants que, si dieu existe, c’est lui qui les a créés comme il l’a voulu, que s’il les a créés et les a dotés de certaines facultés, c’est qu’il a prévu qu’ils en auraient besoin et veut qu’ils en fassent usage ; que ne pas se servir de ces facultés, c’est méconnaître le prix de ces dons de dieu, se montrer ingrat envers lui et lui faire offense ?

Si l’Église disait à ces gens-là de ne pas se servir de leurs mains, si le curé leur interdisait de faire usage de leurs jambes, obéiraient-ils au curé, se soumettraient-ils à l’Église ? Se condamneraient-ils, sorte de paralytiques volontaires, à l’immobilité de leurs bras et de leurs jambes ? Je ne le présume point. Et je me demande par quelle inconcevable stupidité ces mêmes gens se laissent convaincre — mutilés par persuasion — qu’ils doivent renoncer à l’usage de leur entendement et de leur raison.

Pauvres estropiés de cervelle ! Comme vous seriez à plaindre, si vous ne cédiez pas à une paresse ou lâcheté d’esprit criminelles, et si ce renoncement à l’usage de vos facultés intellectuelles avait au moins l’excuse d’être pur et désintéressé, au lieu de tendre à éviter l’Enfer et à gagner le Ciel ! — Sébastien Faure.


VERTU et VICE Ces deux notions sont étroitement liées à celle du bien et du mal et, par conséquent, dépendantes de la morale. On peut prendre une attitude négative vis-à-vis de celle-ci, nier l’existence objective du bien et du mal, et conséquemment celle de la vertu et du vice, mais si ces notions sont en elles-mêmes discutables, il est impossible d’en nier les effets sur le comportement des humains et même sur les êtres vivants fortement organisés. Partout où il y a vie et sensibilité s’impose la perception et la connaissance plus ou moins obscure du bien et du mal. Avec l’être humain doué d’une vaste mémoire et de la faculté de conserver, de transmettre et d’échanger ses impressions, apparaît un fait nouveau : la tradition. Nous pouvons désigner sous ce nom toutes les connaissances que les hommes se transmettent d’une génération à l’autre par de multiples moyens. L’homme isolé meurt en détruisant avec lui tout le fruit de ses innombrables expériences qu’ignorera un autre homme isolé. L’homme en société conserve le savoir de ceux qui l’ont précédé et ajoute à ses connaissances antérieures son savoir propre.

La tradition est donc un fait essentiellement social, le fruit de l’expérience collective, la richesse commune d’un groupement qui dure à travers toutes les luttes qu’il soutient pour ne pas disparaître.

Il semblerait donc que cette tradition, issue de l’expérience ne puisse engendrer que des concepts favorables à la vie du groupe qui l’a créée et la conserve à travers les siècles ; et que la morale, le bien et le mal, la vertu et le vice soient un ensemble de concepts nets et précis s’appliquant à des actes avantageux ou désavantageux, pour tous les individus d’un même groupement, ou même pour tous les groupements humains.

L’observation de ces groupements nous montre, au contraire, une telle contradiction dans les mœurs qu’engendrent ces concepts, et dans l’interprétation même de ces concepts, qu’il nous paraît intéressant de rechercher quelles peuvent être les causes de ces divergences profondes, et d’essayer d’établir sur une base solide les deux concepts du vice et de la vertu.

Par le fait même que la morale, qui devrait assurer une vie avantageuse à l’individu, s’oppose très souvent à son épanouissement, quand elle ne met pas sa vie en danger, nous nous trouvons devant un problème difficile à résoudre, car il est peu aisé de comprendre pour quelles raisons l’homme s’est ingénié à se créer des causes de souffrance, et même de mort. La morale étant l’œuvre de l’homme, quelles peuvent être les causes qui l’ont amené à la créer hostile à sa vie ?

Une réponse facile est que la morale est l’œuvre des maîtres et qu’elle est faite par ceux qui commandent pour ceux qui obéissent. Mais une telle explication ne fait que reculer l’explication véritable car il fut un temps, dans la vie des hommes où les maîtres n’existaient point. Or, nous savons que la sensation du bien et du mal, inhérente aux premières ébauches de la vie consciente chez les animaux à système nerveux très développé, a précédé de longtemps l’apparition de la tradition et, conséquemment, de la morale. Si donc les vagues concepts du bien et du mal ont précédé l’apparition du maître, ils ne s’y sont point opposés, Ce n’est par conséquent point le maître qui a inventé le bien et le mal, puisque lui-même est le produit de circonstances postérieures à ces concepts. Il resterait d’ailleurs à expliquer l’apparition du maître lui-même. Ce qui est un problème aussi difficultueux à résoudre que celui de la morale.

L’explication de la morale nous la trouvons dans le fonctionnement cérébral de l’être humain, Nous savons que l’individu agit selon les représentations qui sont en lui. Ces représentations peuvent se classer en trois groupes : 1° celles qui correspondent à une connaissance exacte des faits ; 2° celles qui sont le produit de son imagination (interprétations erronées des choses) ; 3° celles qui sont également subjectives mais représentent l’activité propre de l’individu avec ses besoins, ses désirs, sa volonté, son activité conquérante, son sens de la vie.

S’il est possible de classer objectivement ces trois sortes de représentations, subjectivement elles font un tout qui permet difficilement, à l’esprit non averti, de les distinguer entre elles et de faire la part exacte de l’imagination et de la réalité. Pour l’homme ordinaire, cette distinction est impossible. La tradition est acceptée en bloc. Comme celle-ci est le produit de toutes les connaissances d’un groupement, elle est inévitablement un mélange de connaissances exactes, d’erreurs et de concepts qu’élabore l’esprit conquérant des humains formant ce groupement. Ne pouvant distinguer la réalité de la fiction, l’homme, non doué d’esprit critique, ne peut également classer les actes bons et mauvais selon une norme objective mais selon les caractéristiques de la tradition qui l’a formé et par conséquent avec cette forte part d’erreur et d’esprit conquérant que renferment toutes les traditions.

Il peut sembler extraordinaire que l’imagination humaine ait interprété désavantageusement ses propres expériences et se soit inventé des explications malfaisantes de l’univers, de même qu’il paraît surprenant que l’esprit conquérant des humains n’ait point abouti à des concepts harmonieux.

Pour l’esprit critique qui observe l’univers, cela s’explique aisément car l’univers n’est qu’un vaste chaos en instabilité perpétuelle, et l’harmonie n’est qu’une invention humaine, un ralenti de la marche des mondes fixant, pour des durées à l’échelle de l’homme, un désordre dont le rythme le dépasse prodigieusement. L’homme produit de cet univers ne peut vivre qu’à un certain rythme, précisément celui de la substance en mouvement qui l’engendre, et il appelle harmonie cet équilibre qui s’établit entre lui et le monde objectif, et que sa conscience fixe sous forme de durée, laquelle est une sorte de stabilisation subjective du mouvement contraire à la réalité des faits. La réalité c’est l’infinité des heurts de la substance dans l’infini.

Il est flagrant que tout se transforme incessamment, que rien ne dure et que toutes les formes s’anéantissent définitivement.

Il n’est donc pas surprenant que l’humanité ait porté jusqu’ici la marque essentielle de l’univers qui est non pas l’harmonie mais le chaos.

En fait, l’esprit conquérant de l’homme est un effet de la substance vivante qui se développe aux dépens du milieu. Comme le pouvoir conquérant de cette substance est infiniment plus étendu que les possibilités de conquête, il en résulte inévitablement une lutte entre les êtres vivants pour la réalisation de ce pouvoir. C’est la lutte pour la vie.

Une morale semblerait donc plutôt difficile dans de telles conditions mais plusieurs nécessités biologiques ont l’approché les humains les uns des autres et, parmi elles, la sexualité, l’habitude et le profit. La sexualité est il l’origine de tous les groupements ; elle rapproche les sexes, crée des affinités, développe les habitudes sociales, avantage les membres d’un même groupement. L’habitude détermine l’homme à se plaire dans la compagnie de ses semblables et engendre l’amitié. Enfin, le milieu social favorise l’individu dans sa lutte contre la nature.


L’homme est donc balancé entre l’altruisme qui le détermine à favoriser son semblable et l’égoïsme qui le détermine également à s’en insoucier, sinon à lui nuire. Ces deux déterminismes sont eux-mêmes caractérisés par les trois sortes de représentations qui meuvent les humains. Une question surgit alors. Comment se fait-il que la tradition ne crée pas une morale uniforme, avantageuse à tous ?

En fait les morales ne sont pas absolument malfaisantes. Elles sont, nous l’avons vu, un mélange de réalités, d’erreurs et de concepts conquérants. Si tous les hommes étaient déterminés de façons identiques, la morale serait uniforme ; mais, bien que la tradition tende à créer ce type uniforme et que la morale se cristallise selon la tradition, celle-ci porte en elle-même des éléments contradictoires qui en détruisent la stabilité, car les représentations imaginaires sont différentes d’un homme à un autre et en conflits permanents entre-elles et avec la réalité. Chacun oppose en effet son imagination à l’imagination des autres, et son expérience propre et son sens de la vie à l’expérience collective et à l’intérêt collectif.

Mais de même que les idées générales se forment par répétitions d’impressions identiques, l’idée de vertu se précise lentement dans un groupement par répétition de circonstances dans lesquelles chacun aurait été avantagé (ou cru être avantagé) si telle chose s’était produite. Il est évident que cette chose désirable est inévitablement un triple produit des nécessités réelles, de l’interprétation erronée des faits et de l’esprit conquérant individuel et collectif du groupement. Une sorte de moyenne s’établit entre les interprétations imaginaires de chacun, créant les croyances communes de la collectivité, et les désirs, les espoirs, l’esprit conquérant des individus finissent, après bien des heurts, par se coordonner en une sorte de désir collectif de ce qui est avantageux ou désavantageux à tous. Les hommes appellent alors vertueux l’acte qui les favorise, ou les favoriserait s’il était accompli ; et vice celui qui leur nuit. Mais il est bien évident que cette morale, moitié imaginée par l’homme, moitié imposée par la nécessité des faits, ne peut être suivie et observée totalement par tous ; car, d’une part, l’esprit critique individuel tend à la modifier dans ses erreurs d’interprétation des faits ; de l’autre, chacun, tout en désirant que les autres soient vertueux, tend à satisfaire son sens de la vie, qui ne cadre jamais totalement avec le sens rigide et cristallisé de la morale collective.

Nous avons ici l’explication du conflit entre la morale et la raison individuelle, ou simplement la raison. Celle-ci recherche les rapports exacts des choses, non déformés par l’imagination ; de même qu’elle recherche tous les points communs où les humains peuvent. réellement s’entraider et intensifier leur joie de vivre, alors que la morale crée le plus souvent des barrières et des hostilités entre les groupements.

Si l’esprit. de groupe, issu de la horde et de la famille, a créé une certaine solidarité, il a de même créé la haine de l’étranger, le nationalisme et exacerbé l’esprit conquérant. Si les croyances ont été une forme de coordination des hommes, elles ont également divisé sauvagement ces mêmes hommes, engendré le fanatisme et d’innombrables maux.

Il ressort de cela que les idées de vertu et de vice de la morale courante n’ont absolument aucune valeur objective ; qu’elles varient d’un groupement à un autre et ne pourraient servir à l’établissement d’une morale rationnelle.

La chose est pourtant possible en écartant précisément tout ce qui est imaginations, ou interprétations imaginaires des faits, et en prenant comme assises fondamentales le fonctionnement biologique des humains.

On pourra objecter, peut-être, que favoriser le fonctionnement du croyant c’est lui laisser toutes ses croyances et les moyens de les satisfaire, mais nous pouvons faire remarquer que le croyant est déjà un produit de l’imagination, interprétant les faits contrairement à la réalité, et que, si l’éducation des enfants était simplement objective, il n’y aurait pas de croyant.

Nous prenons donc le fonctionnement physiologique de l’individu comme base et nous pouvons établir ainsi cette morale sur les caractéristiques essentielles de la vie qui sont la conquête et la durée. Il y a des conquêtes avantageuses à tous les humains et des conquêtes qui leur nuisent mutuellement. Est vertueux tout acte, toute conquête qui avantage en jouissance et en durée la vie de l’individu sans nuire physiologiquement à la vie des autres, ou même leur est favorable. Est vicieux tout acte qui détruit la vie et le plaisir de vivre.

Sur ces bases élémentaires les idées de vertu et de vice pourraient être universellement comprises et acceptées, car elles sont l’expression des seules conditions permettant réellement de vivre dans la joie et de durer. — Ixigrec.


VIE n. f. (du latin vita, même sens qu’en français). A l’article protoplasma nous avons parlé des conditions physico-chimiques de la vie et nous avons montré que la substance animée ne se distingue pas essentiellement de la matière inorganique. Tout ce que les métaphysiciens racontent sur ce sujet n’est que verbiage ; seuls les biologistes ont qualité pour nous renseigner sur le problème de la vie. Il faut donc que ce chapitre de la métaphysique descende des nébuleuses cimes où le maintiennent intentionnellement les philosophes spiritualistes, pour n’être qu’un résumé des observations et des recherches que nous devons aux spécialistes et aux hommes de laboratoire. La métaphysique n’est qu’une annexe des sciences expérimentales, quand elle cesse d’être une pure logomachie et de coller des étiquettes pompeuses sur nos ignorances. Comme les spiritualistes sont toujours nombreux et que leurs représentants, un Bergson et un Brunschvieg par exemple, disposent souverainement du haut enseignement philosophique en France, il est utile néanmoins de rappeler les doctrines de ceux qui déclarent la vie irréductible aux réalités du monde physique.

Loin de séparer nettement la substance vivante de la matière brute, les premiers penseurs grecs expliquaient les phénomènes physiques aussi bien que biologiques par un ou plusieurs éléments animés. Par la suite, on opposa l’activité de l’esprit à la passivité de la matière ; néanmoins jamais, chez les anciens, cette dernière ne fut conçue connue absolument inerte. Aristote lui-même affirmait qu’en un sens « tout est plein d’âme ». C’est assez tardivement que l’on considéra la vie comme une réalité sui generis, distincte de la matière inorganique. Mieux inspiré que lorsqu’il s’agit de l’âme, Descartes s’est élevé contre cette théorie ; sa doctrine des animaux machines est sans doute trop simpliste, elle eut du moins le mérite de préparer la voie aux conceptions physico-chimiques modernes. Quant à Leibniz, s’il n’oppose pas les corps inertes aux corps vivants, c’est qu’à ses yeux la matière elle-même reste de l’esprit, mais de l’esprit fruste et à l’état d’extrême dispersion. La vie correspondrait aux degrés intermédiaires qui séparent la matière brute de la monade douée de perceptions et d’appétitions claires.

L’animisme, qui compte parmi ses défenseurs saint Thomas, l’allemand Stahl et de nombreux spiritualistes contemporains, admet que l’âme est le principe de la vie comme de la pensée. C’est elle, assure Stahl, qui commande les mouvements et les secrétions, qui fait digérer l’estomac, battre le cœur, monter le lait aux mamelles à la fin de la gestation ; c’est elle qui préside aux phénomènes de l’assimilation et qui résiste aux influences nuisibles, quand l’organisme est malade. Barthez et l’école dite de Montpellier soutiennent au contraire qu’à côté de l’âme, cause profonde de la vie psychologique, il y a place pour un principe vital, d’essence immatérielle, mais inconscient, qui dirige toutes les fonctions corporelles. Broussais, Pinel, Bichat et les autres défenseurs de l’organisme font dériver la vie de propriétés particulières, les forces vitales, qui se greffent sur les énergies physico-chimiques, mais s’opposent à elles constamment. « La vie, disait Bichat, est l’ensemble des forces qui résistent à la mort. » Cette dernière conception fait déjà une part au mécanisme ; beaucoup de savants et de philosophes finalistes lui ont fait des concessions encore plus grandes.

Chez les biologistes allemands Reinke et Driesch, les entités métaphysiques font une réapparition à peine voilée, sous les noms de dominantes et d’entéléchies. Le naturaliste F. Houssay veut que l’on épuise tout son effort « dans la découverte de l’efficience », avant de recourir à la finalité. C’est pour compléter et justifier le déterminisme, non pour le détruire, que le philosophe Lachelier veut lui surajouter une finalité interne. Comme Kant, Hamelin situe la finalité hors de l’ordre temporel ; elle est une essence, un concept « qui est pur objet sans savoir encore se poser comme tel ». Goblot a le mérite de bannir toute interprétation métaphysique et de ne voir dans la finalité qu’une causalité orientée vers certains avantages. Chez l’homme c’est la causalité de l’idée ou du désir, chez l’être dépourvu d’intelligence c’est la causalité du besoin.

Avec Bergson, nous revenons aux vieilles duperies néo-vitalistes et même néo-animistes, puisque ce romancier de l’invisible identifie le principe de la vie au principe de la pensée. « Tout se passe, écrit-il, comme si un large courant de conscience avait pénétré dans la matière, chargé, comme toute conscience, d’une multiplicité énorme de virtualités qui s’entre pénétraient. Il a entraîné la matière à l’organisation, mais son mouvement en a été à la fois infiniment ralenti et infiniment divisé. D’une part, en effet, la conscience a dû s’assoupir, comme la chrysalide dans l’enveloppe où elle se prépare des ailes, et, d’autre part, les tendances multiples qu’elle renfermait se sont réparties entre des séries divergentes d’organismes, qui d’ailleurs extériorisaient ces tendances en mouvement plutôt qu’ils ne les intériorisaient en représentations. Au cours de cette évolution, tandis que les uns s’endormaient de plus en plus profondément, les autres se réveillaient de plus en plus complètement, et la torpeur des uns servait l’activité des autres. Mais le réveil pouvait se faire de deux manières différentes. La vie, c’est-à-dire la conscience lancée à travers la matière, fixait son attention sur son propre mouvement ou sur la matière qu’elle traversait. Elle s’orientait ainsi soit dans le sens de l’intuition, soit dans celui de l’intelligence. » On peut difficilement trouver une page dont la grandiloquence soit plus creuse ! Bergson prétend dépasser à la fois le mécanisme et le finalisme ; en réalité, il se borne à donner au problème de la vie une solution purement verbale. L’élan vital (c’est dans l’invention de cette mystérieuse et poétique expression que réside sa principale originalité) suffit, croit-il, à tout expliquer ; il réalise une abstraction et s’imagine avoir fait une découverte géniale.

Pour n’avoir pas à répondre aux innombrables objections que soulève sa théorie, notre philosophe déclare que l’intelligence humaine est « caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie ». D’ailleurs la matière n’est qu’un « geste créateur qui se défait », en un sens donc quelque chose de négatif. « La vie est un mouvement, la matérialité est le mouvement inverse ». Merveilleuse jonglerie des mots qui permet à Bergson d’avoir un air profond, tout en parlant pour ne rien dire. Alors qu’il est esclave du plus grossier anthropomorphisme, qu’il ne peut déchirer le voile d’illusions subjectives qui lui cache le réel, notre phraseur s’imagine atteindre l’absolu. Il a su décrire dans un langage subtil des états d’âme fort difficiles à saisir, c’est un mérite du point de vue littéraire et psychologique, ce n’est pas suffisant pour qu’on prenne au sérieux ses fantaisies métaphysiques.

Seule, l’interprétation physico-chimique de la vie nous fait pénétrer dans le secret du monde organique ; seules les théories mécanistes se sont révélées fécondes du point de vue pratique. Certes notre ignorance est encore profonde concernant maints phénomènes biologiques de première importance, mais les plus beaux espoirs nous sont permis, si nous sommes persévérants. Par contre, ni le verbiage animiste ou vitaliste, ni celui de Bergson n’ont abouti à des découvertes notables. — L. Barbedette.


VIOLENCE C’est la qualité de ce qui est impétueux, emporté, irascible, quand il s’agit du caractère d’une personne ; c’est l’état de ce qui est d’une intensité anormale, lorsqu’il s’agit d’une chose. On dit également : « la violence de la tempête » ; « la violence des passions ».

Faire violence à quelqu’un, c’est le contraindre par la menace, ou par des mauvais traitements, soit à se soumettre à nos exigences, soit à se livrer à des actes en désaccord avec sa conscience, ou ses désirs personnels. Dans le langage sociologique, la violence c’est, par opposition à l’action légale et au prosélytisme pacifique, le recours à la force contre le droit commun, quel qu’en soit le motif. On dira, par exemple : « La crainte d’une révolution sociale prochaine a suscité la violence fasciste. »

Nous voyons par là que violence et autorité sont des mots apparentés par leur signification. La seule différence est en ceci : que la violence est toujours belliqueuse, brutale dans ses moyens, et qu’elle a pour objectif d’imposer sa loi, dans tous les cas, tandis que l’autorité peut être purement morale, et s’exercer sans contrainte sur les esprits, par le prestige du savoir ou l’évidence de la démonstration. On dira, par exemple : « Le nom de ce grand chirurgien fait autorité, et suffit à dissiper la méfiance. » Cependant, ce n’est guère que dans le domaine intellectuel et celui de la moralité que l’autorité s’exerce de cette manière. Au sein de la mêlée sociale, il en va tout autrement, et l’autorité, quand elle exige de milliers, et même de millions de citoyens, l’obéissance, est appelée inévitablement à user de sanctions diverses contre les récalcitrants, donc à s’appuyer, en dernier ressort, sur la violence. Il est, en conséquence, loisible de prétendre que l’autorité, dans le sens législatif du mot, représente la consécration de la violence triomphante, chaque fois que celle-ci, parvenue à ses fins, se pare de prétentions à la légitimité. On lit souvent, dans les textes, des phrases de ce genre : « La violence des factieux s’oppose à l’autorité du pouvoir constitué. » Mais c’est des deux côtés qu’il y a violence, et celle qui s’exerce au nom de l’État n’est pas forcément celle qui offre les garanties les meilleures.

Si un amant jaloux frappe une jeune fille, pour l’obliger à se donner à lui, ceci est qualifié de violence criminelle, parce que cet abus de pouvoir est illégal. Cependant, si le père de la jeune fille la fait emprisonner jusqu’à sa majorité dans une maison de correction, pour avoir voulu suivre celui qu’elle aime, il est dit que cet acte est légitime, parce qu’il relève de l’autorité paternelle et se trouve en conformité des dispositions légales en vigueur. À la vérité, il y a eu, dans les deux circonstances, contrainte par la force, et ce n’est pas le caractère licite de l’un, ou illicite de l’autre, qui est de nature à conférer à l’un quelconque de ces deux méfaits une apparence de justification.

Dans leur haine de l’organisation sociale actuelle, beaucoup de révolutionnaires ont été amenés, non à une interprétation rationaliste des faits sociaux, mais à un ensemble de conceptions paradoxales antibourgeoises, comme s’il n’y avait qu’à penser et agir exactement à l’opposé des classes dirigeantes pour approcher, en toutes choses, de la formule exacte. D’où, une tendance marquée à ne voir des abominations que dans la violence codifiée des institutions officielles, et à ne découvrir jamais ce que comporte d’aussi odieux et tyrannique la violence hors-la-loi, celle d’en bas, comme si les humains des classes exploitées, et ceux des tribus sauvages n’étaient, et ne pouvaient être capables, que de belles actions et de nobles sentiments. C’est une illusion dangereuse. Chez les primitifs enfants de la nature qui ne possèdent aucun écrit législatif, chez les illégaux qui vivent en marge de la société, chez nombre de travailleurs, il est des coutumes qui ont force de loi, et dont l’injustice et la barbarie, voire les pénalités atroces, ne le cèdent en rien aux dispositions de l’ordre capitaliste. Je sais telles régions où, de douter publiquement des miracles et de combattre les cultes religieux, expose le conférencier à être massacré ou jeté à l’eau, non par la police ou les prêtres, mais par les indigènes ou les paysans. Des Noirs, sans contact avec la civilisation, dévorent leurs prisonniers ou les réduisent en esclavage. Il est encore des campagnes où l’on jugerait fort mal les parents qui ne mettraient point à la porte leur fille non mariée quand elle est sur le point d’être mère.

Le gros de la population laborieuse n’est pas l’esclave mais le meilleur soutien des dictatures qui l’oppriment. Si la plupart des époux, dits légitimes, considèrent leur femme comme un bien mobilier, le souteneur, en son âme et conscience, condamne à mort le faux ami qui lui a ravi sa marmite. Et là où le juge se serait peut-être contenté de gratifier de quelques années de prison un homme de couleur trop galant, le bon peuple puritain des États-Unis, estimant la ration trop faible, arrose le coupable d’essence, afin de se procurer le régal de le voir brûler vif. Enfin, comme la guerre tout court, les guerres civiles comportent des cruautés inutiles, du pillage et des excès de tout genre.

C’est l’évidence même que la violence criminelle s’épanouit dans les milieux les plus variés et pas seulement chez les minorités au pouvoir. Les moyens dont celles-ci disposent lui permettent plus de publicité et d’extension. Telle est la principale différence. Il importe peu, par ailleurs, que la violence criminelle opère sous le couvert de textes imprimés, ou réponde simplement à de vieilles superstitions installées dans les mœurs. Pour le non-conformiste, qu’il soit délinquant, réfractaire ou hérétique, le lynchage par la foule furieuse, sur simple dénonciation, ne représentera jamais aucun avantage sur la sentence du tribunal que seconde le bourreau. Et les brimades et souffrances qu’inflige aux êtres d’exception l’opinion publique moyenne sont à la hauteur des législations scélérates.

Voici pourquoi, en raison de la quasi-universalité des pratiques de violence millénaires entre les humains, il apparaît comme utopique que ces mœurs puissent disparaître soudain de la surface terrestre, par le seul fait de l’anéantissement d’une partie de la société, ni meilleure ni pire que les autres, quant au fond, composée seulement d’individus qui furent mieux armés pour le combat ou plus chanceux.

Ces pratiques de violence ne sont pas la conséquence de l’adhésion universelle à une formule abstraite, qui serait le principe dit d’autorité. Celui-ci n’est pas la cause première et unique des conflits sociaux, mais la consécration philosophique et l’essai de justification d’un état de fait qui lui est antérieur, dont l’origine se rattache à la lutte pour la vie, telle qu’on la constate dans les règnes animal et végétal, depuis les premiers âges du monde. En effet, l’espèce humaine, ayant vaincu toutes les autres, et n’étant plus dominée par aucune, s’est multipliée de façon prodigieuse, dans des conditions qui, à toute époque, ont été hors de proportion avec l’augmentation de ses ressources en moyens de subsistance. D’où des compétitions sanglantes pour la possession du sol nourricier ; la division des humains en groupes ethniques concurrents ; et des mesures de défense contre les pillards pour la conservation des biens acquis. D’où, encore, la part du lion prélevée dans le partage de la récolte ou du butin par les plus aptes, en raison des services rendus à la collectivité, par leur force physique ou leur intelligence exceptionnelle. D’où, enfin, la soumission de la femme, en échange de l’entretien assuré, pour elle et ses enfants ; puis, l’exigence de la fidélité, afin que le patrimoine soit réservé, tout entier, à la progéniture conçue des œuvres du chef de famille, et non éparpillé sur des fils d’étrangers. À ces motifs de compétition — comme il en existe dans 1es espèces animales, pour la conquête de la femelle ou le rapt des meilleurs morceaux —, des motifs d’un ordre différent sont venus s’ajouter : l’ambition, la recherche du moindre effort, la soif du luxe, le goût du commandement. Et ces besoins superflus, devenus souvent plus nécessaires que le nécessaire lui-même, ont occasionné autant, sinon plus, de meurtrières hostilités que la simple bataille pour le pain quotidien. Ajoutons à ces considérations, l’impulsivité bestiale, la crédulité déconcertante, de populations énormes, qui n’ont pas été éloignées de la nature, mais sont, au contraire, par leur ignorance et leur insuffisante éducation, demeurées beaucoup trop près de la nature — celle de la jungle où le combat pour la sélection est la règle permanente —, et nous aurons l’explication de la persistance séculaire, jusque dans notre époque de progrès scientifique à outrance, d’un état de choses qui, envisagé seulement du point de vue de la morale pure, ne serait guère explicable que par des crises d’aliénation mentale, héréditaire et collective.

Si l’autorité est amenée presque inévitablement à s’appuyer sur la violence, celle-ci, en revanche, aboutit presque immanquablement à l’autorité, c’est-à-dire à l’essai de légitimation philosophique et à la codification des buts qu’elle se propose et des moyens dont elle se sert. En effet, pourquoi ferait-on violence à quelqu’un, si ce n’était pour défendre, aux dépens des siens, nos intérêts, lui imposer le respect de notre règle morale, ou de nos préférences intellectuelles, ou encore lui infliger, pour sa conduite, jugée par nous détestable et dangereuse, un châtiment exemplaire ? Or, pour nous faire des alliés et mériter l’approbation d’autrui, voire, si nous ne sommes pas dépourvus de scrupules, pour nous mettre d’accord avec notre propre conscience, nous sommes portés, en pareil cas, à présenter nos actes comme en fonction d’une norme juridique d’importance universelle. Nous voici donc en possession d’un code que nous estimons devoir être adopté par tous les hommes. Mais, comme son application ne va ordinairement pas sans résistance de la part de ceux dont elle menace la sécurité, ou compromet les satisfactions, il y a lutte. Bonne ou mauvaise, la loi du plus fort s’impose au vaincu. Et il ne peut en être autrement, car si le vainqueur poussait la générosité jusqu’à donner à son adversaire la possibilité de reprendre l’avantage, les rôles ne tarderaient pas à être intervertis.

Que des fanatiques apportent avec régularité le trouble dans des réunions de discussion libre, et l’on se trouvera en présence d’un dilemme : ou renoncer à ces réunions, ou organiser, pour chacune d’elles, une police de la salle, en conformité d’un règlement établi par les animateurs du groupe, et qui aura pour sanctions : d’abord le rappel à l’ordre, ensuite l’expulsion par la force. C’est un véritable décret. Que de faux camarades se présentent chez des militants révolutionnaires pour solliciter d’eux des subsides, en abusant de leur confiance, et l’on se trouvera en présence d’un autre dilemme : ou se laisser dépouiller jusqu’au dernier centime par des aigrefins de plus en plus nombreux ; ou, comme cela se fait d’habitude, les dénoncer dans la presse, leur infliger, à la première incartade, une « bonne correction ». Voici qui rappelle singulièrement les sentences des tribunaux, au temps où les châtiments corporels faisaient encore partie de l’arsenal des lois. Qu’une insurrection se produise demain dans notre pays, et fasse bon marché des hommes au pouvoir, mais sans réussir à faire disparaître de l’âme des foules ces vieilles empreintes : le goût de la concurrence et de la propriété, la foi religieuse ; et il faudra : soit céder devant le capitalisme et l’Église, aux racines encore très puissantes, soit prendre contre eux toutes mesures utiles de surveillance et de coercition, jusqu’à parachèvement de l’œuvre difficile que la bataille des rues a seulement permis d’ébaucher. Déjà, il est permis d’entrevoir les prochaines assemblées nationales et de futurs commissariats du peuple… Cependant, ce serait une grave erreur que de vouloir assimiler, sous prétexte qu’elles recourent à des procédés analogues, la violence-autorité au service des antiques esclavages — le salariat, l’ignorance, les superstitions — et la violence-autorité qui a pour objet leur extinction, au profit de l’aisance généralisée du rationalisme scientifique et, sinon de « la liberté sans rivage » — qui aboutit, en fait, à la licence et à la tyrannie réciproque — du moins au maximum de liberté individuelle compatible avec la vie en société. De même que les soldats de l’armée de Versailles, les combattants de la Commune avaient des canons. Mais il serait injuste de ne pas rappeler que, si les uns défendaient la plus noble des causes, les autres soutenaient des privilèges de scélérats. La morale est dans le but poursuivi plus que dans le choix des moyens pour y parvenir.

L’instauration d’un ordre social communiste-anarchiste durable, comportant l’absence d’autorité, sous quelque forme que ce soit, suppose préalablement résolu le problème de la violence entre les hommes, puisque la violence engendre la lutte, qui aboutit inévitablement à l’autorité. Mais pour que disparaissent sans retour les coutumes de violence, il est indispensable qu’aient disparu, tout d’abord, les motifs, non seulement intellectuels et moraux, mais encore économiques, qui armaient les uns contre les autres humains, notamment l’insuffisance permanente — aggravée par une organisation sociale défectueuse — des ressources alimentaires, par rapport à l’énorme accroissement de la population terrestre. Cet absolu dans l’harmonie sociale, que représente l’idéal communiste-anarchiste n’apparaît donc pas comme susceptible d’être le résultat direct et immédiat d’une catastrophe mettant aux prises les éléments les plus divers, mais comme l’aboutissement final d’une longue évolution éducative, occasionnellement activée par des coups de force, dont les moyens d’action, comme l’objectif transitoire, ne peuvent être, en fait, qu’autoritaires.

Si, par scrupule moral, on veut user d’autorité sous aucune forme, sous aucun prétexte ; si, plutôt que de consentir à l’exercer, on accepterait d’en subir, de la part d’autrui, tous les inconvénients, il n’est qu’à se conformer à la doctrine de la non-résistance au mal par la violence, telle que la pratiquent les Doukhobors du Canada, ces communistes chrétiens, émigrés de Russie en Colombie britannique, au début du XXe siècle. Ils y occupent, au nombre de quinze mille, de vastes domaines ; ils ne recourent à d’autres moyens de propagande que le bon exemple de leur existence saine, de leurs coutumes fraternelles, et se laisseraient massacrer plutôt que de se servir d’une arme contre quiconque.

En effet, qu’il s’agisse de l’acte d’un seul individu, à la fois plaignant, exécuteur et juge, ou bien d’un appareil judiciaire compliqué ; que les procédés de contrainte soient le poing fermé ou la prison, le pistolet automatique ou la guillotine, c’est toujours, en définitive, sous des aspects divers, la loi et l’autorité, que nous avons en perspective, quoique avec des motifs plus ou moins moraux, des sanctions plus ou moins humanisées. Et c’est pourquoi, dès l’instant que l’on admet le recours à la violence spontanée, révolutionnaire, pour la défense légitime des intérêts prolétariens, il apparaît comme une inconséquence que l’on se refuse à l’utiliser pour le même objet, dès qu’elle prend un caractère administratif et de délégation, même sous le contrôle direct et permanent des masses populaires.

Ma conclusion sera la suivante : la non-résistance au mal par la violence est une doctrine mystique, charitable, qui ne se justifie que par la foi en une divine providence et l’espérance en la vie éternelle. Elle aboutit, par voie de conséquence logique, non seulement à cette formule : « Plutôt l’invasion que la guerre », mais encore à cette autre formule : « Plutôt le servage que l’insurrection. » Pour l’incroyant, matérialiste ou agnostique, la violence est le résultat des compétitions entre les êtres, en raison directe de l’importance morale, intellectuelle ou vitale de celles-ci. Donc, sans faire de la violence l’objet d’un culte, et tout en la réduisant au minimum, il y a lieu de l’accepter, sous quelque forme que ce soit, en tant que condition de défense indispensable chaque fois que la lutte comporte inéluctablement d’y recourir car, une fois le combat engagé, celui qui cesse de s’imposer par la violence à ses adversaires, doit s’attendre à ce qu’il s’imposent à lui.

Toute violence exercée au nom d’un principe comporte une forme d’autorité. Mais il y a lieu de distinguer entre, d’une part, l’autorité défensive qui garantit l’exercice des droits individuels contre la licence d’autrui ; et, d’autre part, l’autorité tyrannique qui soumet des populations entières à l’arbitraire de quelques-uns, ou ne laisse à l’individu aucun recours contre l’étouffement de l’ensemble. Ces deux formes d’autorité, totalement à l’opposé l’une de l’autre, par leurs objectifs, ne sont pas l’une à l’autre assimilables et ne devraient jamais être confondues. Mais il y a lieu de considérer que, tant que subsistera l’autorité tyrannique, c’est-à-dire tant qu’il n’y aura pas adhésion, quasi universelle du genre humain, à une formule sociale unique et rationnelle, dans un cadre économique approprié, l’autorité de la violence défensive conservera sa raison d’être et son utilité.

Contre l’autorité tyrannique, capitaliste, religieuse ou grégaire, il est deux attitudes également fondées, selon le point de vue auquel on se place, le tempérament et la situation sociale de ceux qui consentent à leur prêter attention : l’individualisme anarchiste, à la condition qu’il conserve intact son caractère de réaction individuelle idéaliste contre l’ensemble, et ne s’égare point à l’instar de Benjamin Tucker, en des visées d’adaptation collective, sur des données obscures autant qu’impraticables ; le socialisme libertaire, à la condition qu’épurant la généreuse doctrine communiste-anarchiste-révolutionnaire de Pierre Kropotkine de ce qu’elle comporte d’erroné dans sa base, et d’utopique dans ses espérances, d’une catastrophe, intégralement purificatrice dans l’ordre social, il soit substitué, à l’action conforme à des principes de philosophie abstraite, la lutte journalière pour des résultats positifs, dans le sens du maximum de bien-être et de liberté pour tous, compatibles avec chaque circonstance. — Jean Marestan.

VIOLENCE. Ce n’est pas tout le problème de la violence que nous entendons traiter ici, mais celui de la violence meurtrière.

Le principe du respect de la vie humaine, le devoir de ne pas tuer, comporte-t-il des exceptions ?

Le meurtre collectif organisé est-il moins condamnable que le meurtre individuel ? L’assassinat peut-il être un droit moral ou un devoir social ?

L’horreur de l’effusion du sang humain peut-elle être une faiblesse ?

Le massacre peut-il être, devant certaines contingences historiques, une condition nécessaire du progrès humain ?

Cette question grave, angoissante, mérite que les rédacteurs de cette encyclopédie y consacrent quelques méditations approfondies.

La solution que nous proposons, si incomplète soit-elle, pourra servir de base à leurs réflexions.

Nous croyons, contrairement à Tolstoï et aux partisans de la non-résistance au mal, que l’emploi de la force meurtrière se justifie en cas de véritable légitime défense. Mais nous pensons qu’en dehors des cas extrêmes ou l’usage d’armes est le seul moyen de protection de la vie humaine contre ceux qui y attentent, tout meurtre doit s’appeler assassinat et tout assassinat individuel ou collectif, est un crime.

Ce principe nous fait condamner toute guerre de peuple à peuple, même défensive.

La défense nationale par la guerre a pour résultat, non de sauvegarder les existences les plus précieuses, mais, au contraire, d’accroître le nombre des victimes innocentes. La guerre multiplie les injustices et ne saurait s’identifier avec la défense du droit.

En ce qui concerne la guerre civile, le problème est, certes, plus complexe.

La formule de Russell : « Pas un seul des maux qu’on entend empêcher par la guerre n’est un mal aussi grand que la guerre elle-même », ne saurait s’appliquer, dans tous les cas, à la guerre civile.

Mais pourtant, il nous semble que pour être conséquent avec lui-même, un pacifiste complet doit répudier le meurtre organisé, même comme moyen de solution des conflits sociaux.

Il ne s’agit nullement, ici, de considérer comme suffisantes, pour abolir ou diminuer le mal social, les armes purement spirituelles : propagande, persuasion, force de l’exemple, puissance de l’amour. La contrainte est nécessaire, mais ceux pour qui la vie humaine est sacrée, doivent employer les méthodes de contrainte non-violentes, ou tout au moins non sanglantes.

Nous savons que l’affranchissement des travailleurs ne peut être réalisé que par leur effort autonome, et que, seule, l’action de classe, la solidarité de classe, permettra de réaliser une société sans classes. Mais il y a, comme nous le fait remarquer Rappoport dans son ouvrage sur la Révolution Sociale, une loi historique de violence décroissante et de conscience croissante, selon laquelle, plus le prolétariat développe sa cohésion et sa vraie force, moins il a besoin d’user de la violence sanglante.

La grève ouvrière, par exemple (partielle ou générale) est, dans son essence, sinon dans ses conséquences, un mode pacifique de lutte.

Il nous semble que le révolutionnaire pacifique, qu’il ait comme idéal une société anarchiste ou une démocratie sociale complète, ne devra repousser aucun des moyens, légaux ou illégaux, pouvant contribuer à éviter ou à réduire la violence meurtrière : action politique, action syndicale, perfectionnement des institutions démocratiques, grève, résistance dite passive, désobéissance civile, non coopération, toutes ces armes peuvent être utilisées. Il faut avoir la volonté de donner leur plein rendement aux formes non sanglantes, non meurtrières de lutte et de coercition. C’est seulement à cette condition que la résistance par la force à la violence non provoquée, peut avoir un caractère strictement défensif.

Une étude impartiale de l’histoire nous montre que les progrès durables sont entravés et non hâtés par la violence meurtrière. Le régime terroriste de 93, loin de servir l’idée révolutionnaire, n’a fait que compromettre la cause des droits de l’Homme.

Cet exemple atteste qu’un gouvernement, un régime même, n’a pas le droit de se maintenir à tout prix.

Aucune considération de soi-disant intérêt public ne saurait donner à quelques dirigeants un droit de vie et de mort sur les dirigés.

Nous entendons condamner ici, non seulement la peine de mort, surtout pour motif politique, mais encore tout usage d’armes par la force publique, qui ne soit pas directement nécessitée par la protection même de la vie humaine.

Certes, en ce qui concerne l’idée de dictature républicaine ou prolétarienne, une distinction est à faire : un ensemble de mesures dictatoriales contre la résistance des privilégiés, une période de vacances de la légalité ne saurait être confondues avec la terreur. Ce peut même être un moyen indispensable pour arrêter ou prévenir des troubles sanglants.

Répétons donc que nous ne prêchons ni au peuple, ni aux nations, ni même aux gouvernements, la faiblesse. Mais nous voulons la force sans le meurtre.

Ni réformisme, ni modérantisme, ni légalisme, ni tolstoïsme, ne sont impliqués dans l’attitude anti-violente.

Mais nous affirmons notre culte de la vie humaine, nous proclamons sans réserve le droit à la vie, et nous nions le droit au meurtre.

Tuer pour ne pas se laisser tuer peut être une nécessité, si l’on ne dispose d’aucun autre moyen de défense. Mais détruire en masse des vies humaines pour protéger l’indépendance d’un pays, pour maintenir un gouvernement au pouvoir, ou pour le renverser et imposer par la force la domination d’une minorité, ou pour mettre fin à une protestation populaire, cela n’est pas le prolongement de la défense légitime ; c’est la violation du devoir primordial de respect de la vie. Le devoir s’impose autant aux détenteurs du pouvoir, aux juges, aux agents de la force publique et aux chefs des mouvements d’opposition, qu’aux simples mortels. Ce devoir limite, à la fois, les droits de tout gouvernement établi et le droit de résistance à l’oppression.

Si on se place au point de vue vraiment chrétien, c’est-à-dire conforme à la morale de l’Évangile, on condamnera tout acte contraire à l’amour du prochain. Au point de vue individualiste, on répudiera l’immolation des individus à des fins collectives quelconques,

Au point de vue utilitaire, on constatera les résultats presque toujours décevants, presque toujours nuisibles à l’intérêt commun, de la violence meurtrière. La vraie conscience de classe nous amènera il éviter de faire verser le sang prolétarien.

Le libre-penseur rationalisera, dénoncera l’absurde thèse catholique du libre-arbitre ; si diverses que puissent être ses vues sur le problème du déterminisme et de la liberté morale, il tiendra compte des influences physiques héréditaires et sociales qui conditionnent les actes de chacun et sera affranchi de toute haine et de tout désir de vengeance.

Aucun principe moral n’a une importance plus primordiale, une valeur rationnelle plus effective, un caractère plus universel que le principe : « Tu ne tueras pas. »

Et, sur le plan social, moins la route est bordée de tombeaux, plus vite elle conduit au bonheur commun et à la justice. — René Valfort.