Enquête sur l’évolution littéraire/Appendice
Je complète (puisque j’y suis si gracieusement invité) les conversations que nous eûmes en l’occurrence de votre Enquête. Et d’abord, que celui-ci ou celui-là, très ignorant de littérature, n’attende de moi réponse à ses propos inconsidérés, car à quoi bon ?
Mais je vais éclaircir certains points de ma doctrine afin que ceux parmi nos lettrés, exempts de vaines rancunes, puissent, mieux renseignés, seconder mon labeur honnête.
Le caractère primordial de la littérature française n’est-il pas, monsieur, en ses meilleurs moments, tout gréco-latin ? Voyez les épopées et les chansons d’amour du douzième siècle ; voyez l’école de Ronsard, les tragédies de Racine et les Contes de La Fontaine ; voyez les Églogues de mon compatriote André Chénier.
Puis un jour le Romantisme se manifeste, presque simultané, dans les diverses littératures européennes. Quels sont les éléments qui le constituent ? Une fausse interprétation du génie de Shakespeare, une fausse intelligence de la poésie populaire, un déplorable malentendu de la couleur locale, un pittoresque abusif. Ajoutez-y, monsieur, la sensiblerie fardant le sentiment et la manie de conter pour le plaisir de conter sans démêler la signification analogique des actes humains. Et c’est en France, certes, que l’accident romantique eut les plus funestes conséquences, l’esprit et la langue y étant foncièrement réfractaires à cet art. Les romantiques français, ne pouvant rompre avec le principe latin, le dépravèrent ; croyant enrichir la langue, ils l’ont gavée de termes techniques tandis que le tour de la phrase, mille fois plus précieux que le mot, se dénouait dans la manière et le picturisme. Ceux qui me hantent de familiarité savent quel est mon respect pour certaines personnalités romantiques : mais il ne s’agit point ici, monsieur, de valeur personnelle quand même, mais bien plutôt du sens d’une phase littéraire.
Cette déviation de caractère, cette tare originelle s’aggrave chez la descendance du Romantisme, j’entends les Naturalistes et les Parnassiens. Le Concept déchoit, la langue s’acoquine. M. Émile Zola fait du pittoresque à la grosse ; les frères de Goncourt affectent un pimpant javanais de rapin. Flaubert s’efforce vers la pureté du style, mais avec quelles défaillances ! Quant aux Parnassiens, ils ont aimé la Poésie, mais un peu à la manière de ces rimeurs du quinzième siècle finissant fanatiques du paronoméon qui consiste à n’employer dans un vers que les mots dont la lettre initiale est la même. Et lorsqu’ils nous parlent aujourd’hui du fameux « tremplin de la rime », ils nous font songer à ce pauvre Charles Fontaine criant à Du Bellay : « La difficulté des rimes équivoques te les fait rejeter. » Des deux initiateurs du Parnasse, je dirai : de Thédore de Banville, qu’il écrivit dans un style souvent proche de la saine tradition de douces odelettes dignes de la Renaissance ; et de M. Leconte de Lisle qu’il est l’abbé Delille de notre époque. Cette opinion, monsieur, choquera sans doute, mais attendez : un avenir imminent va me donner raison. M. Leconte de Lisle est l’homme le moins fait pour entendre la Grèce ; son Homère s’accompagne moins nécessairement de la lyre que du « bobre madécasse. »
Et maintenant, puisqu’on m’y force, je répondrai à certaines personnes qui, à bout d’arguments, ont la sottise d’agiter mon origine hellénique : que je m’estime, en mon art, deux fois Français, étant né Grec. Car, à la vérité, le brandon de Poésie que la France, — qui m’apprit à chanter, — porte aujourd’hui avec tant d’éclat, elle le tient de Rome laquelle le tenait de la Grèce immortelle, — qui me donna naissance.
C’est, en effet, l’esprit roman qui préside à la genèse poétique en France ; c’est sa lignée que nous retrouvons (malgré telles apparences) dans Ronsard comme dans Racine. En lui est le germe des seules légitimes nouveautés ; hors lui, il n’y a que bâtardise. C’est pourquoi j’appelle ROMANE la rénovation que je tente.
Ainsi, pour l’intégrité de mon idéal, je dois rompre avec mes amis Paul Verlaine et Stéphane Mallarmé, de qui je sais priser mieux qu’un autre le rare mérite. Car le symbolisme de la première heure souffre de la fatalité des transitions : il est pris du pied droit dans le sépulcre romantique.
Remonter aux sources vives de la langue afln de rendre à la poésie française ce caractère primordial dont j’ai parlé ; évoquer l’âme moderne dans son apparat héréditaire, c’est ce que mon instinct tente dans le Pèlerin Passionné. Démontrer au public qu’il n’est ni décadent, ni névrosé, ni anti-patriote, ni sceptique ; que le Satanisme et les « bonnes pourritures bien gratinées » n’existent que dans le cerveau sordide d’un Hollandais, Joris-Karl Huysmans : c’est la nécessité dont s’avise, d’une adhésion déjà féconde, toute une indemne jeunesse.
Je veux, Monsieur, finir cette lettre par un public hommage de ma reconnaissance à M. Anatole France qui, par une critique hardie et loyale, a bien voulu rendre justice à mes efforts, attestant ainsi la race des Noces Corinthiennes et de Leuconoë.
Veuillez agréer, monsieur, l’assurance de mes sentiments sympathiques.
Voulez-vous être aimable encore une fois ?
Supprimez, je vous prie, le nom de Barrès là où il se trouve avec les noms de Morice et Régnier. (C’est tout à la fin de l’interview, je crois.)
Voulez-vous ajouter aussi cette phrase entre mes propos sur Tailhade et Vignier :
Sur Barrès :
— Je l’aime beaucoup. Il a retrouvé la charmante manière de conter des vieux humouristes.
Merci et excusez-moi du mal que je vous donne.
Vous avez rendu, mon cher confrère, un service immense
à la jeunesse contemporaine, en publiant votre Enquête
littéraire. J’aime à croire que les intelligences nubiles, après avoir lu votre livre, se détourneront désormais du
métier des Arts ; car l’acrimonie manifestée par les Maîtres
contre leurs successeurs possibles et l’âpre débinage mutuel
des ambitieux nouveaux prouvent décidément que la littérature, comme toute autre institution actuelle, ressemble au
carreau du Temple où s’acharne l’esprit des négoces concurrents. On a même pu constater que le système protectionniste y prévaut et que les détenteurs de gloire s’efforcent,
par les plus perfides artifices, d’interdire aux productions
d’autrui l’entrée de ce domaine au rendement fertile.
C’est avec une joie extrême qu’on a pu voir les poètes de la tradition, éternels apprentis de lettres, se formaliser de ne pas obtenir chacun la première place dans la littérature, restée éternellement pour eux une classe de versification.
Mais si l’on pensait que cette manie puérile était particulière aux bardes toujours méconnus, M. Zola, prosateur positif, a pris soin de détromper le monde.
Lui aussi, et perpétuellement, M. Zola veut garder la première place avec les privilèges du banc d’honneur et de l’exemption. L’idée seule que d’autres pourraient bien produire des compositions passables lui met la fièvre au pouls, et le fiel à la plume.
Voilà finie une de mes belles illusions.
M. Brunetière et lui me représentaient les deux consciences artistes les plus saines du temps. Sans qu’il m’advînt d’adopter intégralement les opinions du romancier ou Celles du critique, leurs déductions me parurent toujours homogènes, leurs esprits droits et cent fois invariables. Et c’était, à mon sens, un grand apaisement de les voir tels parmi la cohue bruyante des plumitifs qui transforment l’art en ministère et y sollicitent leur place, par l’intrigue, la flatterie, les visites, les dîners, les dédicaces et les exploits d’alcôve.
Or, M. Zola s’évertuait jadis à révéler dans ses rudes écrits la coquetterie malsaine du succès, et combien peu il doit guider nos admirations ! Cela nous séduisit. Aujourd’hui le conseiller municipal de Médan, chevalier de la Légion d’honneur, pense de façon différente ; et par là, il nous apitoie.
Car enfin, si on le pouvait prendre à part, sincère et bénévole, force lui serait bien d’avouer que c’est trop commode polémique de nier l’œuvre entier d’un groupe littéraire en critiquant avec rancune l’auteur de quelques sonnets excellents à coup sûr et de quelques pastiches heureux des vieux poètes. Feindre de le tenir pour la seule figure importante du groupe parce que le reportage favorisa cet expert joueur de lyre, voilà qui est malicieux. Au fond M. Zola connaît trop bien les habitudes de notre critique pour ne pas avoir deviné que, si elle mena quelque tapage autour d’un nom, elle jouait là une habile manœuvre d’adversaires, heureux de réduire à la parcimonie d’un seul l’effort d’une série notable de penseurs envahissants. La porte à enfoncer était grande ouverte. C’est sot d’en avoir profité à si grand fracas.
Car M. Zola nous accabla fort.
Très fier de sa grosse vente, il insinue constamment qu’elle prouve l’infaillibilité de son génie et de son jugement. La raison est misérable. Il devrait se souvenir que MM. Ohnet et Daudet, par exemple, vendent à peu près autant : et cela ne suffit cependant point à leur acquérir l’estime des artistes qui ne dînent pas chez eux. Il lui faudrait bien en outre réfléchir que le jour où son libraire vend 100.000 volumes de Nana, 99.900 acheteurs s’imposent la dépense de 2 fr. 75 afin de lire surtout les quatre passages erotiques y contenus. Les cent lecteurs restants, dont je me pique d’être, admirent seuls sa virtuosité d’artiste. Par conséquent, si M. Zola n’avait jamais eu l’idée de traiter la passion génésique, il eût gardé de cent à mille lecteurs convaincus et légitimes, ce qui n’eût rien retranché à sa valeur d’écrivain et l’eût gardé des raisonnements piteux. Il a donc mauvaise grâce de reprocher la vente restreinte de ceux qui s’adressent expressément à une petite élite.
Par un autre procédé bizarre de sa critique, M. Zola aime afflrmer que ses adversaires ne présentent pas d’œuvre à leur actif. Cette accusation semble d’une gratuité un peu naïve. Supposons un instant, en effet, que le symbolisme ait précédé le naturalisme et qu’il eût plu à M. Jean Moréas, puisque M. Zola le salue maître d’École, de dire perpétuellement que le naturalisme ne possédait pas d’œuvre à son actif malgré les Assommoir, les Curée, les En ménage, les Lucie Pellegrin, les Madame Mœuriot, etc… M. Zola eut, en quelques lignes de belle virulence, accusé M. Jean Moréas de mauvaise foi. Pourquoi nier dès lors le titre d’œuvre aux Moralités légendaires de Laforgue, à l’Anceus de M. Griffin, aux Poèmes Romanesques de M. de Régnier, aux Hantises, aux Lauriers sont coupés de M. Dujardin, aux contes de M. Bernard Lazare et aux livres de tels et tels à qui il ne manque, pour gagner la gloire de M. Barrès, que de faire antichambre chez les vieilles amies du critique à la mode.
Peut-être M. Zola répondra-t-il n’avoir rien lu de ces écrits-là. Bien que cette défaite prenne de l’usage, elle implique au moins une assez folle légèreté. Il appartient à l’ignorant de se taire, non de se vanter de son ignorance et de s’en faire un mérite.
En définitive, ce candidat à l’Académie renie depuis quelque temps les idées loyales et vigoureuses qui nous l’avaient jadis rendu si cher. Pour conserver sa place dans l’admiration publique, il emploie, à se débattre, les plus vulgaires procédés du reportage, flagorneur envers les puissants et dur aux hommes armés de leur seule indépendance. Cela ne suffira point pour nous faire nier les cinq ou six feuillets de haute littérature qu’on rencontre chaque hiver dans sa redite annuelle, mais qu’il nous soit permis de nous étonner à le voir si différent de soi.
Que des personnes attachées à des journaux et qui en vivent grassement se liguent pour empêcher les écrivains nouveaux de mordre à leur tartine, — rien de plus humain. M. Zola n’est pas, que je sache, attaché à aucune gazette. Pourquoi donc cette mauvaise tenue ?
Il importerait cependant de terminer le conflit.
En somme, tout cela n’est que triste verbiage. Les artistes d’une époque pensent, peinent, produisent afin de créer un rythme de pensée générale qui se développe, s’enrichit et s’accroît pour trouver sa forme, un jour, dans le génie qui caractérisera cette époque. Nous nous agitons afin (le produire à notre tour l’atmosphère mentale nécessaire pour qu’il nous naisse un homme digne de continuer la série : « Moïse, Eschyle, Virgile, Dante, Rabelais, Shakespeare, Goethe, Flaubert et Laforgue. »
Il nous touche moins de savoir si M. Ajalbert l’emporte sur M. de Maupassant, M. Margueritte sur M. Bourget, et M. Péladan sur M. de Montépin. À peine pouvons-nous dire que certains marquent plus spécialement la direction générale de la mentalité et qu’il est, dans le monde de la pensée, des créateurs plus spéciaux comme Hennique et Rosny, Zola et Alexis, Loti et Mirbeau, Goncourt et Hervieu.
Mais l’œuvre de distribuer ces noms sur les feuilles d’un palmarès serait excessivement grotesque.
Au lieu de nous abîmer mutuellement et publiquement pour la joie du philistin qui se gausse, il serait sans doute sage et noble d’entreprendre avec quelque sérieux un examen contradictoire sur la question qui nous divise.
Que M. Zola, que la critique, s’accordent avec nous pour choisir un sujet commun de discussion littéraire, une œuvre symboliste définitive, en prose.
Afin d’écarter le soupçon de réclame, prenons un auteur mort de privations et d’ascétisme dans la pure foi à l’Art ; Jules Laforgue, si vous le voulez bien, Messieurs, et ses Moralités légendaires.
Vous aurez la complaisance délire avec quelque attention aussi impartialement que possible. Pour une fois vous laisserez à part votre souci constant de prévoir ce que penseront du verdict la dame chez qui l’on dîne le samedi et le monsieur chez qui l’on cause le dimanche. Puis, dans les feuilles où vous prîtes l’habitude de légiférer, vous coucherez votre sentiment, sous cette condition loyale que là même ou vous aurez opiné il nous sera loisible de répondre. Même vous vous inquiéterez de pourvoir à ce que le directeur de la feuille, étonné de nous voir lui offrir autre chose qu’une réclame payante pour le purgatif Untel ou la dernière entreprise sur les Métaux ne vous éconduise avec cette politesse d’usage : « Je regrette infiniment ; mais mon public est trop bête pour s’intéresser à cela. »
Si la critique accepte cette sorte de discussion, nous pourrons enfin croire que ce n’est pas la peur de révéler son ignorance qui l’empêche de se prononcer.
Agréez, mon cher confrère, les meilleurs de mes hommages.
J’ai reçu de M. Huysmans la lettre suivante que je
crois devoir publier intég’ralement, malg’ré des appréciations trop bienveillantes, et qui, dans son entier,
constitue une rectification qu’il importe de noter :
Votre interview est très vivant, très exact et je vous suis reconnaissant de tout le côté sympathique qu’il décèle pour moi.
Il y a cependant deux phrases qui mériteraient bien, je crois, d’être rectifiées.
L’une, détraquée par une erreur de typographie, me fait prendre le Pirée pour un homme et dire « le clou de Jean-Baptiste Girofle », alors qu’il s’agit de la « plante de Saint-Jean-Baptiste, le clou de girofle. »
L’autre est relative à mon chat qui, tel que vous l’amenez dans le récit de notre conversation, semble m’avoir servi de point de comparaison avec Moréas et déclaré par moi supérieur à l’écrivain, parce qu’il est castré !!
Or, ce que j’ai dit du chat n’avait aucun rapport ni avec Moréas, ni avec le symbolisme ; c’était en dehors de toute espèce de littérature.
À part cela, je le répète, votre interview est parfait et je vous en remercie.
Bien à vous, mon cher confrère,
J’ai reçu, depuis ma conversation avec Octave Mirbeau, une lettre de lui d’où je me permets de détacher le paragraphe suivant, parce qu’il complète notre entretien :
Oui, mon cher ami, l’art doit être socialiste, s’il veut être
grand. Car, qu’est-ce que cela nous fait les petites histoires
d’amour de M. Marcel Prévost, et ses petites combinaisons ?
Ce n’est plus rien, c’est de la marchandise, comme des
balles de coton, des caques de harengs ; encore ces marchandises-là
sont utiles, et celles de M. Marcel Prévost ne
sont utiles à rien, puisqu’elles n’évoquent aucune beauté,
aucune pensée, aucune lueur…
Je profiterai de vos scrupules professionnels pour revenir sur une déclaration que faussa le souci de la rendre concise. Ma caractérisation du médanisme n’est plus applicable à MM. Hennique et Céard, dont les œuvres de maturité diffèrent sensiblement de leurs premières tentatives ; et elle ne l’est qu’en partie à M. Alexis, cet écrivain reproduisant la normale sécheresse de notre race, avec la même naïveté que le vieux Furetière. Elle ne décrit donc, avec une suffisante rigueur, que l’ignominie intellectuelle de l’auteur de Sac au dos et de Là-bas.
Maintenant, permettez-moi de m’accuser d’un tort moins excusable. Nous aurions tous dû — particulièrement ceux qui, l’ayant vu de près, avions pu l’admirer jusque dans ses virtualités — dire l’influence prépondérante qu’eut Emile Hennequin sur l’évolution des lettres contemporaines. Ce précoce et puissant esprit fut, en même temps que le poète intense et le critique supérieur, connus et salués de tous les lettrés, un rare divinateur d’hommes et un propagandiste d’idées aussi sagace qu’audacieux. Que de talents il découvrit, à leur germe même ! que de théories, depuis victorieuses, il osa le premier répandre, sans seulement les adultérer de la courtisane apparence des paradoxes ! Et j’allais oublier son charme intime, sa prédication orale, qui nous faisaient si douces et profitables les heures dont son amitié nous gratifiait. Ces constatations, toutes glorifiantes du cher ami mort, nous n’avons pu manquer de les faire que dans l’enivrement de la combativité. Aussi bien, qu’importe, sinon à nos cœurs, cette négligence de notre justice ! Le théoricien si largement original de l’Esthopsychologie, l’analyste, qui, à chacune de ses études, atteignit au chef-d’œuvre, n’est-il pas assuré de vivre aussi longtemps que les maîtres dont il pénétra le génie et que la méthode, si féconde en ressources, dont il dota et amplitfa la critique !
Je lis notre conversation ! J’ai beaucoup bavardé sans guères répondre pourtant à votre consultation in extremis sur la littérature d’aujourd’hui — qui n’est pas si malade en somme, et compte un nombre de beaux et fiers talents ! Les citer ? Je ne veux pas paraître dresser un palmarès de mes amitiés et de mes admirations. Je me contenterai d’ajouter que je trouve qu’il y a plus de symboles dans l’Homme à la cervelle d’or de Daudet, ou dans les frères Zemganno de Goncourt que dans les vers de bien des symbolistes ; et, qu’avec ou sans symbole, Sapho, et d’autres œuvres du maître, ne me semblent pas déshonorer la littérature française autant que le déclarent les féroces de chez Vannier.
Cette omission répai’ée, il faut que je m’accase d’une autre. Il n’est pas permis à ceux de notre génération de parler aussi longtemps que j’ai fait, sans nommer J.-H. Rosny, sans affirmer de hautes sympathies devant le labeur énorme, la grave intelligence, la ferme intégrité littéraire de J. H. Rosny. Lui a donné du nouveau, et, robuste de foi dans l’avenir, par des œuvres maîtresses comme le Bilatéral, les Xipéhuz, le Plateau de Tornadres, la Légende sceptique, Daniel Valgraive, en aiguillant le roman vers la science et le socialisme, il pourrait bien avoir prévu la littérature de demain…
Si je parie de Rosny seul, c’est que des nôtres il est le premier par le talent — et le moins gâté de tous par une critique, assez aimable aux œuvres de transition, implacable aux œuvres hardiment en avant, comme celles de J.-H. Rosny, dont nous devons répéter le nom d’autant plus que l’injustice est plus grande. Je vous serais donc reconnaissant tout à fait de publier cette addition à mon interwiew.
Veuillez agréer mes salutations les plus distinguées.
Vous avez publié, dans l’Écho de Paris du 28 de ce mois, un interview dans lequel M. Leconte de Lisle me traite avec une animosité si vive, que je serais tenté d’y découvrir les vestiges d’une vieille amitié. Je n’aurais pas pris garde à ces violences d’un poète épique, si la tournure n’en était singulièrement équivoque et, par endroits, tout à fait inintelligible à la plupart des lecteurs. En effet, M. Leconte de Lisle se plaint de ce que je l’ai « odieusement offensé », exprimant par là que mes articles sur quelques-uns de ses ouvrages n’ont point répondu à l’idée qu’il s’était formée lui-même de son mérite. Et ces termes « d’odieuse offense » lui semblent à peine suffisants pour exprimer le tort que j’eus de ne pas l’admirer assez, tout en l’admirant beaucoup. Les hommes de lettres ont dû comprendre ce langage et deviner tout de suite pourquoi le poète me voulait tant de mal. Mais le public, étranger à nos mœurs littéraires, a pu croire raisonnablement qu’on me reprochait des torts d’un tout autre ordre, plus graves à ses jeux, et que, certes, je n’eus jamais.
Dans son zèle à combattre ceux qui, aimant la poésie, ne l’aiment point toute en lui, M. Leconle de Lisle a déclaré « qu’il estime peu mon caractère ». C’est assurément du caractère de ma littérature qu’il veut parler. Car il est hors d’état de rien blâmer dans ma vie privée, et je lui défends bien de le faire.
Si, hors mes articles, il croit avoir à se plaindre de moi, qu’il le dise et parle avec franchise et clarté. Je saurai lui répondre. En attendant, respectueux et désarmé devant un homme de son âge et de son talent, je n’accepte qu’avec regret l’obligation où il m’a mis de relever publiquement la légèreté pitoyable de ses propos.
Veuillez agréer, monsieur le rédacteur, etc.
Avant de reproduire cette lettre, j’avais pensé qu’il était de mon devoir strict de la communiquer à l’illustre maître qu’elle vise.
Voici la lettre que M. Leconte de Lisle m’a adressée à la suite de cette communication :
Voici ma réponse à la lettre que M. France vous a adressée et que vous avez eu l’obligeance de me communiquer.
La vie privée de M. France ne me préoccupe ni ne m’intéresse en aucune façon.
D’autre part, malgré mon âge et toute la distance qui nous sépare, je suis prêt à lui accorder l’honneur d’une rencontre.
Deux de mes amis attendront ses témoins chez moi, 64, boulevard Saint-Michel, dimanche 3 mai, à deux heures de l’après-midi.
Agréez, je vous prie, monsieur, l’assurance de mes meilleurs sentiments.
Je trouve dans l’Écho de Paris une lettre que vous adresse M. Leconte de Lisle et par laquelle il annonce que deux de ses amis attendront mes témoins chez lui, dans l’après-midi de dimanche. Mes témoins ne devaient point venir et ils ne viendront point. Je n’ai jamais eu l’intention de lui en envoyer.
Je l’ai encore moins après ce qu’il vous a écrit. Car, dans sa lettre, il me donne la seule satisfaction que j’avais le droit et le devoir d’attendre. Il y déclare qu’il ne s’occupe point de ma vie privée. Il ne le fait pas sans doute de très bonne grâce, mais, pour lui avoir coûté, la satisfaction qu’il me donne ne m’en est que plus précieuse. Il la devait à la vérité ; c’est moi qui l’en remercie.
Je n’ai jamais manqué au respect qui lui est dû. S’il oublie généreusement en ma faveur qu’il est né en 1820 il est de mon devoir de ne pas l’oublier. Faut-il donc que je lui apprenne qu’il est une de ces gloires auxquelles on ne touche pas ?
Veuillez agréer, monsieur le rédacteur, l’assurance de ma considération distinguée.
Il m’a paru de quelque utilité de rapprocher des allusions de M. Laurent Tailhade relatives à M. Alphonse Daudet, la lettre suivante écrite en 1889 par M. de Goncourt au Directeur du Gaulois :
Dans l’article paru ce matin dans le Gaulois, et ayant pour titre : « l’Académie des frères de Goncourt », une erreur a été commise par M. Mario Fenouil. Alphonse Daudet a été, en effet, nommé par moi mon exécuteur testamentaire ; mais cette charge, dont il a bien voulu prendre l’ennui et l’occupation, est une marque toute gratuite d’amitié (ju’il me donne, car il sait pertinemment, d’après mon testament, qu’il a eu entre les mains, que je ne lui laisse absolument rien.
Agréez, monsieur le directeur, l’assurance de ma parfaite considération.
Ce m’est toujours une grande joie de lire du Laurent Tailhade. J’estime d’abord que cet homme mûr est le seul qui ait quelque talent, parmi les innocents ratés qui se sont laissé dénommer « décadents » sentant fort bien, certes, qu’une épithète, quelle qu’elle fût, les honorait encore beaucoup.
Ensuite, M. Laurent Tailhade est un de mes vieux camarades. J’ai, de lui, des dédicaces flatteuses où il me témoigne « de son estime et de sa sympathie artistique ». Quoi qu’il m’éreinte abondamment depuis quelques années — comme il éreintera ses amis actuels, s’ils s’avisent de sortir de l’ombre — je le laisse dire tout à son aise et je m’amuse énormément à sa prosodie.
Mais où il a tort, c’est quand il fait profession de mépriser le monde et le basbleuisme ; M. Tailhade se laissait volontiers appeler « le poète mondain » quand j’arrivai à Paris. La dernière fois que je le vis, ce fut, si je ne me trompe, chez une comtesse de la rue Saint-Honoré, et l’on raconte qu’une autre comtesse qui demeure dans les environs de la gare Saint-Lazare, et très suspecte de bas-bleuisme, hélas ! le comptait parmi ses fidèles.
Maintenant, que les poésies déclamées par M. Tailhade aient eu quelques succès dans ce milieu, je n’oserais l’affirmer. Mais ce n’est pas une raison pour mépriser les malheureux poètes dont les vers ont eu un sort différent.
Veuillez agréer, monsieur, l’assurance de mes sentiments
J’ai reçu de M. Gustave Geffroy, un mot, dans lequel il est dit :
Voulez-vous mettre à sa place le nom d’Alphonse Daudet, prononcé par moi avec les noms des initiateurs du roman de ce temps ? Daudet, est, dans ma vie, un haut talent que j’admire et une grande amitié dont je suis fier.