Endehors/Énergumène
Énergumène
On causera de M. Carnot.
Mais, disons-le vite à ceux que troublerait le rapprochement du titre de cet article et du nom d’un premier magistrat, nous ne brevetons pas l’idée que l’un puisse qualifier l’autre. Il serait certainement peu sage, très déplacé, et par-dessus tout, très faux de prétendre que le président correct et boutonné, dont nous jouissons, soit agité par quelque enthousiasme déréglé à la façon d’un énergumène.
C’est bien quand même M. Carnot qui est sur la sellette…
Je ne sais pourquoi, en parlant de cette haute et maigre personnalité, en songeant à ce monsieur tout de noir vêtu et aux gestes courts semblant tirés par des ficelles ; je ne sais pourquoi le mot sellette, petite selle, petit siège en bois, me fait un effet tout drôle.
Positivement, c’est à me croire victime de quelque obsession : mais, puisque j’ai l’habitude de laisser courir ma plume en toute franchise et naïveté, j’oserai noter les invraisemblables pensées qui me tourmentent, l’horrible vision que j’ai et l’envie de rire qui me saisit au milieu même de l’épouvante : la sellette, la petite selle, le petit siège en bois diminue encore, se résorbe, s’affile en une pointe acérée, et le monsieur maigre, la haute personnalité me paraît s’asseoir sur le pal, avec des gestes courts semblant de plus en plus tirés par des ficelles noires.
Que voulez-vous ? Je ne suis pas de ceux qui ont le respect inné des Bonshommes, j’entrevois toujours les très graves comédiens de la vie en de ridicules postures, c’est plus fort que moi : Louis XIV, le roi Soleil, qui caracole sur la place des Victoires devait avoir une brave tête, le soir, en bonnet de coton…
La Majesté, cette mise en scène, suprême épate des souverains, m’horripile absolument. C’est une pellée de poudre-aux-yeux qui éblouit encore trop de gens. C’est un des derniers préjugés qu’on élève en un mur de respect divin autour de l’Autorité. C’est un fétichisme sans idéal, et plus laid mille fois que les religions prometteuses de ciel.
Aussi, à tous les escaladeurs de pinacles, à tous les trôneurs sur piédestal, j’aime entendre les gavroches crier :
— Descends donc de ton socle, eh ! poseur !
Le Quatorze-Juillet, au milieu de la fête, pendant la revue, alors que not’Président, bien grave et point raide, circulait dans sa victoria, saluant par devant, saluant par derrière, avec la grâce qu’on lui sait, il entendit tout à coup résonner, par deux fois, à ses oreilles :
À bas Carnot !
Les journaux nous ont reporté, le lendemain, que deux forcenés, l’un de vingt-trois ans, l’autre de vingt-cinq, avaient poussé des clameurs séditieuses sur le parcours du Président, et ils ajoutaient, les journaux : on a arrêté les deux énergumènes.
Un seul point me surprend, c’est qu’on ne les ait pas lynchés, comme, il y a quelques années, ce malheureux inventeur qui, pour fixer l’attention, tira un coup de pistolet en l’air, alors que la rue était encombrée par le landau présidentiel.
Le passage à tabac, en arrivant au poste, a dû être assez Premier Mai.
Les brigades centrales qui badinent avec l’amour en pourchassant, arrêtant et violentant, même les honnêtes femmes, ne badinent jamais avec ces petites histoires-là.
Des coups de bottes aux manifestants : et pigne, et paf, et pan… attrape ça, l’énergumène !
Il est sévèrement apprécié de s’en prendre au chef de la nation : on est resté monarchiste. À l’état latent, il y a le crime de lèse-majesté.
L’action de ces deux jeunes gens est par les uns jugée pendable cas : Y a pus rien ! sont-ils prêts à s’écrier, tandis que les philosophes libéraux se contentent d’apprécier l’incident comme une équipée de gamins.
Je crois, moi, qu’on y doit sentir autre chose.
J’ai souvenance : étant à Naples, lors de la visite de l’empereur d’Allemagne, je me promenais par la ville pavoisée, avec l’ami qui signe Brodjaga ses curieuses chroniques sur les bas-fonds des provinces méridionales italiennes. La foule grouillante roulait sur la via Toledo et débouchait comme une marée montante sur la piazza Reale ; un brouhaha de voix indistinctes et dans des bousculades folles comme l’élévation générale de toutes les têtes, avec la sensation que tout ce monde se dressait sur toutes les pointes de pieds : le cortège des souverains était annoncé. Sur la chaussée déblayée par des agents de ville, les cuirassiers s’avançaient en bon ordre, puis venaient dans un carrosse attelé de quatre chevaux, le roi d’Italie et à sa droite l’empereur d’Allemagne en cuirassier blanc… Et c’étaient des vivats, et c’étaient des fleurs, et c’étaient des baisers — l’aplatissement d’une race devant un homme.
J’ignore comme certaines déductions se pressèrent subitement, mais à un moment donné, porté par la foule jusque près le landau royal, je m’élançais en avant, criant à pleins poumons :
— Abbasso ! Abbasso l’imperatore !
Brodjaga, lui, s’était cramponné à la voiture et les deux souverains durent sentir son souffle sur la face quand il répéta :
— Abbasso ! Abbasso !
Naturellement nous fûmes cueillis aussitôt, plus ou moins ligotés et prestement conduits à la questure. Ce en quoi on nous rendit gentil service, car je doute fort qu’il eût fait bon rester en cet instant parmi la plèbe napolitaine.
Il ne faudrait pas que la chauvinerie, pour cela, me fasse risette ; je sais bien qu’à l’étranger on aime plus fort la patrie — loin de la geôle, parfois, le forçat a la nostalgie des prisons — mais je sais bien aussi, mais je sais bien surtout qu’en notre mouvement spontané, ce n’était pas l’Allemand que nous visions, c’était l’Empereur, le demi-dieu !
Et je conçois — suggestif, dans un pays s’intitulant républicain, le passage en calèche du monsieur rigide qu’entoure l’apparat souverain. Parmi les acclamations, il parade, ce matador qui garde, contre un peuple, le moyenâgeux droit de grâce — puissance de tuer au petit malheur des digestions mauvaises. Rapidement viennent à la pensée les laideurs d’une société, un mouvement de l’esprit éclôt qui fait synthétiser ces laideurs dans ce citoyen qu’on exalte, — une voix s’élève :
À bas cet homme !
Je me demande même, en franchise, comment l’occasion venue, j’aurais salué M. Carnot ? À bas l’empereur ! mon cri de Naples, s’adresse à tous les chefs d’orchestre de nos sociales cacophonies.
Qui sait si je n’eusse pas dit comme l’énergumène de Longchamps ?