Enfance (trad. Bienstock)/Chapitre 16

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
L'Enfance, L'AdolescenceStockŒuvres complètes, volume 1 (p. 90-99).


XVI


LES VERS


Environ un mois après notre arrivée à Moscou, j’étais assis en haut, dans la maison de grand’mère, devant une grande table et j’écrivais ; en face de nous était le professeur de dessin qui donnait les dernières retouches à une tête de turc en fez, dessinée au crayon noir. Volodia était assis derrière le maître et, le cou tendu, regardait par-dessus son épaule. Cette tête était la première œuvre faite par Volodia au crayon noir, et aujourd’hui même il devait la présenter à grand’mère pour sa fête.

— Et ici, vous ne mettez pas d’ombre ? – demanda Volodia à son maître, en se haussant sur la pointe des pieds et en montrant le cou du Turc.

— Non, c’est inutile, — dit le maître, en serrant le crayon et le porte-crayon dans une boîte à coulisse. — Maintenant c’est très bien et n’y touchez plus… Eh bien ! et vous, Nikolenka, — ajouta-t-il en se levant et en continuant à regarder le Turc, — dites-nous enfin votre secret ; qu’offrirez-vous à votre grand’mère ? Vraiment, ce serait mieux de dessiner aussi une petite tête. Au revoir, messieurs ! — dit-il ; et prenant son chapeau et son cachet, il sortit.

En ce moment, je pensai aussi qu’une tête serait mieux que ce que je préparais. Quand on nous prévint que la fête de grand’maman était proche et qu’il nous fallait préparer pour ce jour un cadeau, il me vint l’idée de lui écrire des vers à cette occasion, et aussitôt, je trouvai deux vers rimés, et crus que le reste viendrait aussi vite. Je ne comprends pas du tout pourquoi m’était venue une idée si étrange pour un enfant, mais je me souviens que cette idée me charma et qu’à toutes les questions qu’on me posa à ce sujet, je répondis que j’offrirais sûrement un cadeau à grand’mère, mais que je ne dirais à personne en quoi il consisterait.

Contre mon espoir, il arriva qu’après les deux vers que j’avais composés au moment de l’inspiration, malgré tous mes efforts, je n’en pus trouver davantage. Je me mis à lire les vers qui étaient dans nos livres, mais ni Dmitriev, ni Derjavine ne m’aidaient, au contraire, ils me confirmaient encore plus dans mon incapacité. Sachant que Karl Ivanovitch aimait recopier des vers, je me mis à fureter dans ses papiers, et parmi des vers allemands, j’en trouvai de russes, sortis sans doute de sa propre plume :

À madame L… à Pétrovskoï, 3 juin 1828.

Souvenez-vous de près,
Souvenez-vous de loin,
Souvenez-vous de moi,
Encore aujourd’hui et toujours
Rappelez-vous, jusqu’à ma tombe,
Que je puis aimer fidèlement.

Karl Mayer.

Ces vers, d’une belle ronde, sur un beau papier à lettres, me plurent par la sentimentalité touchante dont ils étaient pénétrés ; immédiatement je les appris par cœur et me résolus à les prendre pour modèle. L’affaire marcha plus rapidement. Le jour de la fête, mon compliment en douze vers était prêt, et m’installant devant la table de la salle de classe, je le recopiai sur un vélin.

Deux feuilles de papier furent bientôt gâchées… non que je voulusse corriger quelque chose, les vers me semblaient excellents ; mais à partir du troisième, les lignes commençaient à monter de plus en plus, si bien que même de loin, on voyait que c’était écrit tout de travers, et ne valait rien.

La troisième feuille était aussi de travers que les autres, mais je décidai de ne plus recopier. Dans mon poème, je félicitais grand’mère, je lui souhaitais une longue vie et une bonne santé, et je concluais ainsi :

Nous nous efforcerons de te consoler,
Et nous t’aimerons comme notre propre mère.

Je ne trouvais pas cela mauvais, mais le dernier vers sonnait mal à mon oreille.

Nous t’aimerons comme notre propre mère,

répétais-je à mi-voix, quelle autre rime prendre en place de mère ? Jouer ? lit ?…[1] Bah ! ça ira, c’est encore mieux que les vers de Karl Ivanovitch.

J’écrivis le dernier vers. Puis, dans la chambre à coucher, je lus à haute voix toute ma poésie, en y mettant l’expression et les gestes. Quelques vers n’avaient aucune mesure, mais je ne m’y arrêtai pas. Pourtant le dernier me choqua encore plus désagréablement. Je m’assis sur le lit et me mis à réfléchir…

« Pourquoi ai-je écrit comme notre propre mère ? Puisqu’elle n’est pas ici, il ne fallait donc pas en parler ; il est vrai que j’aime grand’mère, je la respecte, mais… ce n’est pas la même chose, pourquoi ai-je écrit cela, pourquoi ai-je menti ? Sans doute ce sont des vers, mais cependant il ne fallait pas. »

À ce moment entra le tailleur qui m’apportait un petit costume neuf.

— Eh bien, soit ! — dis-je fortement impatienté, et avec dépit je cachai les vers sous mon oreiller et courus essayer l’habit du tailleur de Moscou.

Les habits de Moscou étaient superbes : les petits habits, couleur de cannelle, garnis de boutons de cuivre, étaient ajustés à la taille, — quelle différence avec nos habits de la campagne, — des petits pantalons noirs, très étroits, moulaient merveilleusement les jambes et tombaient sur les souliers.

« Enfin, j’ai aussi des pantalons à sous-pieds, de vrais pantalons ! » — pensai-je transporté de joie en regardant mes pieds de tous côtés. Bien que l’habit fût fort étroit et que je m’y sentisse très gêné, je n’en soufflai mot, et déclarai au contraire que je me sentais tout à fait à l’aise ; et que si ce costume avait un défaut, c’était d’être un peu trop large. Après cela, je restai longtemps devant le miroir et coiffai ma tête pommadée ; mais malgré tout mon désir, je ne pus arriver à lisser une mèche du sommet de ma tête ; aussitôt que, désirant éprouver son obéissance, je cessais de passer la brosse, elle se relevait et se dressait d’un côté ou de l’autre en donnant à mon visage une expression des plus grotesques.

Karl Ivanovitch s’habillait dans l’autre chambre, derrière la salle de classe, et on lui apporta un habit bleu et différents objets blancs. Près de la porte conduisant aux étages inférieurs on entendit la voix de l’une des femmes de chambre de grand’mère. Je sortis pour savoir ce qu’elle voulait. Elle tenait à la main un plastron de chemise fortement empesé et me dit qu’elle l’apportait à Karl Ivanovitch et que même elle n’avait pas dormi de la nuit pour le lui préparer à temps. Je me chargeai de remettre le plastron et demandai si grand’mère était déjà levée ?

— Comment, levée ! elle a déjà pris son café et l’archiprêtre est arrivé. Comme vous êtes beau ! — ajouta-t-elle en regardant, avec un sourire, mon nouvel habit.

Cette remarque me fit rougir, je pirouettai sur le talon, fis claquer mes doigts et sautai, désirant ainsi lui faire comprendre qu’elle ne savait pas encore très bien à quel point, en effet, j’étais beau.

Quand j’apportai le plastron de chemise à Karl Ivanovitch, il n’en avait déjà plus besoin : il en avait pris un autre, et, penché devant le petit miroir posé sur la table, il tenait à deux mains une superbe cravate de soie et essayait d’y entrer et d’en sortir librement son menton soigneusement rasé. Il étira nos habits de tous côtés, pria Nikolaï de lui rendre le même service, et nous conduisit chez grand’mère. Je ris en pensant à la forte odeur de pommade qui se dégageait de nous trois pendant que nous descendions l’escalier.

Karl Ivanovitch avait dans ses mains une petite boîte de sa fabrication, Volodia son dessin et moi, mes vers ; et chacun avait sur la langue le compliment avec lequel il offrirait son cadeau.

Au moment où Karl Ivanovitch ouvrait la porte du salon, le prêtre mettait déjà sa chasuble, et prononçait les premières paroles de la prière d’actions de grâces.

Grand’mère était déjà au salon : le corps voûté, elle s’appuyait sur le dos de sa chaise, debout près du mur, et priait avec ferveur. Papa était à côté d’elle. Il se tourna vers nous et sourit en remarquant avec quelle hâte nous cachions derrière notre dos les cadeaux préparés, et comment, pour ne pas être vus, nous nous étions arrêtés près de la porte même. Tout l’effet de la surprise sur lequel nous avions compté, était absolument manqué.

Quand commença le défilé devant la croix, je ressentis subitement un pénible malaise dû à une timidité insurmontable, étouffante, et, sentant que je n’aurais jamais le courage d’offrir mon présent, je me cachai derrière Karl Ivanovitch qui, dans les termes les plus choisis, félicitait grand’mère, et, transportant sa boîte d’une main dans l’autre, la lui remit, puis s’écarta de quelques pas pour faire place à Volodia. Grand’mère parut enchantée de la boîte ornée d’une petite bordure dorée, et avec le plus aimable sourire exprima sa reconnaissance. Cependant il était facile de voir qu’elle ne savait où mettre cette boîte, et c’est pourquoi sans doute elle proposa à papa de regarder avec quel art elle était faite. Papa ayant satisfait sa curiosité, remit la boîte à l’archiprêtre auquel ce petit objet sembla plaire beaucoup : il hochait la tête, et avec intérêt regardait tantôt la boîte, tantôt l’artisan auteur d’un tel chef-d’œuvre. Volodia offrit son Turc et reçut aussi les louanges les plus flatteuses. Enfin ce fut mon tour. Grand’mère, avec un sourire d’encouragement, s’adressa à moi.

Ceux qui ont éprouvé la timidité savent que ce sentiment augmente en rapport direct avec le temps, et que le courage diminue en rapport inverse, c’est-à-dire que plus cet état dure, plus il devient pénible et moins il reste de courage.

Mon reste de courage et d’audace disparut quand Karl Ivanovitch et Volodia offrirent leurs cadeaux, et ma timidité arriva à la dernière limite. Instantanément je sentis tout le sang de mon cœur affluer dans ma tête, je me sentis changer de couleur tandis que sur mon front et sur mon nez perlaient de grosses gouttes de sueur. Mes oreilles me brûlaient, à la fois je sentais les frissons et la sueur, je me dandinais d’un pied sur l’autre et ne bougeais pas.

— Eh bien, Nikolenka, montre ce que tu as, une boîte ou un dessin ? — me dit papa. Il n’y avait rien à faire ; d’une main tremblante je tendis la feuille fatale, déjà froissée, mais ma voix refusa absolument de me servir, et en silence je m’arrêtai devant grand’mère. Je ne pouvais me faire à la pensée qu’au lieu de regarder le dessin attendu, on allait lire devant tout le monde, mes vers qui ne valaient rien, et les paroles : comme notre propre mère qui prouvaient clairement que je ne l’avais jamais aimée et que je l’avais oubliée. Comment décrire les angoisses que j’éprouvais pendant que grand’mère lisait à haute voix ma poésie, et quand, ne pouvant pas bien lire, elle s’arrêtait au milieu d’un vers, et, avec un sourire qui alors me semblait moqueur, regardait papa ; ou quand elle ne prononçait pas comme je voulais ; et quand, à cause de la faiblesse de sa vue, ne pouvant lire jusqu’au bout, elle tendit la feuille à papa, et lui demanda de relire tout, à partir du commencement ? Il me semblait qu’elle agissait ainsi parce qu’elle en avait assez de lire d’aussi mauvais vers, et pour que papa lût lui-même le dernier vers qui montrait si clairement mon manque de cœur.

J’attendais qu’il me frappât le nez avec ces vers et me dît : « Méchant garçon, n’oublie pas ta mère… voilà ce que tu mérites ! » Mais rien de pareil ne se produisit ; au contraire, la lecture finie, grand’mère dit : charmant ! et m’embrassa au front.

La boîte, le dessin et les vers furent placés près de deux mouchoirs de batiste et d’une tabatière ornée du portrait de maman, sur une planchette adaptée au fauteuil voltaire dans lequel s’asseyait toujours grand’mère.

— La princesse Varvara Ilinichna — annonça l’un des hauts valets de pied qui montaient derrière la voiture de grand’mère.

Grand’mère, pensive, regarda le portrait de la tabatière d’écaille et ne répondit rien.

— Votre Excellence ordonnera de faire entrer ? — répéta le valet de pied.

  1. Les mots : jouer, lit, en russe igrat, krovat, riment avec le mot mère, mat.