Enquête sur l’évolution littéraire/Les Naturalistes/M. Paul Alexis

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Bibliothèque-Charpentier (p. 188-195).


M. PAUL ALEXIS


J’ai demandé à M. Paul Alexis, le plus fidèle des Médanistes, son avis pour cette enquête. Il est en ce moment à Aix en Provence. Voici la dépêche que j’ai reçue de lui :

« Naturalisme pas mort. Lettre suit. »

Puis la lettre que m’annonçait cette dépêche.


« Aix, 4 avril 1891.


« Mon cher confrère,


« Non, il n’est pas mort le naturalisme ! Il est si peu mort, que, entrevu peut-être par Bacon et, à coup sûr, par Diderot, pratiqué inconsciemment par l’auteur de Manon Lescaut, repris dans ce siècle par Balzac et Stendhal (que Flaubert, les Goncourt, Duranty, Zola et quelques autres continuèrent,) le naturalisme n’en est tout de même encore qu’aux premiers balbutiements. En cette fin de siècle, où tant de choses sont mûres, sur le point de crouler de vétusté, lui est encore jeune, tout jeune. Demain, plus encore qu’aujourd’hui, lui appartient. Le naturalisme sera la littérature du vingtième siècle.

» Seulement, mon cher confrère, avant d’en arriver au jugement « détaillé » sur l’évolution littéraire que vous me demandez, il faudrait bien s’entendre sur le mot, — principalement sur la chose. Il y a une équivoque courante et grossière que je voudrais une fois de plus m’efforcer de dissiper. Le naturalisme n’est pas une « rhétorique », comme on le croit généralement, mais quelque chose d’autrement sérieux, « une méthode ».

» Une méthode de penser, de voir, de réfléchir, d’étudier, d’expérimenter, un besoin d’analyser pour savoir, mais non une façon spéciale d’écrire. N’en déplaise à la jolie critique que l’Europe nous envie, le naturalisme ne consiste nullement à imprimer le mot de Cambronne en toutes lettres. Ce serait trop facile. Les romantiques, d’ailleurs, l’ont fait, bien avant nous. Et, si nous l’avons fait quelquefois nous-même, — moi tout le premier, dans une série d’articles spéciaux — ce n’est peut-être pas ce que nous avons fait de mieux. Dans tous les cas c’était pour rire, pour nous moquer d’une légion de confrères trop aimables, qui faisaient semblant de ne voir en nous que des « pornographes », des « vidangeurs », et autres aménités. Mais passons.

» Au contraire, le naturalisme est assez large pour s’accommoder de toutes les « écritures. » Le ton de procès-verbal d’un Stendhal, la sécheresse impopulaire d’un Duranty trouvent grâce devant lui autant que le lyrisme concentré et impeccable de Flaubert, que l’adorable nervosité de Goncourt, l’abondance grandiose de Zola, la pénétration malicieuse et attendrie de Daudet. Tous les tempéraments d’écrivains peuvent aller avec lui.

» Aussi le naturalisme n’est-il nullement une secte, une confrérie, une école, un clan, une franc-maçonnerie, une chapelle. On n’y entre pas comme dans un moulin, ou à la brasserie. On ne s’y présente pas comme à l’Académie ou aux Mirlitons. Du naturalisme éclate — et nous prend au cœur — à chaque page même de Salammbô, comme il reste du romantisme à foison dans Madame Bovary dans le suicide du dénouement, par exemple ! car les madame Bovary réelles ne se suicident guère) et, bien davantage encore, dans Germinal.

» Mais vous, mon cher confrère, avec votre intéressante enquête sur l’Évolution littéraire, tout comme votre camarade Xau, avec la sienne sur la grave question des répétitions générales, vous venez tous deux de faire d’excellente besogne naturaliste. Un vent de naturalisme pénètre même à la Chambre, non pas, certes, les jours où nos honorables se traitent comme des crochetcurs ivres, mais les rares fois où ils accouchent de quelque réforme raisonnable et nécessaire. Enfin, vous n’ignorez point que M. Constans lui-même s’y prit en bon naturaliste lorsqu’il sut nous débarrasser du général Boulanger, lequel eut au contraire le romantisme de passer la frontière en croyant éviter le poison des Borgia.

» Voilà donc bien établi que le naturalisme n’est nullement ce qu’un tas de critiques ont eu le snobisme de croire. Ni une façon spéciale de tortiller le verbe écrit ! ni une affectation d’immoralité ou de brutalisme ! ni une panacée pouvant remédier au manque de talent ! Comme vous le disait M. Edmond de Goncourt, il consiste à remplacer de plus en plus l’humanité de « dessus de pendule » du romantisme, par de l’humanité d’après nature. Et maintenant se pose une question : « Existe -t-il de nos jours de vrais naturalistes, complets ? et en existe-t-il plusieurs ? »

» Eh bien, d’après un de vos interviewés, M. Paul Adam (l’auteur de Chair molle lui-même, un simple naturaliste en révolte), le naturalisme aujourd’hui ne battrait tellement que d’une aile qu’il n’y aurait plus que deux naturalistes « purs ». Et ces deux purs seraient : l’auteur de l’Argent et… l’auteur de Madame Meuriot.

» Ici, permettez-moi d’ouvrir une parenthèse. Pour rien au monde je ne voudrais avoir l’air de chercher à faire une réclame à ce livre. Aussi ne me coûte-t-il nullement de reconnaître que, jusqu’ici du moins, cette œuvre n’a été sérieusement discutée qu’au delà de la frontière, en Russie, surtout en Italie. Tandis qu’en France, à part MM. Philippe Gille, Albert Delpit, Montorgueil et Auguste Filon, qui m’ont consacré quelques lignes trop bienveillantes, mes confrères n’ont encore accordé à Madame Meuriot que du silence et du dédain. Et la maison Hachette, par là-dessus, a eu la cruauté de lui interdire les gares… Pauvre Madame Meuriot ! Eh ! c’est bien fait, d’ailleurs ! Cela t’apprendra de n’avoir pas mieux choisi ton moment ! Malheureuse, tu auras payé pour Monsieur Betsy.

» Donc, si j’avais l’honneur d’être, à moi tout seul, la moitié du naturalisme, — M. Paul Adam et ses amis me font vraiment trop d’honneur, — possible qu’après Madame Meuriot, le naturalisme fût très malade. Seulement ces jeunes gens semblent oublier un détail, un tout petit détail : les soixante et dix éditions de l’Argent ! Oui, ce monceau de volumes de Zola enlevés en quelques jours, n’est-ce pas une preuve — un joli « symbole » de succès et de vitalité ? Qu’en pense M. Moréas, lui qui, j’ose le croire, ferait encore ses choux gras des modestes trois mille exemplaires vendus de Madame Meuriot ?

» Mais, mon cher confrère, laissons bien vite ces petitesses, ces misérables questions de vente, de succès immédiat, qui ne prouvent pas tout. Le naturalisme, en somme, n’est qu’une ramification, dans le domaine de la littérature, du large courant général qui emporte le siècle vers plus de science, vers plus de vérité et, sans doute aussi, plus de bonheur. Les vrais naturalistes, les purs, ne sont donc pas six, ni deux, ni un : à proprement parler, il n’en existe pas encore. Mais ils seront légion, car la voie est large, le but haut et lointain, et c’est dans cette direction que peineront à leur tour nos enfants et les enfants de nos petits-enfants. Quant à nous-mêmes, et à ceux de nos aînés que nous aimons, en nous efforçant de les continuer, ni les uns ni les autres ne sommes encore véritablement des naturalistes. Le romantisme, dont nous sommes tous sortis, est encore là, trop près. Nul de nous n’est jusqu’ici parvenu à purger complètement son sang du virus romantique héréditaire.

» — Soit, me direz-vous. Mais s’il n’y a que des naturalistes-précurseurs jusqu’ici, les psychologues… que sont-ils, eux ? Et les symbolistes, qu’en faites-vous ?

» Patience ! j’y arrivais. Les psychologues, d’abord. Permettez-moi de mettre à part, absolument à part, un vieux camarade, — Paul Bourget, — que j’aime de tout mon cœur et à qui je trouve un énorme talent, non seulement fin et souple, mais puissant quand il veut l’être, par exemple dans Mensonges et même dans ses « Nouveaux Pastels », dans Monsieur Legrimaudet… cet admirable raté de lettres qui achève sa vie dans une louche maison meublée… Mais, Bourget excepté, je trouve que les psychologues ne sont que des naturalistes malingres, affaiblis. Des petits frères à nous, malvenus, avant terme, qu’il a fallu élever dans du coton, et qui se ressentiront toute leur vie d’une jeunesse souffreteuse, poussée en serre chaude. Qu’ils prennent donc du fer, sacrebleu ! ces gaillards-là. Oh ! ils en ont besoin ! Peut-être, alors, cesseront-ils de s’astreindre à ne faire que du demi naturalisme. Je vous demande un peu, lorsqu’on n’arrive à la connaissance complète de l’homme que par la physiologie et la psychologie, pourquoi tenir une des deux fenêtres obstinément fermée ? L’erreur inverse, d’ailleurs, serait tout aussi imbécile… Bourget, lui, au moins, bien qu’on le place parmi les psychologues, est un passionné de lettres et de vie, un sain et un vigoureux, qui ne crache nullement sur la physiologie… Le vrai chef de ce naturalisme borgne et chlorotique devrait être mille fois M. Édouard Rod, cet étonnant professeur genevois, à qui Jules Vallès disait un jour devant moi, en riant de son rire qui sonnait comme l’airain : « Oh ! Rod !… Rod !… bon Rod !… comment va votre maladie de matrice ? »

» Quant aux symbolistes, aux décadents, ils n’existent même pas… Non ! il n’y en a pas, je n’en vois pas… Verlaine, Villiers de l’Isle-Adam, Mallarmé étaient des Baudelairiens attardés, pleins de talent certes, mais qui, un beau matin, durent être joliment étonnés tout de même de se voir bombardés chefs d’école. Ils se laissèrent faire, parbleu ! Mais l’école était piteuse. Sauf Paul Adam, un garçon de mérite, fourvoyé je ne sais pourquoi dans cette plaisanterie, les autres n’ont jamais rien fait, qu’un peu de bruit, mais pas d’œuvre. Ils ne sont que comiques. Les œuvres seulent valent quelque chose, sont tout. Et en 1901 il y aura beau temps que tous ces illisibles — décadents, symbolistes, déliquescents — et un tas d’autres écoles et sous-écoles fumistes, auront disparu.

» Au vingtième siècle, il n’y aura même plus d’écoles du tout. Car le naturalisme est le contraire d’une école. Il est la fin de toutes les écoles, mais l’affranchissement des individualités, l’épanouissement des natures originales et sincères.

» Paul Alexis. »