Enfance (trad. Bienstock)/Chapitre 3

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
L'Enfance, L'AdolescenceStockŒuvres complètes, volume 1 (p. 16-22).
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III


PAPA


Il était debout, près de son bureau, et en désignant quelques enveloppes, et de petites piles d’argent, il parlait, avec animation et chaleur, à notre intendant Iakov Mikhaïlov qui, debout à sa place habituelle — entre la porte et le baromètre — les mains derrière le dos, agitait les doigts en tous sens avec une grande rapidité.

Plus papa s’échauffait, plus les doigts remuaient vite, et au contraire, dès que papa se taisait, les doigts s’arrêtaient ; mais quand Iakov se mettait lui-même à parler, ses doigts commençaient des mouvements désordonnés et des écarts désespérés, de divers côtés. D’après les mouvements de ses doigts, il me semble qu’on pouvait deviner les pensées secrètes de Iakov. Quant à son visage, il était impassible, il exprimait la conscience de sa dignité et en même temps une soumission qui semblait dire : j’ai raison, du reste je vous obéirai !

En nous apercevant, papa se borna à dire :

— Attendez, dans un instant.

Et d’un signe de tête, il montra la porte pour que l’un de nous la fermât.

— Bon Dieu, qu’as-tu aujourd’hui, Iakov ? — continua-t-il en parlant à l’intendant et en agitant les épaules (c’était son habitude). — Cette enveloppe avec 800 roubles…

Iakov approcha l’abaque, marqua 800 et fixa son regard sur un point indéfini, en attendant la suite.

— … pour les dépenses de l’exploitation en mon absence. Tu comprends ? Tu recevras 1.000 roubles du moulin… oui ou non ? Tu dois recevoir 8.000 pour les hypothèques du trésor ; quant au foin, selon ton propre calcul, on peut en vendre 7.000 pouds[1] — je compte quarante-cinq kopeks par poud — tu recevras 3.000 ; alors combien auras-tu en tout ?… 12.000, oui ou non ?

— Oui, certainement, — répondit Iakov.

Mais à la rapidité des doigts, je vis qu’il allait faire des objections ; papa ne lui en laissa pas le temps.

— Tiens, de cet argent tu enverras 10.000 au Conseil de Tutelle, pour la campagne Pétrovskoié. Maintenant tu m’apporteras l’argent qui est dans le bureau — continua papa (Iakov mêla sur l’abaque les anciens 12.000 et marqua 21.000 — et tu le mettras à la date d’aujourd’hui à l’article dépenses. (Iakov mélangea les boules et renversa l’abaque, pour montrer sans doute que ces 21.000 disparaîtraient ainsi.) — Et cette enveloppe avec l’argent, tu la remettras à son adresse.

J’étais près de la table, je jetai un coup d’œil sur l’enveloppe.

Il y avait : « À Karl Ivanovitch Mayer. »

Papa, s’apercevant sans doute que je lisais ce qui ne me regardait pas, posa la main sur mon épaule, et par une légère pression, m’indiqua la direction opposée à la table. Je ne compris pas si c’était une caresse ou une observation, et à tout hasard, je baisai la grande main, sillonnée de veines, qui s’appuyait sur mon épaule.

— C’est bon — dit Iakov. — Et pour l’argent de Khabarovka, quel ordre voulez-vous donner ?

Khabarovka était la propriété de maman.

— Laisse-le dans mon bureau et n’y touche pas sans mon ordre.

Iakov se tut quelques secondes ; tout à coup ses doigts s’agitèrent avec un redoublement de rapidité et quittant l’expression de soumission naïve avec laquelle il écoutait les ordres du maître, il prit l’expression de ruse qui était la sienne, et approchant l’abaque il commença à parler.

— Permettez-moi de vous exposer, Piotr Alexandritch ; comme il vous plaira, mais au Conseil, nous ne pourrons pas payer au terme. Vous avez bien voulu dire — continua-t-il méthodiquement — que nous recevrions de l’argent des hypothèques, du moulin et du foin (en énumérant ces noms, il marquait sur l’abaque.) Alors j’ai peur que nous ne nous trompions dans nos calculs, — ajouta-t-il, et se taisant, il regarda papa d’un air profond.

— Pourquoi ?

— Permettez. Quant au moulin, on est déjà venu deux fois pour demander du temps. Le meunier jure par Dieu qu’il n’a pas d’argent. Il est là maintenant, voulez-vous lui parler à lui-même ?

— Que dit-il donc ? — demanda papa en faisant de la tête le signe qu’il ne voulait pas parler au meunier.

— Mais c’est connu ! Il dit qu’il n’a pas eu à moudre, et que tout son argent, il l’a dépensé pour l’écluse. Alors quoi, si nous le chassons, maître, trouverons-nous ici notre compte ? — Quant aux hypothèques, comme vous avez bien voulu parler, alors il me semble que je vous ai déjà exposé que notre argent est solidement enterré là-bas et que bientôt, nous ne recevrons rien. Récemment, j’ai envoyé à la ville, chez Ivan Afanasitch, un chariot de farine et un billet sur cette affaire : alors, il m’a de nouveau répondu qu’il serait heureux de faire quelque chose pour Piotr Alexandritch, mais que l’affaire n’est pas entre ses mains, et comme on le voit par maints indices, il est peu probable que votre reçu vienne avant deux mois. — Le foin, vous l’avez dit vous-même, on en tirera peut-être 3.000…

Il marqua sur l’abaque 3.000, se tut un instant, en regardant tantôt le boulier, tantôt les yeux de papa, avec une expression qui voulait dire : « Vous voyez comme c’est peu ! Et sur le foin nous perdrons aussi, si nous le vendons maintenant, vous le savez vous-même… »

Il était visible qu’il tenait une foule d’arguments en réserve, c’est peut-être pour cela que papa se hâta de l’interrompre.

— Je ne changerai pas mes ordres — dit-il ; — pourtant, si l’argent ne rentrait pas tout de suite, il n’y aurait rien, rien à faire, tu prendrais ce qui serait nécessaire sur celui de Khabarovka.

— C’est bon.

Par le visage et les doigts de Iakov, on voyait que ce dernier ordre lui faisait un vif plaisir.

Iakov était serf, c’était un homme très zélé et très dévoué ; comme tous les bons intendants, il était avare jusqu’à l’extrême pour son maître et avait, sur les intérêts de celui-ci, les notions les plus étranges. Il se souciait toujours d’enrichir Monsieur aux dépens de Madame, et tâchait de prouver la nécessité de dépenser tous les revenus des propriétés de Madame pour Petrovskoié (la campagne que nous habitions).

En ce moment, il triomphait d’avoir complètement réussi.

Après nous avoir dit bonjour, papa nous déclara que nous avions mené assez longtemps, à la campagne, une vie de paresseux, que nous avions cessé d’être petits, et qu’il était temps de travailler sérieusement.

— Vous savez déjà, je pense, que je pars cette nuit pour Moscou et que je vous emmène — poursuivit-il. — Vous habiterez chez votre grand’mère, et maman restera ici avec les fillettes. N’oubliez pas que sa seule consolation sera de savoir que vous travaillez bien et qu’on est content de vous.

Bien que nous nous attendions à quelque chose d’extraordinaire, à cause des préparatifs que nous voyions faire depuis quelques jours, néanmoins cette nouvelle nous frappa. Volodia rougit et, la voix tremblante, il fit la commission de maman. « Allons, voilà ce qu’annonçait mon rêve ! » pensai-je en moi-même ; « Dieu veuille que ce ne soit pas encore pire. »

J’avais beaucoup de chagrin pour maman, et en même temps, la pensée que nous commencions réellement à être grands, me réjouissait.

« Si nous partons aujourd’hui, nous n’aurons bien sûr pas classe — pensais-je. — Quelle chance ! Pourtant je regrette Karl Ivanovitch. On le renvoie sûrement, sans cela, il n’y aurait pas cette enveloppe pour lui… J’aimerais mieux faire des leçons toute ma vie, ne pas partir, ne pas quitter maman et ne pas faire de peine à ce pauvre Karl Ivanovitch. Il est déjà si malheureux ! »

Toutes ces pensées traversaient ma tête : mais je ne bougeais pas et regardais fixement les rubans noirs de mes souliers.

Papa échangea avec Karl Ivanovitch quelques mots sur le baromètre qui avait baissé, et recommanda à Iakov de ne pas donner à manger aux chiens, parce qu’il voulait sortir une dernière fois, après le dîner, avec les jeunes chiens courants, et, contre mon attente, il nous envoya travailler ; cependant il nous consola par la promesse de nous emmener à la chasse.

En allant en haut, je courus à la terrasse. Milka, le lévrier favori de mon père, était couché au soleil, devant la porte, les yeux mi-clos.

— Milotchka — lui dis-je en le caressant et en lui embrassant le museau — nous partons aujourd’hui ; adieu ! nous ne nous reverrons plus jamais.

Je m’attendris et fondis en larmes.

  1. Le poud vaut environ 16 kilogrammes.