Enfance (trad. Bienstock)/Chapitre 19

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
L'Enfance, L'AdolescenceStockŒuvres complètes, volume 1 (p. 113-123).


XIX


LES IVINE


— Volodia ! Volodia ! Les Ivine ! — criai-je en apercevant par la fenêtre trois jeunes garçons en paletots bleus à cols de castor, qui, suivis d’un jeune et élégant gouverneur, traversaient le trottoir opposé à notre maison.

Les Ivine, nos parents, étaient presque du même âge que nous. Peu après notre arrivée à Moscou nous avions fait leur connaissance et nous étions très liés.

Le second des Ivine — Serioja — était brun, avec des cheveux bouclés, un nez petit, retroussé et ferme, des lèvres rouge vif qui couvraient rarement la rangée supérieure des dents blanches, un peu proéminentes, de beaux yeux bleu foncé, et une expression très hardie. Il ne souriait jamais : ou il était tout à fait sérieux, ou il riait de tout cœur, d’un rire sonore, harmonieux et absolument séduisant. Sa beauté originale me frappa du premier coup. Un attrait irrésistible m’entraîna vers lui ; le voir suffisait à mon bonheur, et pendant un certain temps, toutes les forces de mon âme furent consacrées à ce désir ; quand il m’arrivait de passer deux ou trois jours sans le voir, je commençais à m’ennuyer, et je devenais triste à pleurer. Tous mes rêves, dans le sommeil ou dans la veille, étaient de lui. En me couchant, je désirais le voir dans le sommeil ; quand je fermais les yeux, je le voyais devant moi et je caressais cette vision avec le plus grand plaisir ; à personne au monde je ne me serais décidé à confier ce sentiment qui m’était si cher. Peut-être parce qu’il lui était désagréable de toujours sentir peser sur lui mes yeux inquiets, ou peut-être parce qu’il n’éprouvait pour moi aucune sympathie, il préférait jouer et causer avec Volodia qu’avec moi. Mais j’étais quand même content, je ne désirais rien, je n’exigeais rien, et j’étais prêt à sacrifier tout pour lui. Outre l’attrait passionné qu’il m’inspirait, sa présence excitait en moi, à un degré non moins vif, un autre sentiment : la peur de l’attrister, de le froisser par quelque chose, de lui déplaire. Peut-être à cause de l’expression hautaine de son visage, ou que, méprisant mon visage, j’appréciais beaucoup trop chez les autres les privilèges de la beauté, ou — ce qui est plus sûr, parce que c’est un signe indiscutable de l’amour, j’éprouvais envers lui une crainte égale à mon amour. La première fois que Serioja s’adressa à moi, je fus tellement ému de ce bonheur inespéré, que je pâlis, rougis et ne pus rien répondre. Il avait encore la mauvaise habitude, quand il réfléchissait, de regarder fixement un point, en clignant des yeux sans cesse et en contractant son nez et ses sourcils. Tous trouvaient que ce tic le gâtait beaucoup, mais je le trouvais si charmant que j’en pris l’habitude, et quelques jours après notre connaissance, grand’mère me demanda si je n’avais pas mal aux yeux, pour les cligner ainsi, comme un hibou. Jamais une seule parole tendre n’était échangée entre nous, mais il sentait son pouvoir sur moi, et inconsciemment mais tyranniquement, il en usait dans nos relations enfantines, et moi malgré mon désir de lui dire tout ce que j’avais sur le cœur, je le craignais trop pour me décider à la franchise, et je m’efforçais de paraître indifférent et sans broncher je me soumettais à lui. Parfois son influence me semblait insupportable, mais je ne pouvais m’en affranchir.

Il m’est pénible de me rappeler ces sentiments purs, bons, d’un amour désintéressé et sans bornes qui mourut sans être épanché et sans trouver de sympathie.

C’est étrange : pourquoi, quand j’étais enfant, — tâchais-je de ressembler aux grands, et depuis que je suis grand, ai-je eu souvent le désir d’être semblable à un enfant ? Combien de fois ce désir — de ne pas ressembler à un petit — arrêta-t-il, dans mes relations avec Serioja, le sentiment qui était prêt à s’épancher et me força-t-il d’être hypocrite. Non seulement je n’osais l’embrasser, ce que je désirais parfois si vivement, mais même lui prendre la main, lui dire combien j’étais heureux de le voir, et je n’osais pas même l’appeler Serioja, mais Sergueï, c’était déjà l’habitude entre nous. Chaque marque de sensibilité prouvait l’enfantillage ; se la permettre c’était s’avouer un gamin. Encore ignorant des expériences amères qui amènent les grandes personnes jusqu’à la prudence et à la froideur dans les relations, nous nous sommes privés des plaisirs purs, des affections tendres, enfantines, par le seul et étrange désir de ressembler aux grands.

Je courus à la rencontre des Ivine jusqu’à l’antichambre, je leur dis bonjour et en toute hâte, je me précipitai chez grand’mère, et lui annonçai l’arrivée des Ivine avec la même expression que si cette nouvelle devait lui causer la plus grande joie. Ensuite, sans perdre de vue Serioja, je le suivis dans le salon, et guettai ses moindres mouvements. Pendant que grand’mère disait qu’il avait beaucoup grandi, et fixait sur lui son regard pénétrant, je ressentis le sentiment de crainte et d’espoir que doit éprouver le peintre en attendant, du juge respecté, l’arrêt sur son chef-d’œuvre.

Le jeune gouverneur des Ivine, Herr Frost, avec la permission de grand’mère, nous accompagna au jardin, s’assit sur un banc vert, croisa gracieusement ses jambes, en posant entre elles sa canne à poignée de cuivre, et avec l’expression d’un homme très content de ses actes, il alluma son cigare.

Herr Frost était Allemand, mais un Allemand d’un tout autre genre que notre bon Karl Ivanovitch : premièrement, il parlait correctement le russe, le français, avec une mauvaise prononciation, et jouissait en général, surtout parmi les dames, de la réputation d’un homme fort savant ; deuxièmement, il portait les moustaches rousses, une grosse épingle de rubis attachait une cravate de satin noir dont les bouts étaient cachés sous ses bretelles, et il avait un pantalon bleu-clair, de couleur changeante et à sous-pieds ; troisièmement, il était jeune, avait le visage beau, fat, et des jambes très musclées. On voyait qu’il appréciait surtout ces derniers avantages : il se croyait irrésistible envers les personnes du sexe féminin, et c’est sans doute pour cela qu’il s’efforçait toujours de mettre ses jambes en évidence, et assis ou debout, il jouait toujours du mollet. C’était le type du jeune allemand-russe qui veut se montrer brave et conquérant.

Au jardin ce fut très gai. Le jeu des brigands marchait au mieux, mais un incident faillit tout gâter. Serioja était un brigand : en se jetant derrière le voyageur, il fit un faux pas et de toutes ses forces, il se cogna les genoux contre un arbre ; le coup était si fort que je crus qu’il allait être brisé. Bien que je fusse le gendarme et que mon devoir était de l’attaquer, j’accourus vers lui et lui demandai affectueusement s’il avait mal. Serioja se fâcha contre moi, serra les poings, frappa du pied, et d’une voix décelant qu’il s’était fait mal, il me cria :

— Eh bien ! qu’est-ce que cela signifie ? Alors il n’y a pas moyen de jouer ? Pourquoi ne m’attrapes tu pas, pourquoi ne m’attrapes-tu pas ? — répéta-t-il plusieurs fois en regardant Volodia et l’aîné des Ivine, les voyageurs, qui sautaient et couraient dans l’allée ; subitement, il poussa un cri aigu et avec un éclat de rire s’élança à leur poursuite.

Je ne saurais dire combien je fus frappé et charmé de cet acte héroïque ; malgré un mal terrible, non seulement il ne pleurait pas, mais il ne montrait même pas qu’il souffrait et n’en oubliait pas le jeu pour un moment…

Peu après cela, quand à notre jeu s’adjoignit encore Ilinka Grapp, et qu’avant le dîner, nous remontâmes, Serioja eût une nouvelle occasion de m’étonner et de me charmer par son courage extraordinaire et la fermeté de son caractère.

Ilinka Grapp était le fils d’un pauvre étranger qui jadis avait vécu chez grand’père et lui devait de la reconnaissance. Maintenant il croyait de son devoir absolu d’envoyer très souvent son fils chez nous. S’il se figurait que notre connaissance pouvait donner à son fils quelque honneur ou du plaisir, il se trompait absolument, parce que non seulement nous n’étions pas amis avec Ilinka, mais nous ne nous occupions de lui que pour le railler.

Ilinka Grapp était un garçon de treize ans, maigre, grand, pâle, avec une figure d’oiseau et une expression débonnaire et craintive. Il était vêtu très pauvrement, mais toujours si fortement pommadé, que nous avions affirmé qu’au soleil, la pommade fondait sur la tête de Grapp et coulait sur son veston.

Quand je me le rappelle maintenant, je trouve que c’était un garçon très serviable, doux et bon, mais alors il me semblait un être si méprisable qu’il ne fallait ni le plaindre ni même penser à lui.

Quand nous eûmes fini de jouer aux brigands nous partîmes en haut et là nous commençâmes à faire du vacarme, et à nous livrer à des exercices de gymnastique, en nous surpassant l’un l’autre.

Ilinka, avec un sourire timide, étonné, nous regardait, et quand nous lui proposâmes d’essayer la même chose, il refusa, disant qu’il n’en était pas du tout capable. Serioja était superbe, charmant ; il avait enlevé son veston ; son visage et ses yeux étaient joyeux, il riait sans cesse et inventait de nouveaux tours : tantôt il sautait par-dessus trois chaises placées côte à côte ; tantôt il pirouettait par toute la chambre, tantôt il se mettait les pieds en l’air sur les dictionnaires de Tatistchev, qu’il disposait au milieu de la chambre, comme piédestal ; et il faisait avec ses jambes des mouvements si drôles qu’il était impossible de s’empêcher de rire. Après cette dernière invention il réfléchit un peu, puis clignant des yeux, spontanément, d’un air tout à fait sérieux, il s’approcha d’Ilinka : « Essayez de faire cela, vraiment ce n’est pas difficile. » Grapp, voyant l’attention de tous fixée sur lui, rougit et d’une voix à peine distincte jura de ne pouvoir faire ce qu’on lui demandait.

— Oui, en effet, pourquoi ne veut-il rien faire ? Est-ce une fillette… ? Il faut absolument qu’il se mette sur la tête.

Et Serioja le prit par la main.

— Absolument, absolument, sur la tête ! — criâmes-nous tous ensemble, en entourant Ilinka, qui en ce moment pâlissait de frayeur. Nous le saisîmes par la main et l’entraînâmes vers les dictionnaires.

— Laissez-moi, je le ferai tout seul ; ne déchirez pas ma veste ! — criait la pauvre victime. Mais ces cris de désespoir nous excitaient encore davantage, nous mourions de rire, la veste verte s’éraillait à toutes les coutures.

Volodia et l’aîné des Ivine penchèrent la tête du malheureux garçon, jusque sur les dictionnaires ; moi et Serioja prîmes ses jambes qu’il agitait de tous les côtés, nous relevâmes son pantalon jusqu’aux genoux et en éclatant de rire, nous lançâmes les jambes en haut. Le cadet des Ivine soutenait l’équilibre de tout le corps.

Aussitôt, après le rire bruyant, tout le monde se tut, et dans la chambre régna un tel silence qu’on n’entendait plus que les soupirs oppressés du malheureux Grapp. À ce moment je n’étais pas très convaincu que tout cela fût drôle et amusant.

— Voilà, maintenant, bravo ! — fit Serioja en frappant des mains.

Ilinka se taisait et, tâchant de se délivrer, jetait ses pieds de divers côtés. Dans un de ces mouvements désespérés il frappa si fortement, du talon, l’œil de Serioja, que celui-ci lâcha sur le coup les pieds et porta la main à son œil, duquel, involontairement, coulaient des larmes, et de toutes ses forces, il poussa Ilinka. Celui-ci n’étant plus retenu tomba inerte à terre, et à travers ses larmes, put seulement prononcer :

— Pourquoi me martyrisez-vous ?

L’état lamentable du pauvre Ilinka avec le visage en larmes, les cheveux ébouriffés, les pantalons retroussés laissant voir les tiges des bottes maculées, nous frappa. Tous se turent, et nous essayâmes un sourire contraint.

Serioja se remit le premier.

— En voilà une vieille femme pleurnicheuse – dit-il en le poussant doucement du pied. — Avec lui on ne peut pas plaisanter… Eh bien ! Levez-vous.

— Je dis que tu es un méchant garçon — prononça avec colère Ilinka, et se détournant, il sanglota.

— Ah ! ah ! battre à coups de talon et encore injurier ! — cria Serioja en saisissant un dictionnaire et le brandissant au-dessus de la tête du malheureux, qui ne songeait même pas à se défendre, mais couvrait seulement sa tête de ses mains.

— Voilà pour toi, tiens, attrape !… Laissons-le puisqu’il ne comprend pas la plaisanterie. Allons en bas — dit Serioja avec un rire forcé.

Je regardai avec compassion le malheureux qui était sur le parquet et qui, le visage caché dans le dictionnaire, pleurait tellement, qu’on eût dit qu’il allait mourir des convulsions qui agitaient son corps.

— Eh ! Sergueï ! — lui dis-je, — pourquoi as-tu fait cela ?

— La belle affaire ! Ai-je pleuré aujourd’hui, quand je me suis meurtri la jambe presque jusqu’à l’os.

« Oui, c’est vrai », pensai-je. « Ilinka n’est qu’un pleurnicheur, mais Sergueï est brave, oh ! comme il est brave !… »

Je ne compris pas que le malheureux pleurait moins pour le mal physique qu’à la pensée, que cinq enfants, qui peut-être lui plaisaient, sans aucune raison étaient tous d’accord pour le détester et le faire souffrir.

Maintenant, je ne puis nullement m’expliquer la cruauté de mon acte. Pourquoi ne me suis-je pas approché de lui, ne l’ai-je pas défendu, consolé ? Où était donc disparu ce sentiment de compassion qui me faisait pleurer à chaudes larmes au spectacle d’un jeune choucas tombé du nid, ou d’un petit chien jeté derrière l’enclos, ou d’un poulet que le cuisinier apporte pour faire la soupe ?

Ces bons sentiments étaient-ils étouffés en moi par l’amour pour Serioja, et par le désir de paraître, devant lui, brave comme lui-même ? Cet amour et ce désir de sembler brave n’étaient guère enviables, — ils ont jeté la seule tache sombre sur les pages de mes souvenirs d’enfance.