Ennéades (trad. Bouillet)/IV/Livre 9

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade IV, livre ix :
Toutes les âmes forment-elles une seule âme ? | Notes



LIVRE NEUVIÈME.
TOUTES LES ÂMES FORMENT-ELLES UNE SEULE ÂME ?

I. De même que l’âme de chaque animal est une, parce qu’elle est présente tout entière dans tout le corps, et qu’elle est ainsi réellement une, parce qu’elle n’a pas une de ses parties dans un organe, une autre dans un autre organe[1] ; de même que l’âme sensitive est également une dans les êtres qui sentent, et que l’âme végétative est partout tout entière dans chaque partie des végétaux ; de même, mon âme et la tienne n’en font-elles qu’une, toutes les âmes n’en font-elles qu’une, et l’Âme universelle, présente dans tous les êtres, est-elle une parce qu’elle n’est pas divisée à la manière d’un corps, mais qu’elle est partout la même ? — Pourquoi, en effet, l’âme qui est en moi serait-elle une, et l’Âme universelle ne serait-elle pas une également, puisqu’elle n’est pas plus que la mienne une étendue matérielle ni un corps ? Si mon âme et la tienne procèdent de l’Âme universelle et que cette Âme soit une, mon âme et la tienne ne doivent faire qu’une âme. Si l’on suppose que l’Âme universelle et la mienne procèdent d’une Âme une, toutes les âmes dans cette hypothèse ne font encore qu’une âme. Il faut donc examiner en quoi consiste cette Âme qui est une[2].

Considérons d’abord si l’on a le droit d’affirmer que toutes les âmes n’en font qu’une dans le sens où l’on dit que l’âme de chaque individu est une. Il semble absurde de prétendre que mon âme et que la tienne n’en font qu’une en ce sens : car il faudrait alors que tu sentisses quand je sens, que tu fusses vertueux quand je le suis, que tu eusses les mêmes désirs que moi, que nos âmes éprouvassent non-seulement les mêmes sentiments l’une que l’autre, mais encore les mêmes sentiments que l’Âme universelle, en sorte que chaque sensation éprouvée par moi fût ressentie par l’univers entier. Si toutes les âmes n’en font qu’une de cette manière, pourquoi une âme est-elle raisonnable et l’autre irraisonnable, pourquoi celle-ci est-elle dans un animal et celle-là dans un végétal ? D’un autre côté, si nous n’admettons pas qu’il y ait une Âme une, nous ne pourrons expliquer l’unité de l’univers ni trouver pour les âmes un principe unique.

[Pour résoudre cette difficulté, il faut établir ici une distinction. Les arguments qui précèdent prouvent bien que les âmes particulières ne forment pas une unité numérique[3]. Mais il n’en faudrait pas conclure qu’elles ne constituent pas une unité générique : car, dans des êtres différents, la même essence peut éprouver des affections diverses ; les mêmes puissances, produire des actes variés[4].]

II. D’abord, de ce que mon âme et celle d’un autre homme font une seule âme, il ne s’ensuit pas qu’elles soient l’une et l’autre identiques à leur principe. Le même principe, du moment qu’il existera des êtres différents, n’éprouvera pas dans chacun d’eux les mêmes affections[5]. Ainsi, l’humanité est aussi bien en moi, qui suis en mouvement, qu’en vous, qui êtes en repos ; seulement, en moi, elle est en mouvement ; en vous, elle est en repos. Il n’est donc pas absurde ni paradoxal de soutenir que le même principe est à la fois en vous et en moi ; il ne s’ensuit pas nécessairement que nous devions éprouver des affections identiques. Voyez un corps unique : ce n’est pas la main gauche qui sent ce qu’éprouve la droite ; c’est l’âme présente dans tout le corps. Pour que tu sentisses ce que je sens, il faudrait que nos deux corps n’en fissent qu’un seul ; étant ainsi unies, nos âmes éprouveraient alors les mêmes affections. Qu’on réfléchisse d’ailleurs que le Tout reste sourd à une multitude d’impressions éprouvées par les parties d’un seul et même organisme, et cela d’autant plus que le corps est plus gros. C’est ce qui arrive, par exemple, à ces énormes cétacés qui ne ressentent nullement l’impression reçue dans une partie de leur corps à cause de l’exiguïté du mouvement.

Il n’est donc pas nécessaire que, quand un membre de l’univers éprouve une affection, celle-ci soit ressentie nettement par le Tout. Qu’il y ait sympathie, cela est naturel et on ne saurait le méconnaître ; mais il n’en résulte pas qu’il y ait identité de sensation. Il n’est pas non plus absurde que nos âmes, tout en n’en faisant qu’une, soient cependant l’une vertueuse, l’autre vicieuse, comme il n’est pas impossible que la même essence soit en moi en mouvement, et en vous en repos. En effet, l’unité que nous attribuons à l’Âme universelle n’exclut pas toute multiplicité, comme l’unité qui est propre à l’Intelligence ; mais nous disons que l’Âme est à la fois unité et pluralité (μία ϰαὶ πλῆθος), qu’elle ne participe pas seulement de l’essence divisible dans les corps, mais encore de l’essence indivisible, qu’elle est une par conséquent[6]. Or, de même que l’impression éprouvée par une de mes parties n’est pas nécessairement ressentie par tout mon corps, tandis que ce qui arrive à l’organe principal est ressenti par les autres parties ; de même, les impressions que l’univers communique à l’individu sont plus nettes, parce que les parties éprouvent ordinairement les mêmes affections que le Tout, tandis qu’il n’est pas évident que les affections particulières que nous ressentons soient éprouvées aussi par le Tout.

III. D’un autre côté, l’observation nous apprend que nous sympathisons les uns avec les autres, que nous ne pouvons voir la souffrance d’un autre homme sans la partager, que nous sommes naturellement portés à nous épancher, à aimer : car l’amour est un fait dont l’origine se rattache à la question qui nous occupe. Enfin, si les enchantements et les charmes magiques attirent des individus l’un vers l’autre, amènent à sympathiser des personnes éloignées, ces effets ne peuvent s’expliquer que par l’unité d’âme. Des paroles prononcées à voix basse affectent une personne éloignée et lui font entendre ce qui est à une grande distance. Par là on voit l’unité de tous les êtres (ἑνότης ἀπάντων), unité qui résulte de ce que l’Âme est une.

Mais, si l’Âme est une, pourquoi telle âme particulière est-elle raisonnable, telle autre irraisonnable, telle autre végétative ? C’est que la partie indivisible de l’Âme consiste dans la raison, qui ne se divise pas dans les corps, tandis que la partie de l’Âme divisible dans les corps (qui, étant une en elle-même, se divise cependant dans les corps, parce qu’elle répand partout le sentiment) doit être regardée comme une autre puissance de l’Âme [la puissance sensitive][7] ; de même, la partie qui façonne et produit les corps est encore une autre puissance [la puissance végétative] ; toutefois, cette pluralité de puissances ne détruit pas l’unité de l’Âme[8]. Dans une semence, il y a aussi, plusieurs puissances ; cependant cette semence est une, et de cette unité naît une multiplicité qui forme une unité. — Mais pourquoi toutes les puissances de l’Âme ne s’exercent-elles pas partout ? C’est que, si l’on considère l’Âme qui est une partout, on trouve que la sensation n’est pas semblable dans toutes les parties, [c’est-à-dire dans toutes les âmes particulières], que la raison n’est pas dans le Tout [mais dans certaines âmes seulement], que la puissance végétative est donnée aux êtres qui ne possèdent pas la sensation, et que toutes ces puissances reviennent l’unité en se séparant du corps[9]. — Mais, si le corps tient sa puissance végétative du Tout et de cette Âme qui est une, pourquoi ne la tient-il pas aussi de notre âme ? C’est que ce qui est nourri par cette puissance forme une partie de l’univers, qui n’est sensible qu’à la condition de pâtir. Quant à la puissance sensitive qui s’élève jusqu’au jugement, et qui est unie à chaque intelligence, elle n’avait pas besoin de former ce qui était déjà formé par le Tout ; mais elle aurait pu donner des formes si ces formes n’étaient des parties du Tout qui les produit[10].

IV. Voilà ce que nous avions à dire pour qu’on ne s’étonnât pas de nous voir ramener les âmes à l’unité. Mais, pour que cette discussion soit complète, il faut encore que nous déterminions comment toutes les âmes sont une seule âme. Est-ce parce qu’elles procèdent d’une seule âme, ou parce que toutes forment une seule âme ? Si toutes procèdent d’une seule âme, celle-ci se divise-t-elle, ou bien demeure-t-elle tout entière en faisant naître d’elle-même la multitude des âmes ? Et, dans ce dernier cas, comment une essence peut-elle, tout en demeurant en elle-même, faire naître d’elle-même une multitude ?

Après avoir invoqué le secours de Dieu, disons que l’existence de l’Âme une est la condition de l’existence de la multitude des âmes, et que cette multitude doit procéder de l’Âme qui est une.

Si l’Âme une était un corps, nécessairement la division de ce corps produirait la multitude des âmes, et cette essence serait différente dans ses différentes parties. Cependant, comme cette essence serait homogène, les âmes entre lesquelles elle se diviserait] seraient conformes entre elles, parce qu’elles posséderaient une forme une et identique dans sa totalité, mais elles différeraient par leurs corps. Si l’essence de ces âmes consistait dans les corps qui leur serviraient de sujets, elles seraient différentes les unes des autres ; si l’essence de ces âmes consistait dans leur forme, elles ne seraient toutes qu’une seule âme par leur forme : en d’autres termes, il n’y aurait qu’une seule et même âme dans la multitude des corps. En outre, au-dessus de cette âme qui serait une, mais qui serait répandue dans la multitude des corps, il y aurait une autre Âme qui ne serait pas répandue dans la multitude des corps ; c’est d’elle que procéderait l’âme qui serait l’unité dans la pluralité, l’image multiple de l’Âme une dans un corps un, comme un seul cachet en imprimant une même figure à une multitude de morceaux de cire se trouverait distribuer cette figure en une multitude d’empreintes. Dans ce cas [si l’essence de l’âme consistait dans sa forme], l’âme serait quelque chose d’incorporel, et comme elle consisterait dans une affection du corps (πάθημα), il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’une qualité unique, émanée d’un principe unique, pût être à la fois en une multitude de sujets. Enfin, si l’essence de l’âme consistait à être les deux choses [à être à la fois une partie d’un corps homogène et une affection de ce corps], il n’y aurait encore rien d’étonnant [à ce qu’il y eût unité d’essence dans une multitude de sujets].

Maintenant, nous admettons que l’âme est incorporelle, qu’elle est une essence, et nous allons considérer ce qui résulte de là.

V. Comment une essence peut-elle être une dans une multitude d’âmes ? — Ou cette essence une est tout entière dans toutes les âmes, ou cette essence une et entière engendre toutes les âmes en demeurant en elle-même. Dans les deux cas, cette essence est une. Elle est l’unité à laquelle se rapportent les âmes particulières ; elle se donne à cette multitude, et en même temps elle ne se donne pas ; elle peut se communiquer à toutes les âmes particulières et néanmoins demeurer une ; elle a assez de puissance pour passer dans toutes à la fois, et n’être séparée d’aucune : de cette manière, son essence reste identique, tout en étant présente dans une multitude d’âmes. Qu’on ne s’étonne pas de ce fait : la science est aussi tout entière dans chacune de ses parties, et elle les engendre sans cesser d’être tout entière en elle-même. De même, une semence est tout entière dans chacune des parties entre lesquelles elle se divise naturellement ; chacune de ces parties a les mêmes propriétés que toute la semence ; néanmoins, la semence reste tout entière, sans être diminuée ; et si la matière [dans laquelle réside la semence] lui offre une cause de division, toutes les parties n’en forment pas moins une seule unité.

Mais, dira-t-on, dans la science la partie n’est pas la science totale. — Sans doute, la notion qu’on rend explicite et qu’on étudie à l’exclusion des autres, parce qu’on en a principalement besoin, n’est en acte qu’une partie. Toutefois, elle renferme en puissance d’une manière latente toutes les autres notions qu’elle implique[11]. Ainsi, toutes les notions sont contenues dans chaque partie de la science, et sous ce rapport chaque partie est la science totale : car, ce qui n’est en acte qu’une partie est [en puissance] toutes les notions de la science. On a donc à sa disposition chaque notion qu’on veut rendre explicite ; on a cette notion à sa disposition dans chaque partie de la science que l’on considère ; mais elle paraît n’y être qu’en puissance si on la rapproche du tout. Il ne faut cependant pas croire que la notion particulière ne contienne rien des autres notions ; dans ce cas, elle n’aurait rien de systématique ni de scientifique ; elle ne serait qu’une conception futile. Si elle est une notion vraiment scientifique, elle contient en puissance toutes les notions de la science, et le véritable savant sait découvrir toutes les notions dans une seule en en développant les conséquences. Le géomètre fait voir dans ses démonstrations que chaque théorème renferme tous les théorèmes précédents, auxquels on remonte par l’analyse, et tous les théorèmes suivants, qu’on en tire par déduction.

Ces vérités excitent notre incrédulité, parce qu’ici-bas notre raison est faible et qu’elle est obscurcie par le corps. Dans le monde intelligible, au contraire, toutes les vérités sont claires et chacune en particulier est évidente.

  1. Voy. ci-dessus, p. 445-447.
  2. Plotin a démontré ci-dessus dans le livre II, § 1-8, que les âmes particulières ne forment pas une unité numérique, qu’elles ne sont pas les parties entre lesquelles se divise et se distribue l’Âme universelle. Il a pour but d’expliquer ici comment les âmes particulières sont unies avec l’Âme universelle dont elles procèdent, et comment elles forment avec cette Âme une unité générique sans être absorbées par elle. Porphyre a fort bien résumé la pensée de Plotin dans les lignes suivantes, dont une partie est empruntée à l’Enn. VI, liv. V, § 4 : « Il ne faut pas croire que la pluralité des âmes vienne de la pluralité des corps. Les âmes particulières subsistent aussi bien que l’Âme universelle indépendamment des corps, sans que l’unité de l’Âme universelle absorbe la multiplicité des âmes particulières, ni que la multiplicité de celles-ci morcelle l’unité de celle-là. Les âmes particulières sont distinctes sans être séparées les unes des autres et sans diviser l’Âme universelle en une foule de parties ; elles sont unies les unes aux autres sans se confondre et sans faire de l’Âme universelle un simple total : car elles ne sont pas séparées entre elles par des limites et elles ne se confondent pas les unes avec les autres ; elles sont distinctes les unes des autres comme les sciences diverses dans une seule âme. » (Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § XXXIX ; t. I, p. LXXX.) Voy. encore ci-après le traité de Jamblique, p. 642.
  3. Voy. ci-dessus, p. 268-271.
  4. Nous ajoutons cet alinéa pour faire saisir la suite des idées. Cassiodore fait allusion à cette doctrine. Après avoir expliqué que les âmes ont été créées par Dieu, il ajoute : « Peractis his quæ dicenda fuerunt, congruum videtur de animarum signis indiciisque disserere ; quia, licet earum substantia una esse videatur, longe tamen disparibus qualitatibus segregantur. » (De Anima, 16.)
  5. Il faut retrancher les mots ἐν ἐμοὶ γὰρ ϰινουμένῳ, qui forment une répétition vicieuse.
  6. Voy. ci-dessus, p. 260.
  7. Voy. ci-dessus, liv. III, § 19, p. 301-302.
  8. Cette théorie est citée par Thémistius : « Quelques-uns des anciens et des modernes ont examiné cette question : Toutes les âmes forment-elles une seule âme ? Il vaudrait mieux examiner si tous les hommes n’en forment qu’un : car s’il y a, selon ces philosophes, une Âme une et séparable, cependant ses puissances sont multiples et diffèrent évidemment les unes des autres ; ainsi, la puissance végétative diffère de la puissance sensitive, et celle-ci diffère elle-même de la puissance appétitive. Mais, pour l’intelligence, et surtout pour l’intelligence contemplative, il est raisonnable et nécessaire d’examiner si tous ceux qui y participent ont la même essence en acte, etc. » (Paraphrase du Traité de l’Âme, III, p. 90.)
  9. « Si l’âme est divisée en elle-même [par l’existence des âmes particulières], sa diversité ne détruit pas son identité. Si l’unité des corps, où la diversité l’emporte sur l’identité, n’est pas morcelée par leur union avec un principe incorporel ; si tous, au contraire, possédant l’unité de substance et ne sont divisés que par les qualités et les autres formes ; que dire et que penser de l’Espèce de la vie incorporelle, où l’identité l’emporte sur la diversité, où il n’y a pas un sujet étranger à la forme et d’où les corps reçoivent l’unité ? L’unité de l’Âme ne saurait être morcelée par son union avec un corps, quoique le corps entrave souvent ses opérations. Étant identique, l’Âme fait et découvre tout par elle-même, parce que ses actes sont des espèces, quelque loin que l’on pousse la division. Quand l’Âme est séparée des corps, chacune de ses parties possède tous les pouvoirs que possède l’Âme elle-même, comme une semence particulière a les mêmes propriétés que la semence universelle. De même qu’une semence particulière, étant unie à la matière, conserve les propriétés de la semence universelle, et que, d’un autre côté, la semence universelle possède toutes les propriétés des semences particulières dispersées dans la matière ; ainsi, les parties que l’on conçoit dans l’Âme séparée de la matière possèdent toutes les puissances de l’Âme totale. » (Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, XXXIX ; t. I, p. LXXX.) Voy. aussi Damascius, Des principes, p. 313.
  10. Voy. ci-dessus le livre III, § 6, p. 275.
  11. Voy. ci-dessus p. 241, no 2, et p. 498, note 2. Voy. également ce que Plotin dit ci-dessus sur les rapports de l’Intelligence universelle avec les intelligences particulières, p. 483.