Enlevé ! (traduction Varlet)/Chapitre XXV

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Traduction par Théo Varlet.
Albin Michel (p. 518-523).

XXV. En Balquhidder

À la porte de la première maison que nous rencontrâmes, Alan frappa, geste qui était peu sûr dans une telle région des Highlands, que les Bruyères de Balquhidder. Nul grand clan n’y prédominait ; rien qu’une foule de petites branches et de débris sans cohésion, et ce qu’on nomme « des gens sans chef », refoulés par l’avance des Campbells dans le pays sauvage qui s’étend vers les sources du Forth et de la Teith. Il s’y trouvait et des Stewarts et des Maclarens, ce qui revenait au même, car les Maclarens suivaient à la guerre le chef d’Appin et ne faisaient qu’un avec ce dernier clan. Beaucoup aussi appartenaient à ce vieux clan proscrit et sans nom des Macgregors à tête rouge. Ils avaient toujours été mal vus, et alors pis que jamais, car ils se trouvaient isolés de tous les partis et factions de l’Écosse entière. Leur chef, Macgregor de Macgregor, était en exil ; son plus immédiat successeur pour cette partie du clan habitant Balquhidder, James More, le fils aîné de Rob Roy, était prisonnier dans le château d’Édimbourg, et attendait son procès, ils étaient en dissension avec Hautes et Basses-Terres, avec les Grahames, les Maclarens et les Stewarts ; et Alan, qui embrassait la querelle de tout ami, voire éloigné, désirait vivement les éviter.

Le hasard nous favorisa, car la maison que nous rencontrâmes appartenait aux Maclarens. Alan y fut non seulement le bienvenu à cause de son nom, mais on l’y connaissait de réputation. On me mit au lit sans plus tarder, et un docteur fut mandé, qui me trouva dans un bien triste état. Était-ce un bon docteur, ou faut-il l’attribuer à ma robuste jeunesse, – mais je ne fus alité qu’une semaine, et, dès la fin du mois, j’étais tout disposé à reprendre la route.

Cependant mon ami refusa de m’abandonner, malgré toutes mes instances ; et à vrai dire, la témérité de son séjour prolongé faisait un sujet d’étonnement pour les deux ou trois amis qui étaient dans le secret. Il se cachait de jour dans un creux de bruyère, sous un petit bois ; et de nuit, quand la voie était libre, il venait me rendre visite dans la maison. Inutile de dire que j’étais heureux de le voir ; notre hôtesse, Mme Maclaren, n’estimait rien de trop bon pour un tel hôte ; et comme Duncan Dhu (c’était le nom de notre hôte) possédait chez lui une cornemuse, et qu’il aimait beaucoup la musique, ma convalescence fut pour ainsi dire une longue fête, et nous avions pris l’habitude de faire de la nuit le jour.

Les soldats nous laissaient tranquilles ; une seule fois, une colonne de deux compagnies et quelques dragons passa dans le bas de la vallée, où je pus les percevoir de mon lit, par la fenêtre. Le plus étonnant, c’est qu’aucun magistrat ne vint m’interroger, et qu’on ne me posa aucune question sur l’endroit d’où je venais ni celui où j’allais ; et en ces temps agités, on ne s’inquiéta pas plus de moi que si j’avais été dans le désert. Pourtant, bien avant mon départ, ma présence était connue de tous les habitants de Balquhidder et des hameaux avoisinants ; beaucoup venaient me voir, et ceux-ci (à la mode du pays) communiquaient les nouvelles à leurs voisins. Les affiches, d’ailleurs, avaient été imprimées. Il y en avait une d’épinglée au pied de mon lit, où je pouvais lire mon propre portrait, si peu flatteur, et, en gros caractères, le prix du sang auquel était estimée ma vie. Duncan Dhu, avec tous ceux au courant de mon arrivée en compagnie d’Alan, ne pouvaient garder aucun doute sur ma personnalité ; et les autres avaient certainement leurs soupçons. Car j’avais bien pu changer de vêtements, mais non d’âge et de figure ; et les garçons des Basses-Terres âgés de dix-huit ans n’étaient pas si communs dans cette partie du monde, et surtout dans ces temps-là, pour qu’on pût manquer d’établir un lien entre les choses, et de me retrouver sur l’affiche. C’était bien le cas, du reste. Ailleurs, on garde un secret entre deux ou trois amis intimes, et quelquefois il transpire ; mais chez ces membres de clan, un secret dit à toute une région sera gardé tout un siècle.

Il n’arriva qu’un incident digne d’être mentionné ; ce fut la visite que je reçus de Robin Oig, l’un des fils du notoire Rob Roy. On le recherchait de tous côtés sous l’inculpation d’avoir enlevé une jeune femme de Balfron et de l’avoir épousée (affirmait-on) de force. Il ne s’en promenait pas moins dans Balquhidder, à l’instar d’un gentilhomme entre les quatre murs de sa propriété. C’était lui qui avait tué James Maclaren aux brancards de sa charrue, et la querelle n’était pas vidée ; néanmoins il pénétrait sous le toit de ses ennemis comme un voyageur de commerce entre dans une auberge publique.

Duncan eut le temps de me glisser le nom du visiteur ; et nous nous entre-regardâmes avec inquiétude. Il faut savoir que l’heure approchait de la venue d’Alan ; il était peu probable que l’un et l’autre se convinssent ; et toutefois si nous cherchions à l’avertir ou à lui faire un signe, nous ne manquerions pas de mettre sur ses gardes un homme aussi compromis que le Macgregor.

Il déploya en entrant beaucoup de politesse, mais comme s’il les adressait à des inférieurs ; il tira son bonnet à Mme Maclaren, mais le renfonça sur sa tête pour parler à Duncan ; puis, ayant ainsi bien établi les distances (croyait-il) il s’approcha de mon lit et s’inclina.

– On m’a dit, monsieur, que vous vous nommez Balfour.

– Je m’appelle David Balfour, dis-je, pour vous servir.

– Je vous dirais bien aussi mon nom, monsieur, répondit-il, s’il n’était un peu terni depuis quelque temps ; et peut-être vous suffira-t-il de savoir que je suis le propre frère de James Mac Drummond ou Macgregor, dont vous ne pouvez manquer d’avoir ouï parler.

– Certes, dis-je, un peu intimidé, non plus que de votre père, Macgregor-Campbell.

Et je me mis sur mon séant et lui fis une inclination, de mon lit ; car je crus bon de le féliciter, au cas où il serait fier d’avoir un père hors la loi.

Il s’inclina à son tour, et reprit :

– Mais ce que j’ai à vous dire, monsieur, le voici. En l’année 45, mon frère souleva une partie de la « gregara » et mit en ligne six compagnies pour frapper un coup du bon côté ; et le chirurgien qui suivait notre clan et guérit la jambe de mon frère quand elle eut été cassée, à l’échauffourée de Preston-Pans, était un gentilhomme qui se nommait précisément comme vous. C’était le frère de Balfour de Baith ; et si vous êtes à un degré quelconque parent de ce gentilhomme, je suis venu pour nous mettre, moi et mes gens, à votre service.

Il faut dire que je n’en savais pas plus de ma généalogie qu’un chien d’horticulteur ; mon oncle, il est vrai, s’était targué de nos hautes attaches ; mais elles n’avaient rien à voir dans le cas présent ; et il ne me resta que la mortification amère d’avouer mon ignorance.

Robin me signifia d’un ton sec qu’il regrettait de s’être trompé, me tourna le dos sans ombre de salut, et tandis qu’il se dirigeait vers la porte, je l’entendis parler de moi à Duncan comme d’un « vaurien de sans-famille qui ne connaissait pas son père ». Tout irrité que je fusse de ces expressions, et honteux de mon ignorance, je ne pus m’empêcher de rire, à voir un homme sous le coup de la loi (il fut dûment pendu trois ans plus tard) si pointilleux sur les origines de ses connaissances.

Juste sur le pas de la porte, il se trouva nez à nez avec Alan qui entrait ; et tous deux firent un pas en arrière pour se considérer en chiens de faïence. Ni l’un ni l’autre n’avaient guère de carrure, mais tous les deux semblèrent en vérité se gonfler d’orgueil. Tous deux portaient une épée, et, d’un geste de la hanche, ils en dégagèrent la poignée, de façon à l’avoir toute prête sous la main.

– Monsieur Stewart, je pense, dit Robin.

– Ma foi, monsieur Macgregor, ce n’est pas un nom dont il faille rougir, répondit Alan.

– Je ne vous savais pas dans mon pays, monsieur.

– J’ai dans l’idée que je suis dans le pays de mes amis les Maclarens, dit Alan.

– Reste à savoir, répliqua l’autre. On pourrait dire deux mots à ce sujet. Mais j’ai ouï conter, je crois, que vous saviez vous servir de votre épée.

– Si vous n’êtes pas sourd de naissance, monsieur Macgregor, vous en aurez ouï conter bien davantage. Je ne suis pas le seul qui sache tirer l’épée en Appin ; et cette fois où mon parent et capitaine, Ardshiel, eut un entretien avec un gentilhomme de votre nom, il n’y a pas si longtemps, je n’ai pas ouï conter que le Macgregor ait eu le dessus.

– Parlez-vous de mon père ?

– Ma foi, ça ne m’étonnerait pas, dit Alan. Le gentilhomme en question avait le mauvais goût d’ajouter Campbell à son nom.

– Mon père était vieux, répliqua Robin. Le combat était inégal. Vous et moi ferions mieux la paire, monsieur.

– J’y pensais, dit Alan.

J’étais presque sorti de mon lit, et Duncan s’était rapproché de ces deux coqs de combat, tout prêt à intervenir s’il devenait utile. Mais quand cette parole fut prononcée, c’était le cas ou jamais ; et Duncan, à vrai dire, un peu pâle, se jeta entre eux.

– Messieurs, dit-il, je vois la chose tout autrement. Voici ma cornemuse, et vous voilà deux gentilshommes qui en jouez, paraît-il, excellemment. On discute depuis longtemps la question de savoir qui de vous en joue le mieux. L’occasion est bonne de la résoudre.

– Eh bien, monsieur, dit Alan, toujours s’adressant à Robin, dont il n’avait point encore détourné les yeux, pas plus que Robin de lui, – eh bien, monsieur, j’ai ouï dire, moi aussi, quelque chose de ce genre. Êtes-vous musicien, comme on dit ? Sonnez-vous un peu de la cornemuse ?

– J’en joue comme un Macrimmond ! s’écria Robin.

– Ce qui n’est pas peu dire, répliqua Alan.

– J’ai dit des choses plus hardies, et contre de plus forts adversaires.

– Il est facile d’en faire l’épreuve, conclut Alan.

Duncan Dhu se hâta de décrocher la cornemuse qui constituait le meilleur de son bien, et plaça devant ses hôtes un gigot de mouton et une bouteille de cette boisson nommée « Atholl brose », et qui est faite de vieux whisky, de miel épuré et de crème, longuement mixtionnés, dans l’ordre et les proportions voulus. Les deux ennemis étaient encore tout prêts à la querelle ; mais ils s’assirent, de part et d’autre du feu de tourbe, avec un excessif déploiement de politesse. Maclaren les pressa de goûter son gigot et la « brose de la maîtresse de maison », ajoutant que sa femme était une Athole et possédait un renom universel pour son habileté dans la préparation du breuvage. Mais Robin repoussa ces présents de l’hospitalité, comme mauvais pour le souffle.

– Je vous ferai observer, monsieur, dit Alan, que je ne me suis rien mis sous la dent depuis tantôt dix heures, ce qui pour le souffle doit être pis que toutes les broses d’Écosse.

– Je ne prendrai sur vous aucun avantage, monsieur Stewart, répliqua Robin. Mangez et buvez ; je ferai de même.

Ils mangèrent tous les deux un peu de gigot et burent un verre de brose à la santé de Mme Maclaren ; puis, après beaucoup de cérémonies, Robin prit la cornemuse et joua quelques notes d’une manière entraînante.

– Oui, vous savez jouer, dit Alan ; et prenant l’instrument des mains de son rival, il joua d’abord le même air, d’une façon identique à celle de Robin, puis se perdit en des variations qu’il ornait à mesure de ces fioritures en notes d’agrément, chéries des cornemuseurs, et qu’ils nomment « gazouillis ».

J’avais pris plaisir au jeu de Robin, mais celui d’Alan me ravit.

– Ce n’est pas trop mal, monsieur Stewart, dit son rival ; mais vous ne montrez guère d’imagination dans votre gazouillis.

– Moi ! s’écria Alan ; et le sang lui monta au visage. Je vous en donne le démenti !

– Vous reconnaissez-vous donc battu sur la cornemuse, dit Robin, que vous cherchez à la remplacer par l’épée ?

– Voilà qui est fort bien dit, monsieur Macgregor, répliqua Alan ; et provisoirement (il appuya sur le mot avec force) je retire mon démenti. J’en appelle à Duncan.

– Vous n’avez besoin d’en appeler à personne, dit Robin. Vous êtes meilleur juge que tous les Maclarens de Balquhidder ; car c’est la vérité de Dieu que vous êtes un très passable joueur, pour un Stewart. Donnez-moi la cornemuse.

Alan la lui donna ; et Robin entreprit d’imiter et de corriger quelques-unes des variations d’Alan, qu’il se rappelait parfaitement.

– Oui, vous êtes musicien, dit Alan, d’un air pensif.

– Et maintenant, soyez juge vous-même, monsieur Stewart, dit Robin.

Et reprenant les variations dès leur début, il en fit quelque chose de tout nouveau, avec tant d’ingéniosité et de sentiment, et avec une imagination si originale et une telle subtilité dans les notes d’agrément, que je fus émerveillé de l’entendre.

Alan, tout rouge, se mordait les doigts d’un air sombre, comme s’il eût reçu un affront sanglant.

– Assez ! s’écria-t-il. Vous savez jouer… contentez-vous de cela.

Mais Robin, d’un geste, réclama le silence, et entama un air de pibroch[34], sur une cadence lente. Le morceau était joli en soi, et joué avec noblesse ; mais il paraît aussi qu’il était spécial aux Appin Stewarts, et fort aimé d’Alan. Dès les premières notes, ses traits se détendirent ; quand la mesure s’accéléra, il ne tint plus en place sur son siège ; et bien avant la fin du morceau, toute trace de sa colère avait disparu, et il n’avait plus de pensée que pour la musique.

– Robin Oig, dit-il, quand celui-ci eut terminé, vous êtes un grand cornemuseur. Je ne suis pas digne de jouer dans le même royaume que vous. Par mes os ! Vous avez plus de musique dans votre poche que moi dans ma cervelle ! Et bien qu’il me reste l’idée que je serais capable de vous en montrer d’une autre avec le froid acier, je vous le dis d’avance, – cela me ferait de la peine. Je n’aurais pas le cœur de transpercer un homme qui sait sonner de la cornemuse aussi bien que vous.

La querelle était vidée. Toute la nuit, la brose circula et la cornemuse passa de main en main ; et les trois hommes étaient fort émus par ce qu’ils avaient bu, avant que Robin songeât à s’en retourner.