Enfance (trad. Bienstock)/Chapitre 5

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
L'Enfance, L'AdolescenceStockŒuvres complètes, volume 1 (p. 29-35).


V


L’INNOCENT


Dans la chambre entra un homme d’une cinquantaine d’années, au visage pâle, allongé, marqué de la petite vérole, avec de longs cheveux gris, une barbe rare, roussâtre. Il était de si haute taille que non seulement il dut incliner la tête, pour passer sous la porte, mais encore plier le corps. Son corps était couvert de quelque chose de déchiré, rappelant un cafetan ou une soutane ; il avait à la main un énorme bâton. En entrant dans la chambre, il frappa le plancher de toutes ses forces, puis il fronça les sourcils, ouvrit une bouche démesurée et poussa un éclat de rire effrayant, qui n’avait rien d’humain. Il était borgne, et la pupille blanche de cet œil remuait sans cesse et donnait à son visage, laid sans cela, une expression encore plus repoussante.

— Ah ! attrape ! — cria-t-il en s’approchant à petits pas de Volodia qu’il saisit par la tête et dont il commença à examiner soigneusement le crâne ; ensuite d’un air sérieux il s’éloigna de lui et souffla sous la toile cirée, en faisant des signes de croix dessus.

— Oh ! oh ! dommage ! oh ! oh ! fait mal !… chéris… s’envolent — dit-il ensuite d’une voix tremblante de sanglots en regardant Volodia d’un air attendri, et en essuyant avec sa manche les pleurs qui coulaient réellement.

Sa voix était rude et rauque, ses mouvements étaient précipités et saccadés, ses discours, décousus et dénués de sens (il ne se servait jamais de pronoms), mais ses accents étaient si touchants, son horrible visage jaune prenait, par moments, une expression si triste, qu’on éprouvait malgré soi, en l’écoutant, un mélange de pitié, de frayeur et de tristesse.

C’était l’innocent, le pèlerin Gricha.

D’où était-il ? quels étaient ses parents ? qui l’avait poussé à adopter la vie errante qu’il menait ? — personne n’en savait rien. Je sais seulement que depuis l’âge de quinze ans on le connaissait comme innocent, qu’hiver comme été il marchait pieds nus, fréquentait les couvents, distribuait de petites images de Dieu à ceux qu’il aimait, et prononçait des paroles énigmatiques, où certaines personnes voyaient des prophéties, que jamais personne ne le connut autrement, qu’il venait de temps en temps chez ma grand’mère, et que les uns disaient de Gricha qu’il était un malheureux fils de riche famille et une âme pure, et les autres que ce n’était qu’un simple moujik et un fainéant.

Foka parut enfin, l’exact Foka, attendu depuis longtemps avec tant d’impatience, et nous descendîmes. Gricha nous suivit, toujours sanglotant et débitant des extravagances, et frappant de son gourdin les marches de l’escalier. Papa et maman se promenaient dans le salon, bras dessus, bras dessous, et causaient de quelque chose. Maria Ivanovna, l’air digne, était assise dans un fauteuil placé symétriquement, à angle droit du divan ; d’une voix sévère mais contenue, elle faisait des observations aux fillettes assises près d’elle.

Dès que Karl Ivanovitch entra, elle lui lança un coup d’œil, se retourna aussitôt en faisant une figure qui voulait dire : « Je vous ignore, Karl Ivanovitch ». On voyait, aux yeux des fillettes, qu’elles désiraient vivement nous communiquer le plus vite possible une grande nouvelle, mais quitter leur place et s’approcher de nous serait enfreindre la règle de Mimi. Tout d’abord, nous devions nous approcher d’elle, dire bonjour Mimi, faire la révérence, et ensuite il était permis d’entrer en conversation.

Était-elle assez insupportable, cette Mimi ! On ne pouvait rien dire devant elle, elle trouvait tout inconvenant. Outre cela, elle répétait sans cesse : parlez donc français et juste au moment où l’on voulait bavarder en russe ; ou bien, pendant le dîner, si vous trouviez un plat bon, et vouliez que personne ne vous empêchât d’en manger, elle disait immanquablement : Mangez donc avec du pain ; ou : comment tenez-vous votre fourchette ? « De quoi s’occupe-t’elle ? » — pensais-je, — « qu’elle instruise les fillettes ; nous, nous avons pour cela Karl Ivanovitch. » Je partageais complètement la haine de ce dernier pour certaines gens.

— Demande à maman qu’on nous emmène à la chasse — me chuchota Katenka, en m’arrêtant par ma veste, quand les grandes personnes passèrent dans la salle à manger.

— Bon, nous tâcherons.

Gricha dînait dans la salle à manger, mais à une petite table à part ; il ne levait pas les yeux de son assiette, soupirait de temps à autre, faisait de terribles grimaces, et se parlait à lui-même : « Dommage !… envolé… le pigeon s’envolera au ciel… Ah ! sur le tombeau une pierre. »… Etc.

Depuis le matin, maman était agitée ; la présence, les paroles, les gestes de Gricha, augmentaient visiblement son malaise.

— Ah ! j’allais oublier de te demander une chose — dit-elle à père, en lui donnant une assiette de soupe.

— Quoi ?

— Je t’en prie, fais enfermer tes affreux chiens, ils ont failli dévorer le pauvre Gricha, quand il est entré dans la cour. Ils pourraient se jeter aussi sur les enfants.

Entendant qu’on parlait de lui, Gricha se tourna vers la table, montra ses vêtements tout déchirés et en mâchant, il prononça :

— Voulait faire mordre… Dieu pas permis. C’est un péché chasser avec les chiens, grand péché ! Ne frappe pas Bolshak[1]… pourquoi battre ? Dieu pardonnera… les jours ne sont pas tels.

— Que dit-il ? — demanda papa en le regardant fixement et avec sévérité. — Je ne comprends rien.

— Moi je comprends — répondit maman — il m’a raconté qu’un chasseur a lâché sur lui, exprès, ses chiens, alors il te dit : « Voulait faire mordre, mais Dieu n’a pas permis », et il te demande de ne pas punir le chasseur pour cela.

— Ah ! voilà ! — dit papa. — Pourquoi sait-il que je veux punir ce chasseur ? Tu sais — continua-t-il en français — qu’en général je ne suis pas un grand admirateur de ces personnages, mais celui-ci me déplaît particulièrement, et il doit être…

— Ah ! ne dis pas cela, mon ami — l’interrompit maman, comme effrayée par quelque chose. — Qu’en sais-tu ?

— Oh ! il me semble que j’ai déjà eu l’occasion d’étudier cette espèce d’hommes. Ils viennent chez toi en telle quantité, et tous sur le même modèle. Toujours la même et éternelle histoire…

Évidemment maman était d’un tout autre avis mais ne voulait pas discuter.

— Donne-moi un petit gâteau, s’il te plaît — dit-elle. — Eh bien ! sont-ils bons, aujourd’hui ?

— Non, ce qui me fâche — continua papa, en prenant un petit gâteau dans sa main, mais le tenant à telle distance que maman ne pouvait l’atteindre — non, ce qui me fâche, c’est de voir que des personnes sages et instruites se laissent duper.

Et il frappa la table avec sa fourchette.

— Je t’ai demandé de me donner un petit gâteau, — répéta-t-elle en tendant la main.

— Et on fait très bien, — continua papa, en reculant la main, — d’emprisonner de pareils gens, car ils détraquent chez certaines personnes les nerfs déjà faibles, — ajouta-t-il avec un sourire, en remarquant que cette conversation déplaisait beaucoup à maman ; et il lui donna un petit gâteau.

— Je te répondrai une seule chose : il est bien difficile de croire qu’un homme, qui, malgré ses soixante ans, va pieds nus hiver et été, qui porte toujours sous ses vêtements des chaînes pesant deux pouds, et qui, maintes fois, a refusé l’offre d’une vie tranquille et sans soucis, il est difficile de croire qu’un tel homme fasse tout cela par paresse. Quant aux prophéties — ajouta-t-elle avec un soupir et après un court silence — je suis payée pour y croire ; il me semble que je t’ai raconté que Gricha a prédit le jour et l’heure de la mort de feu mon père.

— Ah ! qu’as-tu fait ? — dit papa en souriant et en portant la main à sa bouche du côté où était assise Mimi (quand il faisait ce geste, j’écoutais toujours avec une grande attention, attendant quelque chose de drôle). — Pourquoi m’as-tu fait penser à ses pieds ? J’ai regardé, et maintenant je ne mangerai plus rien.

Le dîner touchait à sa fin. Lubotchka et Katenka ne cessaient de nous faire des signes d’yeux, de remuer sur leurs chaises, et en général, de montrer une grande inquiétude. Ces signes voulaient dire : « Pourquoi ne demandez-vous pas qu’on nous emmène à la chasse ? » Je poussai le coude de Volodia, Volodia me poussa, et enfin se décida. D’abord d’une voix timide, puis plus haut et avec fermeté, il expliqua que, puisque nous devions partir aujourd’hui, nous désirions que les fillettes vinssent avec nous à la chasse, dans le break. Après un court conciliabule entre les grandes personnes, la question était tranchée en notre faveur et — ce qui était encore plus agréable — maman déclara qu’elle irait avec nous.

  1. Bolshak (ancien). Il appelait ainsi tous les hommes, sans distinction. — (Note de l’auteur.)