Ennéades (trad. Bouillet)/IV/Livre 4

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade IV, livre iv :
Questions sur l’âme, II | Notes


LIVRE QUATRIÈME.
QUESTIONS SUR L’ÂME[1].
DEUXIÈME PARTIE.

I. Que dira l’âme et de quoi se souviendra-t-elle quand elle se sera élevée au monde intelligible[2] ? — Elle y contemplera les essences auxquelles elle sera unie et y appliquera toute son attention ; sinon, elle ne serait pas dans le monde intelligible. — N’aura-t-elle donc aucun souvenir des choses d’ici-bas ? Ne se rappellera-t-elle pas qu’elle s’est livrée à l’étude de la philosophie, par exemple, et qu’elle a contemplé le monde intelligible pendant son séjour sur la terre ? — Non, car une intelligence, tout entière à son objet, ne peut en même temps contempler l’intelligible et penser à une autre chose. L’acte de la pensée n’implique pas le souvenir d’avoir pensé. — Ce souvenir, dira-t-en, est

postérieur à la pensée. — Dans ce cas, l’esprit dans lequel il se produit a changé d’état. Il est donc impossible que celui qui est tout entier à la contemplation pure de l’intelligible se rappelle en même temps les choses qui lui sont arrivées autrefois ici-bas. Si, comme il le paraît, la pensée est en dehors du temps, parce que toutes les essences intelligibles, étant éternelles, n’ont pas de relation avec le temps, évidemment il est impossible que l’intelligence qui s’est élevée au monde intelligible ait aucun souvenir des choses d’ici-bas, qu’elle ait même absolument aucun souvenir : car chacune des essences du monde intelligible est toujours présente à l’intelligence[3], qui n’est pas obligée de les parcourir successivement, de passer de l’une à l’autre. — Quoi ? l’intelligence ne divisera-t-elle pas en descendant du genre aux espèces ? — Non : car elle remonte à l’universel et au principe supérieur. — Admettons qu’il n’y ait pas de division dans l’intelligence qui possède tout à la fois : n’y aura-t-il pas au moins de division dans l’âme qui s’est élevée au monde intelligible[4] ? — Mais, rien n’empêche que la totalité des intelligibles unis ensemble ne soit saisie par une intuition également une et totale. — Cette intuition est-elle semblable à l’intuition d’un objet aperçu d’un seul coup d’œil dans son ensemble, ou comprend-elle toutes les pensées des intelligibles contemplés à la fois ? — Puisque les intelligibles offrent un spectacle varié, la pensée qui les saisit doit évidemment être également multiple et variée[5], comprendre plusieurs pensées, comme la perception d’un seul objet sensible, d’un visage, par exemple, comprend plusieurs perceptions, parce que l’œil, en apercevant le visage, voit en même temps le nez et les autres parties.

Mais [dira-t-on] il arrive que l’âme divise et développe une chose qui était unique. Nous répondrons que cette chose est déjà divisée dans l’intelligence, qu’elle y a comme un fondement particulier, mais que, s’il y a antériorité et postériorité dans les idées, cette antériorité et cette postériorité ne se rapportent cependant pas au temps. Si la pensée arrive à distinguer l’antérieur et le postérieur, ce n’est pas sous le rapport du temps, mais sous le rapport de l’ordre [qui préside aux choses intelligibles] : ainsi, quand on considère dans une plante l’ordre qui s’étend des racines au sommet, il n’y a antériorité et postériorité que sous le rapport de l’ordre, puisqu’on aperçoit la plante entière d’un seul coup d’œil[6].

Mais [dira-t-on encore], quand l’âme contemple l’Un, si elle embrasse plusieurs choses ou plutôt toutes choses, comment se peut-il que l’une soit antérieure, l’autre postérieure ? — C’est que la puissance qui est une [l’Un] est une de telle sorte qu’elle est multiple quand elle est contemplée par un autre principe [l’Intelligence], parce qu’alors elle n’est pas toutes choses à la fois dans une seule pensée. En effet, les actes [de l’Intelligence] ne sont pas une unité ; mais ils sont produits tous[7] par une puissance toujours permanente ; ils deviennent donc multiples dans les autres principes [les intelligibles] : car l’Intelligence, n’étant pas l’unité même, peut recevoir en son sein la nature du multiple qui n’existait pas auparavant [dans l’Un].

II. Admettons qu’il en soit ainsi. L’âme se souvient-elle d’elle-même ? — Ce n’est pas probable : celui qui contemple le monde intelligible ne se rappelle pas qui il est, qu’il est Socrate par exemple, qu’il est une âme ou une intelligence. Comment en effet s’en souviendrait-il ? Tout entier à la contemplation du monde intelligible, il ne fait pas un retour sur lui-même par la pensée ; il se possède lui-même, mais il s’applique à l’intelligible et devient l’intelligible, à l’égard duquel il joue le rôle de matière ; il prend la forme de l’objet qu’il contemple, et il n’est alors lui même qu’en puissance. Il n’est donc lui-même en acte que quand il ne pense pas l’intelligible. Quand il n’est que lui-même, il est vide de toutes choses, parce qu’il ne pense pas l’intelligible ; mais s’il est tel par sa nature qu’il soit toutes choses, en se pensant lui-même, il pense toutes choses. Dans cet état, se voyant lui-même en acte par le regard qu’il jette sur lui-même, il embrasse toutes choses dans cette intuition ; d’un autre côté, par le regard qu’il jette sur toutes choses, il s’embrasse lui-même dans l’intuition de toutes choses[8].

S’il en est ainsi [dira-t-on], il change de pensées, et nous avons plus haut refusé de l’admettre. — L’intelligence est immuable, mais l’âme, placée aux dernières limites du monde intelligible, peut subir quelque mutation quand elle se replie sur elle-même. En effet, ce qui s’applique à l’immuable éprouve nécessairement quelque mutation à son égard, puisqu’il n’y reste pas toujours appliqué. À parler rigoureusement, il n’y a pas changement lorsque l’âme se détache des choses qui lui appartiennent pour se tourner vers elle-même, et vice versa : car elle est toutes choses, et l’âme avec l’intelligible ne font qu’un. Mais, quand l’âme est dans le monde intelligible, elle devient étrangère à elle-même et à ce qui lui appartient ; alors, vivant purement dans le monde intelligible, elle participe à son immutabilité, elle est tout ce qu’il est : car, dès qu’elle s’est élevée à cette région supérieure, elle doit nécessairement s’unir à l’intelligence, vers laquelle elle s’est tournée et dont elle n’est plus séparée par aucun intermédiaire et en s’élevant à l’intelligence, l’âme se met en harmonie avec elle et par suite s’y unit d’une manière durable, de telle sorte que toutes les deux soient à la fois une et deux. Dans cet état, l’âme ne peut changer, elle est appliquée d’une manière immuable à la pensée, et elle a en même temps conscience d’elle-même, parce qu’elle ne fait plus qu’une seule et même chose avec le monde intelligible.

III. Quand l’âme s’éloigne du monde intelligible, quand, au lieu de continuer à ne faire qu’un avec lui, elle veut en devenir indépendante, s’en distinguer et s’appartenir, quand enfin elle incline vers les choses d’ici-bas, alors elle se souvient d’elle-même. Le souvenir des choses intelligibles l’empêche de tomber, celui des choses terrestres la fait descendre ici-bas, celui des choses célestes la fait demeurer dans le ciel. En général, l’âme est et devient les choses dont elle se souvient. En effet, se souvenir, c’est penser ou imaginer ; or imaginer, ce n’est pas posséder une chose, c’est la voir et lui devenir conforme. Si l’âme voit les choses sensibles, par cela même qu’elle les regarde, elle a en quelque sorte de l’étendue. Comme elle n’est qu’au second degré les choses autres qu’elle-même, elle n’est nulle d’elles parfaitement. Placée et établie aux confins du monde sensible et du monde intelligible, elle peut se porter également vers l’un ou vers l’autre.

IV. Dans le monde intelligible, l’âme voit le Bien par l’intelligence : car l’intelligence ne l’empêche pas de parvenir jusqu’au Bien. Entre l’âme et le Bien, l’intermédiaire n’est pas le corps, qui ne pourrait être qu’un obstacle : car si les corps peuvent jamais servir d’intermédiaires, ce n’est que lorsqu’il s’agit de descendre des premiers principes aux choses qui occupent le troisième rang[9]. Quand l’âme s’occupe des objets inférieurs, elle possède conformément à sa mémoire et à son imagination ce qu’elle voulait posséder. Aussi la mémoire, s’appliquât-elle aux meilleures choses, n’est cependant pas ce qu’il y a de meilleur : car elle ne consiste pas seulement à sentir qu’on se souvient, mais encore à se trouver dans une disposition conforme aux affections, aux intuitions antérieures dont on se souvient. Or, il peut arriver que l’âme possède une chose sans en avoir conscience, qu’elle la possède même alors mieux que si elle en avait conscience : en effet, quand elle en a conscience, elle la possède comme une chose qui lui est étrangère, et dont elle se distingue ; quand au contraire elle n’en a pas conscience, elle est ce qu’elle possède, et c’est surtout cette dernière disposition qui la fait déchoir [en la rendant conforme aux choses sensibles, quand elle y applique son imagination].

Si l’âme, en quittant le monde intelligible, en emporte avec elle des souvenirs, c’est que dans ce monde elle possédait déjà la mémoire à certain degré ; mais cette puissance y était éclipsée par la pensée des choses intelligibles. Il serait absurde de prétendre que ces dernières se trouvaient dans l’âme à l’état de simples images ; elles y constituaient au contraire une puissance [intellectuelle] qui a passé ensuite à l’état d’acte. Quand l’âme vient à cesser de s’appliquer à la contemplation des intelligibles, elle ne voit plus que ce qu’elle voyait auparavant [c’est-à-dire les choses sensibles].

V. La puissance qui constitue la mémoire fait-elle passer à l’état d’actes les notions que nous avons des intelligibles ? Si ces notions ne sont pas des intuitions, c’est par la mémoire qu’elles passent à l’état d’actes[10] ; si ce sont des intuitions, c’est par la puissance qui nous les a données là-haut. Cette puissance s’éveille en nous toutes les fois que nous nous élevons aux choses intelligibles, et elle voit ce dont nous parlons[11]. Ce n’est pas en effet par l’imagination ni par le raisonnement, obligé de tirer lui-même ses principes d’ailleurs, que nous nous représentons les intelligibles : c’est par la faculté que nous avons de les contempler, faculté qui nous permet d’en parler même ici-bas. Nous les voyons donc en éveillant en nous ici-bas la même puissance que nous devons éveiller en nous quand nous sommes dans le monde intelligible. Nous ressemblons à un homme qui, gravissant le sommet d’un rocher, apercevrait par son regard des objets invisibles pour ceux qui ne sont pas montés avec lui. Puisque la raison nous démontre ainsi clairement que la mémoire ne se manifeste dans l’âme que lorsque celle-ci descend du monde intelligible dans le ciel, il n’est pas étonnant que, lorsqu’elle s’est élevée d’ici-bas au ciel et qu’elle s’y est arrêtée, elle se rappelle un grand nombre des choses d’ici-bas, de celles dont nous avons déjà parlé[12], et qu’elle reconnaisse beaucoup d’âmes qu’elle a connues antérieurement, puisque ces dernières doivent nécessairement être jointes à des corps qui ont des figures semblables. Si ces âmes changent la figure de leurs corps et les rendent sphériques, elles sont encore reconnaissables par leurs mœurs et leur caractère propre. Cela n’a rien d’incroyable : car, en admettant que ces âmes se soient purifiées de toutes leurs passions, rien n’empêche qu’elles n’aient conservé leur caractère. Si elles peuvent s’entretenir les unes avec les autres, elles ont encore là un moyen de se reconnaître.

Qu’arrive-t-il quand les âmes descendent du monde intelligible dans le ciel ? — Elles recouvrent alors la mémoire, mais elles la possèdent à un degré moindre que les âmes qui se sont toujours occupées des mêmes objets. Elles ont d’ailleurs d’autres choses à se rappeler, et un long espace de temps leur a fait oublier bien des actes.

Mais si, après être descendues dans le monde sensible, elles tombent [du ciel] dans la génération, quel sera le temps où elles se souviendront ? — Il n’est pas nécessaire que les âmes [qui s’éloignent du monde intelligible] tombent dans les plus basses régions. Il peut arriver que dans leur mouvement elles s’arrêtent après être descendues quelque peu du monde intelligible, et rien ne les empêche de remonter là-haut avant qu’elles se soient abaissées aux régions inférieures de la génération.

VI. On peut donc affirmer sans crainte que les âmes qui exercent leur raison discursive et qui changent d’état se souviennent : car la mémoire s’applique aux choses qui ont été et qui ne sont plus[13]. Mais les âmes qui demeurent dans le même état ne sauraient se souvenir : car de quoi se souviendraient-elles[14] ?

Si [méconnaissant les vérités que nous venons d’exposer], la raison humaine veut attribuer la mémoire aux âmes de tous les astres, surtout à celle de la Lune et à celle du Soleil, elle finira par agir de même à l’égard de l’Âme universelle et elle osera attribuer à Jupiter même des souvenirs qui l’occuperaient de mille choses diverses. Une fois entrée dans cet ordre d’idées, la raison sera amenée à chercher quelles sont les conceptions, quels sont les raisonnements des âmes des astres, en admettant toutefois qu’elles raisonnent. [Mais c’est là une hypothèse toute gratuite :] car si ces âmes n’ont rien à découvrir, si elles ne doutent pas, si elles n’ont besoin de rien, si elles n’apprennent pas des choses qu’elles ignorassent auparavant, quel usage feraient-elles du raisonnement, des arguments ou des conceptions de la raison discursive ? Elles n’ont pas non plus à chercher des moyens mécaniques de gouverner les choses humaines et tout ce qui se passe sur la terre : car c’est d’une tout autre manière qu’elles font régner l’ordre dans l’univers.

VII. Quoi ! ces âmes ne se rappelleront-elles pas qu’elles ont vu Dieu ? — [Elles n’ont pas besoin de s’en souvenir : car] elles le voient toujours ; or, tant qu’elles le voient, elles ne peuvent dire qu’elles l’ont vu, parce qu’une pareille énonciation supposerait qu’elles ne le voient plus[15].

Quoi ! ne se rappelleront-elles pas qu’elles ont opéré leur révolution hier ou l’année dernière, qu’elles vivaient hier et qu’elles vivent depuis longtemps ? — Elles vivent toujours ; or, ce qui est toujours le même est un. Vouloir dans le mouvement des astres distinguer hier et l’année dernière, c’est faire comme un homme qui diviserait en plusieurs parties le mouvement qui forme un pas, qui voudrait ramener l’unité à la multiplicité. En effet, le mouvement des astres est un, quoiqu’il soit soumis par nous à une mesure comme s’il était multiple ; c’est ainsi que nous comptons les jours comme différents les uns des autres, parce que les nuits les séparent les uns des autres. Mais, puisque dans le ciel il n’y a qu’un seul jour, comment pourrait-on en compter plusieurs, comment pourrait-il y avoir une année dernière ?

Mais [pourra-t-on nous dire], l’espace parcouru n’est pas un : il a plusieurs parties ; le zodiaque contient plusieurs parties. Pourquoi donc l’âme céleste ne dirait-elle pas : j’ai dépassé cette partie ; je suis maintenant arrivée à une autre ? En outre, si les âmes des astres considèrent les choses humaines, comment ne verront-elles pas qu’il y a des changements ici-bas, que les hommes qui existent aujourd’hui sont venus après d’autres ? S’il en est ainsi, elles savent qu’il a déjà existé d’autres hommes, qu’il y a eu d’autres faits. Elles possèdent donc la mémoire. [Voici notre réponse :]

VIII. Il n’est point nécessaire que l’on se souvienne de tout ce que l’on voit, ni qu’on se représente par l’imagination toutes les choses qui se suivent accidentellement. D’un autre côté, quand l’esprit possède une connaissance et une conception claire de certains objets, qui viennent ensuite s’offrir aux sens, rien ne le force d’abandonner la connaissance qu’il a acquise par l’intelligence pour regarder l’objet particulier et sensible qu’il a devant lui, à moins qu’il ne soit chargé d’administrer quelqu’une des choses particulières contenues dans la notion du tout.

Maintenant, pour entrer dans les détails, disons d’abord que l’on ne retient pas nécessairement tout ce que l’on a vu. Quand une chose n’a pas d’intérêt ni d’importance, les sens, frappés par la diversité des objets sans notre concours volontaire, sont seuls affectés ; l’âme ne perçoit pas les impressions, parce que leur différence est pour elle sans aucune utilité. Quand l’âme est tournée vers elle-même ou vers d’autres objets, et qu’elle s’y applique tout entière, elle ne saurait se souvenir de ces choses indifférentes, puisqu’elle n’en a même pas la perception quand elles sont présentes. Il n’est pas davantage nécessaire que l’imagination se représente ce qui est accidentel, ni, si elle se le représente, qu’elle le retienne fidèlement. Il est facile de constater qu’une impression sensible de ce genre n’est point perçue, si l’on veut bien faire attention à ce que nous allons dire. Quand, en marchant, nous divisons ou plutôt nous traversons l’air, sans nous proposer de le faire, nous ne saurions nous en apercevoir ni y songer pendant que nous avançons : De même, si nous n’avions point résolu de faire tel ou tel chemin, et que nous pussions voler à travers les airs, nous ne penserions pas à la région de la terre dans laquelle nous sommes, ni à l’étendue que nous avons parcourue. Si nous avions à nous mouvoir, non pendant un temps déterminé, mais abstraction faite de tout temps, que nous n’eussions point d’ailleurs l’habitude de rapporter au temps nos autres actions, nous ne nous rappellerions pas différents temps. Ce qui le prouve, c’est que, quand l’esprit possède la connaissance générale de ce qui se fait et qu’il est sûr que la chose sera telle qu’il se la représente, il ne s’occupe plus des détails. En outre, quand un être fait toujours la même chose, il ne lui servirait de rien d’en observer toutes les parties. Donc, si les astres, en suivant leur cours, accomplissent en même temps un acte qui leur est propre, s’ils ne s’occupent pas de traverser tel ou tel espace qu’ils traversent, si leur fonction propre n’est pas de considérer les lieux qu’ils parcourent, ni même de les parcourir, si les parcourir est pour les astres quelque chose d’accidentel parce qu’ils s’appliquent à contempler des objets plus relevés, enfin, s’ils parcourent toujours les mêmes lieux, ils ne sauraient calculer le temps ; ou du moins, s’ils y pensaient, ils ne sauraient se rappeler les lieux parcourus et les temps écoulés. Ils ont d’ailleurs une vie uniforme, puisqu’ils parcourent toujours les mêmes lieux, en sorte que leur mouvement est, pour ainsi dire, plutôt vital que local, puisqu’il est produit par un seul être vivant [l’univers], qui, en le réalisant en lui-même, est extérieurement en repos et intérieurement en mouvement par sa vie éternelle. Veut-on comparer le mouvement des astres à celui d’un chœur ? Supposons que ce chœur n’ait qu’une durée limitée : il sera parfait, s’il est pris dans sa totalité, du commencement à la fin ; il sera imparfait s’il est pris dans chacune de ses parties. Supposons qu’il existe toujours, il est toujours parfait. S’il est toujours parfait, il n’y aura pas de temps ni de lieu où il devienne parfait ; par conséquent, il n’aura même pas de désir, et il ne mesurera rien ni par le temps, ni par le lieu ; il ne se souviendra donc ni de l’un ni de l’autre.

En outre, les astres jouissent d’une vie bienheureuse, parce qu’ils contemplent la vie véritable dans leurs âmes propres[16], qu’aspirant tous à l’Un et rayonnant dans le ciel entier, comme des cordes qui vibrent à l’unisson, ils produisent une espèce de concert[17] par leur harmonie naturelle. Enfin, le ciel entier tourne sur lui-même ainsi que ses parties, qui, malgré la diversité de leurs mouvements et de leurs positions, gravitent toutes vers un même centre[18]. Or tous ces faits viennent à l’appui de ce que nous avançons, puisqu’il en résulte que la vie de l’univers est une et uniforme.

IX. Jupiter, qui gouverne le monde et lui donne son ordre et sa beauté, possède de toute éternité une âme royale et une intelligence royale[19] ; il produit les choses par sa providence et il les règle par sa puissance ; il dispose tout avec ordre en développant et en accomplissant les nombreuses périodes des astres. Ces actes ne semblent-ils pas nécessiter que Jupiter fasse usage de la mémoire, qu’il se rappelle quelles périodes ont été déjà accomplies, qu’il s’occupe de préparer les autres par ses combinaisons, ses calculs, ses raisonnements ? Il aura donc d’autant plus besoin de la mémoire qu’il sera plus habile administrateur du monde. [Voici notre réponse à cette objection.]

Quant au souvenir des périodes, il y aurait lieu d’examiner quel est le nombre des périodes et si Jupiter le connaît : car, si c’est un nombre fini, l’univers aura eu un commencement dans le temps[20] ; s’il est infini, Jupiter ne pourra connaître combien il a fait de choses. [Pour résoudre ces difficultés] il faut admettre que Jupiter jouit toujours de la connaissance, toujours d’une seule et même vie. C’est en ce sens qu’il doit être infini et posséder l’unité, non par une connaissance venue du dehors, mais intérieurement, par sa nature même, parce que l’infini reste toujours tout entier en lui, qu’il lui est inhérent, qu’il est contemplé par lui, qu’il n’est pas pour lui simplement l’objet d’une connaissance adventice. En effet, en connaissant l’infinité de sa vie, Jupiter connaît en même temps que l’action qu’il exerce sur l’univers est une ; mais ce n’est pas parce qu’il l’exerce sur l’univers qu’il la connaît.

X. Le principe qui préside à l’ordre de l’univers est double : sous un point de vue, il est le Démiurge ; sous l’autre, l’Âme universelle. Par le nom de Jupiter nous désignons tantôt le Démiurge, tantôt la Puissance qui gouverne l’univers (τὸ ἡγεμονοῦν τοῦ παντός).

Quand il s’agit du Démiurge, il faut éloigner de son esprit toute idée de passé et d’avenir, et ne lui attribuer qu’une vie uniforme, immuable, indépendante du temps.

Quant à la vie du Principe qui administre l’univers [et qui est l’Âme universelle], elle soulève une question : N’est-elle pas aussi affranchie de la nécessité de raisonner et de chercher ce qui est à faire ? — Oui, sans doute : l’ordre qui doit régner est déjà trouvé et arrêté, et cela sans le secours des choses qui y sont soumises. En effet, les choses qui sont soumises à l’ordre sont celles qui sont engendrées, et le principe qui les engendre, c’est l’Ordre même, c’est-à-dire l’action de l’Âme attachée à la contemplation d’une Sagesse immuable, Sagesse dont l’image est l’ordre qui subsiste dans l’Âme[21]. Comme la Sagesse contemplée par l’Âme ne change pas, l’action de celle-ci ne change pas non plus. En effet, l’Âme contemple toujours la Sagesse ; si elle cessait, elle tomberait dans l’incertitude. La fonction de l’Âme est donc une comme l’Âme elle-même. Le principe unique qui gouverne le monde domine toujours et n’est jamais dominé : sinon, il y aurait plusieurs puissances qui lutteraient entre elles. Le principe qui administre l’univers est donc un et a toujours la même volonté. Pourquoi désirerait-il tantôt une chose, tantôt une autre, et serait-il ainsi incertain ? Étant un, même s’il changeait d’état, il ne saurait être incertain. Si l’univers renferme une foule de parties et d’espèces opposées les unes aux autres, ce n’est pas une raison pour que l’Âme ne sache pas certainement de quelle façon elle doit les disposer[22]. Elle ne commence pas par les objets qui sont placés au dernier rang ni par les parties, mais par les principes. En partant des principes, elle arrive par une voie tacite à pénétrer et à ordonner tout. Elle domine parce qu’elle reste identique dans une fonction une et identique. Par quoi pourrait-elle être amenée à vouloir d’abord une chose, puis une autre ? D’ailleurs, dans une pareille disposition, elle hésiterait sur ce qu’elle doit faire, et l’énergie de son action en serait affaiblie parce que raisonner implique toujours quelque hésitation dans l’exécution.

XI. Le monde est administré comme un animal[23] ; mais, dans cet animal, il y a des choses qui proviennent de l’extérieur et des parties, d’autres, de l’intérieur et du principe. L’art du médecin va de l’extérieur à l’intérieur, s’attache à un organe et n’opère qu’avec hésitation et avec des tâtonnements. La Nature, partant du principe, n’a pas besoin de délibérer. La puissance qui administre l’univers procède, non comme le médecin, mais comme la Nature. Elle conserve d’autant mieux sa simplicité qu’elle renferme toutes choses en son sein, que toutes choses sont les parties de l’animal qui est un. En effet, la Nature, qui est une, domine toutes les natures particulières : celles-ci en procèdent, mais y restent attachées, rameaux d’un arbre immense qui est l’univers[24]. Qu’ont à faire le raisonnement, le calcul, la mémoire, dans un principe qui possède une sagesse toujours présente et active, qui par elle domine le monde et l’administre d’une manière immuable ? Si ses œuvres sont variées et changeantes, il n’en résulte pas que ce principe doive lui-même participer à leur mutabilité. En produisant des choses diverses, il reste immuable[25]. Ne voit-on pas dans chaque animal plusieurs choses se produire successivement, comme les qualités propres à chaque âge ? Ne voit-on pas certaines parties naître et croître à des époques déterminées, telles que les cornes, la barbe, les mamelles ? Ne voit-on pas enfin chaque être en engendrer d’autres ? Ainsi, sans que les premières raisons [séminales] périssent, d’autres se développent à leur tour. Ce qui le prouve, c’est que dans l’animal engendré la raison [séminale] subsiste identique et entière.

Ne craignons donc pas de l’affirmer : l’Âme universelle possède toujours la même sagesse ; cette sagesse est universelle ; elle est la sagesse permanente du monde ; elle est multiple et variée, et en même temps elle est une, parce qu’elle est la sagesse de l’animal qui est un et qui est le plus grand de tous. Invariable, malgré la multiplicité de ses œuvres, elle constitue la raison qui est une, et elle est toutes choses à la fois. Si elle n’était pas toutes choses, au lieu d’être la sagesse de l’univers, elle ne serait que la sagesse de choses postérieures et particulières.

XII. Peut-être dira-t-on que cela est vrai de la Nature, mais que, puisqu’il y a dans l’Âme de l’univers de la sagesse, il doit y avoir aussi en elle raisonnement et mémoire.

Cette objection ne peut être soulevée que par des hommes qui font consister la sagesse dans ce qui en est l’absence, et qui prennent pour la sagesse même la recherche de la sagesse. Raisonner, en effet, qu’est-ce autre chose que chercher la sagesse, la raison véritable, l’intelligence de l’être réel ? Celui qui raisonne ressemble à un homme qui touche de la lyre pour s’exercer, pour acquérir l’habitude d’en jouer, et en général à celui qui apprend pour savoir. Il cherche en effet à acquérir la science, dont la possession fait le sage. La sagesse consiste donc dans un état stable. C’est ce qu’on voit par la conduite même de celui qui raisonne : dès qu’il a trouvé ce qu’il cherchait, il cesse de raisonner et se repose dans la possession de la sagesse.

Donc, si la puissance qui gouverne le monde nous paraît ressembler à ceux qui apprennent, il faut lui attribuer le raisonnement, la réflexion, la mémoire, pour qu’elle compare le passé avec le présent ou le futur. Mais si, au contraire, elle connaît de manière à n’avoir plus rien à apprendre et à rester dans un état parfaitement stable, évidemment elle possède par elle-même la sagesse. Si elle connaît les choses futures (privilége qu’on ne saurait lui contester sans absurdité), pourquoi ne saurait-elle pas aussi comment elles doivent avoir lieu ? Si elle le sait, qu’a-t-elle besoin de raisonner et de comparer le passé avec le présent ? Ensuite, cette connaissance de l’avenir ne ressemblera pas chez elle à la prévision des devins, mais à la certitude qu’ont d’une chose ceux qui la produisent. Cette certitude n’admet aucune hésitation, aucune ambiguïté ; elle est absolue ; une fois qu’elle a obtenu l’assentiment, elle reste immuable. Ainsi, l’Âme du monde connaît l’avenir avec une sagesse aussi immuable que le présent, c’est-à-dire, sans raisonner[26]. Si elle ne connaissait pas les choses futures qu’elle doit produire[27], elle ne saurait pas les produire, elles les produirait sans règle, accidentellement, c’est-à-dire par hasard. Elle reste donc immuable en produisant ; par conséquent, elle produit sans changer, autant du moins que le lui permet le modèle (παράδειγμα) qu’elle porte en elle ; son action est donc uniforme, toujours la même ; sinon, l’Âme pourrait se tromper. Si son œuvre contient des différences. elle ne les tient pas d’elle-même, mais des raisons [séminales], qui procèdent elles-mêmes du principe créateur. Ainsi, les choses créées dépendent de la série des raisons, et le principe créateur n’est pas obligé d’hésiter, de délibérer, ni de supporter un travail pénible, ainsi que l’ont cru quelques philosophes qui regardaient comme une tâche fatigante d’administrer l’univers[28]. Ce qui est une tâche fatigante, c’est de manier une matière étrangère, c’est-à-dire, dont on n’est pas maître. Mais, quand une puissance domine seule [ce qu’elle forme], peut-elle avoir besoin d’autre chose que d’elle-même et de sa volonté, c’est-à-dire de sa sagesse ? car dans une pareille puissance la volonté est identique à la sagesse. Elle n’a donc besoin de rien pour créer, puisque la sagesse qu’elle possède n’est pas une sagesse empruntée. Il ne lui faut rien d’adventice, par conséquent, ni raisonnement, ni mémoire : car ces facultés ne nous donnent que des connaissances adventices.

XIII. Comment la Sagesse propre à l’Âme universelle diffère-t-elle de la Nature ? C’est que la Sagesse occupe dans l’Âme le premier rang et la Nature le dernier, puisqu’elle n’est que l’image de la Sagesse ; or, si la Nature n’occupe que le dernier rang, elle doit aussi n’avoir que le dernier degré de la Raison qui éclaire l’Âme[29]. Qu’on se représente un morceau de cire, où la figure imprimée sur une face pénètre jusqu’à l’autre, et dont les traits bien marqués sur la face supérieure n’apparaissent que d’une manière confuse sur la face inférieure : telle est la condition de la Nature ; elle ne connaît pas, elle produit seulement, elle transmet aveuglément à la matière la forme qu’elle possède, comme un objet chaud transmet à un autre, mais à un moindre degré, la chaleur qu’il a lui-même. La Nature n’imagine même pas : car l’acte d’imaginer, inférieur à celui de penser, est cependant supérieur à celui d’imprimer une forme, comme le fait la Nature (φύσεως τύπος)[30]. La Nature ne peut rien saisir ni rien comprendre[31], tandis que l’Imagination saisit l’objet adventice, et permet à celui qui imagine de connaître ce qu’il a éprouvé. Quant à la Nature, elle ne sait qu’engendrer[32] ; elle est l’acte de la puissance active de l’Âme universelle. Ainsi, l’Intelligence possède les formes intelligibles ; l’Âme universelle les a reçues et les reçoit d’elle sans cesse ; c’est là ce qui constitue sa vie ; la clarté qui brille en elle est la conscience qu’elle a de sa pensée. Le reflet que l’Âme projette elle-même sur la matière est la Nature, qui termine la série des êtres et occupe le dernier degré du monde intelligible ; après elle, il n’y a plus que les imitations des essences. La Nature, tout en agissant sur la matière, est passive à l’égard de l’Âme. L’Âme, supérieure à la Nature, agit sans pâtir. Enfin, l’Intelligence suprême n’agit point sur les corps ni sur la matière.

XIV. Les corps engendrés par la Nature sont les éléments : (στοιχεία)[33]. Quant aux animaux et aux végétaux, possèdent-ils la Nature comme l’air possède la lumière qui ne laisse rien à l’air en se retirant, parce qu’elle ne s’y est pas mélangée, qu’elle en est restée séparée[34] ? Ou bien la Nature est-elle avec les animaux et les végétaux dans le même rapport que le feu est avec le corps échauffé, auquel, en se retirant, il laisse une chaleur qui est autre que la chaleur propre au feu et qui constitue une modification du corps échauffé ? Oui, sans doute. La Nature donne à l’être qu’elle façonne (τῷ πλασθέντι) une forme (μορφὴ) qui est autre que la forme (εἶδος) propre à la Nature elle-même[35]. Reste à rechercher s’il y a quelque intermédiaire entre la Nature et l’être qu’elle façonne[36]. Quant à la différence qui existe entre la Nature et la Sagesse qui préside à l’univers, nous l’avons suffisamment déterminée.

XV. Nous avons encore à résoudre une question relative à ce que nous venons de discuter. Si l’éternité se rapporte à l’Intelligence et le temps à l’Âme (car nous disons que l’existence du temps est liée à l’action de l’Âme et qu’il en dépend[37]), comment le temps peut-il être divisé, avoir un passé, sans que l’action de l’Âme soit elle-même divisée, sans que son retour sur le passé constitue en elle la mémoire ? En effet, l’éternité implique identité, et le temps, diversité : autrement, si nous supposons qu’il n’y ait pas changement dans les actes de l’Âme, le temps n’aura rien qui le distingue de l’éternité. Dirons-nous que nos âmes, étant sujettes au changement et à l’imperfection, sont dans le temps, tandis que l’Âme universelle engendre le temps sans y être elle-même ?

Admettons que l’Âme universelle ne soit pas dans le temps : pourquoi engendre-t-elle le temps plutôt que l’éternité ? C’est que les choses qu’elle engendre sont comprises dans le temps au lieu d’être éternelles. Les autres âmes ne sont pas non plus dans le temps : il n’y a d’elles dans le temps que leurs passions et leurs actions. En effet, les âmes elles-mêmes sont éternelles ; le temps leur est donc postérieur. D’un autre côté, ce qui est dans le temps est moindre que le temps, puisque celui-ci doit embrasser tout ce qui est dans le temps, comme Platon dit qu’il embrasse ce qui est dans le nombre et dans le lieu[38].

XVI. Mais [dira-t-on], si l’Âme universelle contient les choses dans l’ordre où elles sont successivement produites, elle les contient par cela même comme antérieures et postérieures. Si elle les produit dans le temps, elle incline vers l’avenir, par conséquent, elle incline aussi vers le passé.

Il n’y a [répondrons-nous] d’antérieur et de postérieur que dans ce qui devient ; dans l’Âme, il n’y a point de passé ; toutes les raisons lui sont présentes à la fois, comme nous l’avons déjà dit[39]. Au contraire, dans les choses engendrées, les parties n’existent pas toutes à la fois parce qu’elles n’y existent pas toutes ensemble, quoiqu’elles existent toutes ensemble dans les raisons : les pieds par exemple, ou les mains existent ensemble dans la raison séminale, mais ce sont des parties séparées les unes des autres dans les corps ; cependant ces parties sont également séparées, mais d’une manière différente, dans la raison séminale, de même qu’elles y sont également antérieures les unes aux autres d’une manière différente[40]. Si elles sont ainsi séparées dans la raison séminale, c’est qu’elles diffèrent par leur nature.

Mais comment sont-elles antérieures les unes aux autres ? — C’est [dira-t-on] que celui qui ordonne est aussi celui qui commande ; or, en commandant, il énonce telle chose après telle autre : car pourquoi toutes choses ne sont-elles pas ensemble ? — [Il n’en est pas ainsi.] Si autre chose était l’ordre, autre chose celui qui ordonne, les choses seraient produites de la même manière qu’elles sont énoncées par la parole ; mais, comme celui qui commande est l’ordre premier, il n’énonce pas les choses par la parole, il les produit seulement l’une après l’autre. Pour énoncer ce qu’il fait, il faudrait qu’il considérât l’ordre, par conséquent, qu’il en fût différent. Comment celui qui ordonne peut-il être identique à l’ordre ? C’est qu’il n’est pas à la fois la forme et la matière, qu’il est la forme seule [c’est-à-dire l’ensemble des raisons qui lui sont présentes toutes à la fois][41]. De cette manière, l’Âme est la puissance et l’acte qui occupe le second rang après l’Intelligence. Avoir des parties antérieures les unes aux autres ne convient qu’aux objets qui ne peuvent être toutes choses à la fois.

L’Âme, telle que nous considérons ici, est quelque chose de vénérable ; elle ressemble à un cercle qui est uni au centre et qui se développe sans s’en éloigner, en formant une étendue indivisible (διάστημα ἀδιάστατον). Pour concevoir l’ordre des trois principes, on peut se représenter le Bien comme un centre, l’Intelligence comme un cercle immobile, et l’Âme comme un cercle mobile, mû par le désir[42].

En effet, l’Intelligence possède et embrasse le Bien immédiatement ; l’Âme aspire à ce qui est placé au-dessus de l’Intelligence [au Bien]. La sphère du monde, possédant l’Âme qui aspire ainsi [au Bien], se meut en obéissant à son aspiration naturelle ; or, son aspiration naturelle est d’aspirer, comme le peut un corps, au principe hors duquel elle est, c’est-à-dire de s’étendre autour de lui, de tourner, par conséquent, de se mouvoir circulairement[43].


XVII. Pourquoi les pensées (νοήσεις) et les conceptions rationnelles (λόγοι) ne sont-elles pas en nous telles qu’elles sont dans l’Âme universelle[44] ? Pourquoi y a-t-il en nous postériorité par rapport au temps [puisque nous concevons les choses d’une manière successive, tandis que l’Âme universelle les conçoit toutes à la fois] ? Pourquoi sommes-nous obligés de nous poser des questions ? — Est-ce parce que plusieurs forces agissent en nous et s’y disputent la domination, et qu’il n’y en a pas une qui commande seule ? Est-ce parce qu’il nous faut successivement des choses diverses pour satisfaire nos besoins, parce que notre présent n’est pas déterminé par lui-même, mais se rapporte à des choses qui varient sans cesse et qui sont placées hors de lui ? — Oui. De là résulte que nos déterminations changent selon l’occasion et le besoin présent. Des choses diverses viennent du dehors s’offrir à nous successivement. En outre, comme plusieurs forces dominent en nous, notre imagination a nécessairement des représentations variées, adventives, modifiées l’une par l’autre, et entravent les mouvements et les actes propres à chaque puissance de l’âme. Ainsi, quand la Concupiscence[45] s’éveille en nous, l’imagination nous représente l’objet désiré, nous avertit et nous instruit de la passion née de la concupiscence, et nous demande en même temps de l’écouter et de la satisfaire. En cet état, l’âme flotte dans l’incertitude, soit qu’elle accorde à l’appétit la satisfaction qu’il réclame, soit qu’elle la lui refuse. La Colère[46], en nous excitant à la vengeance, produit en nous le même effet. Les besoins et les passions du corps nous suggèrent aussi des actions et des opinions diverses. Ajoutez-y l’ignorance des vrais biens, l’impossibilité où l’âme se trouve de porter un jugement certain, quand elle est ainsi flottante, et les conséquences qui résultent du mélange des choses dont nous venons de parler, quoique la partie la plus relevée de nous-mêmes porte d’autres jugements que la partie commune [à l’âme et au corps], partie incertaine et livrée à la diversité des opinions.

La droite raison, en descendant de la partie supérieure de l’âme dans la partie commune, s’affaiblit par ce mélange, quoiqu’elle ne soit pas faible de sa nature : ainsi, dans le tumulte d’une nombreuse assemblée, ce n’est pas le plus sage conseiller dont la parole domine ; ce sont au contraire les plus turbulents et les plus factieux, et le tumulte qu’ils font force le sage de rester assis, impuissant et vaincu par le bruit. Dans l’homme pervers, c’est la partie animale qui règne ; la diversité des influences qui maîtrisent cet homme représente le pire des gouvernements [l’ochlocratie]. Dans l’homme ordinaire, les choses se passent comme dans une république où quelque bon élément domine le reste, qui ne refuse pas d’obéir. Dans l’homme vertueux, il y a une vie qui ressemble au gouvernement aristocratique[47], parce qu’il se soustrait à l’influence de la partie commune et qu’il écoute ce qu’il y a de meilleur en lui. Enfin, dans l’homme le meilleur, complètement séparé de la partie commune, règne un seul principe dont procède l’ordre auquel le reste est soumis. Il semble qu’il y a ainsi en quelque sorte deux cités, l’une supérieure, l’autre inférieure et empruntant son ordre à la première. Nous avons dit que dans l’Âme universelle, c’est un seul et même principe qui commande uniformément ; mais il en est autrement dans les autres âmes, comme nous venons de l’expliquer. En voici assez sur ce sujet.

XVIII. Le corps acquiert-il, grâce à la présence de l’âme qui le fait vivre, quelque chose qui lui devienne propre, ou bien ce qu’il possède se réduit-il à la nature et est-ce là la seule chose qui se communique à lui[48] ?

Évidemment, le corps qui jouit de la présence de l’âme et de celle de la nature ne doit pas ressembler à un cadavre ; il sera dans l’état de l’air, non quand l’air est pénétré par la lumière [car alors il n’en reçoit réellement rien], mais quand il participe de la chaleur[49]. Aussi, le corps du végétal et celui de l’animal possèdent-ils dans la nature une ombre de l’âme[50]. C’est au corps ainsi vivifié par la nature que se rapportent les souffrances et les plaisirs ; mais c’est à nous qu’il appartient de connaître sans pâtir ces souffrances et ces plaisirs[51] ; à nous, c’est-à-dire à l’âme raisonnable[52], dont notre corps est distinct sans lui être cependant étranger puisqu’il est nôtre. C’est parce qu’il est nôtre que nous en prenons soin. Nous ne sommes pas le corps ; nous n’en sommes pourtant pas complètement séparés ; il nous est associé, il dépend de nous. Quand nous disons nous, nous désignons par ce mot ce qui constitue la partie principale de notre être ; le corps est nôtre également, mais c’est à un autre point de vue. Aussi ses souffrances, ses plaisirs ne nous sont-ils pas indifférents : plus nous sommes faibles, plus nous nous en occupons. Quant à la partie la plus précieuse de nous-mêmes, qui constitue essentiellement la personne, l’homme, elle est en quelque sorte plongée en lui.

Les passions n’appartiennent pas réellement à l’âme, mais au corps vivant, à la partie commune, au composé[53]. Le corps et l’âme, pris chacun séparément, se suffisent à eux-mêmes. Isolé et inanimé, le corps ne pâtit pas[54]. Ce n’est pas lui qui est dissous, c’est l’union de ses parties. Isolée, l’âme est impassible, indivisible. et par son état échappe à toute affection. Mais, quand deux choses s’unissent, l’unité qu’elles forment étant factice, il arrive souvent qu’elle est attaquée : de la résulte la douleur. Je dis deux choses, et par là je n’entends pas deux corps, parce que deux corps ont la même nature ; je considère le cas où une essence veut s’allier à une autre essence d’un genre différent, où l’essence inférieure reçoit quelque chose de l’essence supérieure, mais, ne pouvant la recevoir tout entière, en reçoit seulement un vestige. Alors le tout comprend deux éléments et forme cependant une unité ; en devenant une chose intermédiaire entre ce qu’il était et ce qu’il n’a pu devenir, il se crée ainsi un grand embarras pour s’être formé une alliance malheureuse, peu solide, toujours tirée en sens divers par des influences contraires. Il est ainsi tantôt élevé, tantôt abaissé : quand il est abaissé, il manifeste sa souffrance ; quand il est élevé, il aspire au commerce de l’âme avec le corps.

XIX. Voilà pourquoi il y a du plaisir et de la douleur. Voilà pourquoi l’on dit que la douleur est une perception de la dissolution, quand le corps est menacé de perdre l’image de l’âme [d’être désorganisé en perdant l’âme irraisonnable], et que le plaisir est une perception produite dans l’animal quand l’image de l’âme reprend son empire sur le corps. C’est le corps qui éprouve la passion ; c’est la puissance sensitive de l’âme qui perçoit la passion par ses relations avec les organes ; c’est à elle que viennent aboutir toutes les sensations. Le corps seul est lésé et pâtit : par exemple, quand un membre est coupé, c’est la masse du corps qui est coupée ; mais ce n’est pas simplement comme masse, c’est comme masse vivante qu’elle éprouve la douleur. Il en est de même de la brûlure : l’âme la sent, parce que la puissance sensitive par ses relations avec les organes en reçoit en quelque sorte le contre-coup. Elle sent tout entière la passion produite dans le corps sans que pourtant elle l’éprouve elle-même[55].

En effet, sentant tout entière, elle localise la passion dans l’organe qui a reçu le coup et qui souffre. Si elle éprouvait elle-même la souffrance, comme elle est présente tout entière dans tout le corps, elle ne pourrait localiser la souffrance dans un organe ; elle éprouverait tout entière la souffrance ; elle ne la rapporterait pas à telle partie du corps, mais à toutes en général : car elle est présente partout dans le corps. Le doigt souffre, et l’homme sent cette souffrance, parce que c’est son doigt. On dit que l’homme souffre du doigt, comme on dit qu’il est bleu parce que ses yeux sont de cette couleur. C’est donc la même chose qui éprouve la passion et la souffrance, à moins que, par le mot souffrance, on ne désigne à la fois la passion et la sensation qui en est la suite ; dans ce cas, on veut dire uniquement par là que l’état de souffrance est accompagné de sensation. La sensation même n’est pas la souffrance, mais la connaissance de la souffrance. La puissance qui connaît doit être impassible pour bien connaître et bien indiquer ce qui est perçu[56]. Car si la faculté qui doit indiquer les passions pâtit elle-même, où elle ne les indiquera pas, où elle les indiquera mal.

XX. Il résulte de ce qui précède que c’est dans la partie commune et dans le corps vivant qu’il faut placer l’origine des appétits : (ἐπιθυμίαι). Désirer une chose et la rechercher n’appartient pas à un corps qui serait dans un état quelconque [qui ne serait pas vivant]. D’un autre côté, ce n’est pas l’âme qui recherche les saveurs douces ou amères, c’est le corps. Or le corps, par cela même qu’il n’est pas simplement un corps [qu’il est un corps vivant], se meut beaucoup plus que l’âme et est obligé de rechercher mille objets pour satisfaire ses besoins : il lui faut tantôt des saveurs douces, tantôt des saveurs amères, tantôt de l’humidité, tantôt de la chaleur, toutes choses dont il ne se soucierait pas s’il était seul. Comme la souffrance est accompagnée de connaissance, l’âme, pour éviter l’objet qui cause la souffrance, fait un effort qui constitue l’aversion (φυγή), parce qu’elle perçoit la passion éprouvée par l’organe, qui se contracte pour échapper à l’objet nuisible. Ainsi, tout ce qui se passe dans le corps est connu par la sensation et par cette partie de l’âme que nous appelons nature et qui donne au corps un vestige de l’âme. D’un côté, à la nature se lie l’appétit, qui a son origine dans le corps et qui, dans la nature, atteint son plus haut degré[57]. D’un autre côté, la sensation engendre l’imagination, à la suite de laquelle l’âme satisfait le besoin, ou bien s’abstient et se retient, sans écouter le corps qui a donné naissance à l’appétit ni la faculté qui l’a ressenti ensuite[58].

Pourquoi reconnaître ainsi deux espèces d’appétit au lieu d’admettre qu’il n’existe d’appétit que dans le corps vivant ? C’est qu’autre chose est la nature, autre chose le corps auquel elle donne la vie. La nature est antérieure au corps puisque c’est elle qui l’organise en le façonnant et en lui donnant sa forme ; il en résulte que l’origine de l’appétit n’est pas dans la nature, mais dans les passions du corps vivant : s’il souffre, il aspire à posséder les choses contraires à celles qui le font souffrir, à faire succéder le plaisir à la douleur, la satiété au besoin. La nature, comme une mère, devine les désirs du corps qui a pâti, tâche de le diriger et de le ramener à elle ; or, en cherchant à le satisfaire, elle partage par là même ses appétits, elle se propose d’atteindre les mêmes fins. On peut donc dire que le corps a par lui-même des appétits, des penchants ; que la nature n’en a qu’à la suite du corps et à cause de lui ; que l’âme enfin est une puissance indépendante qui accorde ou refuse à l’organisme ce qu’il désire.

XXI. L’observation des divers âges montre que c’est bien l’organisme qui est l’origine des appétits. En effet, ceux-ci varient selon que l’homme est enfant ou adolescent, malade ou bien portant. Cependant, la concupiscence (τὸ ἐπιθυμητιϰὸν) reste toujours la même. Donc ce sont les variations de l’organisme qui produisent les variations des appétits. Mais la concupiscence n’est pas toujours éveillée tout entière par l’excitation du corps, quoique celle-ci subsiste jusqu’à la fin. Souvent, avant même d’avoir délibéré, l’âme ne veut pas permettre au corps de boire ni de manger, quoique l’organisme le désire aussi vivement que possible. Souvent aussi la nature elle-même ne consent point à satisfaire l’appétit du corps, parce que cet appétit ne lui semble pas naturel et que seule elle peut décider quelles choses sont conformes ou contraires à la nature. Si l’on répond que le corps par ses divers états suggère à la concupiscence des appétits divers, on n’explique pas comment les différents états du corps peuvent inspirer à la concupiscence des appétits différents, puisqu’alors ce n’est pas elle-même qu’elle travaille à satisfaire. Car ce n’est pas pour elle-même, c’est pour l’organisme que la concupiscence recherche les aliments, l’humidité ou la chaleur, le mouvement, les évacuations ou la satisfaction de la faim.

XXII. Faut-il aussi distinguer dans les végétaux quelque chose qui soit la propriété de leurs corps et une puissance qui le leur donne ? — Sans doute. Ce qu’est en nous la concupiscence, la puissance végétative (τὸ φυτιϰόν) l’est en eux.

La Terre possède aussi une pareille puissance, puisqu’elle a une âme ; et c’est d’elle que les végétaux tiennent leur puissance végétative. On pourrait avec raison demander d’abord quelle est cette âme qui réside dans la Terre. Procède-t-elle de la sphère de l’univers (que Platon paraît animer seule primitivement), en sorte qu’elle soit une irradiation de cette sphère sur la Terre ? Faut-il au contraire attribuer à la Terre une âme semblable à celle des astres, comme le fait Platon quand il appelle la Terre la première et la plus ancienne des divinités qui sont contenues dans l’intérieur du ciel[59] ? Pourrait-elle dans ce cas être une divinité si elle n’avait pas une âme ? Il est donc difficile de déterminer ce qu’il en est, et les paroles mêmes de Platon ne font ici qu’augmenter notre embarras au lieu de le diminuer.

D’abord, comment arriverons-nous à nous former sur cette question une opinion raisonnable ? On peut, d’après ce que la Terre engendre, conjecturer qu’elle possède la puissance végétative. Puisque l’on voit naître de la Terre même beaucoup d’animaux, pourquoi ne serait-elle pas elle-même un animal ? Étant d’ailleurs un grand animal et une partie considérable du monde, pourquoi ne posséderait-elle pas l’intelligence et ne serait-elle pas une divinité ? Puisque nous regardons chaque astre comme un animal, pourquoi ne regarderions-nous pas aussi comme un animal la Terre, qui est une partie de l’Animal universel ? On ne saurait admettre en effet qu’elle soit contenue extérieurement par une âme étrangère, qu’elle n’ait point d’âme intérieurement comme si elle était seule incapable d’avoir une âme en propre. Pourquoi les corps de feu [les astres] seraient-ils animés et un corps de terre ne le serait-il pas ? En effet, ce qui est de feu et ce qui est de terre est également corps. Il n’y a pas plus dans les astres que dans la Terre de nez, de chair, de sang, d’humeurs, quoiqu’elle soit plus variée que les astres et qu’elle se trouve composée de tous les corps. Si l’on affirme qu’elle est incapable de se mouvoir, on ne peut le dire que sous le rapport du mouvement local. [Car elle est capable de se mouvoir sous ce rapport qu’elle peut sentir[60].]

Mais comment peut-elle sentir [demandera-t-on] ? — Comment peuvent sentir les astres [demanderons-nous à notre tour] ? Ce ne sont pas les chairs qui sentent ; il n’est pas nécessaire à l’âme d’avoir un corps pour sentir ; mais le corps a besoin de l’âme pour se conserver. Comme l’âme possède le jugement, elle a la faculté de juger les passions du corps quand elle y applique son attention.

Mais [demandera-t-on encore] quelles sont les passions qui sont propres à la Terre et qui peuvent être pour son âme des objets de jugement ? D’ailleurs [ajoutera-t-on], les plantes, considérées dans l’élément terrestre qui les constitue, ne sentent pas.

Examinons donc à quels êtres appartient la sensation, et par quoi elle s’opère. Voyons si la sensation peut avoir lieu même sans organes. Déterminons à quoi la sensation peut servir à la Terre, puisqu’elle ne lui sert pas à connaître : car la connaissance qui consiste dans la sagesse suffit aux êtres auxquels la sensation n’est d’aucune utilité. Peut-être refusera-t-on de nous accorder ce point. En effet, la connaissance des objets sensibles offre, outre l’utilité, quelque chose des agréments des Muses : telle est, par exemple, la connaissance du soleil et des autres astres ; la contemplation en est agréable par elle-même. C’est donc une des choses que nous aurons ensuite à considérer.

Nous avons à chercher d’abord si la Terre a des sens, à quels animaux il appartient de sentir, et comment s’opère la sensation. Il semble nécessaire de commencer par discuter les points douteux que nous avons indiqués, et d’examiner en général si la sensation peut s’opérer sans organes, et si les sens ont été donnés pour l’utilité, en admettant même qu’ils puissent procurer quelque autre avantage.

XXIII. Sentir les choses sensibles, c’est pour l’âme ou pour l’animal percevoir en saisissant les qualités inhérentes aux corps et en se représentant leurs formes[61]. L’âme doit donc percevoir les choses sensibles ou seule ou avec le corps. Si l’âme est seule, comment y parviendra-t-elle ? Pure et isolée, elle ne peut que concevoir ce qu’elle a en elle-même, elle ne peut que penser[62]. Pour qu’elle conçoive alors aussi des objets autres qu’elle-même, il faut qu’elle les ait saisis antérieurement, soit en leur devenant semblable, soit en se trouvant unie à quelque chose qui leur soit devenu semblable.

Il est impossible qu’en restant pure l’âme devienne semblable aux objets sensibles [par conséquent qu’elle les saisisse]. Comment en effet le point pourrait-il devenir semblable à la ligne ? La ligne intelligible elle-même ne saurait devenir conforme à la ligne sensible, non plus que le feu intelligible au feu sensible, l’homme intelligible à l’homme sensible. La nature même qui engendre l’homme ne saurait être identique à l’homme engendré. L’âme isolée, pût-elle saisir les objets sensibles, finira par s’appliquer à l’intuition des objets intelligibles, parce que, n’ayant rien pour saisir les premiers, elle les laissera échapper. En effet, quand l’âme aperçoit de loin un objet visible, quoique ce soit la forme seule qui parvienne jusqu’à elle, cependant ce qui a commencé par être pour elle comme indivisible finit par constituer un sujet, soit couleur, soit figure, dont l’âme détermine la quantité.

Il ne suffit donc pas qu’il y ait l’âme et l’objet extérieur pour que la sensation soit possible] : car il n’y aurait là rien qui pâtit ; il doit y avoir un troisième terme qui pâtisse, c’est-à-dire qui reçoive la forme sensible (μορφή) ; il faut que ce troisième terme partage la passion de l’objet extérieur (συμπαθὲς), qu’il éprouve la même passion (ὁμοιοπαθὲς), qu’il soit de la même matière, et, d’un autre côté, que sa passion soit connue par un autre principe[63] ; il faut enfin que la passion garde quelque chose de l’objet qui la produit, sans lui être cependant identique. L’organe qui pâtit doit donc être d’une nature intermédiaire entre l’objet qui produit la passion et l’âme, entre le sensible et l’intelligible, et jouer ainsi le rôle de moyen terme entre deux extrêmes, recevant d’un côté, annonçant de l’autre, et devenant semblable également à tous les deux. Pour être l’instrument de la connaissance, l’organe doit n’être identique ni au sujet qui connaît, ni à l’objet qui est connu ; il doit devenir semblable à chacun d’eux, à l’objet extérieur parce qu’il pâtit, à l’âme qui connaît parce que la passion qu’il éprouve devient une forme (εἶδος). Pour parler exactement, les sensations ont lieu par les organes : c’est la conséquence du principe que nous avons avancé, savoir, que l’âme isolée du corps ne peut saisir rien de sensible. Quant à l’organe, il est ou le corps entier, ou une partie du corps destinée à remplir une fonction particulière ; c’est ce qui a lieu pour le tact, par exemple, ou la vue. Il est également facile de voir que les instruments des artisans jouent le rôle d’intermédiaires entre l’esprit qui juge et l’objet qui est jugé, et qu’ils servent à reconnaître les propriétés des substances. La règle, étant également conforme à l’idée d’être droit qui est dans l’esprit et à la propriété d’être droit qui se trouve dans le bois, sert d’intermédiaire à l’esprit de l’artisan pour juger si le bois qu’il travaille est droit.

C’est une autre question que d’examiner s’il faut que l’objet perçu soit en contact avec l’organe, ou si la sensation peut avoir lieu loin de l’objet sensible au moyen d’un intermédiaire : c’est le cas où du feu, par exemple, se trouve placé loin de notre corps, sans que le milieu pâtisse en aucune façon ; c’est encore le cas où, un vide se trouvant servir de milieu entre l’œil et la couleur, on peut se demander s’il suffit, pour voir, de posséder la puissance propre à l’organe[64]. Nous venons d’ailleurs d’établir que la sensation n’appartient qu’à l’âme qui se trouve dans le corps et qu’elle suppose des organes.

XXIV. Examinons maintenant si les sens nous sont donnés seulement dans un but d’utilité.

Si l’âme était séparée du corps, elle ne sentirait pas ; elle ne sent que lorsqu’elle est unie à un corps : c’est par le corps et pour lui qu’elle sent ; c’est de son commerce avec lui que résulte la sensation, soit que toute passion doive, quand elle est vive, arriver jusqu’à l’âme, soit que les sens aient été faits afin que nous prenions garde à ce qu’aucun objet n’approche trop de nous ou n’exerce sur nos organes une action assez forte pour les détruire. S’il en est ainsi, les sens ont été donnés dans un but d’utilité : car, s’ils servent aussi à acquérir des connaissances, ce n’est pas à l’être qui sait, mais à celui qui a besoin d’apprendre parce qu’il a le malheur d’être ignorant, ou de se souvenir parce qu’il est sujet à oublier ; on ne les trouve donc pas chez l’être qui n’a pas besoin d’apprendre et qui n’oublie pas[65].

Considérons quelles conséquences nous devons tirer de là pour la Terre, les astres, et surtout pour le ciel et le monde entier. D’après ce qui précède, les parties du monde qui pâtissent peuvent dans leurs relations avec d’autres parties posséder la sensation. Mais le monde entier, qui est tout à fait impassible dans ses relations avec lui-même, est-il capable de sentir ? Si, pour sentir, il faut qu’il y ait d’un côté l’organe et de l’autre l’objet sensible, le monde, qui comprend tout, ne peut avoir ni organe pour percevoir, ni objet extérieur à percevoir. Il faut donc lui accorder une espèce de sens intime (συναίσθησις), semblable au sens intime que nous avons nous-mêmes, et lui refuser la perception des autres objets. Car nous-mêmes, quand, en dehors de notre état habituel, nous percevons quelque chose dans notre corps, nous le percevons comme venu du dehors ; or, comme nous percevons non-seulement les objets extérieurs, mais encore une partie de notre corps par une autre partie du corps lui-même, qui empêche le monde de percevoir par la sphère des étoiles fixes la sphère des planètes, et, par cette dernière, la Terre avec les objets qui s’y trouvent ? Si ces êtres [les étoiles et les planètes] n’éprouvent pas les passions éprouvées par les autres êtres, qui empêche qu’ils n’aient aussi des sens différents ? La sphère des planètes ne peut-elle, non-seulement posséder la vue par elle-même, mais encore être l’œil destiné à transmettre à l’Âme universelle ce qu’il voit ? En supposant qu’elle n’éprouvât pas les autres passions, pourquoi ne verrait-elle pas comme voit un œil, puisqu’elle est lumineuse et animée ? Mais Platon dit que « le ciel n’a pas besoin d’yeux[66]. » Sans doute le ciel n’a rien à voir hors de lui, et par conséquent n’a pas besoin d’avoir des yeux comme nous ; mais il a en lui-même quelque chose à contempler : il peut se voir lui-même. Si l’on objecte qu’il lui est inutile de se voir, nous répondrons qu’il n’a pas été fait principalement dans ce but, et que, s’il se voit lui-même, c’est seulement une conséquence nécessaire de sa constitution naturelle. Rien n’empêche donc qu’il ne voie, puisqu’il est un corps diaphane.

XXV. Il semble que, pour voir et en général pour sentir, il ne suffit pas que l’âme possède les organes nécessaires ; il faut encore qu’elle soit disposée à accorder son attention aux choses sensibles. Mais il convient à l’Âme universelle d’être toujours appliquée à la contemplation des intelligibles, et, de ce qu’elle possédera faculté de sentir, il ne s’ensuit pas qu’elle l’exerce, parce qu’elle est tout entière à des objets d’une nature plus relevée. C’est ainsi que nous-mêmes, quand nous nous appliquons à la contemplation des intelligibles, nous ne remarquons ni les sensations de la vue, ni celles des autres sens ; et, en général, l’attention que nous accordons à une chose nous empêche de voir les autres. Vouloir percevoir une de ses parties par une autre, par exemple, se regarder soi-même, est, même en nous, une action superflue et vaine, si elle n’a un but. Contempler une chose extérieure parce qu’elle est belle, c’est encore le propre d’un être imparfait et sujet à pâtir. On a donc le droit de dire que, si sentir, entendre, goûter les saveurs, sont des distractions de l’âme qui s’attache aux objets extérieurs, le soleil et les autres astres ne peuvent voir et entendre que par accident. Il n’est point cependant déraisonnable d’admettre qu’ils se tournent vers nous par l’exercice des sens de la vue et de l’ouïe. Or, s’ils se tournent vers nous, ils doivent se souvenir des choses humaines. Il serait absurde qu’ils ne se souvinssent pas des hommes auxquels ils font du bien : comment en effet feraient-ils du bien, s’ils n’avaient aucun souvenir[67] ?

XXVI. Les astres connaissent nos vœux par l’accord et la sympathie qu’établit entre eux et nous l’harmonie qui règne dans l’univers[68] ; c’est de la même manière que nos vœux sont exaucés. La magie est également fondée sur l’harmonie de l’univers ; elle agit au moyen des forces qui sont liées les unes aux autres par la sympathie[69]. S’il en est ainsi, pourquoi n’accorderions-nous pas à la Terre la faculté de sentir ? — Mais quelles sensations lui reconnaîtrons-nous ? — D’abord, pourquoi ne lui attribuerions-nous pas le tact, soit qu’une partie sente l’état d’une autre partie et que la sensation soit transmise à la puissance dirigeante, soit que la Terre tout entière sente le feu et les autres choses semblables : car, si l’élément terrestre est inerte, il n’est cependant pas insensible[70]. La Terre sentira donc les grandes choses et non celles de peu d’importance. — Mais pourquoi sentira-t-elle ? C’est qu’il est nécessaire que la Terre, ayant une âme, n’ignore pas les mouvements les plus forts. Rien n’empêche que la Terre ne sente aussi pour bien disposer par rapport aux hommes tout ce qui dépend d’elle. Or, elle disposera toutes ces choses convenablement par les lois de la sympathie. Elle peut entendre et exaucer les prières qui lui sont adressées, mais d’une autre manière que nous ne le faisons nous-mêmes. Elle peut encore exercer d’autres sens dans ses relations, soit avec elle-même, soit avec les choses étrangères, par exemple, avoir la sensation des odeurs et celle des saveurs perçues par les autres êtres. Peut-être a-t-elle besoin de percevoir les odeurs des liquides pour remplir ses fonctions providentielles à l’égard des animaux et pour prendre soin de son propre corps.

Il ne faut cependant pas réclamer pour elle des organes semblables aux nôtres. Les organes, en effet, ne sont pas semblables dans tous les animaux. Ainsi, tous n’ont pas des oreilles pareilles, et ceux qui n’ont pas d’oreilles perçoivent cependant les sons. Comment la Terre verra-t-elle, si la lumière lui est nécessaire pour voir ? car il ne faut pas réclamer pour elle des yeux. Ayant précédemment accordé qu’elle possède la puissance végétative[71], nous devons accorder comme conséquence que cette puissance est primitivement par son essence une espèce d’esprit (πνεῦμα)[72] : or, pourquoi refuserions-nous d’admettre que cet esprit soit diaphane ? Nous devons admettre qu’il est diaphane [en puissance], parce qu’il est esprit ; et qu’il est diaphane en acte, parce qu’il est illuminé par la sphère céleste. Il n’est donc ni impossible ni incroyable que l’âme de la Terre possède la vue. Il faut en outre se rappeler qu’elle n’est point l’âme d’un corps vil, qu’elle doit être par conséquent une déesse. En tout cas, cette âme doit être éternellement bonne.

XXVII. Si la Terre communique aux végétaux la puissance d’engendrer et de croître, elle possède en elle-même cette puissance et elle en donne seulement un vestige aux végétaux qui lui doivent toute leur fécondité et sont en quelque sorte la chair vivante de son corps. Elle leur donne ce qu’il y a de meilleur en eux, ce qui fait la différence d’une plante inhérente à la terre et d’une branche qu’on en a coupée : la première est une plante véritable ; la seconde n’est qu’un morceau de bois. — Que communique donc au corps de la Terre l’âme qui y préside ? — Pour le voir, il suffit de remarquer la différence qu’il y a entre un morceau de terre inhérent au sol et un morceau qu’on en a détaché. Il est également facile de reconnaître que les pierres grossissent tant qu’elles sont dans le sein de la terre, tandis qu’elles restent toujours dans le même état quand elles en ont été arrachées. Chaque chose a donc en elle un vestige de la Puissance végétative universelle (τὸ πᾶν φυτιϰόν) répandue dans toute la Terre et n’appartenant en propre à aucune de ses parties. Quant à la Puissance sensitive de la Terre, elle n’est pas mêlée à son corps [comme la puissance végétative] ; elle l’assiste seulement ; Enfin, la Terre a aussi une Âme supérieure aux puissances précédentes, et une Intelligence, Âme et Intelligence auxquelles les hommes qui sont conduits par leur nature et par l’inspiration divine à nous révéler ces choses donnent les noms de Cérès et de Vesta[73].

XXVIII. En voici assez sur ce sujet. Revenons à la question que cette digression nous a fait abandonner. Examinons si, ayant déjà admis que les Appétits, les douleurs et les plaisirs (considérés non comme sentiments, mais comme passions) ont leur origine dans la constitution du corps organisé et vivant[74], nous devons assigner la même origine à la puissance irascible (τὸ θυμοειδές). Dans ce cas, plusieurs questions se présentent : La Colère (θυμὸς) appartient-elle à l’organisme entier ou seulement à un organe particulier, soit au cœur disposé de telle manière[75], soit à la bile, en tant que celle-ci est une partie du corps vivant ? La colère est-elle différente du principe qui donne au corps un vestige de l’âme[76], ou bien est-elle une puissance individuelle, qui ne dépend d’aucune autre puissance, irascible ou sensitive ?

La puissance végétative présente dans tout le corps y fait pénétrer partout un vestige de l’âme. C’est donc au corps entier que se rapportent la souffrance, la volupté, et le désir des aliments[77]. Quoiqu’il n’y ait rien de déterminé au sujet de l’amour physique, admettons qu’il ait son siége dans les organes destinés à le satisfaire[78]. Admettons aussi que le foie soit le siége de la Concupiscence, parce que c’est là surtout qu’agit la puissance végétative qui imprime au foie et au corps entier un vestige de l’âme, enfin parce que c’est du foie que part l’action qu’elle exerce[79].

Quant à la Colère, il faut chercher ce qu’elle est, quelle puissance de l’âme elle constitue, si c’est elle qui donne au cœur un vestige de sa propre puissance, s’il y a une autre force capable de produire le mouvement qui se fait sentir dans l’animal, enfin si c’est, non le vestige de la colère, mais la colère même qui siége dans le cœur.

D’abord, en quoi consiste la Colère ? — Nous sommes irrités quand on nous maltraite nous-mêmes ou qu’on maltraite une personne qui nous est chère, en général quand nous voyons commettre une indignité. La colère implique donc sensation et même intelligence à un certain degré. — On pourrait en conclure que la colère a son origine dans un autre principe que la puissance végétative. Il y a, en effet, certaines dispositions du corps qui nous rendent irascibles, comme d’avoir le sang bouillant, d’être bilieux : car on est moins irascible quand on a le sang-froid. D’un autre côté, les animaux s’irritent, indépendamment de la constitution de leur corps, quand on les menace. — Mais ces faits conduisent encore à rapporter la colère à la disposition du corps et au principe qui préside à la constitution de l’animal (σύστασις τοῦ ζώου). Puisque les mêmes hommes sont plus irascibles quand ils sont malades que quand ils se portent bien, étant à jeun que rassasiés, évidemment on doit rapporter la colère ou son principe au corps organisé et vivant. En effet, les élans de la colère sont excités par le sang ou la bile, qui sont des parties vivantes de l’animal : dès que le corps souffre, le sang bouillonne ainsi que la bile, et il se produit une sensation qui éveille l’imagination ; celle-ci instruit l’âme de l’état de l’organisme et la dispose à attaquer ce qui cause la souffrance. D’un autre côté, quand l’âme raisonnable juge qu’on nous fait une injustice, elle s’émeut, n’y eût-il même alors dans le corps aucune disposition à la colère. Cette affection semble donc nous avoir été donnés par la nature pour nous faire repousser d’après les ordres de la raison ce qui nous attaque et nous menace. Ainsi, ou bien la puissance irascible s’émeut en nous d’abord sans le concours de la raison et elle lui communique ensuite sa disposition par l’intermédiaire de l’imagination ; ou bien la raison entre d’abord en action et elle communique en› suite son impulsion à la partie qui à une nature irascible[80]. Il en résulte que dans les deux cas[81] la colère à son origine dans la puissance végétative et générative, qui, en organisant le corps, l’a rendu capable de rechercher ce qui est agréable, de fuir ce qui est pénible : en plaçant la bile amère dans l’organisme, en lui donnant un vestige de l’âme, elle lui a communiqué l’acuité de s’émouvoir en présence des objets nuisibles, de chercher, après avoir été lésée, a léser les autres choses et à les rendre semblables à elle-même[82]. Ce qui prouve que la colère est un vestige de l’âme. vestige dont l’essence est la même que celle de la concupiscence, c’est que ceux qui recherchent moins les objets agréables au corps, qui méprisent même le corps, sont moins portés à s’abandonner aux aveugles transports de la colère. Si les végétaux ne possèdent pas l’appétit irascible, quoiqu’ils aient la puissance végétative, c’est qu’ils n’ont ni sang ni bile. Ce sont ces deux choses qui, en l’absence de la sensation, rendent l’être capable de bouillir d’indignation ; en s’y joignant, la sensation produit en lui un élan qui le porte à combattre l’objet nuisible. Si l’on divisait en Concupiscence et en Colère la partie irraisonnable de l’âme, que l’on regardât la première comme la puissance végétative, et l’autre, au contraire, comme un vestige de la puissance végétative, vestige résidant soit dans le cœur, soit dans le sang, soit dans tous les deux, on n’aurait pas de membres opposés dans cette division, parce que le second procéderait du premier[83]. Mais rien n’empêche de regarder les deux membres de cette division, la Concupiscence et la Colère, comme deux puissances dérivées d’un même principe [la puissance végétative]. En effet, quand on divise les Appétits (τὰ ὀρεϰτιϰὰ), on considère leur nature et non l’essence dont ils dépendent. Cette essence en même n’est pas l’appétit ; elle le complète seulement, en mettant en harmonie avec elle l’acte qui provient de l’appétit. Il est d’ailleurs raisonnable de donner le cœur pour siége au vestige de l’âme qui constitue la colère : car le cœur n’est pas le siége de l’âme, mais la source du sang disposé de telle manière [c’est-à-dire du sang artériel][84].

XXIX. Si le corps ressemble à un objet échauffé plutôt qu’à un objet éclairé[85], pourquoi, quand l’âme raisonnable l’a quitté, n’a-t-il plus rien de vital ? — Il conserve quelque chose de vital, mais pour peu de temps : ce vestige ne tarde pas à disparaître, comme s’évanouit la chaleur d’un objet quand il est éloigné du feu. Ce qui prouve qu’après la mort il reste encore dans le corps quelque vestige de vie, c’est que des poils naissent sur le corps de personnes mortes, que leurs ongles poussent, que des animaux, après avoir été coupés en plusieurs morceaux, se meuvent encore quelque temps[86]. D’ailleurs, si la vie [végétative] disparaît avec l’âme raisonnable, il ne s’ensuit pas que ces deux choses [l’âme raisonnable et l’âme végétative] ne soient pas différentes. Quand le soleil disparaît, il fait disparaître avec lui non-seulement la lumière qui l’entoure immédiatement et lui est suspendue, mais encore la clarté que les objets reçoivent de cette lumière et qui en est complètement différente.

Mais ce qui disparaît ainsi s’en va-t-il seulement ou périt-il ? Telle est la question qu’on peut se poser pour la lumière qui est dans les objets éclairés [et les colore], ainsi que pour la vie qui se trouve dans le corps et que nous appelons la vie propre au corps. Évidemment, il ne reste rien de la lumière dans les objets qui ont été éclairés. Mais la question est de décider si la lumière qui était en eux remonte à sa source ou est anéantie[87]. Comment serait-elle anéantie, si antérieurement elle était quelque chose de réel ? Qu’était-elle donc réellement ? Elle était la couleur des corps mêmes dont émane aussi la lumière. Ces corps étant périssables, leur lumière périt avec eux : car on ne demande pas ce qu’est devenue la couleur du feu qui s’est éteint, pas plus qu’on ne s’inquiète de ce qu’est devenue sa figure. — Mais, dira-t-on, la figure n’est qu’une manière d’être, comme l’état de la main ouverte ou fermée, tandis que la couleur est au contraire dans la même condition que la qualité de doux. Or, qui empêche que le corps doux ou le corps odorant ne périssent sans que la douceur ou que l’odeur périssent ? Ne peuvent-elles subsister dans d’autres corps sans y être senties, parce que les corps qui participent à ces qualités ne sont pas de nature à laisser sentir les qualités qu’ils possèdent ? Qui empêche que la lumière ne subsiste également après la destruction des corps qu’elle colorait, mais en cessant d’être réfléchie, à moins qu’on ne voie par l’esprit que ces qualités-là ne subsistent en aucun sujet ? Si nous admettions cette opinion, nous serions obligés d’admettre aussi que les qualités sont indestructibles, qu’elles ne sont pas engendrées dans la constitution des corps, que les couleurs ne sont pas produites par les raisons séminales (οἱ λόγοι οἱ ἐν σπέρμασι) ; que, ainsi que cela a lieu pour le plumage changeant de certains oiseaux, les raisons séminales non-seulement réunissent ou produisent les couleurs des objets, mais encore se servent de celles dont l’air est rempli, et qui sont dans l’air sans s’y trouver telles qu’elles nous apparaissent dans les corps. — En voici assez sur cette question.

Si, tant que les corps subsistent, la lumière qui les colore leur reste attachée et ne se sépare pas d’eux, pourquoi ne se mouvrait-elle pas, ainsi que ce qui peut émaner d’elle, avec le corps auquel elle est attachée, quoiqu’on ne la voie point s’éloigner, pas plus qu’on ne la voit s’approcher ? Nous aurons donc à examiner ailleurs si les puissances qui tiennent le second rang dans l’âme restent toujours attachées à celles qui leur sont supérieures, et ainsi de suite, ou si chacune d’elles subsiste par elle-même et peut continuer de subsister en elle-même quand elle est séparée des puissances supérieures, ou enfin si, aucune partie de l’âme ne pouvant être séparée des autres, toutes ensemble forment une âme qui soit à la fois une et multiple, mais d’une manière qui reste à déterminer.

Que devient cependant ce vestige de vie que l’âme imprime au corps et que celui-ci s’approprie ? S’il appartient à l’âme[88], il la suivra, puisqu’il n’est pas séparé de l’essence de l’âme[89]. S’il est la vie du corps, il est soumis aux mêmes conditions que la couleur lumineuse des corps [il périt avec eux]. Il faut en effet considérer si la vie peut exister sans l’âme, ou si au contraire la vie n’existe que des que l’âme est présente et qu’elle agit sur le corps[90].


XXX[91]. Nous avons montré que la mémoire est inutile aux astres ; nous leur avons accordé des sens[92], savoir la vue et l’ouïe, le pouvoir d’entendre les prières que nous adressons au Soleil[93] et que d’autres hommes adressant aussi à d’autres astres, parce que ces hommes sont persuadés qu’ils peuvent en obtenir une foule de choses ; ils croient même les obtenir si facilement qu’ils leur demandent de concourir non-seulement à des actions qui sont justes, mais encore à d’autres qui sont injustes. Il nous reste donc à examiner les questions que soulève ce dernier point.

Ici, en effet, s’offrent des questions importantes et souvent traitées, surtout par ceux qui ne peuvent souffrir qu’on regarde les dieux comme les complices ou les auteurs d’actes honteux, par exemple de folles amours et d’adultères[94]. Pour cette raison, ainsi que pour ce que nous avons dit plus haut de la mémoire des astres, nous avons à examiner la nature de l’influence qu’ils exercent. En effet, s’ils exaucent nos vœux sans le faire sur-le-champ, s’ils nous accordent ce que nous demandons après un temps quelquefois fort long, il faut qu’ils se souviennent des vœux que nous leur adressons : or, précédemment nous leur avons refusé la mémoire. Quant aux bienfaits qu’ils accordent aux hommes, nous avons dit que les choses se passaient comme si ces bienfaits étaient accordés par Vesta, c’est-à-dire par la Terre, à moins qu’on ne prétende que la Terre seule accorde des bienfaits aux hommes[95].

Nous avons donc deux points à examiner : nous avons d’abord à expliquer que si nous attribuons de la mémoire aux astres, c’est comme nous l’entendons [§ 421, et non pour la raison pour laquelle d’autres leur en accordent ; nous avons ensuite à montrer qu’on a tort de les regarder comme auteurs de mauvaises actions. Pour cela nous essaierons, comme c’est le devoir de la philosophie, de réfuter les plaintes formées contre les dieux qui résident dans le ciel et contre l’univers qu’on accuse également, s’il faut toutefois accorder quelque créance à ceux qui prétendent que le ciel peut être charmé (γοητεύεσθαι) par l’art d’hommes audacieux[96] ; enfin, nous déterminerons aussi comment s’exerce le ministère des démons [§ 43], à moins que la solution des questions précédentes n’entraîne aussi celle de ce dernier point.

XXXI. Considérons en général les actions et les passions qui sont produites dans l’univers, soit par la nature, soit par l’art. Dans les œuvres de la nature, il y a action du tout sur les parties, des parties sur le tout, et des parties sur les parties. Dans les œuvres de l’art, tantôt l’art achève seul ce qu’il a commencé, tantôt il a recours aux forces naturelles pour accomplir avec leur aide certaines opérations. Dans l’univers, il y a une action exercée par le ciel soit sur le ciel lui-même, soit sur ses parties. En effet, le ciel, en se mouvant, prend lui-même des positions différentes et en fait prendre aux parties qu’il renferme, soit à celles qui sont entraînées dans son mouvement circulaire, soit à celles qui agissent sur la terre. Les actions que produisent et les passions qu’éprouvent les parties de l’univers dans leurs relations avec d’autres parties sont faciles à reconnaître : telles sont les positions que prend le soleil et l’influence dont il jouit par rapport aux autres astres et par rapport à la terre, l’action qu’il exerce conjointement avec les autres astres sur les éléments, enfin les relations qu’ont entre elles les choses qui se trouvent soit dans la terre, soit dans les autres éléments. Tous ces points semblent mériter d’être discutés chacun en particulier.

Les beaux-arts, tels que l’architecture et les autres arts du même genre, atteignent leur but par leurs propres forces. La médecine, l’agriculture, et les autres professions analogues, obéissent aux lois de la nature, et secondent la production de ses œuvres pour que celles-ci soient ce qu’elles doivent être. Quant à la rhétorique, à la musique, et aux arts d’agrément qui, en modifiant les affections des hommes[97], les rendent meilleurs ou les dépravent, il y a lieu de chercher combien il existe d’arts de ce genre et quelle est leur puissance. Enfin, dans toutes ces choses, il faut examiner ce qui peut nous être utile pour la question que nous traitons, et, autant que c’est possible, découvrir les causes des faits.

Le cours des astres agit en disposant de différentes manières d’abord les astres et les choses que le ciel contient, puis les êtres terrestres dont il modifie non-seulement les corps, mais encore les âmes ; il est également évident que chaque partie du ciel exerce de l’influence sur les choses terrestres et inférieures. Nous verrons plus loin si les choses inférieures exercent à leur tour quelque action sur les choses supérieures. Pour le moment, accordant que les faits admis par tous ou du moins par la plupart sont ce qu’ils paraissent être, nous avons à essayer d’expliquer comment ils sont produits, en remontant à leur origine. Il ne faut pas dire en effet que toutes choses ont pour causes le chaud et le froid seulement, avec les autres qualités qu’on nomme les qualités premières des éléments, ou avec celles qui dérivant de leur mélange[98] ; il ne faut pas non plus prétendre que le Soleil produit tout par la chaleur, et tel autre astre [Saturne] par le froid. Que serait le froid dans le ciel, dans un corps igné, dans le feu, qui n’a rien d’humide[99] ? Joignez à cela que de cette manière il serait impossible de reconnaître la différence des astres. Il est d’ailleurs beaucoup de faits que nous ne saurions leur rapporter. Si l’on attribue à l’influence des astres les différences des caractères, parce qu’on suppose qu’elles proviennent du tempérament dans lequel il y a un excès de chaleur ou de froid, comment pourra-t-on par de pareilles causes expliquer la haine, l’envie, la méchanceté[100] ? Admettons cependant qu’on le puisse, comment alors expliquera-t-on par les mêmes causes la bonne et la mauvaise fortune, la pauvreté et la richesse, la noblesse des pères et des enfants, la découverte de trésors[101] ? On pourrait-citer mille faits également étrangers à l’influence que les qualités corporelles des éléments exercent soit sur les Corps, soit sur les âmes des animaux.

Il ne faut pas non plus attribuer soit à une décision volontaire, soit à des délibérations de l’univers et des astres, les choses qui arrivent aux êtres placés dans la région sublunaire. Il n’est pas permis de penser que les dieux dirigent le cours des événements de telle sorte que les uns deviennent voleurs, que d’autres réduisent leurs semblables à l’esclavage, que ceux-ci percent les murs ou commettent des sacriléges, que ceux-là soient lâches, efféminés dans leur conduite et infâmes dans leurs mœurs[102]. Favoriser ces crimes est indigne non-seulement des dieux, mais encore d’hommes de la vertu la plus ordinaire. D’ailleurs, quels êtres iraient s’occuper de favoriser des vices et des forfaits dont ils ne sauraient recueillir aucun fruit ?

XXXII. Puisque nous n’expliquons pas par des causes physiques (σωματιϰαῖς αἰτίαις) ni par des déterminations volontaires (προαιρέσεσι) l’influence que le ciel exerce extérieurement sur nous, sur les autres animaux, et en général sur les choses terrestres, à quelle autre cause pouvons-nous raisonnablement la rapporter ? D’abord, il faut admettre que cet univers est un animal un (ζῶον ἕν), qui renferme en lui-même tous les animaux[103], et qu’il y a en lui une âme une (ψυχὴ μία), qui se communique à toutes ses parties, c’est-à-dire à tous les êtres qui sont des parties de l’univers. Or, tout être qui se trouve contenu dans le monde sensible est une partie de l’univers : d’abord il en est une partie par son corps, sans aucune restriction ; ensuite il en est encore une partie par son âme, mais seulement en tant qu’il participe à la Puissance naturelle et végétative] de l’Âme universelle. Les êtres qui ne participent qu’à [la Puissance naturelle et végétative] de l’Âme universelle sont complètement des parties de l’univers[104]. Ceux qui participent à une autre Âme [à la Puissance supérieure de l’Âme universelle] ne sont pas complètement des parties de l’univers [ils sont indépendants par leur âme raisonnable] ; mais ils éprouvent des passions par l’action des autres êtres, en tant qu’ils ont quelque chose de l’univers [en tant que, par leur âme irraisonnable, ils participent à la Puissance naturelle et végétative de l’univers] et en proportion même de ce qu’ils ont ainsi de l’univers. Cet univers est donc un animal un et sympathique à lui-même[105]. Les parties qui semblent éloignées n’en sont pas moins proches, comme, dans chaque animal, les cornes, les ongles, les doigts, les organes éloignés les uns des autres, ressentent, malgré l’intervalle qui les sépare, l’affection éprouvée par l’un d’eux[106]. En effet, dès que des parties sont semblables, lors même qu’elles se trouvent séparées par un intervalle au lieu d’être placées les unes à côté des autres, elles sympathisent en vertu de leur similitude, et l’action de celle qui est éloignée se fait sentir à toutes les autres. Or, dans cet univers, qui est un animal et qui forme un être un, il n’est point de chose assez éloignée par la place qu’elle occupe pour n’être pas proche à cause de la nature de cet être que son unité rend sympathique à lui-même. Quand l’être qui pâtit est semblable à celui qui agit, il éprouve une passion conforme à sa nature ; s’il en est différent, il éprouve une passion étrangère à sa nature et pénible. Il n’est pas étonnant que, quoique l’univers soit un, une de ses parties puisse exercer sur une autre une action nuisible, puisqu’il nous arrive souvent à nous-mêmes qu’une de nos parties en blesse une autre par son action, que la bile, par exemple, mettant la colère en mouvement, écrase et déchire par suite quelque autre partie du corps[107]. Or, on retrouve dans l’univers quelque chose d’analogue à la bile qui excite la colère[108], ainsi qu’aux autres parties qui composent le corps de l’homme. Il y a également dans les végétaux certaines choses qui font obstacle à d’autres et qui même les détruisent. Or le monde forme non-seulement un animal, mais encore une pluralité d’animaux : chacun d’eux, en tant qu’il ne fait qu’un avec l’univers, est conservé par lui ; mais, en tant qu’il entre en relations avec la foule des autres animaux, il en peut blesser un ou en être blessé, le faire servir à son usage ou s’en nourrir, parce qu’il en diffère autant qu’il lui ressemble, que le désir naturel de sa conservation le porte à s’approprier ce qui lui est conforme et à détruire dans son propre intérêt ce qui lui est contraire. Enfin, chaque être, en remplissant son rôle dans l’univers, est utile à ceux qui peuvent profiter de son action, blesse ou détruit ceux qui ne peuvent la supporter : ainsi les végétaux sont desséchés par le passage du feu, les petits animaux sont entraînés ou foulés par les grands. Cette génération et cette corruption, cette amélioration et cette détérioration des choses rendent facile et naturelle la vie de l’univers considéré comme un seul animal. En effet, il n’était pas possible que les êtres particuliers qu’il contient vécussent comme s’ils étaient seuls, qu’ils eussent leur fin en eux-mêmes et ne servissent qu’à eux-mêmes : puisqu’ils ne sont que des parties, ils doivent, comme tels, concourir à la fin du tout dont ils sont les parties ; enfin, comme ils sont différents, ils ne sauraient conserver chacun leur vie propre, parce qu’ils sont contenus dans l’unité de la vie universelle ; ils ne sauraient non plus demeurer tout à fait dans le même état, parce que l’univers doit posséder la permanence et que, pour lui, la permanence consiste à être toujours en mouvement.

XXXIII. Comme le mouvement circulaire du monde n’a rien de fortuit, qu’il est produit conformément à la Raison[109] de ce grand animal, il devait y avoir en lui accord entre ce qui pâtit et ce qui agit ; il devait aussi y avoir un ordre qui coordonnât les choses les unes avec les autres, de telle sorte qu’à chacune des phases du mouvement circulaire du monde correspondit telle ou telle disposition dans les êtres qui y sont soumis, comme s’ils formaient une seule danse dans un chœur varié[110]. Pour nos danses, on explique facilement les choses qui concourent extérieurement à la danse, et qui varient pour chaque mouvement, comme les sons de la flûte, les chants et les autres circonstances qui s’y rattachent ; mais il n’est pas aussi aisé de concevoir les mouvements de celui qui danse en se conformant nécessairement à chaque figure, accompagne, qui prend les poses diverses indiquées par la musique, élève un membre, en abaisse un autre, fait mouvoir celui-ci et laisse reposer celui-là dans une attitude différente. Le danseur a sans doute les yeux fixés sur un autre but pendant que ses membres éprouvent des affections conformes à la danse, concourent à la produire, et en complètent l’ensemble. Aussi, l’homme instruit dans l’art de la danse pourra expliquer pourquoi, dans telle figure, tel membre est levé, tel autre courbé, celui-ci caché, celui-là abaissé, non que le danseur délibère sur ces différentes attitudes, mais parce que, dans le mouvement général de son corps, il regarde telle posture comme nécessaire à tel membre pour remplir son rôle dans la danse. C’est de la même manière que les astres produisent certains faits et en annoncent d’autres, que le monde entier réalise sa vie universelle en faisant mouvoir les grandes parties qu’il renferme, en en changeant sans cesse les figures, de telle sorte que les diverses positions des parties, leurs relations entre elles déterminent le reste, et que les choses se passent comme dans un mouvement exécuté par un seul animal. Ainsi, tel état est produit par telles attitudes, telles positions, telles figures, tel autre état par telle autre espèce de figures, etc. Par suite, les auteurs de ce qui arrive ne semblent pas être ceux qui reçoivent les figures, mais celui qui donne les figures, et celui qui donne les figures ne fait pas une chose en s’occupant d’une autre, parce qu’il n’agit pas sur quelque chose de différent de lui-même : il est lui-même toutes les choses qui sont faites ; il est ici les figures [formées par le mouvement universel], là les passions qui en résultent dans l’animal mû de cette manière, composé et constitué ainsi par la nature, actif et passif tout à la fois par l’effet de lois nécessaires.

XXXIV. Si nous accordons que nous subissons l’influence de l’univers par un des éléments de notre être, c’est par celui qui fait partie du corps de l’univers [par notre corps], et non par tous ceux qui nous composent ; par conséquent, l’univers qui nous entoure ne doit exercer sur nous qu’une influence limitée. Nous ressemblons sous ce rapport à des serviteurs sages qui savent à la fois exécuter les ordres de leurs maîtres et garder leur liberté, en sorte qu’ils sont traités d’une manière moins despotique parce qu’ils ne sont pas esclaves, qu’ils ne cessent pas complètement de s’appartenir à eux-mêmes.

Quant à la différence qui se trouve dans les figures formées par les astres, elle ne pouvait pas ne pas être ce qu’elle est, parce que les astres ne s’avancent pas avec une vitesse égale dans leur cours. Comme ils se meuvent selon les lois de la raison, que leurs positions relatives constituent les diverses attitudes de ce grand animal [qui est le monde], et que les choses qui arrivent ici-bas sont liées par les lois de la sympathie à celles qui arrivent là-haut, il convient de chercher si les choses terrestres sont les conséquences des choses célestes auxquelles elles sont conformes, ou bien si les figures possèdent une puissance efficace, et, dans ce dernier cas, si toutes les figures possèdent cette puissance, ou s’il n’y a que les figures formées par les astres : car la même figure n’a pas la même signification et n’exerce pas la même action dans des choses différentes, parce que chaque être semble avoir sa nature propre. On peut dire que la configuration de certaines choses n’est autre que ces choses disposées de telle manière, que la configuration d’autres choses est la même disposition avec une autre figure. Mais, s’il en est ainsi, ce n’est plus aux figures, c’est aux choses figurées, ou plutôt aux choses identiques par leur essence et différentes par leurs figures, que nous accorderons de l’influence ; nous reconnaîtrons aussi une influence différente à l’objet qui ne diffère des autres que par la place qu’il occupe.

Mais en quoi consiste cette influence ? Consiste-t-elle dans une signification ou dans une action ? — Dans beaucoup de cas, nous accorderons au composé, c’est-à-dire à la chose figurée, une action et une signification ; dans d’autres cas, nous n’admettrons qu’une simple signification. En second lieu, nous attribuerons aussi aux figures et aux choses figurées des puissances qui leur sont propres : car si, dans les danseurs, la main a quelque puissance ainsi que les autres membres, les figures ont une puissance bien plus grande. Enfin, le troisième rang pour la puissance appartient aux choses qui suivent les figures en les exécutant, comme les suivent les membres des danseurs et les parties qui composent ces membres : c’est ainsi que les nerfs et les veines de la main sont contractés par les mouvements de cet organe et y participent.

XXXV. Comment donc s’exercent ces puissances ? (car il est nécessaire de revenir sur nos pas pour nous expliquer plus clairement.) Quelle différence offre tel triangle comparé à d’autres triangles ? Quelle action celui-ci exerce-t-il sur celui-là, comment l’exerce-t-il, et jusqu’où va-t-elle ? Telles sont les questions que nous avons à examiner, puisque nous ne rapportons pas aux corps des astres ni à leur volonté la production des choses d’ici-bas : nous ne la rapportons pas à leurs corps, parce que les choses qui arrivent ne sont pas de simples effets physiques ; nous ne la rapportons pas à leur volonté, parce qu’il est absurde que des dieux produisent par leur volonté des choses absurdes.

Rappelons-nous ce que nous avons déjà établi : l’univers est un animal un, sympathique à lui-même en vertu de son unité ; sa vie est réglée dans son cours par la Raison, elle est tout entière d’accord avec elle-même, elle n’a rien de fortuit, elle offre un seul ordre et une seule harmonie ; en outre, toutes les figures sont conformes chacune à une raison et à un nombre déterminé ; les deux parties de l’animal universel qui forment cette espèce de danse (nous parlons des figures qui s’y produisent, des parties qui y sont figurées ainsi que des choses qui en dérivent) sont l’acte même de cet univers. Ainsi, l’univers vit de la manière que nous avons déterminée, et ses puissances concourent à cet état selon la nature qu’elles ont reçue de la raison qui les a produites. Les figures sont en quelque sorte les raisons de l’animal universel, les intervalles de ses parties, les attitudes qu’elles prennent selon les lois du rhythme et selon la Raison de l’univers. Les êtres qui par leurs distances relatives produisent ces figures sont les membres divers de cet animal. Les puissances diverses de cet animal agissent sans délibération, comme ses membres, parce que délibérer est une opération étrangère à leur nature et à celle de cet animal. Aspirer à un but unique est le propre de l’animal qui est un ; mais il renferme en lui des puissances multiples ; or, toutes les volontés diverses aspirent au même but que la volonté unique de l’animal : car chaque partie désire quelqu’un des objets divers qu’il renferme ; chacune veut posséder quelque chose des autres, obtenir ce qui lui manque ; chacune éprouve un sentiment de colère contre une autre quand elle en est lésée ; chacune s’accroît aux dépens d’une autre et en engendre une autre. L’univers produit toutes ces actions dans ses parties, mais en même temps il cherche le Bien, ou plutôt il le contemple. C’est également le Bien que cherche la volonté droite, qui est au-dessus des passions et qui s’accorde ainsi avec la volonté de l’univers ; de même, des serviteurs rapportent beaucoup de leurs actions aux ordres qu’ils reçoivent de leurs maîtres, mais le désir du Bien les porte où leur maître est porté lui-même. Donc, si le Soleil et les autres astres exercent quelque influence sur les choses d’ici-bas, c’est qu’ils contemplent le monde intelligible.

Nous bornant à l’exemple que nous venons de citer et qu’on peut facilement appliquer au reste, nous remarquerons que le Soleil ne se borne pas à échauffer les êtres terrestres, qu’il les fait encore participer à son âme, autant que cela est possible, parce qu’il possède une âme naturelle (φυσιϰή ψυχή) qui est puissante. De même, les autres astres, sans aucun choix et par une espèce d’irradiation, transmettent aux êtres inférieurs un peu de la puissance [naturelle] qu’ils possèdent. Bien que toutes choses ne furent ainsi qu’une seule chose qui a telle figure, elles offrent une foule de dispositions différentes, et ces diverses figures elles-mêmes ont chacune une puissance propre : car telle disposition a pour conséquence telle action.

Les choses qui ont une figure possèdent aussi elles-mêmes quelque vertu, qui change selon les êtres avec lesquels elles sont en rapport. Nous en voyons des exemples journaliers. Pourquoi certaines figures nous inspirent-elles de la terreur, quoiqu’elles ne nous aient jamais fait aucun mal, tandis que d’autres ne produisent pas sur nous le même effet ? Pourquoi ceux-ci sont-ils effrayés par certaines figures et ceux-là par d’autres ? (C’est que ces figures-ci sont constituées de manière à exercer une action sur les premiers et celles-là sur les autres ; elles ne sauraient en effet produire que les effets conformes à leur nature. Un objet attire le regard s’il est configuré de telle manière et ne l’attire pas s’il est configuré de telle autre. C’est la beauté qui émeut [dira-t-on]. Nous demanderons alors pourquoi ce bel objet émeut un homme et cet autre objet un autre homme, si la différence de figure n’a aucune puissance ? Comment admettre que les couleurs ont une influence et une action propre, et ne pas accorder la même vertu aux figures ? Il est absurde de reconnaître qu’une chose existe et de lui refuser toute puissance. Tout être, par cela qu’il est, doit agir ou pâtir. Les uns agissent seulement, les autres agissent et pâtissent. Il y a dans les substances des vertus indépendantes des figures. Il y a aussi dans les êtres d’ici-bas beaucoup de forces qui ne dérivent ni de la chaleur, ni du froid. C’est que ces êtres sont doués de qualités différentes, qu’ils reçoivent leur forme de raisons [séminales], qu’ils participent à la puissance de la Nature : telles sont les vertus propres à la nature des pierres, et les effets étonnants produits par les plantes[111].

XXXVI. L’univers est plein de variété ; il contient toutes les raisons et un nombre infini de puissances diverses, comme, dans le corps de l’homme, l’œil, les os et les autres organes ont chacun leur puissance propre : ainsi, l’os de la main n’a pas la même force que celui du pied, et, en général, chaque partie à une puissance différente de la puissance que possède toute autre partie. Mais cette diversité nous échappe dans ces objets si nous ne l’examinons pas attentivement. À plus forte raison nous échappe-t-elle dans le monde : car les forces que nous y voyons sont les vestiges de celles qui existent dans la région supérieure. Il doit donc y avoir dans le monde une inconcevable et admirable variété de puissances, surtout dans les astres qui parcourent le ciel. L’univers n’est pas un édifice grand et vaste, mais inanimé et composé de choses dont il soit facile de compter les espèces, de pierres, par exemple, de morceaux de bois et d’autres matériaux destinés à l’embellir ; il est un être éveillé et vivant dans toutes ses parties, quoiqu’il le soit dans chacune d’une manière différente ; en un mot, il renferme tout ce qui peut être. Ainsi est résolue cette question : comment dans un être vivant et animé peut-il y avoir quelque chose d’inanimé ? En effet, notre discussion nous amène à cette conclusion que dans l’univers [il n’y a rien d’inanimé ; qu’au contraire] toutes les choses qu’il renferme sont vivantes, mais chacune d’une manière différente. Nous refusons la vie aux objets que nous ne voyons pas s’y mouvoir ; ils vivent cependant, mais d’une vie latente. Ceux dont la vie est visible sont composés de ceux dont la vie est invisible, mais qui concourent cependant à la vie de cet animal en lui fournissant des puissances admirables. L’homme ne saurait se mouvoir vers tant de grandes choses, s’il n’y avait en lui que des puissances inanimées. Il serait donc également impossible que l’univers fût vivant si chacune des choses qu’il contient ne vivait de sa vie propre. Cependant les actes de l’univers ne dérivent pas d’un choix : il agit sans avoir besoin de choisir, parce qu’il est antérieur à tout choix. Aussi beaucoup de choses obéissent-elles à ses forces[112].

XXXVII. L’univers renferme donc dans son sein tout ce qu’il doit posséder. Que l’on considère le feu, par exemple, et toutes les autres choses que l’on regarde comme capables d’agir : si l’on cherche en quoi consiste leur action, on ne pourra le déterminer avec certitude qu’à la condition de reconnaître que ces choses tiennent de l’univers leur puissance et d’admettre qu’il en est de même pour tout ce qui est du domaine de l’expérience. Mais nous ne jugeons pas à propos d’examiner les objets auxquels nous sommes habitués ni d’élever sur eux des questions ; nous ne nous demandons quelle est la nature d’une puissance que quand elle ne nous est pas habituelle ; alors sa nouveauté excite notre étonnement ; cependant, nous ne serions pas moins étonnés des objets que nous voyons souvent si l’on nous expliquait leur puissance à un moment où nous n’y serions pas encore accoutumés. Il faut donc admettre que chaque chose à une puissance cachée parce qu’elle reçoit une forme et une figure dans l’univers, qu’elle participe à l’Âme de l’univers, qu’elle est embrassée par lui et qu’elle est une partie de ce Tout animé : car il n’y a rien dans ce Tout qui n’en soit une partie. Il y a d’ailleurs des parties, soit sur la terre, soit dans le ciel, qui agissent avec plus d’efficacité les unes que les autres ; les choses célestes ont plus de puissance parce qu’elles ont une nature mieux développée. Ces puissances produisent une foule de choses sans aucun choix, même dans les êtres qui paraissent agir [avec choix] ; elles s’exercent également dans les êtres qui n’ont pas la faculté de choisir. Ces puissances ne se tournent pas [vers leur acte], lors même qu’elles se communiquent en faisant passer de la cause dans l’effet quelque chose de l’âme. Des animaux engendrent d’autres animaux sans que cet acte implique un choix, sans que l’être générateur s’affaiblisse en exerçant sa puissance] ni qu’il ait conscience de lui-même. Autrement, si l’acte avait un choix pour cause, il consisterait dans un choix, ou bien ce choix ne serait pas efficace. Or, si un animal n’a pas la faculté de choisir, il aura encore moins la conscience de ses actes.

XXXVIII. Les choses qui proviennent de l’univers sans que leur production soit provoquée par personne ont pour cause en général la vie végétative de l’univers. Quant aux choses dont la production est provoquée par quelqu’un, soit par de simples vœux, soit par des enchantements composés avec art, elles doivent être rapportées, non à quelque astre, mais à la nature même de ce qui est produit. Pour les choses qui sont nécessaires à la vie ou qui servent à quelque autre usage, il faut les attribuer à la bonté des astres ; c’est un don qu’une partie plus puissante fait à une autre qui est plus faible. Si l’on dit que les astres exercent quelque effet fâcheux sur la génération des animaux, c’est alors que la substance n’est pas capable de recevoir ce qui lui est donné : car l’effet n’est pas produit absolument, mais relativement à tel sujet et à telle condition ; il faut que ce qui pâtit et que ce qui doit pâtir aient une nature déterminée. 2o Les mélanges exercent aussi une grande influence, parce que chaque être fournit quelque chose d’utile pour la vie. Il peut d’ailleurs arriver quelque chose de bon à une personne sans le concours d’êtres qui soient utiles par leur nature. 3o La coordination de l’univers ne donne pas toujours à chacun ce qu’il désire. 4o D’ailleurs, nous ajoutons nous-mêmes beaucoup à ce qui nous est donné. 5o Toutes les choses n’en sont pas moins embrassées dans une même unité ; elles forment une admirable harmonie ; bien plus, elles dérivent les unes des autres quoiqu’elles proviennent de contraires. Toutes en effet sont les parties d’un seul animal. Si quelqu’une des choses engendrées est imparfaite parce qu’elle n’est pas complètement formée, c’est que, la matière n’étant pas entièrement domptée, la chose engendrée dégénère et tombe dans la difformité[113].

Ainsi, certaines choses sont produites par les astres, d’autres découlent de la nature de la substance, d’autres enfin sont ajoutées par les êtres eux-mêmes.

XXXIX. Comme toutes choses sont toujours coordonnées dans l’univers, que toutes concourent à un seul et même but, il n’est pas étonnant que toutes soient indiquées par des signes. La vertu n’a point de maître[114] ; cependant ses œuvres sont liées à l’ordre universel : car tout ce qui est ici-bas dépend d’un principe supérieur et divin, et l’univers lui-même y participe. Ainsi, ce qui arrrive dans l’univers n’a pas pour cause seulement des raisons séminales (σπερματιϰοὶ λόγοι), mais des raisons d’un ordre plus relevé, fort supérieures aux précédentes [les idées][115]. En effet, les raisons séminales ne contiennent le principe de rien de ce qui se produit en dehors des raisons séminales, ni de ce qui dérive de la matière, ni de l’action que les choses engendrées exercent les unes sur les autres. La Raison de l’univers ressemble à un législateur qui établit l’ordre dans une cité[116] ; celui-ci, sachant quelles actions feront les citoyens et à quels motifs ils obéiront, règle là-dessus ses institutions, lie étroitement ses lois à la conduite des individus qui y sont soumis, établit pour leurs actions des peines et des récompenses, de telle sorte que toutes choses concourent d’elles-mêmes à l’harmonie de l’ensemble par un entraînement invincible. Chacune d’elles est indiquée par des signes, sans que cette indication soit un but essentiel de la nature ; c’est seulement la suite de leur enchaînement. Comme toutes ces choses n’en forment qu’une seule, ne dépendent que d’une seule, chacune d’elles est connue par une autre, la cause par l’effet, le conséquent par l’antécédent, le composé par les éléments.

Si les explications que nous venons de donner sont satisfaisantes, elles résolvent la question que nous avons posée. Elles montrent qu’on ne peut rendre les dieux [les astres] responsables des maux, et cela pour plusieurs raisons : 1o les choses que les dieux produisent ne résultent pas d’un libre choix, mais d’une nécessité naturelle, parce que les dieux agissent, comme parties de l’univers, sur les autres parties de l’univers, et concourent à la vie de l’animal universel[117] ; 2o les êtres d’ici-bas ajoutent par eux-mêmes beaucoup aux choses qui proviennent des astres[118] ; 3o les choses que les astres nous donnent ne sont pas mauvaises, mais elles s’altèrent par le mélange[119] ; 1o la vie de l’univers n’est pas réglée en vue de l’individu, mais en vue du tout[120] ; 5o la matière n’éprouve pas des modifications complètement conformes aux impressions qu’elle reçoit, et ne peut pas entièrement se soumettre à la forme qui lui est donnée[121].

XL. Mais comment expliquerons-nous les enchantements de la Magie ? Par la sympathie que les choses ont les unes pour les autres, l’accord de celles qui sont semblables, la lutte de celles qui sont contraires, la variété des puissances des divers êtres qui concourent à former un seul animal : car beaucoup de choses sont attirées les unes vers les autres et sont enchantées sans l’intervention d’un magicien. La Magie véritable, c’est l’Amitié qui règne dans l’univers, avec la Haine, son contraire. Le premier magicien, celui que les hommes consultent pour agir au moyen de ses philtres et de ses enchantements, c’est l’Amour[122] : car, c’est de l’amour naturel que les choses ont les unes pour les autres, c’est de la puissance naturelle qu’elles ont de se faire aimer les unes des autres, que découle l’efficacité de l’art d’inspirer de l’amour en employant des enchantements. Par cet art, les magiciens rapprochent les natures qui ont un amour inné les unes pour les autres ; ils unissent une âme à une autre âme comme on marie des plantes éloignées ; en employant des figures qui ont des vertus propres, en prenant eux-mêmes certaines attitudes, ils attirent à eux sans bruit les puissances des autres êtres et les font conspirer à l’unité d’autant plus facilement qu’ils sont eux-mêmes dans l’unité. Un être disposé de la même manière, mais placé en dehors du mande, ne saurait rapprocher de lui par des attractions magiques ni enchaîner par son influence aucune des choses que le monde renferme ; au contraire, dès qu’il n’est pas étranger au monde, il peut attirer vers lui d’autres êtres, sachant comment ils sont attirés les uns par les autres dans l’animal universel. Il y a en effet des invocations, des chants, des paroles, des figures, par exemple, certaines attitudes tristes, certains sons plaintifs, qui ont un attrait naturel. Leur influence s’étend même sur l’âme, j’entends l’âme irraisonnable : car ce n’est ni la volonté, ni la raison qui se laisse subjuguer par les charmes de la musique. On ne s’étonne pas de cette magie de la musique ; cependant ceux qui font de la musique charment et inspirent de l’amour sans y penser. La vertu des prières ne repose pas non plus sur ce qu’elles seraient entendues par des êtres qui prennent des déterminations libres : car ce n’est pas au libre arbitre que s’adressent les invocations. Ainsi, quand un homme est fasciné par un serpent, il ne comprend pas, ne sent pas l’action exercée sur lui ; il ne s’aperçoit de ce qu’il éprouve que quand il l’a éprouvé[123] (la partie dirigeante de l’âme ne peut d’ailleurs rien éprouver de semblable). Par suite, quand une invocation est adressée à un être, il en résulte quelque chose, soit pour celui qui fait cette invocation, soit pour un autre[124].

XLI. Ni le Soleil, ni aucun astre en général n’entend les vœux qu’on lui adresse. S’il les exauce, c’est par la sympathie que chaque partie de l’univers a pour les autres, comme, si l’on touche une partie d’une corde tendue, on ébranle toutes les autres, ou bien encore comme, si l’on fait vibrer une des cordes d’une lyre, toutes les autres vibrent la l’unisson, parce qu’elles appartiennent toutes à un même système d’harmonie[125]. Si la sympathie va jusqu’à faire répondre une lyre aux accords d’une autre, à plus forte raison doit-elle être la loi de l’univers, où règne une seule harmonie, quoique son ensemble comprenne des contraires, aussi bien que des parties semblables et analogues. Les choses qui nuisent aux hommes comme la colère qui, avec la bile, se rapporte à l’organe du foie, n’ont pas été faites pour nuire aux hommes. C’est comme si une personne en blessait une autre par mégarde en prenant du feu à un foyer : elle est sans doute l’auteur de la blessure parce qu’elle fait passer du feu d’une chose dans une autre ; mais la blessure n’a lieu que parce que le feu ne peut être contenu par l’être auquel il est transmis[126].

XLII. Les astres n’ont donc pas besoin de mémoire pour se rappeler nos prières, ni de sens pour en être instruits : ainsi se trouve résolue la question que nous avons posée[127]. S’ils exaucent nos prières, ce n’est pas par suite d’une détermination libre, comme quelques-uns le croient. Soit que nous leur adressions des prières, soit que nous ne leur en adressions pas, ils exercent sur nous une certaine action par cela même qu’ils font partie de l’univers comme nous.

Il y a beaucoup de forces qui s’exercent involontairement, soit d’elles-mêmes, sans aucune sollicitation, soit avec le concours de l’art : ainsi, dans un animal, une partie est naturellement favorable ou nuisible à une autre ; c’est pour cela que le médecin et le magicien forcent, chacun par leur art, une chose d’en faire participer une autre à sa puissance. L’univers communique de même à ses parties quelque chose de sa propre puissance, soit de lui-même, soit par suite de l’attraction qu’exerce un individu ; cela est naturel, puisque celui qui demande ne lui est pas étranger. Si un individu obtient ce qu’il demande, quoiqu’il soit pervers, il ne faut pas s’en étonner : les méchants ne puisent-ils pas aux fleuves comme les bons ? Dans ce cas, celui qui accorde ne sait pas qu’il accorde ; il accorde simplement, et ce qu’il accorde est conforme à l’ordre de l’univers. Il s’ensuit que, si un individu pervers demande et obtient ce qui est à la portée de tous, il n’est pas nécessaire qu’il en soit puni.

Il ne faut donc pas admettre que l’univers soit sujet à éprouver des passions : d’abord, l’Âme qui le gouverne est tout à fait impassible ; ensuite, s’il y a en lui des passions, elles ne sont éprouvées que par ses parties ; quant à lui, ne pouvant éprouver rien de contraire à sa nature, il reste impassible en lui-même. — Éprouver des passions semble convenir aux astres considérés comme parties de l’univers ; mais, considérés en eux-mêmes, ils sont impassibles, parce que leurs volontés sont impassibles et que leurs corps demeurent inaltérables comme leur nature, parce qu’enfin si, par leur âme, ils communiquent quelque chose d’eux-mêmes aux êtres inférieurs, leur âme ne perd rien et leurs corps restent les mêmes. Si quelque chose découle d’eux, ils ne s’en aperçoivent pas ; si quelque chose leur arrive, ils y restent également insensibles ;

XLIII. Comment le sage pourra-t-il échapper à l’action des enchantements et des philtres employés par la magie ! — Son âme y échappe complètement : sa raison est impassible et ne peut être amenée à changer d’opinion. Le sage ne peut donc pâtir que par la partie irraisonnable qu’il reçoit de l’univers ; c’est cette partie seule qui pâtit. Mais il ne subira pas les amours inspirés par les philtres, parce que l’amour suppose le penchant d’une âme à éprouver ce qu’éprouve une autre âme. Comme les enchantements agissent sur la partie irraisonnable de l’âme, on détruira leur puissance en les combattant et en leur résistant par d’autres enchantements. On peut donc, par suite d’enchantements, éprouver des maladies, la mort même, et en général toutes les affections relatives au corps. Toute partie de l’univers est sujette à éprouver une affection causée en elle par une autre partie ou par l’univers même (à l’exception du sage, qui reste impassible) ; elle peut aussi, sans qu’il y ait là rien de contraire à la nature, n’éprouver cette affection qu’au bout de quelque temps.

Les démons eux-mêmes peuvent pâtir par leur partie irraisonnable. On a le droit d’admettre qu’ils ont de la mémoire et des sens, qu’ils sont susceptibles par leur nature d’être charmés, d’être amenés à certains actes et d’entendre les vœux qu’on leur adresse. Les démons soumis à cette influence sont ceux qui se rapprochent des hommes, et ils y sont d’autant plus soumis qu’ils s’en rapprochent davantage.

Tout être qui a quelque relation avec un autre peut être ensorcelé par lui ; il est ensorcelé et attiré par l’être avec lequel il est en rapport. Il n’y a que l’être concentré en lui, même [par la contemplation du monde intelligible] qui ne puisse être ensorcelé[128]. La magie exerce son influence sur toute action et sur toute vie active : car la vie active se porte vers les choses qui l’enchantent. De là cette parole : « Le peuple du magnanime Érechthée est remarquable par la beauté du visage[129]. » Mais qu’éprouve un être dans ses relations avec un autre ? Il est entraîné vers lui, non par l’art de la magie, mais par la séduction qu’exerce la nature, qui harmonise et unit deux êtres en les joignant l’un à l’autre, non par le lieu, mais par la puissance des philtres qu’elle emploie.

XLIV. Il n’y a donc que l’être livré à la contemplation qui ne puisse être ensorcelé : car nul n’est ensorcelé par lui-même. Celui qui contemple est un : il est ce qu’il contemple, il est une raison à l’abri de toute séduction. Il fait ce qu’il doit faire, il accomplit sa vie et sa fonction propre. Pour le reste, l’âme n’accomplit pas une fonction qui lui soit propre, la raison ne détermine pas l’action : c’est alors la partie irraisonnable de l’âme qui est le principe de l’action, ce sont les passions qui lui donnent des règles. L’influence d’un attrait magique se manifeste dans le penchant qui nous porte au mariage, dans le soin que nous prenons de nos enfants, et, en général, dans tout ce que l’appât de la volupté nous entraîne à faire. Parmi nos actions, il y en a qui sont provoquées par une puissance irraisonnable, soit par la colère, soit par la concupiscence ; d’autres, celles qui se rapportent à la vie politique, comme le désir d’obtenir les magistratures, ont pour mobile l’amour du commandement ; celles où nous nous proposons d’éviter quelque mal ou de posséder plus que les autres nous sont inspirées, les premières, par la crainte, les secondes, par la cupidité ; enfin, celles qui se rapportent à l’utile, à la satisfaction de nos besoins, montrent avec quelle force la nature nous attache à la vie.

On dira peut-être que les actions où l’on a un but noble et honnête échappent aux influences de la magie, sans quoi la contemplation y serait elle-même soumise. Nous pensons qu’en effet celui qui accomplit les actions honnêtes comme nécessaires, les yeux fixés sur le Beau véritable, ne saurait être ensorcelé : il connait la nécessité, et il ne donne pour but à sa vie rien de terrestre, à moins qu’on ne dise qu’il est charmé et retenu ici-bas par la force magique de la nature humaine, qui l’attache à la vie des autres ou à sa propre vie. Il semble en effet raisonnable de ne pas se séparer du corps à cause de l’attachement que nous inspire pour lui une espèce de charme magique[130]. Quant à l’homme qui préfère [à la contemplation] l’activité pratique et se contente de la beauté qu’on y trouve, il est séduit par les traces trompeuses du Beau, puisqu’il cherche la beauté dans les choses inférieures : car, toute activité déployée dans le domaine de ce qui n’a que l’apparence du vrai, toute inclination pour cette espèce de choses suppose que l’âme est trompée par ce qui l’attire. C’est ainsi que s’exerce la puissance magique de la nature. En effet, poursuivre ce qui n’est pas le bien comme si c’était le bien, se laisser entraîner par son apparence et par des penchants irrationnels, c’est le propre d’un homme qui est conduit à son insu où il ne voulait pas aller. Or, n’est-ce pas là céder véritablement à un charme magique ? Celui-là seul échappe donc à tout charme magique qui, quoiqu’il soit entraîné par les facultés inférieures de son âme, ne regarde comme bien aucun des objets qui paraissent être tels à ces facultés, n’appelle bien que ce qu’il connaît par lui-même être tel, sans être séduit par aucune apparence trompeuse, ne regarde comme bien que ce qu’il ne cherche pas, mais ce qu’il possède véritablement. Alors il ne saurait être entraîné nulle part par aucun charme magique.

XLV. De cette discussion, il ressort évidemment que chacun des êtres compris dans l’univers concourt à la fin de l’univers par ses actions et ses passions selon sa nature et ses dispositions, comme chaque organe dans un animal concourt à la fin du corps entier en remplissant la fonction que lui assignent sa nature et sa constitution, tient de la sa place et son rôle, communique en outre quelque chose aux autres organes, et en reçoit lui-même tout ce que comporte sa nature ; tous les organes sentent chacun en quelque sorte ce qui se passe dans les autres, et, si chacun d’eux devenait un animal, il serait tout préparé à remplir les fonctions d’animal, lesquelles diffèrent de celles d’organe.

Nous voyons aussi quelle est notre condition : d’un côté, nous exerçons une certaine action sur le tout ; de l’autre, non-seulement nous éprouvons les passions qu’il est naturel que notre corps éprouve dans ses relations avec d’autres corps, mais encore nous faisons entrer dans ces relations l’âme qui nous constitue, liés que nous sommes aux choses congénères qui nous entourent par la ressemblance que nous avons naturellement avec elles : en effet, par notre âme et par nos dispositions, nous devenons, ou plutôt nous sommes semblables, d’un côté, aux êtres inférieurs du monde démoniaque, de l’autre côté, aux êtres supérieurs du monde intelligible. Nous ne pouvons donc ignorer notre nature. Nous ne donnons pas, nous ne recevons pas tous la même chose. Comment pourrions-nous en effet communiquer aux. autres le bien si nous ne le possédions pas ? le recevoir, si notre nature n’en était pas capable ?

Ainsi, l’homme pervers montre ce qu’il est et est poussé par sa nature vers ce qui le domine déjà, soit pendant qu’il est ici-bas, soit lorsque, sorti d’ici-bas, il passe dans le lieu où l’entraînent ses penchants. L’homme vertueux, au contraire, a sous tous ces rapports un sort différent. Chacun est ainsi poussé par sa nature, comme par une force occulte, vers le lieu où il doit aller. Il y a donc dans cet univers une puissance et un ordre admirables, puisque, par une voie secrète et cachée, chacun est conduit à la condition que lui assigne la justice divine[131] et à laquelle il ne saurait échapper. L’homme pervers l’ignore et est à son insu conduit au lieu qu’il doit occuper dans l’univers. L’homme sage le sait, et se rend de lui-même à la place qui lui est destinée : avant de sortir de la vie, il connaît quel séjour l’attend nécessairement, et l’espérance d’habiller un jour avec les dieux vient remplir sa vie de bonheur[132].

Les parties de chaque petit animal éprouvent des changements et des affections sympathiques qui sont peu sensibles, parce que ces parties ne sont pas des animaux (si ce n’est pour quelque temps et chez quelques êtres seulement). Mais, dans l’animal universel, où les parties sont si éloignées les unes des autres, où chacune suit ses inclinations, où il y a une multitude d’animaux, les mouvements et les changements de place doivent être plus considérables. Aussi voyons-nous le soleil, la lune, et les autres astres occuper successivement des lieux divers et opérer des révolutions régulières. Il n’est donc pas contraire à la raison que les âmes changent de lieu comme elles changent de caractère, et qu’elles aient une place conforme à leurs dispositions : elles contribuent ainsi à l’ordre de l’univers en y occupant, les unes, une place analogue à celle de la tête dans le corps humain, et les autres, à celle des pieds : car l’univers admet des degrés différents sous le rapport de la perfection. Quand une âme ne choisit pas ce qu’il y a de meilleur, qu’elle ne s’attache pas non plus à ce qu’il y a de pire, elle passe dans un autre lieu, qui est encore pur, mais qui est en même temps proportionné à ce qu’elle a choisi. Les châtiments ressemblent aux remèdes que le médecin applique aux organes malades : le médecin met sur les uns certaines substances, fait à d’autres des incisions ou change leur état, pour rétablir la santé du système, en donnant à chaque organe la disposition qu’il doit avoir ; de même, la santé de l’univers exige que l’un soit changé, que l’autre soit éloigné du lieu où il languit et mis à une place où il ne soit plus malade.




    à la fois dans l’Âme sont les idées qu’elle reçoit de l’Intelligence divine (t. I, p. 193). Cette théorie est formulée très-nettement dans le passage suivant de saint Augustin : « Ideas latine possumus vel formas vel species dicere, ut verbum e verbo transferre videamur. Si autem rationes eas vocemus, ab interpretandi quidem proprietate discedimus (rationes enim græce λόγοι appellantur, non ideœ) ; sed tamen quisquis hoc vocabulo uti voluerit a re ipsa non aberrabit. Sunt namque ideœ principales formœ quædam, vel rationes rerum stabiles atque incommutabiles, quæ ipsæ formatæ non sunt, ac per hoc æternæ ac semper eodem modo sese habentes in divina Intelligentia continentur. Et quum ipsæ neque oriantur, neque intereant, secundum eas tamen formari dicitur omne quod oriri et interire potest et omne quod oritur et interit. Anima vero negatur eas intueri posse nisi rationalis, ea sui parte qua excellit ; id est ipsa mente atque ratione, quasi quadam facie vel oculo suo interiore atque intelligibili. » (De diversis quœstionibus, § 46.)

    concordibus vicissim terminis se contingunt. Tertium, spiritus ubique unus : nam, sicut cœlum unus est spiritus in excelsis, sic intra cœlum unus inde spiritus, vel cœlestis omnino, vel cœlo simillimus, omnibus est infusus, quo et cœlitus regantur omnia, et Anima mundi inferioribus quoque corporibus per spiritum conjungatur, et omnia per hunc viventia coalescant (spiritum intellige spiritui nostro consimilem). Quartum est una Natura genitalis, omnia fovens per spiritum, sequentibus colligata. Quintum, Anima mundi ubique una, per Naturam spiritui ceterisque connexa. » Sur l’esprit, πνεῦμα, Voy. les Éclaircissements du tome I, p. 452.

  1. Dans ce livre, qui n’est que la continuation du précédent, Plotin traite successivement quatre questions principales et diverses questions incidentes, sans suivre un ordre rigoureux, savoir : 1o Quelles sont les âmes qui font usage de la mémoire et de l’imagination, et quelles sont les choses dont elles se souviennent (§ 1-5) ? 2o Les âmes des astres et l’Âme universelle ont-elles besoin de la mémoire et du raisonnement, ou se bornent-elles à contempler l’Intelligence suprême (§ 6-16) ? Et incidemment : Qu’est-ce que la Nature (§ 13, 14) ? 3o Quelles sont les différences intellectuelles entre l’Âme universelle, les âmes des astres, l’âme de la terre et l’âme humaine (§ 17-29) ? Et incidemment : En quoi consistent les facultés dont l’exercice dépend de l’union de l’âme et du corps (§ 18), savoir : l’Appétit concupiscible (§ 19-21), la Sensation (§ 23-25), l’Appétit irascible (§ 28), la Puissance végétative et générative (§ 29) ? 4o Quelle est l’influence exercée par les astres ? En quoi consiste la puissance de la Magie (§ 30-45) ? Pour les autres Remarques générales, Voy. les Éclaircissements sur ce livre à la fin du volume.
  2. Première question : Quelles sont les âmes qui font usage de la mémoire et de l’imagination, et quelles sont les choses dont elle se souviennent (§ 1-5). C’est la suite de la 7e question du livre précédent, p. 313. Le P. Thomassin cite ce passage dans ses Dogmata theologica (t. I, p. 331), et explique avec beaucoup de clarté la doctrine que Plotin professe sur ce point : « Visum est [Plotino] beatas mentes animas que omnia simul videre, sine discursu ab aliis ad alia, sine præteritorum memoria, sine futurorum exspectatione, omnia simul, et oculis obversantia, Intueri : 1o Omnia enim vident, ergo simul omnia : nam si ab allis in alia excurrerent, nunquam omnia perlustrarent ; sed plurima illis efflueret suæ beatitudinis ætas antequam a primis exorsæ ad extrema usque evasissent ; 2o In illis infima omnia in superiora rapiuntur et absorbentur ; corpus in animam, anima in rationem, ratio in intellectum, intellectus in veritatem immergitur et quodammodo devoratur ; ergo, quum ratio in intelligentiam abrepta sit, jam nec ipsa discurrit, sed intelligit. 3o Discursus rationis non aliunde exoritur quam ex angustiis et debilitatione intelligentiæ ; vis enim, totam non capiens veritatis amplitudinem, carptim illam et membratim degustat persultatque, et ignorantiam suam multa consultatione aliorumque ex aliis elucescentium perscrutatione propulsare molitur. At ubi mentis ampliati sunt sinus viresque ampliflicatæ, non minutatim, sed totam complectitur veritatem, nec consultat nunquam quia nec ignorat. 4o Ubi omnia simul præsentia sunt, quid opus est meminisse, aut exspectare, aut argumentari ex his ad illa ? Ex his quæ patent ea quæ latent expromit ratiocinatio ; ubi omnia patent et nulla latent, nullus ergo superest illi locus. Denique rationis munus speciale est ex ætornorum contemplatione et imitatione temporalia gubernare ; ex illorum veritate certissima et manifestissima horum verisimilitudinem elucidare, suoque singula loco ex æternæ logis ordine collocare. Discursum ergo et memoriam eliminat intelligentia, ejusque comes æternitas : ubí enim omnia simul præsentia intelligis et intueris, quorsum attineret ad ea tanquam longe posita discurrere. vel tanquam præterita recordari ? »
  3. Dans ses Confessions (X, 25, 26), saint Augustin démontre de la même manière que, pour concevoir Dieu, il faut s’élever au-dessus des images des choses sensibles et des souvenirs que l’on peut avoir de ses propres actes, que la conception de Dieu n’est pas un souvenir, mais une intuition toujours présente à notre esprit dès qu’il y réfléchit : « Sed ubi manes in memoria mea, Domine ?… Transcendi enim partes ejus, quas habent et bestiæ, quum te recordarer, quia non ibi te inveniebam inter imagines corporalium ; et veni ad partes ejus, ubi commendavi affectiones animi mei, nec illic inveni te… Ubi ergo te inveni ut discerem te, nisi in te supra me ? Et nusquam locus. Et recedimus, et accedimus, et nusquam locus. Ubique Veritas præsides omnibus consulentibuste, simulque respondes omnibus etiam diverse consulentibus. » Voy. encore ci-après, p. 337, note 2.
  4. Nous lisons ici avec M. Kirchhoff : οὐϰ ἔσται διαίρεσις ἄνωθεν εἰς εἴδη ; ἣ ϰάτωθεν ἐπι τὸ ϰαθόλου ϰαὶ τὸ ἄνω. τῲ μέν γάρ ἄνω μὴ ἐνέργεια ὁμου ὄντι, ϰ. τ. λ.
  5. Platon dit dans le Timée (p. 30 ; p. 89 de la trad. de M. H. Martin) : « Ce modèle contient et comprend en lui-même tous les animaux intelligibles, de même que dans ce monde-ci nous sommes renfermés nous-mêmes ainsi que tous les animaux produits et visibles. » Voy. aussi Enn. V, liv. iii, § 5.
  6. Voy. ci-après, § 12, p. 352.
  7. Nous lisons πᾶσαι avec M. Kirchhoff, qui soupçonne qu’il y a une lacune dans cette phrase.
  8. Voy. ci-dessus, p. 290, note 2.
  9. M. Kirchhoff suppose qu’il y a une lacune dans cette phrase obscure.
  10. Nous lisons avec M. Kirchhoff : ἢ εἰ μὲν αὐτὰ ὡρῶμεν, μνήμη.
  11. Ces idées ont été développées d’une manière brillante par saint Augustin : « Quum de iis agitur quæ mente conspicimus, id est intellectu atque ratione, ea quidem loquimur quæ præsentia contuemur in illa interiore luce veritatis, qua ipse qui dicitur homo interior illustratur et fruitur. Sed tunc quoque noster auditor, si et ipse illa secreto ac simplici oculo videt, novit quod dico sua contemplatione, non verbis meis. Ergo ne hunc quidem doceo vera dicens vera intuentem : docetur enim non verbis meis, sed ipsis rebus Deo intus pandente manifestis. Itaque etiam de his interrogatus respondere potest, etc. » (De Magistro, 12.) C’est de ce beau passage de saint Augustin que Fénelon a tiré ce morceau célèbre de son traité De l’Existence de Dieu (I, ch. 2) : « À la vérité ma raison est en moi : car il faut que je rentre sans cesse en moi-même pour la trouver ; mais la raison supérieure qui me corrige dans le besoin, et que je consulte, n’est pas à moi et elle ne fait pas partie de moi-même… C’est un maître intérieur qui me fait taire, qui me fait parler, qui me fait croire, qui me fait douter, qui me fait avouer mes erreurs ou confirmer mes jugements : en l’écoutant, je m’instruis ; en m’écoutant moi-même, je m’égare. Ce maître est partout, et sa voix se fait entendre, d’un bout de l’univers à l’autre, à tous les hommes comme à moi, etc. »
  12. Voy. le livre précédent, § 32.
  13. Voy. ci-dessus, p. 314, note 1.
  14. Deuxième question : Les âmes des astres et l’Âme universelle ont-elles besoin de la mémoire et du raisonnement, ou se bornent-elles à contempler l’Intelligence suprême (§ 6-16) ?
  15. Voy. ci-dessus, p. 332, note 1.
  16. Voy. Enn. II, liv. III, § 9 ; t.1, p. 180.
  17. Voy. ci-dessus liv. III, § 12, p. 290, note 6.
  18. Voy. Enn. II, liv. II, § 2 ; t. 1, p. 161-163.
  19. Plotin emploie ici des expressions empruntées à deux dialogues de Platon : « Le chef suprême, Jupiter, s’avance le premier, conduisant son char ailé, ordonnant et gouvernant toutes choses » (Phèdre, p. 246 ; t. VI, p. 49 de la trad. de M. Cousin)… Tu diras qu’il y a dans Jupiter, en qualité de cause, une âme royale, une » intelligence royale (Philèbe, p. 30 ; t. II, p. 347 de la trad.). »
  20. Voy. t.1, p. 265, note 1.
  21. Voy. ci-après, § 12, p. 348.
  22. Voy. ci-dessus, p. 60-83.
  23. Voy. Enn. II, liv. III, § 13 ; t. I, p. 182.
  24. Voy. ci-dessus, p. 86, et p. 281, note 1.
  25. Les mêmes idées ont été longuement développées par saint Augustin dans ses Confessions : « Sicut nosti in principio cœlum et terram sine varietate notitiæ tuæ, ita fecisti in principio cœlum et terram sine distentione actionis tuæ (XI, 3l)… Jam dixisti mihi, Domine, voce forti in aurem interiorem quia tu æternus es, solus habens immortalitatem, quoniam ex nulla specie motuve mutaris, nec temporibus variatur voluntas tua, etc. (XII, 11). »
  26. Ici encore Plotin est d’accord avec saint Augustin sur la prescience divine : « Ce n’est pas que la science de Dieu éprouve aucune variation et qu’il connaisse de plusieurs façons diverses ce qui est, ce qui a été et ce qui sera. La connaissance qu’il a du présent, du passé et de l’avenir n’a rien de commun avec la nôtre. Prévoir, voir, revoir. pour lui c’est tout un. Il ne passe pas comme nous d’une chose à une autre en changeant de pensée. mais il contemple toutes choses d’un regard immuable. Ce qui est actuellement, ce qui n’est pas encore, ce qui n’est plus, sa présence stable et éternelle embrasse tout… Car il ne passe point d’une pensée à une autre, lui dont le regard incorporel embrasse tous les objets comme simultanés. Il connaît le temps d’une connaissance indépendante du temps, comme il meut les choses temporelles sans subir aucun mouvement temporel. » (Cité de Dieu, XI, 21 ; t. II, p. 299 de la trad. de M. Saisset.)
  27. Voy. le passage du Timée cité ci-dessus, p. 240, note 1.
  28. Épicure disait : « Quod æternum beatumque sit, id nec habere ipsum negotii quidquam, nec exhibere alicui. » (Cicéron, De natura Deorum, I, 17.)
  29. La Sagesse (φρόνησις) correspond ici à ce que Plotin appelle ailleurs la Puissance principale de l’Âme, et la Nature à la Puissance naturelle et génératrice. Voy. Enn. II, liv. III, § 17, 18 ; t. I, p. 191-194.
  30. M. Kirchhoff lit τόπος au lieu de τύπος. Cette correction n’est pas admissible : τύπος se comprend parfaitement, puisque les raisons séminales façonnent et forment les animaux, comme on l’a vu ci-dessus, p. 286.
  31. Voy. ci-dessus. p. 213-216.
  32. Nous lisons avec M. Kirchhoff à ἡ δὲ γεννᾷ αὐτή.
  33. Nous retranchons ici avec M. Kirchhoff τὰ σώματα.
  34. Voy. ci-dessus, p. 307.
  35. Voy. ci-dessus, p. 213, note 2.
  36. Voy. ci-après, p. 356.
  37. Voy. ci-dessus, p. 197.
  38. Voy. ci-dessus, p. 172, note 1.
  39. Voy. ci-dessus, p. 346. Les raisons qui sont présentes toutes
  40. Les divers sens du mot antérieur sont expliqués par saint Augustin dans ses Confessions (XII, 29) : « Quum vero dicit primo informem [materiam], deinde formatam, non est absurdus, si modo est idoneus dicere quid prœcedat œternitate, quid tempore, quid electione, quid origine : æternitate, sicut Deus omnia ; tempore, sicut flos fructum ; electione, sicut fructus florem ; origine, sicut sonus cantum, etc. »
  41. On peut encore rapprocher de ce passage le morceau suivant de saint Augustin : « Quis autem religiosus et vera religione imbutus, quamvis nondum possit hæc intueri, negare tamen audeat, imo non profiteatur omnia quæ sunt, id est quæcunque in suo genere propria quadam natura continentur, ut sint, Deo auctore esse procreata, eoque omnia quæ vivunt vivere, atque universalem rerum incolumitatem ordinemque ipsum quo ea quæ mutantur suos corporales cursus certo moderamine celebrant, summi Dei legibus contineri et gubernari ? Quo constitue atque concesso, quis audeat dicere Deum irrationabiliter omnia condidisse ? Quod si recte dici vel credi non potest, restat ut omnia ratione sint condita. Nec eadem ratione homo qua equus : hoc enim absurdum est existimare. Singula igitur propriis sunt creata rationibus. Has autem rationes ubi arbitrandum est esse, nisi in ipsa mente Creatoris ? Non enim extra se quidquam positum intuebatur ut secundum id constitueret quod constituebat : nam hoc opinari sacrilegum est. Quod si hæ rerum omnium creandarum creatarumve rationes in divina mente continentur, neque in divine mente quidquam nisi æternum atque incommutabile potest esse (atque has rerum rationes principales appellat ideas Plato), non solum sunt ideæ, sed veræ sunt, quia æternæ sunt, et ejusmodi atque incommutabiles manent, quarum participatione fit ut sit quidquid est, quoquo modo est, etc. » (De diversis quœstionibus, § 46.) Voy. aussi les Confessions, XI, 7.
  42. Voy. ci-dessus, p. 297.
  43. Voy. le tome I, p. 162 et 450.
  44. Troisième question : Quelles sont les différences intellectuelles entre l’Âme universelle, les âmes des astres, l’âme de la terre et les âmes humaines (§ 17-39) ? Et incidemment : Quelles sont les facultés dont l’exercice dépend de l’union de l’âme et du corps (§ 18) : l’Appétit concupiscible (§ 19-21), la Sensation (§ 23-25), l’Appétit irascible (§ 28), la Puissance végétative et générative (§ 29) ?
  45. Voy. ci-après, § 20.
  46. Voy. ci-après, § 28.
  47. Voy. Platon, République, livre VIII.
  48. Cette question se rattache au § 14, p. 350.
  49. Voy. ci-dessus, § 14.
  50. C’est ce que saint Augustin appelle le premier degré de l’âme : « Hæc igitur [anima] primo, quod cuivis animadvertere facile est, corpus hoc terrenum atque mortale prœsentia sua vivificat, colligit in unum atque in uno tenet, diffluere atque contabescere non sinit ; alimenta per membra æqualiter suis cuique redditis distribui facit ; congruentiam ejus modumque conservat, non tantum in pulchritudine, sed etiam in crescendo atque gignendo. Sed hæc etiam homini cum arbustis communia videri queunt : hæc etiam dicimus vivere, in suo vero quidque illorum genere custodiri, ali, crescere, gignere videmus atque fatemur. » (De Quantitate animœ, 23.) Voy. aussi p. 360, note 1.
  51. Voy. Enn. I, liv. I, § 9 ; t. I, p. 45-46.
  52. Ibid., § 7, 10, p. 43, 47.
  53. Ibid., § 7, p. 13.
  54. Plotin fait ici allusion à un passage du Philèbe (t. II, p. 365 de la trad. de M. Cousin) : « Ce discours nous apprend que toute espèce d’appétit, tout désir, à son principe dans l’âme, et que c’est elle qui commande dans tout être animé. La raison ne souffre donc en aucune manière qu’on dise que notre corps a soif, qu’il a faim, ni qu’il éprouve rien de semblable. »
  55. Voy. ci-dessus, p. 129, note 2.
  56. Voy. ci-dessus, p. 123 et suiv.
  57. Saint Augustin développe les mêmes idées en parlant de la vie sensitive, qu’il nomme le second degré de l’âme : « Ascende itaque alterum gradum, et vide quid possit anima in sensibus, ubi evidentior manifestiorque vita intelligitur… Intendit se anima in tactum, et eo calida, frigida, espera, lenia, dura, mollia, levia, gravia sentit atque discernit. Deinde innumerabiles differentias saporum, odorum, sonorum, formarum, gustando, olfaciendo, audiendo videndoque dijudicat. Atque in iis omnibus, ea quæ secundum naturam sui corporis sunt adsciscit atque appetit, rejicit fugitque contraria, etc. » (De Quantitate animœ, 23.) Les idées que Plotin expose ici sur la sensation, la concupiscence et l’appétit irascible, ont été aussi reproduites par saint Grégoire de Nysse (De l’Âme et de La Résurrection, t. III, p. 200 et suiv., éd. de Paris, 1638). Voy. encore ci-dessus, p. 133, note 1.
  58. Voy. ci-dessus, p. 136, note 1.
  59. « Quant à la Terre, qui est notre nourrice, et qui s’enroule autour de l’axe par lequel l’univers est traversé, Dieu en a fait la gardienne et la productrice de la nuit et du jour, et elle est la première et la plus ancienne de toutes les divinités qui sont nées dans tout l’intérieur du ciel. » (Platon, Timée, p. 40 ; trad. de M. H. Martin, p. 109.)
  60. Voy. ci-après § 26, p. 370, note.
  61. Pour la comparaison de la doctrine de Plotin sur la sensation avec celle d’Aristote, Voy. les Éclaircissements du tome I, p. 332-336.
  62. « Que si l’âme n’était simplement qu’intellectuelle, elle serait tellement au-dessus du corps qu’on ne saurait par où elle y devrait tenir ; mais parce qu’elle est sensitive, c’est-à-dire jointe à un corps et par la chargée de veiller à sa conservation et à sa défense, elle a dû être unie au corps par cet endroit-là, ou, pour mieux dire, par toute sa substance, puisqu’elle est indivisible et qu’on peut bien distinguer les opérations, mais non pas la partager dans son fond. » (Bossuet, De La Connaissance de Dieu et de soi-même, chap. III, § I.)
  63. « Les sensations se font dans notre âme en présence de certains corps que nous appelons objets… Afin qu’elles se forment dans notre âme, il faut que l’organe corporel soit actuellement frappé de l’objet et en reçoive l’impression… Nous pouvons donc définir la sensation, si toutefois une chose si intelligible de soi a besoin d’être définie, nous la pouvons, dis-je, définir : la première perception qui se fait en notre âme en la présence des corps, que nous appelons objets, et ensuite de l’impression qu’ils font sur les organes de nos sens… Or, encore que nous ne puissions entendre les sensations sans les corps qui sont leurs objets, et sans les parties de nos corps qui servent d’organes pour les exercer, comme nous ne mettons point les sensations dans les objets, nous ne les mettons pas non plus dans les organes, dont les dispositions bien considérées, comme nous le ferons en son lieu, se trouveront de même nature que celle des objets mêmes. C’est pourquoi nous regardons les sensations comme choses qui appartiennent à notre âme, mais qui nous marquent l’impression que les corps environnants font sur le nôtre et la correspondance qu’il a avec eux. » (Bossuet, De la Connaissance de Dieu et de soi-même, chap. I, § 1.)
  64. Voy. ci-après le livre V entier.
  65. Les sensations provoquées par les objets extérieurs, dans ceux des animaux qui sont doués de mouvement, et, par exemple, celles de l’odorat, de l’ouïe et de la vue, sont données à tous ceux qui en jouissent pour assurer leur conservation. Grâce à elles, après avoir senti préalablement leur nourriture, ils la recherchent ; et ils fuient ce qui leur semble mauvais et dangereux. Mais dans les animaux qui sont doués en outre de la réflexion, ces facultés ont pour but d’assurer leur bien-être ; elles leur apprennent à distinguer dans les choses une multitude de différences, qui leur fournissent la connaissance et des choses que leur intelligence peut penser et de celles qu’ils doivent faire. » (Aristote, De la Sensation et des choses sensibles, I, p. 23 de la trad. de M. Barthélemy-Saint-Hilaire.) Voy. aussi Bossuet, De la Connaissance de Dieu et de soi-même, chap. III, § 8.
  66. « Dieu a poli exactement le contour extérieur du monde. pour plusieurs motifs. En effet, le monde n’avait nullement besoin d’yeux, puisqu’il ne restait rien de visible hors de lui-même, ni d’oreilles, puisqu’il n’y avait rien à entendre. » (Platon, Timée, p. 33 ; trad. de M. H. Martin, p. 93.)
  67. Sur cette question, que Plotin se borne ici à énoncer, Voy. ci-après, § 30, p. 379.
  68. Voy. ci-après, § 41, p. 399.
  69. Voy. ci-après, § 32, p. 385.
  70. Creuzer remarque judicieusement que les mots οὐϰ ἀϰίνητον, non immobile, signifient ici sensible, et non pas mobile, comme le prétendaient Philolaüs et les Pythagoriciens : τήν γῆν οὐϰ ἀϰίνητον εἶναι (Plutarque, De Placitis philosophorum, III, 13).
  71. Voy. ci-dessus, § 22, p. 882.
  72. Voici comment Ficin commente ce passage : « Inter omnes mundi partes, quasi unius animalis membra, dicitur esse communio quædam vel contiguitas vel continuitas vel unio, cujus quidem quinque fundamenta videntur. Primum est una omnium ubique materia. Secundum, concorda qualitatum : nam sicut elementa, quamvis discorda, quibusdam tamen proximis inter se qualitatibus concordia sunt, sic et rerum omnium gradus, sive componantur ex elementis, sive non componantur, quamvis inter se differentes, tamen
  73. Plotin rappelle ici un passage de Platon qui donne à la Terre le nom de Vesta : « Vesta reste seule dans le palais des immortels. » (Phèdre, t. VI, p. 50 de la trad. de M. Cousin.) Plotin lui-même a été cité à son tour par Proclus : « D’autres, considérant la puissance génératrice de la Terre, l’appellent Cérès, comme le fait Plotin, qui nomme Vesta l’intelligence de la Terre, et Cérés son âme. » (Commentaire sur le Timée, p. 282.)
  74. Voy. ci-dessus, § 20, p. 359.
  75. Voy. ci-dessus, liv. III, § 23, p. 311.
  76. Voy. ci-dessus, § 18, p. 356.
  77. Voy. ci-dessus, § 20, p. 359.
  78. Voy. Platon, Timée, p. 91.
  79. Voy. ci-dessus, liv. III, § 23, p. 311.
  80. Plotin commente ici le passage suivant de Platon : « Le cœur, nœud des veines et source du sang qui circule impétueusement dans tous les membres, fut placé par les dieux dans la demeure des satellites de la raison [dans la région entre le diaphragme et le cou], afin que, quand les passions énergiques s’irriteraient à la nouvelle, donnée par leur souveraine, de quelque action injuste commise dans ces membres par une cause extérieure ou même par les désirs intérieurs des passions sensuelles, aussitôt, par l’intermédiaire de tous ces conduits étroits, toutes les parties sensibles du corps, toutes celles qui peuvent sentir les avertissements et les menaces, reçussent rapidement les ordres, les suivissent entièrement. et permissent qu’en elles la partie meilleure de nous-mêmes eût partout l’autorité. » (Timée, p. 70 ; p. 189 de la trad. de M. H. Martin.)
  81. Ficin n’a pas compris le sens d’ἄμφω, qu’il traduit par natura tam irascendi quam concupiscendi. ἄμφω s’explique par les mots τὸ μὲν ἐγειρόμενον ἀλόγως, τὸ δὲ ἀρχόμενον ἀπο λόγου, qui sont dans la phrase précédente.
  82. Plotin fait ici allusion au passage suivant de Platon : « Les dieux formèrent le foie dense, poli, brillant, doux. mais renfermant de l’amertume : d’où il résulte que la puissance naturelle des pensées, venant de l’intelligence et allant se réfléchir en lui comme dans un miroir qui reçoit les empreintes des objets et qui en offre aux yeux les images, peut effrayer cette partie de l’âme, lorsque cette puissance, se présentant sévère et menaçante, se sert de la partie amère du foie, la mêle subtilement dans le foie entier, de manière à produire des couleurs bilieuses, le resserre lui-même et le rend tout rude et tout ridé, et que, d’une part courbant le grand lobe hors de sa position droite et le contractant, de l’autre obstruant et fermant les réservoirs et les portes du foie, elle cause ainsi des impressions de douleur et de dégoût. » (Timée, p. 71 ; trad. de M. H. Martin. p. 191.)
  83. Voy. dans les Éclaircissements du tome I (p. 470. note 2) le résumé de la doctrine de Platon sur ce point.
  84. Voy. ci-dessus. p. 311, note 3.
  85. Voy. ci-dessus, § 14, p. 350.
  86. Voy. ci-dessus, p. 281, note 2.
  87. Voy. ci-après, p. 421-423.
  88. Nous lisons avec M. Kirchhoff : ἣ εἰ μὲν ψυχὴ, συνέψεται..
  89. Voy. Enn. V, liv. II, § 2. Cette opinion a été adoptée par S. Thomas et Bossuet. Voy. les Éclaircissements du tome I, p. 871, note 1.
  90. Dans certains manuscrits, on lit ici la note suivante, qui signale une différence, peu importante d’ailleurs, entre l’édition d’Eustochius et celle de Porphyre : ἔως τούτου ἐν τοῖς Εὐστοχίου τὸ δεύτερον περὶ ψυχῆς, ϰαὶ ἥρχετο τὸ τρίτον· έν δὲ τοῖς Πορφυρίου συνάπτεται τὰ ἑξῆς τῷ δευτέρῳ. « Ici, dans l’édition d’Eustochius, finit le livre deuxième Sur l’Âme, et commence le livre troisième. Dans l’édition de Porphyre, au contraire, ce qui suit [c’est-à-dire les paragraphes 30-45] fait partie du livre deuxième. »
  91. Quatrième question : Quelle est l’influence exercée par les astres ? En quoi consiste la puissance de la magie (§ 30-45) ?
  92. Voy. ci-dessus, § 6-10, 24, 25.
  93. Plotin paraît faire allusion ici au passage suivant de Platon : « Après avoir vu les cérémonies dont les sacrifices sont accompagnés, lorsque leurs parents offraient des victimes aux dieux avec la plus ardente piété, pour eux-mêmes et pour leurs enfants, et que leurs vœux et leurs supplications s’adressaient à ces mêmes dieux, d’une manière qui montrait combien était intime en eux la persuasion de leur existence ; eux qui savent ou qui voient de leurs yeux que les Grecs et tous les étrangers se prestement et adorent les dieux au lever et au coucher du soleil et de la lune, dans toutes les situations heureuses ou malheureuses de leur vie…, ils nous forcent à leur tenir le langage que nous leur tenons. » (Lois, p. 887 ; t. X, p. 219 de la trad. de M. Cousin.)
  94. Voy. Enn. I, liv. III, § 1-6 ; t. I, p. 165-174.
  95. Voy. ci-dessus, § 27, p. 372.
  96. Voy. Enn. II, liv. IX, § 14 ; t. I, p. 295.
  97. Il y a dans le texte : αλλοιούσας. Ficin traduit : « Quæ potissimum inter se discrepant ; » et Creuzer : « Quod aliter, atque adhuc affecti erant animi, eos afficiunt. » C’est ce second sens que nous avons adopté.
  98. Plotin fait ici allusion à la théorie exposée par Aristote dans son traité De la Génération et de la Corruption, II, 2-8.
  99. Voy. Enn. II, liv. III, § 2, 5 ; t. I, p. 167-168, 170-172.
  100. Ibid., § 2, p. 167-168.
  101. Ibid., § 14, p. 185.
  102. Ibid., § 2, 4 ; p. 167-168, 170.
  103. Voy. le passage du Timée cité dans le tome I, p. 465.
  104. Voy. Enn. II, liv. III, § 7, 9, 10, 13, 15 ; t. I, p. 175, 179, 180, 183, 187.
  105. Ici Plotin s’est inspiré de la doctrine des Stoïciens. Voy., à la fin de ce volume, dans les Éclaircissements sur le livre II de l’Ennéade III, l’exposé des idées que ces philosophes professaient sur la Providence et le Destin. Voy. aussi les notes du tome I, p. 173-176.
  106. Il y a dans le texte : οὐδέν ἔπαθε τὸ οὐϰ ἐγγύς. Il nous semble qu’il faut lire, comme nous l’avons fait : οὐδέν ἧττον ἔπαθε ϰ. τ. λ., ainsi qu’on lit quatre lignes plus haut : πάσχει δέ οὐδέν ἧττον ϰ. τ. λ.. Ficin traduit : « ubi patiente aliquo nihil patitur, quod nullo sit modo propinquum. » Ce sens nous paraît absolument contraire à la liaison des idées, qui est ici parfaitement claire.
  107. Ces idées ont été résumées ainsi dans un ouvrage attribué à Jamblique : « L’univers exerce une action sur ses parties, action sympathique par la similitude des puissances, et variée par les propriétés de l’être qui agit et de celui qui pâtit. Si, par suite de la nature des corps, il arrive aux parties des choses mauvaises et pernicieuses, c’est que certaines choses qui sont bonnes et salutaires pour l’univers font nécessairement périr les parties, soit parce qu’elles ne peuvent pas supporter l’action de l’univers, soit parce qu’elles l’altèrent par leur faiblesse, soit parce qu’elles ne sont pas en harmonie les unes avec les autres. » (Des Mystères, IV, 8, p. 112.)
  108. Voy. Enn. II, liv. III, § 6, p. 173.
  109. Voy. ci-dessus, p. 24.
  110. Plotin paraît s’être ici inspiré d’un passage du Timée que nous avons cité dans le tome I, p. 465.
  111. On sait qu’il a été composé dans l’antiquité beaucoup d’ouvrages sur les vertus des pierres et des plantes, principalement des ouvrages apocryphes attribués à Orphée ou à Hermès.
  112. Nous lisons avec M. Creuzer, qui s’appuie sur l’autorité d’un manuscrit : αὐτοῦ δυνάμεσιν. Ficin lit au contraire αὐτῶν δυνάμεσιν, et traduit : « itaque sæpe vires partium [mundus] sequitur. »
  113. Plotin reproduit les mêmes idées à la fin du § 39, p. 397.
  114. « La vertu n’a point de maître : elle s’attache à qui l’honore, et abandonne qui la néglige. On est responsable de son choix : Dieu est innocent. » (Platon, République, X, p. 617 ; t. X, p. 281 de la trad. de M. Cousin.) Plotin a déjà cité ce passage dans l’Enn. II, liv. III, § 9.
  115. Voy. Enn. II, liv. III, § 18, p. 193.
  116. Cette idée est empruntée aux Stoïciens : « ut universus jam hic mundus una civitas sit communis deorum atque hominum existimanda. » (Cicéron, De Legibus, I, 7.)
  117. Voy. Enn. II, liv. III, § 5, 7, 8 ; t. I, p. 172, 176-178.
  118. Ibid., § 11 ; p. 181.
  119. Ibid., § 12 ; p. 182.
  120. Ibid., § 7, 12 ; p. 176, 183.
  121. Ibid., § 16 ; p. 190.
  122. Voy. le passage de Platon cité ci-dessus, p. 112, note 1.
  123. Pline dit à ce sujet dans son Histoire naturelle (XXVIII, 2) : « Non pauci etiam (credunt) serpentes ipsas recanere, et hunc unum illis esse intellectum. » Creuzer, dans ses Notes (t. III, p. 236), cite un exemple propre à éclaircir ce que Plotin dit sur la puissance magique attribuée aux serpents : « Apud Aristotelem, qui fertur, in Mirabil. Auscultationibus (162), Thessala venefica serpentem variis artificiis incantare instituit ; at bestia recanit (ἀντάδει) et femina nil sentiens vixdum somno abstinere potest, nec multum abfuit, ni adstans filius matrem expergefecisset, quin illa in somnum lethiferum delaberetur. »
  124. Ces idées de Plotin ont été reproduites par Jamblique, De Mysteriis, V, § 14-27, p. 77-97.
  125. « Si, deux cordes étant consonnantes (δμόφωνοι) dans une lyre, on place sur l’une d’elles un roseau court et léger et que l’on frappe l’autre, on verra la corde sur laquelle on a placé le roseau vibrer avec force. (Aristide Quintilien, De la Musique, II, p. 107.)
  126. Le texte de ce passage est corrompu. Creuzer propose de lire : οἶον εἰ πῦρ τις ἐϰ πυρὸς λαϐὼν ἔϐλαψεν ἄλλον, ἤ ὁ μηχανησάμενος, ἤ ὁ λαϐὼν ἐϰεῖνος ποιεῖ ἐλθεῖν, τῷ δεδωϰέναι γοῦν τι οἶον μετατεθέν ἐξ ἄλλου εἰς ἄλλο, ϰαὶ τὸ ἐληλυθός δὲ [ποιεῖ] εἰ μὴ μετηνέχθη : « Quemadmodum si quis ignem ab igne quum rapuerit, læserit alium, vel qui machinatus est [id est, qui ignem primus accendit], vel ille qui [alterum ignem ab altero] rapuerit, facit ut veniat ignis eo quod aliquid dedit, quasi translatum aliud ex alio ; verum etiam ignis agressus facit [id est, agens est], si, in quem transfert ignis, non valet illum recipere. Nous avons préféré suivre la traduction de Ficin, qui offre un sens plus naturel et n’exige que de légers changements dans le texte. Nous lisons donc avec M. Kirchhoff : οἶον εἰ πῦρ τις ἐϰ πυρὸς λαϐὼν ἔϐλαψεν ἄλλον [οὐ] μηχανησάμενος ἐλθεῖν· ἤ ὁ λαϐὼν ἐϰεῖνος ποιεῖ ἐλθεῖν, τῷ δεδωϰέναι γοῦν τι οἶον μετατιθέντα ἐξ ἄλλον εἰς ἄλλο · ϰαὶ τὸ ἐληλυθός δὲ, εἰ μή οἶός τε ἐγένετο δέξασθαι εἰς ὄν μετηνέχθη.
  127. Voy. ci-dessus, § 30, p. 379.
  128. Voy. la Vie de Plotin, t. I, p. 12.
  129. Platon fait prononcer ces paroles par Socrate dans le 1er Alcibiade, p. 132.
  130. Voy. Enn. I, liv. IX ; t. I, p. 140.
  131. Voy. ci-dessus, p. 289-293. L’expression employée ici par Plotin, ἀψόφῳ ϰελεύφῳ ϰατά δίϰην, paraît empruntée aux vers suivants d’Euripide :

    Ζεὺς, εῖτ ἀνάγϰη φύσεως, εἴτε νοῦς βροτῶν,
    προσηυξάμεν σε· πάντα γαρ, δε’ ἀψόφου
    βαίνων ϰελεύθου, ϰατὰ δίϰην τὰ θνήτ’ ἄγεις.

    (Troyennes, vers 846.)
  132. Ce passage est cité et commenté en ces termes par le P. Thomassin dans ses Dogmata theologica, t. I, p. 81 : « Denique ita definit Plotinus partes universi alias ab aliis, universas a toto pendere, ad totum spectare et referri. Hinc multa quæ singulis partibus videntur mala esse, universe bona sunt. Anima potissimum nostra, inter superiores naturas, quibus cohæret, et inferiores sita, utrinque alias aliter afficitur ; et hic pugnæ conflictationesque non raræ. Omnia tamen divini judicii vi atque potestate dispensantur, nec cuiquam fas est hunc ordinem omnipotentis Boni effugere ; quo mala etiam ipsa malique homines ordinantur et eo loco figuntur, ubi turpitudine sua et malitia pulchritudinem universam adeo non dehonestent, ut eam potins commendent et illustrent. Et mali quidem nescii aguntur et rotantur quo eos Provídentiæ ineluctabilis potestas rapit ; at boni prudentes volentesque hunc ordinem sequuntur : nec mirum si in alias et alias universi partes transferantur, virtutum præmio afficiendi ; quum non tam terræ quam universi membra sint et in unum pulchritudinis justitiæque et boni imperium conspiret universitas. »