Enquête sur la Commune (La Revue blanche)/1

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La Revue blanche
La Revue blancheTome XII (p. 249-305).

COLONEL MERLIN                M. THIERS                COMMANDANT GAVEAU
LA COMMUNE

À l’occasion de l’anniversaire du 18 Mars, nous avons adressé à toutes les personnes qui nous paraissaient qualifiées le questionnaire suivant :

I. Quel a été votre rôle du 18 mars à la fin de mai 1871 ?

II. Quelle est votre opinion sur le mouvement insurrectionnel de la Commune et que pensez-vous, notamment, de son organisation : parlementaire ? militaire ? financière ? administrative ?

III. Quelle a pu être, à votre avis, l’influence de la Commune, alors et depuis, sur les événements et sur les idées ?

Pour faciliter la lecture des entretiens et des lettres que nous avons recueillis, nous rappelons au lecteur quelques dates :

Le 18 mars 1871, le gouvernement veut désarmer la garde nationale. Il échoue dans sa tentative, se retire à Versailles, et le soir de ce même jour, le Comité central de la Garde nationale fédérée siège à l’Hôtel de Ville.

Le 26 mars, sur la convocation du Comité central, Paris élit une assemblée municipale de quatre-vingts membres environ, qui est connue sous le nom de Commune. Ce parlement répartit ses membres en dix commissions : finances, guerre, sûreté générale, travail et échange, etc., dont la composition à diverses reprises fut modifiée et dont chacune eut un délégué aux attributions analogues à celles des actuels ministres.

Le 3 avril, première sortie contre l’armée d’investissement réunie par M. Thiers. Échec des troupes de la Commune qui se trouvent sous le feu, inattendu, du Mont-Valérien.

Le 5, la Commune, en réponse à l’exécution des prisonniers faits par Versailles, vote le décret des otages, portant que toute exécution d’un prisonnier, sera suivie de l’exécution de trois otages, décret qui, d’ailleurs, ne fut pas appliqué.

Le 16 avril, élections complémentaires en raison des doubles élections et des démissions.

Cluseret, délégué à la guerre, est remplacé le 30 avril, par Rossel, qui est remplacé le 10 mai, par Delescluze.

Le 1er mai, nomination du Comité de Salut composé d’Ant. Arnaud, Léo Melliet, Ch. Gérardin, Félix Pyat et Ranvier, renouvelé le 9 mai, et composé cette fois de Ranvier, Arnaud, Gambon, Delescluze, Eudes, tous de la majorité.

Le 8 mai, l’armée d’investissement commence le bombardement de Paris. Chute du fort d’Issy.

Le 15 mai, manifeste des Vingt-Deux de la minorité.

Le dimanche 21 mai, entrée des Versaillais. L’assemblée de la Commune se dissout.

Le 22, envahissement des arrondissements de l’Est.

Le 23, Montmartre est pris. Les premières exécutions de Parisiens.

Le 24, évacuation de l’Hôtel de Ville. Le Panthéon est pris. Fusillades en masse des Parisiens. Exécution de six otages.

Le 25, les Versaillais tiennent tous les arrondissements de la rive gauche. Mort de Delescluze. La Mairie du XIe est abandonnée.

Le 26, la résistance se concentre à Belleville. 48 otages sont fusillés rue Haxo.

Le 27, envahissement du XXe. Prise du Père-Lachaise.

Le dimanche, 28, à 11 heures du matin, fin de la résistance.

Nous donnons dans ce numéro les opinions de quelques publicistes, de membres de la Commune et de personnes qui ont pris part au mouvement, de quelques autres qui ont gardé des souvenirs saisissants, enfin de l’officier qui personnifie presque pour le public la répression versaillaise.

P. S. — Le lecteur, remarquant, dans les opinions exposées ci-après, la rareté de celles qui sont hostiles à la Commune, pourrait croire à un parti-pris d’éliminer certaines dépositions.

Est-il donc besoin de dire que, si le silence est une opinion, du moins nous n’avons pas omis d’interroger ceux qui ont cru devoir se taire ?

M. Henri Rochefort

— Quel a été votre rôle pendant la Commune ?

— J’ai fait uniquement mon métier de journaliste. Je n’ai pas pris part à la Commune. Mais comme j’ai publié très nettement mon opinion sur Versailles, dont je trouvais la conduite odieuse, j’ai été accusé d’avoir provoqué la rébellion.

— Au 18 mars ?

— Non, plus tard. Au 18 mars, j’étais à Arcachon, si malade qu’on s’était empressé d’annoncer ma mort. J’ai reçu à Arcachon la visite de mes enfants qui avaient pris le deuil de leur père.

— Vous êtes arrivé à Paris ?…

— Le deux avril, le jour je crois de la sortie de Flourens. Le Mot d’ordre que je rédigeais avait été supprimé par Ladmirault, cette vieille brute infecte…

— Je passe les épithètes ?

— Mais non, mais non, Ladmirault était une ignoble brute, d’ailleurs toutes les culottes de peau… J’ai passé outre à l’interdiction. Le gouvernement avait filé à Versailles. J’ai soutenu énergiquement les droits de Paris. J’ai dit le rôle odieux de Thiers et ses mensonges abominables. Toutes mes sympathies allaient naturellement au mouvement de la Commune qui était à la fois socialiste et patriotique. La Commune était une protestation contre la paix de Bordeaux, une protestation contre la majorité cléricale et réactionnaire qui nous déshonorait, une protestation contre les abus de pouvoir d’une assemblée qui, nommée pour traiter de la paix s’était déclarée constituante, sans mandat. Mais la Commune devenue autoritaire se mit à supprimer les journaux qui n’étaient pas à sa dévotion. — Raoul Rigault, Félix Pyat supprimaient les journaux, Félix Pyat les supprimait surtout au profit du sien. Je combattais pour la liberté et le bon sens comme j’ai fait toute ma vie. Raoul Rigault supprima le Mot d’ordre. Le prétexte fut ma protestation contre le décret des otages ou plutôt son exécution. On suivait l’exemple donné par les généraux africains qui avaient fait des otages là-bas, au nom du gouvernement et les massacraient. Ceux qui avaient applaudi aux massacres et aux razzias d’Afrique trouvaient odieuse la conduite de la Commune. Je la trouvais naturelle mais je ne voulais pas qu’on exécutât le décret. Ce fut cet article qui me valut plus tard, d’être par les Versaillais traduit en Conseil de guerre. Idiot ! Idiot ! Toujours les militaires ! Tous ignares. Savez-vous ce qu’on me reprochait, c’est que dans la manchette le mot otages eût été typographié en grosses lettres. C’est idiot… Enfin j’approuvais le décret et je protestais contre son exécution. Raoul Rigaut voulut me faire arrêter. J’en fus prévenu par un jeune homme, secrétaire de Rigault je crois..

— Forain ?

— Non, pas Forain, un membre de la police de la Commune. Je partis. Je fus arrêté à Meaux le 21.

— Y avait-il contre vous un ordre des Versaillais ?

— Mais non, de Raoul Rigault. C’était un homme excellent, tout à fait intelligent. Très bien. Mais il était pour la lutte à outrance. Il savait ce que feraient les Versaillais. Il avait bien raison. Il ne tenait compte de rien. Pas de quartier ! Il avait été à mon journal, mais c’était un homme qui aurait fusillé son meilleur ami. J’aurais été pris par la Commune j’étais sûr de mon affaire. Mais à Meaux j’ai été pris par des Versaillais. Le commandant de la subdivision allemande voulait me laisser partir ; je suis resté en prison malgré les Prussiens… Au Conseil de guerre ces brutes ne m’en ont tenu aucun compte. J’ai été sur le point d’être fusillé : Il s’en est fallu de peu. Ce qui m’a sauvé peut-être c’est l’arrestation de Rossel survenue à ce moment.
ROSSEL
Il a passé avant moi. Le Conseil avait déjà condamné à mort des membres de la Commune, il condamna Rossel à mort. Peut-être y eut-il une détente pour moi. J’avais passé en prison cinq mois. Je fus après deux jours de débats, condamné à la déportation perpétuelle ce qui en matière civile équivaut à la peine de mort. D’ailleurs nous avions affaire à des juges tellement ignares qu’ils ne savaient même pas que depuis 1848 la peine de mort était abolie en matière politique. Des officiers ! Je me rappelle qu’à Versailles j’étais, en prison, le voisin de Rossel ; j’avais gagné notre gardien en lui faisant partager les victuailles qu’on me faisait passer : il nous laissait causer. Je lui dois quelques bonnes heures que j’ai passées avec ce malheureux Rossel, qu’ils n’ont pas condamné à mort, qu’ils ont assassiné. Remarquez que la loi avant 48 punissait de mort les soldats rebelles et ceux qui passent à l’ennemi ; depuis elle ne punit plus de mort que les traîtres : c’est en vertu de cette loi qu’ils ont tué Rossel. (M. Da Costa présent à l’entretien nous fait observer que sur trois officiers poursuivis et jugés par le gouvernement de la troisième République, Rossel, Bazaine et Dreyfus, un seul fut condamné à mort, Rossel.)

— Rossel, poursuit M. Rochefort a été assassiné. Pour moi j’ai été comme chef de bande et pour excitation à la révolte condamné à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée. Plus tard Jules Simon m’a raconté que Thiers avait fait tous ses efforts, pour empêcher qu’on me fusillât. Cissey le voleur, l’escroc qui s’empoisonna, Cissey le général, le ministre de la guerre, le soutien de l’Ordre et de la Religion, Cissey exigeait qu’on me fusillât. Au nom de l’armée il demandait mon exécution. Thiers prit ma défense. Il s’emporta. Il pleura. Il prétendait qu’on ne pouvait mettre à mort un ancien membre du gouvernement… Si on fusillait des membres d’un gouvernement… lui… Mais le fait est, paraît-il qu’il a pleuré pour moi. Il n’aurait même pas voulu qu’on me déportât. Enfin il a consenti que je fusse enfermé dans une île hors de France… Il n’y a pas d’île qui ne soit hors de France. Mais en réalité c’est dans la prison préparée pour moi à Sainte-Marguerite, que fut enfermé Bazaine. Edmond Adam m’a montré une lettre du directeur de cette prison qui m’attendait, et le prévenait qu’il ne serait pas pour moi un hôte sévère, mais que j’aurais à faire son piquet… Vous comprenez que je ne voulais pas de traitement exceptionnel et puis que je redoutais d’être prisonnier pour ainsi dire sur parole. Je pensais déjà à m’évader. Sur ces entrefaites, le 24 mai, Thiers fut renversé et moi déporté. Inutile n’est-ce pas de vous raconter comment je me suis évadé, avec Jourde, Olivier Pain, Paschal Grousset, Ballière, Granthille, comment j’ai vécu à Londres, à Genève, enfin ma rentrée…


Image trop mauvaise


OLIVIER PAIN
par Edouard Manet

— Triomphale. Et votre opinion sur la Commune ?

— L’empire tombé on a cru à la République. Quand on a eu une Assemblée plus cléricale encore et plus réactionnaire que les précédentes, on s’est révolté. La majorité m’avait exaspéré, et c’est pourquoi j’ai donné ma démission à Bordeaux. Les Parisiens en ont eu assez. La Commune a été l’explosion des sentiments républicains et patriotiques dupés et trahis. Thiers l’a avoué, l’insurrection a été produite par l’exaspération du patriotisme déçu. Les gouvernements ne changent guère et continuent d’exaspérer les gouvernés.

(Se laissant aller à parler de la Grèce, M. Rochefort nous montre une statuette que viennent de lui envoyer les Grecs et nous explique ingénieusement, ce qu’est un Tanagra.)

— Mais la Commune, votre opinion ?

— La Commune, c’est bien simple, c’est le seul gouvernement honnête qu’il y ait eu en France depuis Pharamond. Des gouvernants qui gagnaient 15 francs par jour. Depuis ils nous coûtent un peu plus. En déportation je les ai connus. Pas un de ces hommes là n’avait le sou.

— Mais ces honnêtes gens pensez-vous qu’ils aient été habiles, bien inspirés ?

— Ça dépend. Il y avait les modérés, les outranciers. Naturellement c’étaient les outranciers qui avaient raison. Quand on veut agir, il ne faut rien ménager ou sinon,.., Tenez les Grecs sont bien peu de chose en face de l’Europe coalisée, eh bien s’ils sont crânes jusqu’au bout, sans doute ils auront raison de toutes les puissances…

— L’administration ?

— J’en sais trop peu de chose.

— Et l’influence de la Commune ?

— Énorme. Les massacres versaillais ont discrédité à jamais la Société bourgeoise. Et puis, la Commune a sauvé la République…

— Que nous avons.

— Je ne dis pas. Il n’en reste pas moins l’exemple.

M. Ernest Daudet

L’auteur d’un livre aujourd’hui introuvable, l’Agonie de la Commune, et de Souvenirs parus dans la Revue hebdomadaire sous le titre : Jours passés.

Je considère l’insurrection de 1871 comme un crime abominable, — un crime de lèse-patrie — encore que je ne tienne pas pour également criminels tous ceux qui y prirent part.

Il serait très injuste, en effet, de confondre en un même anathème les pauvres diables que l’oisiveté, la misère, les furieuses exaltations du siège avaient jetés dans le mouvement insurrectionnel et les ambitieux dont les conseils et les exemples l’avaient provoqué ; les soldats crédules ou naïfs qu’avaient trompés et fanatisés de longues excitations à la haine et au mépris de toutes organisations sociales, ceux qui cherchaient de bonne foi à réaliser un irréalisable idéal de félicité humaine et les chefs, écrivains et tribuns, qui durant ces dix semaines de sanglantes folies, se firent artisans de mensonge, apologistes du vol, de l’incendie, du pillage, de l’assassinat et les mirent en pratique quand se termina cette sinistre aventure.

Je n’ai joué aucun rôle durant la Commune. Comme la plupart des Parisiens et jusqu’au jour où il me fut possible de m’enfuir, je vécus dans Paris, ainsi qu’un opprimé et un proscrit. Mais j’en ai assez vu pour me croire en droit d’affirmer qu’il n’y eut au sommet du gouvernement insurrectionnel ni conception grandiose, ni nobles visées, ni vues d’ensemble sur l’avenir.

Je ne pense rien de son organisation. On ne peut émettre aucun jugement sur ce qui n’a pas existé. Nulle part, par aucun côté, à aucun jour de son histoire, la Commune ne se montra organisée.

Parlementairement, elle n’a donné ni un orateur, ni une idée généreuse. On y a épuisé toutes les banalités d’une rhétorique pompeuse et boursouflée, imitée des temps de la Convention. Mais, ces belles phrases n’étaient que des phrases : les incendiaires et les massacreurs parlaient peu.

Militairement, la Commune ne peut se vanter d’aucun épisode glorieux. Les rapports de Rossel et de Dombrowski sont accablants pour les légions dont ils eurent le commandement. C’étaient des bandes sans cohésion qui lâchaient pied au premier choc avec l’ennemi et qui ne déployèrent d’énergie pour la résistance qu’à l’entrée des Versaillais dans Paris et quand elles eurent à défendre la barricade.

Financièrement, l’insurrection n’a pas d’histoire ou plutôt son histoire n’a qu’un seul chapitre, celui des efforts qui furent faits pour mettre la main sur la Banque de France, efforts que déjouèrent l’habileté des administrateurs de cet établissement restés à Paris et l’honnêteté du vieux Beslay, délégué de la Commune. La tâche des financiers de l’insurrection se bornera à trouver tous les jours la somme nécessaire au payement de la garde nationale. Il n’y fallut ni beaucoup d’ingéniosité, ni beaucoup de peine, la Banque s’étant décidée à fournir quotidiennement tout ou partie de cette somme pour éviter des exigences plus grandes.

Administrativement enfin, on ne trouve rien dans l’histoire de la Commune qui mérite d’être signalé ou retenu et en bonne justice on ne pouvait rien attendre de pareil d’un gouvernement d’insurgés. L’insurrection de 1871 eut-elle alors une influence appréciable ? J’ai beau chercher cette influence, je ne la vois pas. C’est à peine si elle se manifeste à Marseille et dans deux ou trois villes par des mouvements qui furent vite écrasés.

Depuis, le souvenir de ces tristes jours en a-t-il exercé une sur les événements et sur les idées ? En vérité, la trace n’en apparaît nulle part, pas même dans les tentatives anarchistes qui ont ému la France en ces dernières années et dont les auteurs ne semblent s’être inspirés en rien des précédents et des traditions de la Commune de 1871.

M. Alphonse Humbert

Alors rédacteur du Père Duchêne ; depuis, président du Conseil municipal de Paris, actuellement député.

Frontispice du Père Duchêne de 1871.

— Je considère la Commune comme un acte héroïque, — cela et pas autre chose, car je ne crois pas qu’elle soit vraiment une date dans l’histoire du socialisme.

— Ne nous donneriez-vous pas quelques détails anecdotiques sur les tout derniers jours ?

— Le jeudi de la dernière semaine, 25 mai, j’étais avec Lissagaray, Jourde, Larochelle, le membre de la Commune Johannard, etc., à la barricade de l’entrée du boulevard Voltaire. Delescluze venait de mourir. On voyait, par dessus la barricade, son cadavre. Je me rappelle qu’il y avait avec nous un grand garçon, haut en couleur, sorte de gentilhomme campagnard, qui, dans cet orage de projectiles, s’écriait : « Dire que je suis venu à Paris pour m’amuser ! » Il reçut enfin une balle dans le mollet. L’heure, — cinq ou six heures du soir. La barricade, intenable, avait été évacuée. Les feux de la caserne occupée par les soldats enfilaient le boulevard. D’un balcon nous répondions. Physionomies diverses, parmi lesquelles je revois Johannard dans un état d’exaspération folle.

— Le jour suivant ?

— Le soir du jour suivant, revenant de je ne sais où et remontant à Belle ville, Jourde, Lissagaray, l’étudiant en médecine Dubois et moi, nous rencontrons une bande de gardes nationaux. L’un d’eux, le fils Carria, nous dit : « Nous allons relever les gendarmes. » Je crois qu’il faisait allusion à des gendarmes parisiens du quartier de la Roquette. Peu après, au quartier du lac Saint-Fargeau, nous dînions au Lapin vengeur, quand nous entendîmes des coups de fusil. Ce fut pour moi une illumination : « Nom de Dieu ! ce sont les gendarmes qu’on fusille ! » L’hôtelière entra avec, à la main, un plat de lapin où tombaient ses larmes. Je ne m’étais pas trompé, — les otages. Nous étions à deux pas de la rue Haxo.

— Les membres de la Commune ont-ils pris part personnellement à la défense des barricades une fois l’Hôtel de Ville évacué ?

— Presque tous, et c’est là un fait unique dans l’histoire des gouvernements. Ils donnaient l’exemple de l’intrépidité, et, autour d’eux, on n’avait pas besoin de cet exemple. Quelle génération !

— Comment ces combattants de la dernière heure ont-ils pu se tirer des mains des Versaillais ?

— Pendant la bataille il était relativement facile de partir, mais ensuite les issues de chaque arrondissement étaient gardées par la troupe et quand on se présentait il fallait subir un interrogatoire. Après des péripéties et des alertes, Lissagaray et moi pûmes sortir du xie arrondissement, grâce à l’ingéniosité d’une hôtelière, plantureuse et joviale dondon. Le soir même nous demandâmes l’hospitalité à Suzanne Lagier qui nous la refusa. Nous dûmes chercher ailleurs. Durant quelques jours nous allâmes de gîte en gîte, puis Lissagaray put quitter Paris. Quant à moi je fus pris quinze jours après, dénoncé par une concierge. J’appris depuis qu’elle avait été condamnée par le conseil de guerre pour avoir livré des Versaillais, au temps de la Commune.

— Croyez-vous que la Commune ait eu pour résultat le maintien de la République ?

— Oui, car après l’exécution de la Commune, la période propice à l’exécution de la République était déjà passée.

— Au Père Duchêne était-on favorable à la majorité où à la minorité de la Commune ?

— Vermersch à la majorité, Vuillaume et moi plutôt à la minorité[1]. Celle-ci comprenait les hommes les plus intelligents. Mais, je le reconnais maintenant, les révolutionnaires de la majorité moins chercheurs de petite bête avec leur esprit de décision voyaient plus clair.

— Sur les chefs militaires, votre opinion ?…

— Cluseret, un poseur. Son chic était de montrer qu’il était brave (il l’était en effet) et d’épater les gardes nationaux. Quand des fédérés apportaient telle nouvelle grave, demandaient des renforts etc… il leur répondait tranquillement : « Rentrez, mes enfants, je m’en charge, tout va bien. » Eux rentraient, disant : « Quel homme, quel sang-froid ! » Lui, reprenait sa pipe et, bien assis dans son fauteuil, allongeait les jambes sous la table. Quant à Rossel, c’était un fanatique religieux et patriote. Sans être un troupier dans le mauvais sens du mot, il ne croyait pas beaucoup à la garde nationale et de fait pendant les deux mois de lutte, presque tout l’effort de la bataille fut supporté par huit ou dix mille hommes des corps francs.

La Commune ne pouvait prétendre à introduire la discipline dans ses troupes. Elle ne pouvait se brouiller avec personne. Les actes de répression rigoureuse lui étaient impossibles. Bergeret, lui, m’apparaît comme un peu fumiste. Eudes était tout à fait inconscient de son rôle. Sa bravoure, comme celle de Duval, était d’ailleurs merveilleuse. Dombrowski était habitué à la guerre de barricades. C’était un entraîneur admirable et il était brave comme un Polonais. Prêta-t-il l’oreille aux propositions de Versailles ? peut-être voulut-il rouler l’adversaire ?
WROBLEWSKI
puis soucieux de se laver du soupçon il se fit tuer à la barricade de la rue Myrrha. Wroblewski était très intelligent. La Cécilia très brave, mais perdant un peu la tête devant la responsabilité d’un commandement.

— Au point de vue financier ?

— Jourde n’était pas un financier transcendant, mais un comptable exact et honnête ; il borna son rôle à distribuer aux arrondissements les sommes indispensables. Beslay ne sut pas tirer parti de la Banque.

— La vie à la Nouvelle Calédonie ?

— Sinistre au delà de toute expression. Il y eut cependant une éclaircie lors de l’élection de Grévy à la présidence. On nous invita alors à faire des recours en grâce, nous promettant qu’ils seraient accueillis. À la déportation simple les recours furent très nombreux. Ils le furent moins à la déportation dans une enceinte fortifiée. Au bagne, où j’étais, il n’y en eut presque pas. C’étaient les hommes les plus compromis. Il y avait là de braves gens d’ouvriers, des humbles qui n’avaient pas à garder une attitude en vue de quelque siège futur de conseiller municipal ou de député, eh bien, ils écrivirent des lettres d’indignation furibonde en réponse à l’offre qui leur était faite. J’ai gardé une admiration profonde pour la foule anonyme qui défendit la Commune. Les chefs n’eurent pas moins de courage. Je revois Jaclard, encore à cheval et en uniforme de colonel, à la dernière minute de la Commune, à la minute du déguisement pour la fuite à tenter. Oui, tous furent intrépides, et le furent sans pose et gaiement.


M. Xavier de Montépin


qui après la Commune, demanda que Victor Hugo fût, comme indigne, rayé de la Société des gens de Lettres.

Mon opinion sur la Commune — opinion absolument hostile — est bien connue. — Je l’ai exposée et expliquée dans plusieurs de mes romans.


M. Ranc
Membre de la Commune


aujourd’hui sénateur, président de l’Association des journalistes républicains.

I. — Mon rôle personnel importe peu. Il me suffira de dire que j’ai voulu être un conciliateur. Dès le 21 mars je publiais dans les journaux et j’affichais sur les murs un appel aux maires et aux députés de Paris pour les inviter à se substituer au Comité central et à convoquer eux-mêmes les électeurs. « Le scrutin seul, disais-je, peut conjurer une lutte détestable où dans des flots de sang sombrerait la république !… » Cet appel portait avec la mienne les signatures d’Ulysse Parent, de Georges Avenel, l’auteur d’Anacharsis Clootz et des Lundis révolutionnaires, de Gustave Isambert, aujourd’hui vice président de la Chambre, de Léonce Levraud, ancien président du Conseil municipal.

Élu à la Commune, j’eus la même attitude. Quand je fus convaincu que mes efforts pour arriver à une conciliation seraient vains, je me retirai et je m’employai avec quelques amis à fonder la ligue des droits de Paris qui, dans notre pensée, devait servir de tampon entre la Commune et Versailles.

II. — L’insurrection de 1871, est née d’une explosion de colère patriotique, de fureur contre l’impuissance du gouvernement de Paris, contre l’incapacité de Trochu. « Sans l’armistice, a dit un témoin peu suspect, le général Leflô, ministre de la guerre pendant le siège, il n’y aurait pas eu d’insurrection. » Le mouvement du 18 mars a été ensuite rendu inévitable par la décapitalisation de Paris, par les lois stupides sur les échéances et sur les loyers, par l’annonce de la suppression immédiate, brutale, de la solde, des gardes nationaux. Aussi, au début, l’immense majorité des Parisiens étaient-ils pour la Commune.

III. — La Commune a été le moins révolutionnaire des pouvoirs insurrectionnels. Si elle avait eu le sens des mesures révolutionnaires, elle aurait brisé le Comité central qui jusqu’à la dernière heure n’a cessé de l’attaquer, de la miner sourdement et elle aurait saisi le gage de la Banque de France. M. Thiers alors aurait bien été obligé de traiter.

IV. — La Commune a-t-elle, comme on l’a cru, sauvé la République ? Sans l’insurrection, l’Assemblée versaillaise aurait-elle proclamé la monarchie ? Il est bien difficile d’en raisonner, d’en décider après tout. Ce qui est très probable, c’est que la majorité réactionnaire eut renversé M. Thiers dès les premiers jours. Qu’on se rappelle la fameuse apostrophe de M. Thiers à ses adversaires dans la séance du 11 mai : « Attendez huit jours encore, Messieurs ! dans huit jours il n’y aura plus de danger et la tâche sera proportionnée à votre courage et à votre capacité ! »

Il est certain aussi que c’est sous la pression des événements et pour empêcher le mouvement communaliste de gagner la province, que M. Thiers prit avec les délégués des grandes villes, Lyon, Bordeaux, l’engagement de maintenir la République.


M. le Dr Marmottan
actuellement député, maire du xvie arrondissement de Paris, nous dit :

— Je faisais partie de la municipalité élue avec Henri Martin et c’est à Bordeaux que j’ai appris ma nomination de membre de la Commune, la majorité de nos concitoyens, pris de court, ont choisi mon nom comme protestation. D’abord je ne voulais pas accepter. Il me fallut du moins aller à Paris, expliquer mon refus. Ce retour fut accidenté et même, à Rambouillet, je fus retenu par le procureur de la République. Dès mon arrivée à Paris, je réunis le plus grand nombre possible de mes concitoyens et leur remis ma démission. Les journaux publièrent une lettre de moi. Il ne me paraissait pas possible d’accepter un mandat qui me faisait entrer dans une assemblée révolutionnaire. C’est un sentiment patriotique qui a dicté mon refus, je ne pouvais accepter même l’idée de cette révolution faite en face des Prussiens.

— Pourtant vous acceptiez le Gouvernement du 4 Septembre.

— Il y a une grande différence, les Prussiens n’étaient pas à Paris, et puis le 4 septembre n’était pas un mouvement violent et révolutionnaire. Ce n’est pas du tout la même chose. La Commune était une Convention au petit pied.

— Revenons donc, sil vous plaît, à votre rôle.

— Le lendemain même de ma démission, les bataillons de Belleville venaient remplacer la garde nationale du xvie arrondissement qui n’était pas du tout communaliste. Pour moi j’ai quitté Paris et ai été rétablir ma santé assez ébranlée.

— Des historiens vous ont prêté un rôle de conciliation entre les deux partis.

— J’ai pu tout au plus en exprimer le désir, mais j’ai quitté Paris, dès les premiers jours.

— Quelle est votre opinion sur la Commune ?

— Ce n’étaient ni des incapables ni des voleurs, mais des brouillons. Ils ont subi les conséquences de leur origine révolutionnaires. Jourde était un homme capable. Beslay délégué à la Banque était un honnête homme. Pour ce qui est de la fin je n’ai pas assez d’horreur, assez de colère contre les incendies et les exécutions. Chaudey a été fusillé sans jugement, sans raison, je n’ai pas de mépris, de haine assez forte…

— Ne trouvez-vous pas une excuse à leur conduite dans la façon dont agissaient les Versaillais.

— J’aurais admis qu’ils traitassent les prisonniers versaillais, comme les Versaillais ont traité les leurs. Mais ce qui est odieux, ce sont les fusillades de prêtres qui ne pouvaient se défendre, les exécutions sommaires, les incendies.

— Que pensez-vous de la répression ?

— Elle a été ce que sont toujours les répressions après les luttes, violentes. Elles ont toujours le même caractère.

— Avez-vous été personnellement recherché ?

— Non, mais comme maire j’avais des fonds, je les avais mis à l’abri et je les ai rendus à l’État en mai. À mon départ on a arrêté mon chef de bureau et mon caissier, mais ils ont été relâchés au bout de très peu de temps.

— L’organisation parlementaire ?

— Une assemblée de bataille, une Convention.

— Militaire ?

— Aussi vacillante que possible. Ils n’en avaient pas, les chefs, changeant à chaque instant.

— Financière ?

— Jourde était un administrateur habile.

— Administrative ?

— Ce n’était pas de l’administration.

— L’influence ?

— Considérable sur le chef de l’État, M. Thiers. Influence favorable à la République en ce sens que pour empêcher l’idée communale d’envahir les grandes villes, M, Thiers s’est prononcé pour la République. Vraisemblablement sans la Commune M. Thiers se serait prononcé pour la Monarchie et tout était fini. D’autre part la Commune a retardé l’accession à la République des départements modérés. Dans les luttes électorales, les conservateurs établissaient des confusions volontaires entre républicains et communards. J’ai moi-même été traité de communard ! D’ailleurs la Commune a assagi le parti républicain, et lui a donné une saine horreur des procédés révolutionnaires. C’est le souvenir de la Commune qui a inspiré les républicains rangés autour de Gambetta, et les a maintenus dans la volonté ferme de ne parvenir au progrès que par la légalité. La Commune a assagi les républicains.

— Voyez-vous que la Commune ait eu quelque autre influence ?

— Pas d’autre, que d’effrayer les bourgeois. Ah si encore, elle a nui considérablement au développement municipal de Paris. »


M. Henry Maret

aujourd’hui député, rédacteur en chef du Radical.

I. Mon rôle du dix-huit mars à la fin de mai 1871, peut se résumer en ces mots : pas du tout pour Versailles, pas complètement pour Paris, mettons pour Sèvres. J’ai combattu de toutes mes forces l’Assemblée monarchique et usurpatrice, ainsi que le gouvernement de M. Thiers, cause de tout le mal. Cependant j’étais loin d’approuver tous les actes de la Commune et ne me suis pas gêné pour en flétrir quelques-uns, tels que le déboulonnement de la colonne. Je n’admettais pas d’ailleurs la prétention qu’avait la Commune de gouverner la France. Mais, après les abominables massacres de Versailles, toutes les fautes s’effaçaient, et j’étais, avec tous les gens de cœur, du côté du vaincu.

II. Mon opinion sur le mouvement de 1871 est la même aujourd’hui, après vingt-six ans. L’expérience et les cheveux gris n’y ont rien changé, je suis de ceux qui ont tout vu d’assez près pour savoir à quoi s’en tenir. Il n’y a eu aucune préparation à l’insurrection du dix-huit mars ; s’il est permis d’appeler insurrection la prise d’un pouvoir abandonné. Le quatre septembre ne fut pas plus légal. Cette journée fut causée par le patriotisme le plus exaspéré, contre une lâche capitulation et aussi par la nécessité de défendre la république contre les attentats préparés par l’assemblée de Versailles. Le feu fut mis aux poudres par les odieuses mesures sur les créances et les loyers, qui faisaient payer les frais de la guerre par les combattants sans le sou au profit des richards absents ; le peuple comprit qu’on voulait lui reprendre ses armes pour le ramener sous le joug, et je suis encore persuadé qu’il ne se trompait pas.

Malheureusement l’organisation fut déplorable. Précisément parce que rien n’avait été préparé, parce que le coup fut une surprise, les vainqueurs du moment ne surent que faire de leur victoire et, au lieu d’en profiter, la compromirent à plaisir. Au fond, chacun pensait bien que cela ne pouvait durer, mais on comptait sur quelque arrangement final. Au point de vue de la défense militaire, il n’y eut de plan d’aucune sorte ; on se battit toujours au petit bonheur sans direction. Cependant l’assemblée communale, se donnant des airs de parlement, légiférait comme si elle eût dirigé le pays. Ce n’est pas que parmi ses travaux il n’y en ait eu d’excellents ; mais était-ce bien le moment de jouer à la Convention ?

Au point de vue financier, il y eut beaucoup plus d’honnêteté que ne voudraient le faire croire les détracteurs ; sauf quelques exceptions, moindres qu’en tout autre régime, les mains restèrent nettes. L’administration fut pure fantaisie, mais, je le demande à tout homme de bonne foi, pouvait-elle être autre chose ?

L’incapacité explicable, l’impuissance évidente firent que Paris, qui était tout entier pour la Commune au dix-huit mars, s’en était complètement détaché en mai. Cette situation accroît l’horreur des atrocités commises par les assaillants, et continuées par les conseils de guerre. On eût pu reprendre la capitale à moins de frais, et éteindre la guerre civile sous moins de sang. C’est ce qu’on ne voulait pas. M. Thiers fut le grand coupable, et est resté le grand responsable. Il eut dix occasions de traiter, il voulut un massacre.

III Le massacre ne fut pas seulement un crime, il fut pour la réaction elle-même une lourde faute. La Commune qui eût sombré dans le ridicule prit une hauteur tragique. L’assassinat de tant de prolétaires cimenta la République. Il s’est élevé de ce charnier une vapeur, qui dissipée, montra le socialisme plus fort qu’il n’avait jamais été, et la question sociale plus vivante, plus inévitable. Les morts sont terribles en politique, et les St-Barthélemy toujours bêtes. À la vérité, la bourgeoisie s’est depuis ce moment reconstituée, et le prolétariat devenu défiant ne demandera plus son triomphe à une lutte inégale. Mais, et c’est là le point grave, les classes se sont à tout jamais divisées. Le parti ouvrier est né. Un immense fossé le sépare de ce qu’on a appelé autrefois les dirigeants, et sur ce fossé il n’y a plus de pont. Nous ne verrons plus, comme le prédisait Hugo, frissonner les grands chênes, ainsi qu’au temps où riches et pauvres marchaient en se donnant la main à la conquête de la liberté. Ce que verront nos neveux, ce sera l’âpre combat de tous les appétits contre toutes les jouissances, la lutte constante et farouche du haillon contre le drap fin, de la masure contre le palais, de la poche vide contre la poche pleine.

Nous sommes entrés dans l’ère de ces querelles pour la vie, dont hélas ! meurent les nations.


M. Edouard Lockroy
aujourd’hui député, ancien ministre.

La question que vous m’adressez demanderait une réponse de plusieurs volumes. Vous m’excuserez de ne les pas écrire. C’est en effet, une partie des plus intéressantes et des plus complexes de l’histoire contemporaine que l’histoire de la Commune et pour dire les causes de cette révolution, pour en analyser les motifs, pour en peindre les personnages, pour en étudier les répercussions il faudrait plus de papier que La Revue Blanche n’en peut mettre à mon service et plus de temps aussi que je n’en ai. Des écrivains comme C. Pelletan, Claretie, Lissagaray ont déjà entrepris ce récit. Que pourrais-je ajouter à leurs livres ? À quoi bon, d’ailleurs, en ce moment où l’horizon est si sombre, réveiller le souvenir de cette tragédie effroyable ; des dernières convulsions de la France vaincue et démembrée ?

Cependant vous le voulez et, aussi brièvement que possible, je répondrai aux trois questions que vous me faites l’honneur de m’adresser. Vous me demandez d’abord « quel a été mon rôle du 18 mars à la fin de mai » Vous le trouverez précisé et défini dans l’ouvrage de M. André Lefèvre : la ligue des Droits de Paris ; dans les ouvrages que je citais plus haut ; dans beaucoup d’autres aussi dont le titre m’échappe en ce moment. Qu’importe d’ailleurs les aventures particulières au milieu d’une catastrophe générale ? Avec beaucoup de mes amis, j’ai tâché, au moment où l’armée prussienne victorieuse, campait encore sur les hauteurs de Montmorency, d’empêcher qu’une lutte entre Français éclatât devant elle et sous ses yeux ; j’ai cru qu’à tout prix, il fallait éviter une guerre civile ; j’ai pensé qu’on devait priver nos adversaires de cette joie ; épargner à notre pays cette douleur. Peut-être l’œuvre entreprise était-elle impossible à réaliser et chimérique. Quantité de journalistes et d’historiens l’ont prétendu. Cependant, aujourd’hui encore, il me semble qu’elle devait tenter de bons citoyens.

« Quelle est votre opinion sur l’insurrection et que pensez-vous de son organisation parlementaire, militaire, etc. » ? M. Thiers a dit à la tribune de l’Assemblée Nationale : « l’insurrection de 1871 a été le résultat d’un patriotisme égaré. » Je n’ajouterai rien à ce jugement de l’homme d’État qui l’a combattue et vaincue. Elle paraissait inévitable et fatale à tous ceux qui avaient assisté aux horreurs du siège de Paris ; à tous ceux qui avaient connu les souffrances, du peuple ; ses misères, ses désespoirs, ses colères, ses fureurs, ses longues impatiences, ses frémissements, ses révoltes ses enthousiasmes, ses ivresses, ses espérances obstinées et ses déceptions quotidiennes ; à tous ceux qui avaient vu germer lentement pendant d’interminables mois d’attente, dans tous les esprits et dans tous les cœurs l’irrésistible désir de combattre et l’inextinguible soif de la mort ; à tous ceux qui avaient admiré l’héroïsme et la résolution froide des femmes : les riches jetant leurs bracelets, leurs bagues, leurs boucles d’oreilles dans les sébiles des souscriptions nationales, les pauvres attendant des nuits entières, sans un murmure et sans une plainte les pieds nus sur la glace et leurs enfants dans les bras, à la porte des boulangeries ; à tous ceux qui avaient assisté aux batailles et aux fusillades des avant-postes, où bourgeois, employés et ouvriers, transformés en soldats, tenaient tête, sans broncher, aux vainqueurs de Reischoffen, de Forbach et de Sedan ; à tous ceux qui avaient étudié l’organisation de la Garde Civique, de ses délégations et de ses comités : comités et délégations qui, plus tard, jouèrent un rôle si prépondérant ; à tous ceux qui avaient vécu dans les faubourgs et qui avaient senti croître et se développer autour d’eux des haines impitoyables allumées par les faiblesses du dedans et par les trahisons du dehors ; à tous ceux qui le 31 octobre, à la nouvelle de la reddition de Metz avaient entendu les cris déchirants de la foule s’engouffrant sous le porche de l’Hôtel de Ville ; à tous ceux qu’avaient stupéfiés l’issue de l’affaire de Champigny, l’impossibilité du passage de la Marne ; les ponts trop courts, le plan de campagne déposé chez un notaire, et tout le ridicule mêlé à cette tragédie ; à tous ceux qui avaient partagé les craintes, les joies, les émotions de cette ville armée et prête au sacrifice, le jour occupée à suivre des yeux dans le ciel gris de l’hiver, le voyage incertain des ballons ou le vol des pigeons rayant la brume, le soir à regarder le cercle des feux ennemis qui se rétrécissait autour d’elle ; à tous ceux qui avaient fréquenté ces multitudes héroïques, grisées plus encore par la rhétorique des proclamations civiles et militaires que par l’alcool qu’elles étaient obligées d’absorber pour soutenir leurs forces ; à tous ceux qui avaient senti combien les souffrances physiques exaspèrent les souffrances morales : le froid dans les maisons comme dans la rue ; la faim inapaisée, le dégoût des nourritures immondes et des boissons frelatées ; à tous ceux qui avaient éprouvé ces chocs successifs : la capitulation de nos troupes ; l’investissement, la catastrophe de Bazaine et le tressaillement de joie de Coulmiers ; à tous ceux qui avaient habité cette immense capitale tout à coup séparée du monde entier, devenue une sorte d’île inabordable, pleine de nuit, de mystère et de terreur où l’on n’entendait plus que le bruit des régiments en marche et que le Qui vive ! des sentinelles, où, le soir, des fenêtres s’éclairaient pour des signaux inconnus ; où l’on devinait des espions circulant dans l’ombre ; où les mourants râlaient dans les foyers de théâtre et où, de temps en temps un obus crevait un toit ; à tous ceux qui avaient espéré qu’un jour viendrait où l’armée parisienne se déploierait dans les plaines pour la lutte dernière et définitive ; qui avaient attendu, voulu, rêvé ce jour-là ; qui avaient cru que l’ennemi serait chassé ou que Paris serait anéanti et disparaîtrait dans un écroulement suprême comme Ninive ou Babylone ; à tous ceux, enfin, qui avaient prévu le soulèvement de surprise, de rage, d’horreur que provoquerait la nouvelle, brusquement donnée, de la paix conclue sans combat, sans que l’effort fût tenté, sans que les heures de misère eussent la compensation d’une tuerie glorieuse ; sans que les fureurs accumulées lentement pussent éclater. Et cela, avec la honte indicible de l’Empereur Allemand passant sous l’Arc de Triomphe à la tête de ses soldats.

La Commune fut faite des désespérances, des déceptions et des colères du siège. Si, plus tard, des revendications sociales s’y mêlèrent, ce fut accessoirement et, pour ainsi dire par déviation. L’origine du mouvement est là et aussi dans la crainte de la Monarchie qui nous avait valu l’invasion et la défaite et qu’on soupçonnait l’Assemblée Nationale de vouloir rétablir. Paris révolté, il fallut un drapeau et une doctrine. La Commune en eut plusieurs ; elle les eut toutes. Elle était composée d’homme fort différents ; d’éducation et d’idées fort différentes ; adversaires ou ennemis les uns des autres et que seul le hasard d’une explosion pouvait jeter ensemble dans une assemblée délibérante. Ceux-ci étaient Jacobins, ceux-là fédéralistes et ceux-là internationaux. Ne cherchez pas dans les actes du Gouvernement qu’ils improvisèrent, une ligne politique suivie, un plan quelconque arrêté. Ils tentèrent des choses diverses et sans lien entre elles. Leurs décisions, d’ailleurs, n’avaient pas de sanction. Personne ne leur obéissait : pas même la Garde Nationale. Si quelques-uns eurent de l’autorité, ce fut une autorité toute personnelle qu’ils devaient à leur nom, à leur popularité, à leur audace ou à leurs services plus qu’à leurs titres et à leurs fonctions.

On essaya bien d’organiser l’armée, les finances, l’administration mais ce furent là des tentatives partielles. D’organisation générale, sérieuse, il n’y en eut pas et il ne put pas y en avoir. L’action militaire elle-même ne devait pas être réglée. Le commandement flottait de l’un à l’autre. Les Généraux passaient continuellement de la prison au champ de bataille et du champ de bataille à la prison.

Quant à votre dernière question elle est infiniment plus difficile à résoudre et plus complexe. Vous me demandez quelle influence l’aventure communaliste a pu avoir sur les événements et les idées. Cette influence a produit des résultats très divers. Je n’en retiendrai que deux, l’un politique, l’autre économique, parce qu’ils sont les plus saillants d’abord et parce qu’ensuite je ne puis allonger outre mesure, cette lettre déjà trop longue.

Au point de vue politique — le fait a passé trop inaperçu des historiens — l’aventure communaliste a eu pour effet de rallier à la forme républicaine, un grand nombre de députés et d’hommes d’affaires qui, sans elle, auraient accepté et peut-être désiré une restauration Orléaniste ou Légitimiste. Ce fut là une des combinaisons les plus savantes, sinon les plus irréprochables de M. Thiers qui fit servir à la consolidation du régime qu’il voulait établir en France, des événements propres, en apparence, à le renverser. Ce qu’on reprochait alors violemment à la République, dans certaines classes et dans certains milieux — surtout dans le milieu où évoluait M. Thiers — c’était d’être un gouvernement faible toujours obligé de compter avec l’émeute ; toujours contraint de céder à la violence populaire, qui n’assurait à la bourgeoisie, à l’industrie, au commerce, au travail national même ni paix, ni sécurité. En se réfugiant à Versailles, en laissant la Commune se former tranquillement, en organisant méthodiquement le siège de Paris qu’il avait projeté toute sa vie, enfin en écrasant la plus formidable insurrection dont l’histoire du Monde fasse mention, M. Thiers démontra à ses amis et à ses clients que la République pouvait être un gouvernement fort, plus capable de « rétablir l’ordre » qu’aucune Monarchie passée ou présente. Il rétorqua, ainsi les arguments de ses adversaires et, à leurs déclamations, il répondit par un fait.

Ce qui le servit tout autant, peut-être, ce fut l’indifférence presqu’absolue de la France en présence des incendies et des fusillades de la catastrophe finale. Tandis qu’en Juin 1848, les Gardes Nationales de Province, courant au secours du Gouvernement, s’étaient toutes ruées sur Paris, en 1871, au contraire, malgré les appels désespérés et réitérés de l’Assemblée Nationale, aucun Département ne voulut bouger. On ne put compter que quelques centaines de pompiers venus à la suite des troupes. Après Sedan, rien ne paraissait plus ni abominable ni exécrable. Et les « Hésitants » et les « Clairvoyants » de la politique comprirent bien alors qu’ils se devaient rallier à M. Thiers et que l’infamie des capitulations avait inspiré l’horreur des Monarchies.

Les conséquences économiques de la répression de la Commune furent tout autres. La population ouvrière de Paris était presqu’entièrement engagée dans l’insurrection. Presqu’entièrement, elle fut dispersée aux quatre coins de l’Europe, tuée ou prise. L’Orangerie de Versailles et le Camp de Satory continrent plus de 40 000 prisonniers. Les malheureux qui purent s’échapper, comme les protestants sous Louis XIV, portèrent à travers le monde la meilleure part de notre génie industriel.

Ils le personnifiaient si bien que — (j’ai énonce le fait à la tribune devant M. Thiers qui ne l’a pas contesté) — une Compagnie américaine offrit au Gouvernement de lui acheter en bloc tous ses prisonniers moyennant une forte somme d’argent qu’elle lui donnait en échange. La Compagnie aurait transporté ces gens aux États-Unis où, répandus dans les usines, ateliers, manufactures etc. etc., ils auraient régénéré l’industrie locale ou créé des industries nouvelles. Avec MM. Allain-Tagé, Pane, je fis peu après au Conseil municipal, une enquête sur la situation industrielle et commerciale de Paris. Elle révéla des vides affreux dans toutes les professions. Les fugitifs étaient allés en Belgique, en Alsace, en Italie, en Suisse, beaucoup en Angleterre et plusieurs aux États-Unis. Partout ils avaient répandu nos goûts, nos mœurs laborieuses et nos habitudes de travail. La plupart revinrent en France après l’amnistie : quelques-uns se fixèrent à l’étranger. Mais leur exode coïncide d’une façon singulière et remarquable avec la renaissance artistique observée par toutes les personnes compétentes, — par M. Marius Vachon entre autres — chez tous nos voisins du continent européen. Si depuis lors la concurrence étrangère est devenue plus redoutable, peut-être faut-il l’attribuer à ceci, qu’on ne révoque pas impunément une seconde fois l’Édit de Nantes.

M. Gaston Jollivet


qui prit part, le 22 mars 1871, à la manifestation des conservateurs sur la place Vendôme.

Vous me demandez mes souvenirs sur la Commune, je ne crois pas pouvoir mieux faire que de vous envoyer un article paru dans le Gaulois il y a je crois trois ans, et où je raconte la manifestation de la place Vendôme. Vous me dites que les réponses que vous recevez sont en général favorables à ce régime de la Commune et que votre impartialité désire avoir une autre cloche en provoquant mon témoignage. Peut-être cependant vous méprenez-vous sur les sentiments que m’inspirerait une nouvelle Commune. Je la verrais peut-être, avec quelque faveur, dans l’espoir que celle-là, au rebours de celle de 1871, me débarrasserait, une fois écrasée, de la République.

M. Louis Lucipia
aujourd’hui Conseiller municipal de Paris

Si la République n’est pas morte en 1871, c’est parce que le peuple de Paris n’a pas hésité à se soulever.

J’en ai la conviction profonde, conviction partagée, du reste, aujourd’hui, par tous ceux qui, faisant abstraction de leurs préférences personnelles, politiques et sociales, ne veulent voir que la réalité des faits.

M. Paschal Grousset
Membre de la Commune
délégué aux Relations extérieures pendant la Commune, aujourd’hui député.

Ce n’est pas seulement un chapitre de l’histoire de ma vie que vous me demandez, c’est tout un volume. Le volume est écrit, mais ne paraîtra qu’après ma mort. Laissons-le dormir. En peu de mots, voici mon sentiment sur le 18 mars.

Il est à peine besoin d’affirmer que deux millions d’hommes ne s’insurgent pas sans motif, — ne se battent pas durant neuf semaines et ne laissent pas trente-cinq mille cadavres sur le pavé sans en avoir de bonnes raisons.

Chez beaucoup, ces raisons étaient faites des longues souffrances qui sont la vie des sept huitièmes d’une nation prétendue civilisée. Chez d’autres, elles naissaient surtout des colères obsidionales, du grand effort stérilisé par l’impéritie officielle, des hontes de la capitulation et aussi de l’entente facilitée par le groupement des forces civiques. Chez tous, l’idée dominante, l’idée maîtresse était la nécessité primordiale de défendre la République, directement attaquée par une Assemblée cléricale et royaliste.

La République de nos rêves n’était assurément pas celle que nous avons. Nous la voulions démocratique et sociale, et non pas ploutocratique. Nous entendions en faire l’instrument de précision de la transformation économique. République était pour nous synonyme de régénération. Au milieu des ruines fumantes de la patrie, il nous semblait nécessaire et juste de disqualifier sans retour les hommes et les institutions qui avaient amoncelé ces ruines. Il nous fallait des écoles nouvelles, une morale nouvelle et des guides nouveaux. Travail pour tous, éducation pour tous, défense nationale par tous, confiance inébranlable dans les destinées de notre race, — tel était le mot d’ordre qui surgissait spontanément du cœur de Paris exsangue et qui s’incarnait à ses yeux dans la République.

Le siège nous avait laissés militairement organisés : c’est pourquoi notre révolution fut à la fois militaire et civique. Les classes dirigeantes venaient de donner la mesure de leur criminelle incapacité : c’est pourquoi notre révolution fut prolétarienne et marque le fait pivotal des temps modernes, dans l’avènement direct des travailleurs au mystère de pouvoir.

Quant à la Commune, pour nous comme pour ceux de 1792, c’était l’organisme occasionnel et provisoire qui naît aux heures de crise pour prendre en main l’évolution sociale et la conduire à terme.

Comment la lutte s’engagea et quelles en furent les péripéties, vous le savez. Grâce à la complicité de l’Allemagne, qui rendit tout exprès ses trois cent mille prisonniers à l’Assemblée de Versailles, Paris succomba sous le nombre. Mais il avait du moins, par son héroïque effort, donné à la France républicaine le temps de se ressaisir. Des engagements formels avaient dû être pris par Thiers avec les délégués des grandes villes frémissantes. Quand le sang de nos rues fut lavé, il se trouva que le programme de Paris était le seul pratique.

C’est ainsi que de notre holocauste, de nos douleurs et des larmes de nos mères fut cimenté le pacte républicain.

Entre temps, la loi municipale avait été votée : sur ce point encore, Paris gardait gain de cause.

Quant à la transformation économique, pour un quart de siècle elle était ajournée. Mais qui oserait dire aujourd’hui qu’elle n’est pas restée inévitable ? La misère grandit avec le progrès mécanique ; dans cette France si belle, des milliers de bras sont inoccupés ; le malaise de toutes les classes se trahit par des symptômes chaque jour plus évidents. L’impuissance des vieilles formules, l’incohérence des institutions et des faits éclatent aux yeux. L’heure approche où sur cet article aussi, le programme du 18 mars va s’imposer par l’irrésistible force des choses. Cette heure sera pour nous, qui avions voulu l’avancer, celle de la justice historique.

M. G. Lefrançais
Membre de la Commune

La situation avilissante dans laquelle se trouve à cette heure la République française, situation voulue par tous ceux qui ont tenu en mains le gouvernement, depuis le 4 septembre 1870, en fidèles continuateurs du système inauguré par les républicains le 24 février 1848, prouve clairement que le prolétariat n’a rien à espérer de ceux qui ne veulent point reconnaître que la révolution et l’autorité — républicaine ou royaliste — sont antagoniques.

C’est cette conviction profonde chez la plupart de ceux des membres composant la minorité de la Commune de 1871, qui les amena à se séparer de leurs collègues à traditions jacobines, tout en rendant justice à leur sincérité et à leur dévouement à la Révolution du 18 mars.

Les vingt-cinq années qui se sont écoulées depuis n’ont fait que me convaincre de plus en plus que cette minorité avait raison et que le prolétariat n’arrivera à s’émanciper réellement qu’à la condition de se débarrasser de la République, dernière forme, et non la moins malfaisante, des gouvernements autoritaires.

Mais s’il s’entête dans la folle espérance d’arriver à son émancipation par la fameuse « Conquête des Pouvoirs Publics », il se ménage certainement une nouvelle et sanglante déception, dont il pourrait bien ne plus se relever de longtemps.

M. Champy
Membre de la Commune
actuellement orfèvre-coutelier, conseiller prudhomme ouvrier.

— Nous ne voulions pas seulement obtenir les libertés municipales. Si nous avions été vainqueurs, nous aurions organisé le mouvement révolutionnaire dans toute la France. Vainqueurs, la plupart des grandes communes nous suivaient et les petites suivaient les grandes.

— Mais pouviez-vous être vainqueurs ?

— Je suis un des seuls qui aient cru à la victoire. Quant aux Vingt-Deux de la minorité qui, le 15 mai, déclarèrent ne plus vouloir siéger, sous prétexte que la Commune, en créant le Comité de salut public, avait créé une dictature, cette sorte de défection fut pour la Commune un affaiblissement, mais la force des événements les ramena bientôt à la Commune. Ce n’était pas le moment de jeter le manche après la cognée. Une autre cause d’affaiblissement fut l’abondance des mouchards et agents provocateurs versaillais, tel Barral de Montaut, officier de l’armée régulière qui, se donnant pour révolutionnaire, avait été nommé chef de la 7e légion. Ce Montaut était fécond en motions saugrenues et sanguinaires. Après la Commune il fut décoré de la Légion d’honneur et nommé colonel.

— La prétention de la minorité de représenter dans la Commune le socialisme était-elle justifiée ?

— Non, il y avait dans la majorité d’excellents socialistes, et la majorité avait plus que la minorité le sens de la situation révolutionnaire. À la vérité, il n’y eut une minorité distincte que pendant quelques jours.

— Le Comité central de la Garde nationale, en se mêlant aux affaires après les élections du 26 mars, fut-il nuisible ?

— Le Comité central n’a pas été aussi encombrant qu’on l’a dit. Sans doute il aurait dû agir plus modestement quand la Commune eut été nommée. Mais en somme la division entre les deux pouvoirs a été un peu l’œuvre de Cluseret et de Rossel : ils rejetaient toujours leurs fautes sur la garde nationale et sur les corps constitués

— Rossel ?

— Était évidemment un bon patriote, au sens étroit du mot. Une fois délégué à la guerre, il parut devant nous. Dès ses premiers mots, nous nous regardâmes les uns les autres et, d’un accord tacite et unanime, nous restreignîmes son mandat par le mot « provisoirement ». Il rêvait d’une dictature qui lui eût permis de traiter avec Versailles, en sauvegardant, je veux bien le croire, les droits de Paris. Au fond il voulait les pleins pouvoirs, même civils. Aussi attaquait-il le Comité et la Commune quand il échouait dans ses combinaisons militaires. Pour moi, sans d’ailleurs que j’en aie de preuves, quand il était chef de l’état-major de Cluseret, il travaillait à supplanter ledit Cluseret et interceptait certains ordres qu’il devait lui transmettre. Il ne regardait jamais en face.

— Cluseret ?

— Cluseret avait toujours à la bouche ces mots : « Nous avons le temps, rien ne presse. » Son inertie, ses négligences renouvelées nous obligèrent à lui retirer son mandat de délégué à la guerre, et il lui fut retiré à l’unanimité. Nous ne l’avons pas revu pendant la semaine du combat dans les rues. En somme Rossel était plus sérieux.

— Dombrowski ?

— Comment a-t-il pu se laisser aller à ce point qu’on pût le soupçonner de trahison ? Il fut ramené par les gardes nationaux au moment, a-t-on dit, où il allait passer les lignes prussiennes pour filer à l’étranger. À l’Hôtel de Ville il pleura : « Et dire qu’ils croiront que je les ai trahis. » Eh bien, non, il n’a pas trahi. Mais il était écœuré de voir les officiers réguliers qui composaient son état-major le trahir, il avait perdu confiance. J’ai souvent été aux avant-postes avec lui, jamais il ne marchanda sa vie. D’ailleurs, il fut, comme on sait, tué en combattant. Il avait d’excellentes troupes. Ce n’étaient pas, je le répète, des troupes de carton, mais des gaillards résolus, aguerris, ayant du cœur au ventre, ne demandant qu’à marcher. On a trop dit que la garde nationale ne formait pas une armée sérieuse. Des 240 000 hommes qui la composaient, la Commune en eut un bon tiers à sa disposition. Tous les jours leur nombre diminuait, mais à la fin il en restait encore pas mal, et solides au feu.

— Vous croyez à des traîtres parmi les officiers d’état-major ?

— Voulez-vous les voir à l’œuvre, ces messieurs de l’état-major ? Voici. C’est le dimanche après-midi que Ducatel livra la porte de Saint-Cloud et que les Versaillais entrèrent. Si la porte était dégarnie, c’est qu’on avait affirmé aux deux bataillons qui la gardaient que les troupes qui devaient prendre leur place étaient à deux pas de là. Il n’était pas dans l’usage des défenseurs de la Commune d’abandonner un poste purement et simplement.

Dès que je connus la dépêche de Dombrowski annonçant l’invasion de Paris, j’allai à la guerre avec Gambon trouver Delescluze. Il pouvait être cinq heures et demie. Delescluze s’écria. « Qu’est-ce que vous avez à la Commune ? Depuis que j’ai reçu cette prétendue nouvelle, j’ai envoyé aux avant-postes officiers d’état-major sur officiers d’état-major ; l’ennemi n’est pas entré. — Etes-vous bien sûr de vos officiers ? — Oui, ils m’ont toujours paru des hommes sûrs. Si un m’avait trompé, vingt ne m’auraient pas trompé. — Je crois que vingt ont pu vous tromper. Et je m’en vais là-bas de ce pas. Mais faites réunir immédiatement les gardes nationaux disponibles de la 7e légion, » — ce dont fut chargé Parizel, un des élus du viie arrondissement. Nous arrivons aux avant-postes, nous constatons la présence des Versaillais en deçà des portes. Mais la nuit venant, ils n’osaient pas avancer, ils avaient la conviction qu’ils allaient tous sauter (ils croyaient Paris miné) et étaient complètement démoralisés. Deux prisonniers amenés à Delescluze nous le dirent.

Je pensais trouver réunie la 7e légion, ne fût-ce qu’au nombre de deux mille hommes. Le plan eût été de les lancer avec beaucoup d’artillerie, à la faveur de la nuit, de les faire entrer comme un coin au milieu de la masse versaillaise hésitante, de faire au besoin éclater une douzaine de caissons d’artillerie. Et certainement, démoralisés comme ils étaient, les envahisseurs se seraient hâtés de rejoindre le gros des troupes qui était encore derrière les portes. Mais à notre retour à la guerre, à 8 heures 1/2, il n’y avait pas cent hommes de réunis. Delescluze à moitié mort mâchonnait son éternel bout de cigare ; il regarde ses officiers : « Quelle infamie ! trahi par tous ! » tombe dans son fauteuil, se relève. Silence morne « Faites donc comme moi, mangez un peu. » Son dîner était servi à côté de lui. Debout nous mangeâmes un morceau de mouton froid. Au petit jour l’envahissement commença. On ne pouvait plus sauver ni l’école militaire ni le Champ de Mars. Le lundi 22, le découragement fut immense ; le 23, Paris s’était ressaisi et la résistance commença sérieusement. Je voyais encore la victoire possible. Plusieurs fois, avant et après l’entrée des Versaillais, la victoire tint à un rien. Le 24, on a commis la faute de laisser mettre le feu à l’Hôtel de Ville. À ce sujet, beaucoup ont regretté d’y avoir laissé Pindy comme gouverneur.

— Cet incendie était-il utile à la défense ?

— Ce fut une faute immense qui fit gagner au moins deux jours à Versailles. La place de l’Hôtel de Ville et celle du Ve arrondissement, reliées avec le XIIIe arrondissement et une partie des forts du Sud, constituaient une place forte imprenable. Les Versaillais n’avançaient plus. Du fait de l’incendie, nous perdons le ive, le ve avec le Panthéon, le xiiie et toute la ligne des forts du Sud (forts de Montrouge et de Vanves, le Moulin-Saquet, les Hautes-Bruyères) avec 120 pièces de canon et 10 000 fédérés habitués à la lutte. Puis ce fut le recul sur le xie, puis la concentration de la résistance dans Belleville, l’envahissement du xxe, enfin le lundi matin 29 mai, la reddition du fort de Vincennes. J’insiste sur ceci que les défenseurs de la Commune, chefs et soldats, ont en général fait tout leur devoir
TRANQUILLE HUET, FÉDÉRÉ
soit hors des murs soit dans la rue. Je considère que ce fut non une émeute ou une insurrection, mais une révolution, et qu’elle a sauvé la République.

— Ne croyez-vous pas que la Commune se soit montrée trop timorée en matière financière et notamment à l’égard de la Banque ?

— On était tellement pris, tellement occupé ! On n’y a pas attaché assez d’importance. Nous avons occupé la Banque ; mais, à la vérité, nous ne nous en sommes pas servi comme le parti révolutionnaire d’aujourd’hui le ferait. Mais il était dans l’esprit de nous tous de montrer l’exemple de l’économie, de montrer que le peuple des travailleurs pouvait se gouverner économiquement. Les gardes nationaux avaient trente sous par jour, mais les vivres n’ont pas manqué derrière les barricades. Et la solde eût été plus forte que nous n’aurions pas eu plus de combattants. Si nous avions gaspillé tant soit peu, nous aurions été contre le sentiment général. Je reconnais toutefois que nous aurions pu nous servir de la Banque pour essayer de mener M. Thiers à composition. D’ailleurs Jourde ne nous signalait pas les faits comme il aurait dû, selon moi, nous les signaler. Nous aurions alors levé tous les obstacles, cela ne fait pas de doute. Jourde manquait de tempérament.

M. Pindy
Membre de la Commune

Ce que je pense de l’insurrection, de son organisation ? Je pense que nous avons agi comme des enfants qui cherchent à imiter des grandes personnes dont le nom ou la réputation les a subjugués, et non pas comme des hommes ayant la force (tout au moins une certaine force) auraient dû le faire en face de l’ennemi séculaire ; je suis loin d’être un admirateur passionné de ce que nous avons fait pendant la Commune et je crois qu’à part une minorité de nos collègues, à qui leur passage à l’Hôtel de Ville a donné l’idée qu’ils étaient devenus des hommes d’État, les autres, et le peuple avec eux, ont acquis la conviction que le meilleur des gouvernements ne vaut rien, et que l’autorité, en quelques mains qu’elle soit placée, est toujours pernicieuse à l’avancement de l’humanité.

La Chaux-de-Fonds.
M. Vaillant
Membre de la Commune
aujourd’hui député.

Sans en avoir la conscience aussi nette qu’aujourd’hui j’étais cependant convaincu, dès le commencement de la révolution du 18 mars, qu’il ne devait y avoir qu’une préoccupation dominante et un but : le combat contre Versailles. Être ou ne pas être, c’était pour la Commune toute la question. Les faits, les circonstances l’avaient posée ainsi. Il lui fallait à défaut de vaincre, durer. Si important qu’il fût de manifester, par tous les actes possibles, son caractère socialiste révolutionnaire, rien ne le pouvait mieux affirmer, que son existence même, sa résistance, comme aussi la rage, la fureur de la réaction et du capitalisme, les efforts, coalisés contre Paris, de Versailles et de Bismarck.

Ceux qui, pendant le siège, avaient participé à l’agitation, à l’action socialiste révolutionnaire concentrée à la Corderie, siège du comité des vingt arrondissements, qui, au cri de Vive la Commune ! avaient assailli l’Hôtel de Ville le 8 octobre, y avaient pénétré le 31 octobre ; et le 22 janvier avaient tenté pour la défense de la République et pour la révolution, de s’emparer du pouvoir, ceux-là n’étaient pas dans l’incertitude. Ils avaient vu, pendant toute la durée du siège, le mouvement révolutionnaire grandir, sans cependant entraîner la population dupée par les mensonges et le charlatanisme de ses gouvernants ; et ils pouvaient prévoir la colère populaire et la révolte au jour de la désillusion et de la trahison avérée. C’est ce qui arriva, quand après avoir répondu à notre affiche rouge, qu’il ne capitulerait pas le gouvernement capitula et, en haine de la Révolution, livra Paris et le pays à l’envahisseur monarchique, devenu son allié contre-révolutionnaire.

Les événements avaient dispersé le comité de la Corderie et les comités des arrondissements ; leurs membres les plus actifs avaient eu le tort de se rendre en province, si bien qu’ils n’eurent pas la direction du mouvement tumultueusement croissant qui suivit la trahison gouvernementale et où tous les courants de l’opinion irritée et révoltée enfin, venaient se mêler.

Le comité central de la garde nationale fut l’expression de cette période incertaine et intermédiaire, d’où par l’élection du 26 mars sortit la Commune élue.

Dans la Commune élue entraient plusieurs des révolutionnaires de la Corderie et des révolutionnaires et socialistes de divers groupements ; aussi cette élection redonna une impulsion, une direction plus socialiste. La Commune élue était loin cependant de valoir ce qu’eût été le comité de la Corderie, la Commune révolutionnaire, maîtresse du pouvoir ; elle n’en avait ni l’unité de pensée et d’action, ni l’énergie. C’était une assemblée délibérante sans cohérence suffisante et où l’esprit de décision n’était pas au niveau de la bonne volonté et des intentions. Ce qu’on peut dire à son éloge c’est qu’elle était bien la représentation et la représentation socialiste de Paris révolté et qu’elle fit de son mieux pour le représenter et le défendre.

L’on peut ajouter aussi : que dans leurs fonctions, la plupart des citoyens, qui y avaient été délégués, firent honneur à leur mandat ; et c’est moins à eux qu’il faut en faire honneur qu’au milieu révolutionnaire et enthousiaste qui élevait, grandissait tout et avait fait, en ces quelques inoubliables et admirables semaines, du peuple de Paris en armes, d’abord pour la garde de ses armes, et contre la réaction et les provocations de Versailles, puis de plus en plus pour l’émancipation ouvrière et la Révolution, un peuple de combattants et de citoyens.

À mesure, en effet, que la menace de la défaite devenait plus pressante, l’esprit de la révolution animait davantage ceux qui restaient debout, qui vivaient, qui luttaient. Ils représentaient vraiment Paris et son peuple. Et c’est leur lutte et leur mort qui a fait aux yeux du monde, la grandeur, accrue encore par la férocité des massacreurs, la grandeur de la Commune de Paris.

Quand pendant de longues journées Paris isolé, incendié, égorgé par les assassins versaillais, agonisait, il est apparu alors à tous les peuples comme incarnant le prolétariat, combattant pour sa délivrance, et la révolution militante. Les fureurs prolongées de la réaction versaillaise applaudie, secondée, par la réaction et le capitalisme de tous les pays, répandirent partout cette impression, confirmèrent cet effet, donnèrent plus d’éclat à cet appel à la vie de la révolte organisée de tous les misérables, de tous les opprimés.

Aussi la lutte et la chute de la Commune, son histoire et sa légende furent comme l’évocation universelle de la conscience socialiste et révolutionnaire. Et dans les pays même où il n’y avait jusqu’alors que de vagues revendications démocratiques, le socialisme s’affirma. S’il n’est pas né à la Commune ; c’est de la Commune que date le parti de la Révolution internationale qui ne veut plus livrer bataille dans une ville, pour y être enfermé et écrasé, mais veut à la tête des prolétaires de chaque pays et de tous les pays, assaillir la réaction nationale et internationale et mettre fin au régime capitaliste.

M. Dereure
Membre de la Commune
actuellement ouvrier cordonnier.

— Élu en novembre 70 à la municipalité du xviiie avec Clemenceau, Lafont et Jaclard, je suis resté à mon poste de combat, fidèle à l’insurrection ; élu membre de la Commune le 26 mars, j’ai combattu pour sa cause jusqu’au dernier jour de bataille.

— L’organisation parlementaire ?

— La Commune s’est trop occupée de détails dont il eût été préférable de ne s’occuper qu’après la victoire militaire. Elle était puissamment organisée. Le comité central de la garde nationale, qui avait été élu pour empêcher les Prussiens d’entrer dans Paris et qui siégea le 18 mars à l’Hôtel de Ville, ne comprit pas son rôle, et ne voulut pas prendre la responsabilité de jeter ses bataillons sur Versailles dès le début. Il laissa à Thiers le temps d’organiser l’armée d’investissement et ne se préoccupa que des élections de la Commune. Il avait cependant pris des dispositions pour s’emparer des forts, mais il envoya au Mont-Valérien l’absintheur Lullier, que j’eus à secouer ivre-mort sur un canapé de l’Hôtel de Ville. Et, sur une promesse illusoire du commandant du fort, le traître n’y laissa pas les bataillons qu’il avait amenés. Aussi à la sortie du 3 avril, sortie qui avait été organisée par quelques membres de la Commune sans le consentement de celle-ci, les Parisiens furent-ils stupéfaits et immédiatement démoralisés de se trouver sous le feu du Mont-Valérien. La confiance était perdue. J’estime qu’après cette défaite, il n’y a pas plus de 40 000 hommes qui à tour de rôle aient défendu Paris. J’ai très souvent été aux avant-postes et c’était la perpétuelle réclamation des officiers supérieurs : Nous manquons d’hommes, il nous faut des renforts. Vers la fin de la Commune je fus délégué auprès de Dombrowsky, surveiller ses actes. Versailles lui avait offert un million, pour dégarnir une des portes, il avait lui-même dénoncé le fait au Comité du Salut Public. Voulait-il trahir ? C’est un point difficile à élucider. Je suis persuadé qu’il n’était pas un traître. Ce que j’ai vu, c’est qu’il était absolument impossible d’envoyer les compagnies au Point du Jour. Les obus du Mont-Valérien, de Montretout et des hauteurs d’Issy y pleuvaient. Quelque chose de singulier, c’est que le château de la Muette où siégeait l’état-major ne reçut que deux obus — un dans l’escalier, un dans les écuries — alors que, placé, comme il était, à la portée des obus du Mont-Valérien, il aurait dû être pulvérisé. Il devait y avoir dans l’état-major deux ou trois mouchards dont il importait de ménager la vie.

— Financièrement ?

— Si la Commune avait mis l’embargo sur la Banque tout eût beaucoup mieux marché et il s’agissait non seulement de la Banque mais de toutes les banques. Et il fallait saisir aussi les recettes journalières de toutes les compagnies de chemins de fer. Un détail : les directeurs de ces compagnies, je me rappelle les avoir vus au ministère des Finances, où Varlin les avait convoqués. Ils étaient en face de deux ouvriers, Varlin relieur, moi cordonnier. Et ces gens, que l’on dit si arrogants envers leurs ouvriers, faisaient preuve d’une platitude dont je suis encore écœuré.

— Administrativement.

— Tous les services furent facilement réorganisés et fonctionnèrent sans encombre.

— Que pensez-vous du rôle du Comité central après les élections de la Commune ?

— Il y eut une dualité fâcheuse, mais il était impossible à la Commune de briser le Comité central, qui avait la garde nationale dans les mains.

— Aviez-vous l’illusion que vous pouviez être vainqueurs ?

— Nous ne nous faisions pas illusion. Et en général, les membres de la Commune avaient fait le sacrifice de leur vie. Mais envers la foule nous ne pensions pas que la répression pût être aussi ignoblement cruelle.

— Une fois les Versaillais dans Paris, vous semble-t-il que tous les membres de la Commune aient fait leur devoir ?

— Non, il semble que le premier soin de certains d’entre eux ait été de se dissimuler. Je me rappelle avoir vu aux dernières heures Ranvier, Varlin, Ferré, Gambon, Theisz, Jourde, Serrailler, Trinquet. D’autres se battaient sur d’autres points ; d’autres avaient été faits prisonniers ou étaient bloqués dans leur quartier. Durand, Rigault, Varlin, étaient fusillés. Delescluze mourait à la barricade ;
TRINQUET
d’autres étaient blessés, Vermorel, Arnaud, Protot, Brunel. Si, la bataille finie, beaucoup purent s’échapper, c’est parce que la police de l’Empire, avait été complètement désorganisée.

— Et les barricades ?

— Les barricades, c’était bien, mais on ne se servit pas assez des maisons. Les Versaillais, au contraire, surent les utiliser. Les meilleurs défenseurs de la Commune, dans les derniers jours, furent incontestablement les enfants et les vieillards. »


M. Brunel
Membre de la Commune
actuellement professeur à l’École navale de Dartmouth.

I. — Nommé chef du 107e bataillon le 19 mars 1870, des faits de guerre successifs m’ont amené à être général en chef du Comité central, chef de la 10e légion, puis membre de la Commune. Les événements principaux auxquels j’ai assisté ont été : la prise de la caserne du Château-d’Eau et l’occupation de l’Hôtel de Ville, dans l’après-midi et la soirée du 18 mars ; la prise de possession des ministères, le 19 mars.

(Pendant la guerre allemande, j’ai pris part à la défense du fort d’Issy et à la prise des hauteurs de Buzenval et leur occupation malgré les attaques des troupes prussiennes. — Pour ce fait de guerre, j’ai été proposé pour la croix, mais j’ai refusé.)

Lorsque les troupes versaillaises sont entrées dans Paris, j’ai défendu successivement la place de la Concorde et les avenues qui l’avoisinent ; pendant les journées du lundi au jeudi matin, les huit mille hommes que je commandais ont tenu en échec tout un corps d’armée de l’ennemi.

Lorsqu’il a fallu se retirer, entourés partout de maisons en feu et de troupes qui menaçaient notre retraite, nous avons occupé le xe arrondissement, puis la caserne de la place de la République où une blessure m’a enlevé du champ de bataille.

Si j’ajoute que j’ai été condamné à mort, j’en aurai fini de ce qui me concerne.

II. — L’insurrection de 1871 est encore incomprise. — Elle a été provoquée par un sentiment de patriotisme, d’abord, et par la volonté d’empêcher la forme monarchique de prendre possession du pays. Presque tous les hommes placés à la tête du mouvement, avaient fait leurs preuves devant l’ennemi, et professaient activement les idées républicaines.

Donc, point de départ : patriotisme et république.

Pouvions-nous réussir, et pourquoi avons-nous été vaincus ?

En révolution, il ne suffit pas d’avoir des tendances généreuses et de compter trop sur l’enthousiasme des masses — Si on lutte contre des troupes aguerries, il faut savoir imiter ce qui fait leur force, et les surpasser même en valeur et en discipline. — Jamais un commandement épars ne peut espérer la victoire. Et c’est ce que n’a pas compris la Commune.

Formée d’hommes dont la sincérité était indiscutable, mais dont les têtes pleines d’idées ne comprenaient rien à la conduite d’une guerre, elle a, malheureusement, subi l’influence qui s’observe dans tous les corps politiques — Au lieu de constituer un pouvoir militaire puissant, elle a reculé devant l’unité d’action et laissé se dissocier peu à peu toutes les forces, 250 000 hommes, qui composaient la défense de Paris.

III. — La Commune a conservé un centre républicain à l’Europe monarchique.

Elle a donné un drapeau aux peuples de l’Europe.

Elle a élevé une barrière infranchissable entre les deux formes sociales.

Ses hécatombes ont montré à l’univers entier de quoi étaient capables les ennemis du progrès et de toute grande réforme.

Elle a fait voir aussi que le fer et le sang pouvaient seuls briser les obstacles séculaires pour donner naissance à une société nouvelle.

Cette révolution anticipée, mais qui n’est qu’un précurseur, indique clairement à notre France, en apparence dégénérée, qu’elle ne doit plus rien espérer des hommes qui la gouvernent.

Depuis 1870, nous marchons de défaites en défaites. Puissants naguère, nous ne sommes plus qu’un petit satellite.

Et comme si la nature semblait nous abandonner, la force de nous reproduire nous est de plus en plus refusée.

Mais tout cela tient à des causes inhérentes au régime par lequel nous nous laissons gouverner. Ces causes détruites, nous reprendrons la place qui nous convient en Europe. Des événements prochains accompliront cette métamorphose ; nous ne commettrons plus alors les mêmes erreurs que par le passé, car nous savons dès maintenant où nous voulons aller.

M. Vésinier
Membre de la Commune
nous envoie sur la question de la Banque de France un travail fortement documenté que son étendue nous empêche de reproduire actuellement.

Il établit, d’après la déposition de M. de Plœuc devant la Commission d’enquête parlementaire et d’après la rectification faite par Maxime Du Camp au chiffre, donné par M. de Plœuc, de l’encaisse en numéraire, que la situation de la Banque de France au 18 mars 1871, était :

Encaisse en numéraire 
520 000 000 fr.
Encaisse en billets de banque 
166 000 000 »
Dans le portefeuille ordinaire 
468 000 000 »
Dans le portefeuille des prorogés 
431 000 000 »
Dans les valeurs déposées en garanties pour des avances faites 
120 000 000 »
Des lingots pour 
11 000 000 »
Des bijoux en dépôt pour 
7 000 000 »
Des titres en dépôt pour 
900 000 000 »
Des billets de banque non encore émis, mais auxquels il ne manquait que la griffe du caissier principal pour 
900 000 000 »
    3 523 000 000 »

Il estime que, maîtresse de la Banque, la Commune était en face de Versailles, maîtresse de la situation, que les seuls otages au danger desquels le gouvernement de M. Thiers eût pu être sensible, c’étaient ces millions-là, que la faute capitale de la Commune fut son inaction devant cette force financière à sa merci, et que cette faute est imputable à Beslay, délégué à la Banque, Jourde, délégué aux finances, et Varlin membre de la Commission des finances.

M. Chauvière
actuellement député.

I. Membre du Comité central de la garde nationale, j’ai démisionné aux élections pour la Commune où le XVe arrondissement m’a donné 1 000 voix (pas élu — j’avais 19 ans). J’ai été le secrétaire du général Duval à la préfecture de police, que j’ai quittée pour aller au plateau de Châtillon où le 4 avril j’ai été fait prisonnier avec 1 600 autres dont Elisée Reclus, Trousset, le colonel Henri, etc. J’ai vu fusiller Duval et ses amis Maugé et Lecœur du 103e bataillon (XVe arr.), qui sont morts crânement. De là, n’est-ce pas ? Golgotha de Versailles sous les huées et les coups, transport à Quélern, retour à Versailles, à Rambouillet ; conseil de guerre de Rambouillet, condamnation à 5 ans de prison, autant de surveillance, etc.

II. Organisation parlementaire : minorité détestable plus occupée de légiférer que d’organiser la défense et de prendre des mesures d’audace, entravant l’action des vigoureux. Manque de cohésion par suite d’absence d’une direction nécessaire dans une bataille où Paris seul luttait contre la France et le reste.

Organisation militaire : mauvaise, quoiqu’il y eût tout ce qu’il fallait pour vaincre en quelques jours. Trop de lenteur, trop d’hésitation, optimisme déplorable, montrant des batailles gagnées là où il y avait recul ; pas d’unité.

Organisation financière : admirable, si l’on avait usé de la puissance financière contenue dans ce seul établissement, la Banque, on aurait sauvé peut-être la situation militaire. On touchait à l’âme bourgeoise.

Organisation administrative. Excellente, c’est de l’aveu de tous.

III. L’influence : énorme. Le prolétariat surgissant en juin 1848 écrasé, avait cédé devant la calomnie. Juin semblait un combat, contre les parlementaires de l’Assemblée nationale réactionnaire, mais avec ce discrédit qu’il semblait en même temps que ce fût contre la République.

La Commune a remis Juin en lumière. La Commune, sorte de jacquerie, d’abord patriotique, préparée par les événements du siège et favorisée par la lâcheté de la Défense nationale, est devenue le gouvernement populaire insurgé contre l’autre gouvernement. Elle a été un acte audacieux d’internationalisme en face de l’invasion qu’elle aurait pourtant combattue, si elle avait été victorieuse de Versailles. Elle a posé le problème social en face des peuples, problème jusque là enfermé dans des livres peu lus ou oubliés. Elle a été une leçon pour l’avenir. L’imprévu qu’elle était peut toujours se renouveler. Nul, six mois plus tôt n’aurait été cru s’il l’avait prédite. Elle a montré ce qu’on pouvait, et aussi, que les oligarchies ne sauraient résister à un assaut, violent, rapide, persévérant, des démocraties conscientes et bien inspirées par des minorités dévouées jusqu’au dernier sacrifice.

Un point noir. Les fusillades atroces ont certainement diminué l’énergie parisienne. On frappait tout ce qui avait une physionomie ouverte, courageuse ; les audacieux, d’autre, part, qui ont pu échapper au mur et aux soldats-juges, se sont réfugiés à l’étranger : ils ont étendu la sphère d’influence du socialisme, mais le point d’action nécessaire a été déserté. Et il faut de longs jours pour le reconstituer. Il faut avoir connu quelques uns de ceux qui sont morts, pour juger de la perte faite : Flourens, Duval, Ferré, Rigault, etc…, pour ne parler que de ceux qu’on connaît. Cela reviendra et revient, mais cela a bien tardé.

M. Jean Allemane
actuellement rédacteur en chef du Parti ouvrier.

Le 18 mars 1871 fut une journée voulue, préparée par M. Thiers et ses complices, décidés à en finir avec la garde nationale populaire (les ouvriers armés), comme leurs congénères du gouvernement provisoire de 1848 en avaient fini avec les travailleurs des ateliers nationaux.

La faute que ces gredins commirent fut, tout d’abord, de se démasquer en aidant la Banque de France à ruiner des centaines de petits commerçants et industriels, en décidant la cessation de la prorogation des effets de commerce. Or, cela eût pu avoir de graves conséquences, car les hommes de la classe moyenne, déjà surexcités par la déception patriotique, eussent applaudi aux mesures les plus audacieuses si, au lieu de citoyens bien intentionnés et socialistes inconscients, le Comité central eût été composé d’hommes déterminés et capables de mener les choses rondement en commençant l’attaque au véritable point de résistance : la Banque de France.

Celle-ci au pouvoir de l’insurrection, MM. Thiers et de Plœuc — représentants autorisés de la haute bourgeoisie et de la haute finance, n’avaient plus qu’à faire leur meâ culpâ d’avoir déchaîné l’ouragan. Mais les membres du Comité central — comme plus tard ceux de la Commune — n’étaient mus que par des sentiments, et leur irrésolution, doublée d’ignorance économique, leur fit perdre le bénéfice d’une situation exceptionnellement favorable, car, pour tout le monde, l’attentat perpétré par le gouvernement avait pris un caractère de restauration monarchique, et cela entraînait les républicains sincères à ne pas faire obstacle aux mesures nettement socialistes et révolutionnaires.

Le tout était de se hâter, et ce fut justement ce qu’on ne fit pas. Des proclamations, encore des proclamations, toujours des proclamations ; pendant ce temps, la bête réactionnaire se remettait de l’émoi occasionné par une résistance et des incidents non prévus ; elle faisait affluer à Versailles la fine canaille et, aidée de toutes les lâchetés et de tous les parasitismes aux abois, elle préparait sa revanche qui, l’histoire saura le reconnaître, fut à la hauteur des sacripants que ce plat-pied de Maxime Du Camp (des voleurs) appelait le « parti des honnêtes gens ».

Voulu par les dirigeants, le 18 Mars 1871 eût pu marquer l’ère d’un monde nouveau pour les spoliés, mais, pour ce faire, il ne s’agissait pas de « parlotter », mais de frapper le bourgeoisisme à l’endroit sensible : au coffre-fort !

Cela fait, il ne demeurait qu’à employer l’or à la désorganisation des bandes versaillaises, chose beaucoup plus facile que l’on ne le supposait à Paris et, faute de l’or, le fer, résolument employé, fût venu à bout des résistances capitalistes.

Trop « quarante-huitards » pour y songer, les hommes du Comité central réparèrent inconsciemment la faute commise par Thiers et ses complices, et leur permirent de préparer les assassinats de la semaine sanglante.

M. Faillet
pendant la Commune, s’était chargé avec Combault du service des contributions directes. Il est actuellement conseiller municipal de Paris.

… À vrai dire il n’y a pas encore eu de révolution ; de celle qui viendra… ou ne viendra pas, le 18 mars n’est qu’un prologue.

M. Giffault
actuellement rédacteur à l’Intransigeant.

— J’avais alors vingt ans. Je connaissais Rigault, ayant été arrêté avec lui et Humbert, sous l’Empire à la Marseillaise. Le 19 mars, avec Dereure, je descendis de Montmartre à la préfecture de police où nous trouvions Duval qui, en bon blanquiste, avait immédiatement songé à elle et s’en était emparé la veille. Le 20, Rigault s’y installait. Très épris de l’hébertisme, dont son ami Tridon était l’historien, Rigault rêvait depuis longtemps le rôle de procureur de la Commune. Au moment où il m’invita à rester avec lui, tout était en tohu-bohu, les bataillons couchaient dans les corridors. On essaya de mettre un peu d’ordre — d’autorité ! — on reconstitua une sorte de hiérarchie ; on institua des agents de police municipale ; les bureaux s’organisèrent, on rétablit le dispensaire…

— Et les mouchards de l’Empire ?

— Nous avions entre les mains les Archives du Cabinet instituées par le préfet Gisquet, recueil des rapports de police fournis par les agents secrets dont Lagrange était le chef sous l’Empire et Clément le sous-chef. Nous consultons nos dossiers personnels et bientôt généralisons nos recherches. Lagrange, en s’en allant, avait brûlé les fiches qui donnaient la clef des pseudonymes dont étaient signés les rapports. Reconstituer, grâce à des reçus oubliés par Lagrange, à une comparaison d’écriture et à divers autres indices, l’identité des mouchards, ce fut un travail d’ingéniosité que nous n’eûmes pas le temps de finir, mais qui nous permit de démasquer quelques drôles : entre autres le major Wolff, sur qui on ne put mettre la main. Cet individu, condamné à mort en Italie pour faits politiques était un ami de Mazzini, de Garibaldi, de Victor Hugo et de tous les proscrits de 1851, qu’il dénonçait d’ailleurs de Londres dans ses rapports quotidiens pour lesquels il était assez grassement payé. Il passait pour honnête et brave, grande fut donc la désillusion lorsqu’on apprit dans le parti républicain qu’il n’était qu’un vulgaire mouchard. Les recherches firent également retrouver Petit, Ruault, Largillière, Greffe, « des amis » dont les dénonciations se comptaient par centaines. Ces trois derniers furent arrêtés, ils devaient avoir, quelques semaines après, des mésaventures… rue Haxo.

Le docteur Blanchon
médecin des pompiers de Paris pendant la Commune.

— Le 18 mars l’état-major des pompiers part pour Versailles en emportant la caisse et disant aux pompiers : Débrouillez-vous. Muguet ou Le Muguet, secrétaire du colonel Willermé convoque ses camarades, et l’on décide de réorganiser les cadres par voie d’élection. Le délégué à la guerre les envoya à la Commune qui leur donna de l’argent. En somme ces hommes seraient aussi bien allés à Versailles, s’il n’eût été plus commode de rester à Paris.

— Et quel fut leur service ?

— Sous le commandement de Le Muguet ils firent leur service exactement comme avant. Médecin civil, je fus nommé leur médecin et les accompagnai dans tous les incendies, notamment lors de l’explosion de la cartoucherie de Grenelle où deux ou trois furent blessés au feu et à l’incendie du Ministère des finances où trois ou quatre furent tués par les obus versaillais. À l’incendie de la-Croix-Rouge, les pompiers de la caserne du Vieux-Colombier firent tout ce qu’ils purent contre le feu. Arrivent les Versaillais… Je revois un caporal de pompiers aux deux jambes cassées qui ne pouvant se tenir debout est ficelé à un arbre et fusillé.

— Et l’histoire de ces pompes à pétrole qu’auraient manœuvrées les pompiers de la Commune ?

— Une farce à quoi les faits laissent toute sa beauté d’invention pure.

— Enfin, vos pompiers tenaient-ils pour Paris ou pour la Commune ?

— Ils étaient contre le feu ; ils allaient du même élan aux incendies allumés par les fédérés, et aux incendies allumés par les Versaillais. Pourtant témoins de la sauvagerie de Versailles, ils durent avoir quelque sympathie pour Paris, et quand Le Muguet reçut, de je ne sais quel point avec lequel l’état-major était relié, un télégramme lui demandant des nouvelles de l’incendie du Palais de Justice, il y eut cet échange de télégrammes : « Qui parle ? — Armée de Versailles — Merde, vive la Commune », et pourtant Le Muguet n’était pas communard.

— Vous rappelez-vous d’autres épisodes ?

— Comme partout Versailles, parmi nos pompiers faisait agir ses agents. L’un d’eux dénonça Le Muguet comme conspirateur, à Raoul Rigault. Une démarche de nous tous fit remettre en liberté Le Muguet qui avait été arrêté.

— Avez-vous vu d’autres fois Raoul Rigault ?

— Souvent. C’était un garçon très intelligent, mais pas bien équilibré. Il affectait des vivacités de langage. J’étais dans son cabinet au moment où il se décidait à faire arrêter l’archevêque Darboy. En la présence même des agents de la Commune, il disait : « Prenez-moi quatre de ces roussins et cueillez le ratichon. » D’ailleurs, très sympathique garçon.

— Et la dernière semaine ?

— C’est à la caserne de la Cité que nous fûmes informés de l’entrée des Versaillais. Pindy membre de la Commune et gouverneur de l’Hôtel de Ville nous avait invités à déjeuner. Il dit à Le Muguet : « Nous sommes foutus, qu’est ce que vous ferez ? — Nous sommes des pompiers, pas autre chose, répondit Le Muguet, nous resterons jusqu’au bout. » Depuis plusieurs jours les pompiers étaient d’ailleurs désarmés, ils n’avaient plus que leurs coupe-choux, les fusils avaient été remis à la préfecture de police. Versailles procéda avec soin à leur massacre.

M. Th. Duret
l’historien et le critique d’art était à Paris, pendant la Commune, mais resta neutre. Conduit, avec M. Cernuschi, devant le peloton d’exécution, il dut à un hasard de ne pas être fusillé.

La Commune, comme prise d’armes du peuple, a sa cause immédiate dans l’état d’esprit particulier qui a suivi le siège de Paris. Machiavel a remarqué que presque tous les grands sièges, se terminent par des séditions. Pour comprendre que la Commune soit survenue, il faut d’abord se rappeler que la capitulation a produit à Paris un tragique effondrement. Il faut se représenter un peuple qui, s’étant cru invincible, s’étant persuadé que ses armées partaient pour Berlin, les voit prises ou détruites à Metz et à Sedan ; qui ensuite, dans des conditions désespérées, soutient un siège, d’abord sans espoir et simplement pour sauver l’honneur, mais qui, au cours de la résistance, s’exalte à nouveau, jusqu’au point de se croire rétabli et de demander à ses chefs de battre les Prussiens victorieux, avec des gardes nationaux improvisés. Il faut enfin se rendre compte que la défaite finale fait tomber dans un abîme de déceptions, d’amertume, de désespoir, amenant le peuple, en haine de ceux qui viennent de le gouverner, qu’il rend responsable des malheurs subis, à se donner aux hommes de la Commune, qui sont là pour le prendre. On a comme preuve de l’origine tout à fait spéciale et parisienne de la Commune, le fait qu’elle a été la seule forme politique, dominatrice à Paris, qui n’ait pu s’étendre à la France entière et qui ait vu au contraire la province française lui résister et la vaincre.

Cette appellation, la Commune, désigne, comme une unité, une assemblée, en même temps gouvernement, coupée en deux groupes, de vues et de tendances distinctes et ennemis entre eux.

La majorité de la Commune, qui a exercé le pouvoir, qui est responsable des violences, et des actes désespérés de la fin, était composée de purs révolutionnaires, divisés eux-mêmes en deux fractions : les jacobins, dont le plus marquant était Delescluze, et les blanquistes, sans Blanqui ; la minorité était formée par les socialistes, accusés de modérantisme et traités de Girondins par ceux de la majorité.

Les révolutionnaires de la majorité étaient des hommes violents, exaspérés par l’existence d’une Assemblée nationale à Versailles, composée surtout de monarchistes, craignant en conséquence le retour de la monarchie, la domination cléricale, la fin de la république et qui, pour écarter ces calamités, cherchaient, par tous les moyens, à extirper les lois, les institutions, les traditions du passé sur lesquelles ils croyaient que le mouvement de réaction pût s’appuyer. Ils étaient pris par la fièvre révolutionnaire, à l’état aigu, telle qu’on l’a vue plus ou moins se produire en France, après chaque révolution. Leur programme était tout entier de renversement, ils ne pouvaient rien créer et leur action a été nulle, au point de vue d’institutions nouvelles à établir.

Les socialistes de la minorité comprenaient les meilleurs éléments de la Commune ; parmi eux se trouvaient des ouvriers, des travailleurs au sens socialiste, ambitieux de réaliser ces réformes depuis longtemps annoncées, comme devant changer le sort de leur classe et inaugurer de nouvelles relations entre le capital et le travail. Sincères dans leurs convictions, ils étaient les disciples de ces réformateurs ou chefs d’école, qui sont apparus dans ce siècle et ont préconisé des systèmes divers de rénovation et de transformation sociales.

Les ouvriers au sein de la Commune, s’étaient formés en une commission appelée du Travail et de l’Échange et ils se sont efforcés de réaliser des réformes sociales. Ils ont fait rendre par la Commune un certain nombre de décrets, sur des questions intéressant les classes travailleuses. Ils ont ainsi voulu abolir les Monts de Piété, interdire le travail de nuit des boulangers, ils ont créé une Commission d’étude, pour rechercher les moyens de faire fonctionner directement par les ouvriers les ateliers abandonnés, etc., mais toutes les mesures qu’ils ont recommandées ou fait adopter, bonnes ou mauvaises en elles-mêmes, ont été d’ordre secondaire et de même nature que celles que tous les gouvernements, dans tous les pays, prennent chaque jour. Aucune n’a touché, en quoi que ce soit, à la solution rêvée du problème social, n’a introduit de changement dans les rapports du capital et du travail, n’a montré qu’un refonte de la condition humaine, au sens des socialistes fut possible.

Les socialistes de la Commune, pas plus que les purs révolutionnaires, n’ont donc laissé l’indice qu’ils eussent un programme de réformes effectives à réaliser.

M. Louis Fiaux
auteur de l’Histoire de la Guerre civile de 1871 (Paris, 1879).

Personnellement je n’ai rempli sous la Commune aucun rôle politique, administratif ou militaire. J’étais simplement externe à l’Hôpital Saint-Louis dans le service du chirurgien Alphonse Guérin où abondaient les blessés du second siège. Étudiant en médecine, j’avais fait mon service militaire comme aide-major dans le 5e bataillon des mobiles de la Seine, successivement en garnison, de septembre 1870 à janvier 1871, au fort d’Issy, dans les tranchées de Vanves et Montrouge. Mais j’avais, bien avant la fin de l’empire, l’esprit préoccupé par le mouvement politique et social libérateur et je fus ainsi un témoin plus qu’attentif.

Mon opinion n’a guère varié sur les événements du 18 mars, c’est un grand épisode de la lutte du prolétariat pour la conquête de son progrès social et la réalisation de son pouvoir politique. Cet épisode a pris les proportions d’une guerre civile grâce au dénouement de trahison et d’ineptie donné au siège prussien par le gouvernement parisien, grâce à la politique vraiment criminelle de Thiers. Paris avait eu foi en la résistance patriotique : il avait fait avorter par les journées d’octobre les plans des hommes de la paix à tout prix dont tous les espoirs et toutes les lâchetés faisaient cortège à Thiers dans son voyage à travers l’Europe ; Paris conservait sa foi en la République, alors que Gambetta à Bordeaux et ses amis dans les premiers jours de février la croyaient perdue. Paris avait été, restait un obstacle, il fallait le briser.

Si Paris s’était accommodé de la République des Louis Blanc, des Tirard et autres plus ou moins complices du gouvernement de la Défense, Thiers n’aurait peut-être pas mieux demandé que de s’entendre avec lui. Mais Paris était en majorité adhérent aux thèses constitutionnelles et aux pratiques d’une république démocratique ; question plus embarrassante encore, une grande foule de ses électeurs armés acceptaient pour chefs nombre de jeunes hommes actifs, intelligents, courageux, gens d’action qui avaient combattu non seulement l’Empire, mais la gauche parlementaire du Corps législatif ; qui pendant le siège avaient voulu renverser cette gauche organisée en comité de capitulation nationale ; qui s’apprêtaient à combattre le gouvernement de Thiers. Ceci devenait politiquement insupportable, d’une durée révolutionnaire dangereuse. Il fallait faire mettre à genoux, il fallait décapiter Paris.

Il est inutile de s’étendre longuement sur les fautes respectives des deux adversaires : on apprécie suffisamment aujourd’hui l’incurie du plan d’attaque Thiers-Vinoy et de son exécution le 18 mars ; l’incurie non moins grande des chefs révolutionnaires, étourdis de l’insuccès du gouvernement et refusant de suivre le conseil simpliste d’Eudes de marcher dans la nuit même du 18 au 19 sur Versailles ; la défense si mal comprise de Paris par les chefs militaires de l’Hôtel de Ville recommençant, plagiant la défense du premier siège, oubliant totalement la défense intérieure de la ville qui était la seule redoutable, témoin la lenteur avec laquelle l’armée de Versailles s’avança pendant la semaine sanglante ; les violences policières de Rigault sans utilité ni résultat, et qui eurent pour seule fin d’exaspérer la population parisienne cependant si hostile à l’Assemblée ; les timidités de l’Hôtel de Ville dans les grandes lignes de son action politico-militaire (affaire de la Banque, etc.). Il est inutile de revenir sur l’abominable semaine de mai ; j’ai été des premiers à flétrir tout haut, avec noms à l’appui, les crimes de ces sept jours dont la responsabilité retombe, il faut le dire et le redire, sur Thiers et l’Assemblée.

Ce qui est intéressant pour votre enquête c’est un coup d’œil sur les conséquences du mouvement : elles sont nombreuses et diverses, mais quelques-unes sont majeures et ont eu un prolongement d’action, une forte portée sur l’histoire de ces vingt cinq dernières années.

Le premier résultat et le plus immédiat a été — malgré l’acquiescement de Thiers et de ses amis à la forme républicaine — une déperdition considérable de forces pour la République.

C’est vous dire à quel point je tiens la défaite de la Commune et la disparition des hommes qui ont combattu dans ses rangs, ces deux mois d’avril et mai, pour néfastes.

Dans ce sens je ne saurais admettre littéralement l’opinion assez en cours que la Commune de Paris a fondé la République. Non, malheureusement, la Commune ne l’a pas fondée ; si elle avait pu s’en mêler, la République eût été tout autre. Malgré l’adhésion de la France, des grandes villes surtout, la République, le pays républicain étaient matériellement plus faibles après la défaite de Paris en mai. Voilà la vérité de fait et de politique. Quand les partis royalistes n’eurent plus à redouter les vaillants, les fidèles, les militants, les parisiens républicains, ils commencèrent dès le mois de Juin 1871 la série de leurs conspirations monarchiques ; ils continuèrent jusqu’en 1877. Je crois que toutes les tentatives de restauration ne fussent probablement pas sorties des parlottes des ducs ou même de leurs rêveries, si elles avaient dû se heurter aux cent mille soldats républicains du 18 mars unis aux cent quarante mille électeurs de Barodet.

La seconde conséquence a été de remettre forcément l’œuvre de la constitution de la République aux mains des républicains parlementaires, de Gambetta rentré en juillet, des groupes libéraux de toutes nuances. Dès lors, puisque tout travail se localisait dans le Parlement, la République ne pouvait plus s’imposer et s’instituer que par les procédés, les tactiques, les concepts d’ordinaire en cours dans les assemblées. Au lieu d’être la large et enthousiaste clameur sortie des places publiques, la République fut le bulletin de vote des 368 consolidant la constitution Wallon. Toute la différence de l’institution républicaine a découlé de cette très différente origine. Le berceau fut déplacé et les vrais, les bons parrains manquèrent.

Mais si ces résultats immédiats ont été négatifs, la reculée que nous donne aujourd’hui le temps n’en permet que de mieux dégager les conséquences aussi fécondes que profondes qui découlent et découleront longtemps de la Commune dans notre histoire contemporaine.

À un point de vue élevé ces suites sont excellentes pour l’évolution républicaine qui s’annonce enfin.

Et tout d’abord, s’il est fâcheusement vrai que la mauvaise conduite des affaires de la Commune et sa chute ont nui au bon engagement de la République dans la voie, il faut dire au contraire à un point de vue moral, philosophique, historique, que par le sang de ceux qu’on doit appeler ses martyrs, la Commune a servi dans l’avenir et pour un long avenir la foi républicaine et sociale : les morts d’Avril et de Mai sont les héros d’un autre Nouveau-Testament. Pour affermir les dévouements, les provoquer, ces exemples joueront un rôle incomparable dans l’éducation de la démocratie du monde. Ceci est un autre genre de fondation républicaine, plus idéal, plus tardif, mais qui a sa puissance de fait aussi.

La Commune ensuite a donné aux revendications de la démocratie française et on peut dire aux démocraties de toutes les nations une orientation dont il ne sera guère dévié, au moins pour les lignes générales.

Elle a d’abord mis en première préoccupation l’idée communale s’exprimant par un gouvernement local qui, pour ne pas aller jusqu’à l’autonomie — ce qui entraînerait tout un remaniement par fédérations ou autre groupement plus ou moins approchant — n’en devra pas moins être très indépendant et très actif dans la sphère de tous ses services intérieurs et non pas seulement l’écolage, l’hygiène, mais la police et la finance. Tous les partis d’ailleurs, sauf le vieux parti opportuniste sont, je crois, d’accord sur la décentralisation — avec la gamme des nuances naturellement. Mais l’idée motrice et directrice est apparente.

À côté de l’idée communale, la Commune eut sa conception de l’armée. Cette conception oscille entre la constitution des milices résidant dans leur région d’origine et n’étant à vrai dire que la population mâle armée, et les corps régionaux avec court service. Le court service et l’armement général avec appel par bans, acceptés et pratiqués en partie par les conseils militaires depuis le remaniement de la première réorganisation de l’armée, se rapprochent de l’organisme communal au moins en quelques points. Il n’est pas impossible que l’on accepte un jour les corps régionaux.

Quant aux rapports de la Commune avec les organisations religieuses et notamment avec l’Eglise dominante, l’ultramontaine, ils se sont dès la première heure ressentis du concours que les évêques et tout le clergé avaient donné avec le plus immoral empressement au gouvernement issu du Deux-Décembre. M. Darboy a payé pour M. Sibour et tous ces prêtres indignes qui ont salué un président de république parjure et meurtrier. Mais ce point de vue particulier mis à part, il reste qu’à cette date la démocratie tenait l’idée religieuse s’exprimant par le personnel et le culte comme incompatible avec le développement politique d’une démocratie et surtout l’éducation publique des générations nouvelles. Malgré l’habile évolution du successeur de Pie IX il paraît bien que cette conviction fondamentale subsiste dans le pays républicain. Les manifestations confuses et contradictoires qui viennent de se produire à l’occasion de l’élection du successeur de M. d’Hulst confirment plutôt qu’elles n’infirment cette impression.

Venons enfin à l’idée sociale du mouvement. Les écoles à cette date étaient moins accusées, moins conscientes qu’aujourd’hui. Mais la tendance et la volonté populaires sont très nettement en relief. La révolution du 18 mars a été ouvrière dans ses instruments ; c’étaient les travailleurs qui la criaient et l’appuyaient ; leur vote et leur fusil étaient à elle. Les deux mois de Commune ont été des journées ouvrières. Le but social est visible, moins le détail des moyens impossible à discuter au milieu du tumulte et de la fumée de poudre. Partout les démocraties ouvrières ont donné cette signification au mouvement ; dans les grandes villes industrielles d’Allemagne et des États-Unis du Nord-Amérique comme dans les centres manufacturiers de l’Angleterre et de la Haute-Italie l’impression subsiste. Les gouvernements qui méconnaîtraient ce sentiment public et général feraient plus que fausse route ; les nations et les gouvernements pour qui le souci des besoins de la démocratie ouvrière n’est pas d’ailleurs une préoccupation allant jusqu’à l’obsession ne peuvent vivre. Les prolétariats sont la base, les assises de tout grand peuple : il faut qu’ils soient sains et forts. Il n’aura pas tenu à la Commune que cette préoccupation ne soit la première entre toutes à la fin de ce siècle.

À ces points de vue divers et qui suffisent — il faut au reste savoir se borner — la traînée lumineuse laissée par la Commune de 1871 brillera un long temps à l’horizon, dans le présent et dans l’avenir.

Telle est, dans le calme et le sang-froid que donne ce long intervalle, mon impression dominante et mon appréciation définitive.

Je n’ajoute qu’un mot. La Commune a été un gouvernement et une révolution où l’on ne comptait pas les citoyens probes : ceux-ci étaient foule… Tel personnel gouvernemental républicain y eût pu à cet égard chercher et trouver des exemples dignes d’être imités.

M. Georges Renard
actuellement directeur de la Revue socialiste.

Je vous envoie les renseignements que vous désirez, tout en me demandant si ces détails personnels sont de nature à intéresser le public. Peut-être après tout que l’histoire trouvera quelque chose à glaner parmi ces miettes du passé.

1re Question. — Mon rôle a été subalterne et obscur durant l’insurrection communaliste de 1871. J’avais vingt-trois ans, j’étais encore élève à l’École normale supérieure et de plus, à la suite de la guerre où j’avais figuré comme engagé volontaire, j’étais atteint de rhumatismes qui m’ont rendu, pendant de longs mois, la marche difficile et douloureuse. Désireux de servir la cause populaire, selon mes forces, je fus mis en rapport avec Rossel par Léo Séguin, mon camarade de collège et de bataillon (celui-là même qui s’est fait tuer dans la campagne de Tunisie, alors qu’il était le correspondant du Télégraphe), et je fus attaché depuis le 9 avril, en qualité de secrétaire, au Cabinet du délégué à la guerre. Pour le dire en passant, nous nous trouvâmes là trois secrétaires du même nom : Georges, Jules et Charles Renard, source future de confusions sans fin pour les journaux et les Conseils de guerre. Mes fonctions me donnaient droit au grade de sous-lieutenant et à une paye de cinq francs par jour. Je restai au ministère de la rue Saint-Dominique, cinq semaines environ, occupé depuis le matin 9 heures jusqu’au soir 10 heures au service de la correspondance, quelquefois même obligé d’y passer la nuit pour recevoir les dépêches qui arrivaient de moment en moment. J’y vis défiler, comme les personnages d’une lanterne magique, trois délégués à la guerre, Cluseret, Rossel, Delescluze. Quand ce dernier arriva, il parut vouloir tenir en suspicion et à l’écart les hommes qui avaient eu la confiance de Rossel, alors poursuivi par ordre de la Commune. Le 13 mai, me sentant désormais inutile au poste modeste que j’occupais, je lui adressai par écrit ma démission et je me retirai chez mes parents qui habitaient à Paris, boulevard Port-Royal.

N’ayant plus dès lors ni grade ni fonction, n’appartenant à aucun corps, en outre suspect comme ami de Rossel et toujours souffrant, je n’eus pas l’occasion de prendre une part active à la suprême bataille, d’autant que le quartier où je résidais fut des premiers envahi par les troupes de Versailles. Les obus et les balles pleuvaient sur notre maison le soir même de l’entrée de l’armée régulière dans Paris, et je fus heureux d’échapper grâce à l’hospitalité qui me fut offerte par une famille amie, celle de M. Gaston Stiegler, aujourd’hui rédacteur à l’Écho de Paris.

J’errai ensuite d’asile en asile durant une huitaine de jours : après quoi, las de me cacher, pris de cette nausée de la vie qui fut commune alors chez les vaincus de la guerre civile, je rentrai tranquillement chez moi. Je ne devais être dénoncé et poursuivi que quatre mois plus tard : mais, quand on s’avisa de songer à moi, j’avais quitté Paris depuis plusieurs semaines et je pus, déguisé en polytechnicien, gagner la Suisse où j’appris, au bout d’un an et demi, que j’avais été condamné par contumace, pour usurpation de fonctions, à la déportation dans une enceinte fortifiée.

Au cours de la semaine sanglante, j’ai traversé quelques quartiers de Paris déjà occupés par les vainqueurs (sur la rive gauche et au centre). Voici les principaux souvenirs qui m’en sont restés : à côté du Collège de France, au pied d’un grand mur sale, des cadavres de femmes et d’enfants qui avaient été fusillés là ; dans le square de la Tour Saint-Jacques, parmi les fleurs, la terre remuée et les vols de mouches bourdonnantes, des monticules d’où saillaient ça et là des têtes et des bras de fédérés qu’on y avait enfouis à la hâte ; une fumée noire sortant de la Préfecture de police et les passants, dont j’étais, arrêtés et réquisitionnés, pour faire la chaîne et aider à éteindre l’incendie

2e Question — Mon opinion sur l’insurrection de 1871 ? — Je l’ai donnée tout au long dans mon roman : Un exilé, p. 21-24 (chez Ollendorff, 1893). Je l’ai redite en parlant dans la Petite République du livre de Lissagaray (Voir Critique de Combat, 3e série), je la résume en quelques lignes :

Tendances multiples et confuses : explosion de patriotisme exaspéré ; indignation contre les incapables et les traîtres qui avaient rendu la défaite inévitable ; réponse aux défis jetés à la démocratie par l’Assemblée dite nationale ; révolte légitime contre ses décrets inexécutables ordonnant le paiement immédiat des loyers et des créances arriérés ; coup de colère contre ses tentatives sournoises de restauration monarchique et cléricale ; en même temps déchaînement de cette haine de classe, qui a été la cause essentielle de la capitulation de Paris, lors du premier siège, parce qu’elle a paralysé la défense par la peur des faubourgs, parce qu’elle a rendu également suspects l’un à l’autre le peuple et son gouvernement bourgeois ; vagues essais d’un socialisme pris au dépourvu et d’avance étouffé entre l’armée allemande et l’armée de Versailles ; tout cela se rencontre dans l’insurrection de 1871. Avec cela et à cause de cela, un désordre extrême, le manque d’une claire idée directrice, des hésitations sur la question grave de savoir si la révolution devait être surtout politique ou sociale, purement parisienne ou faite pour la France entière ; de là des querelles, des défiances entretenues par la nuée d’espions que Versailles vomissait sur Paris ; puis des violences ripostant aux violences préméditées d’adversaires sans scrupules ; et, malgré tout, un souffle généreux, une aspiration puissante vers la justice, un effort pour pousser le monde en avant sur la route ardue où il chemine, une œuvre mêlée sans doute et en somme manquée, mais que les républicains sincères ne peuvent répudier en bloc sans ingratitude, parce que la Commune, en forçant ceux qui la combattaient à se dire républicains pour s’assurer le concours des grandes villes de France, a sauvé la République menacée de mort.

Personnellement je n’ai vu de près que ce qui se passait au ministère de la guerre. Parlerai-je de l’organisation militaire ? Elle fut étrangement défectueuse ; elle n’exista guère que sur le papier. Rossel, qui, à mon avis, était, par son énergie et sa lucidité, le plus capable de la mener à bonne fin, fut entravé sans cesse par les querelles des partis dans l’Assemblée communale, par les rivalités entre les différents pouvoirs, par le manque à peu près complet de discipline, par la peur de la dictature militaire qui, au lendemain de l’Empire, hantait quantité de cerveaux. J’ai gardé l’impression que le nombre des soldats faisant le coup de feu dans les forts et en avant des fortifications a toujours été minime et je dirais presque que ce sont toujours les mêmes qui se sont fait tuer.

Je me rappelle en particulier les difficultés sans nombre auxquelles donna lieu le décret qui ordonnait l’enrôlement de tous les hommes valides de 19 à 40 ans : perquisitions le plus souvent inutiles ou odieuses, fuite par les fortifications où était organisé un véritable service d’évasion, intrusion dans tous les bureaux d’une foule de jeunes gens qui se réfugiaient là, en attendant de pouvoir quitter Paris, laissez-passer accordés à de soi-disant partisans de la Commune sous prétexte qu’ils voulaient aller travailler pour elle en province. Je ne puis songer sans un sourire de pitié à la mère d’un camarade d’école qui vint m’offrir, au ministère même, quelques flacons d’eau de Cologne, afin d’obtenir pour son fils un sauf-conduit ou une dispense de service.

Tous les matins je trouvais dans le courrier du délégué à la guerre une série de lettres remplies d’injures et de menaces, écrites parfois avec une orthographe douteuse et toujours fleuries d’épithètes de haut goût. J’en retrouve quelques-unes dans mes paperasses. Elles étaient naturellement anonymes ou signées de façon peu compromettante. « Mon nom est l’indignation », disait fièrement l’auteur de l’une. Une autre, adressée à Delescluze, se terminait ainsi : « Un enfant de Paris qui te méprise comme le fumier, quand il ne sert plus. » Il y était d’ordinaire question du courroux du ciel, de l’œil de Dieu, de punition mystérieuse qui devait paralyser l’âme et le corps « des misérables canailles ». Quelquefois la vengeance annoncée était moins surnaturelle. Je cueille cette phrase dans une lettre à Cluseret : « Fais attention quand tu passeras dans les Champs-Elysées. Un œil te surveille et un revolver aussi…… Ton rôle, ainsi que celui de tes acolytes, va bientôt finir et prenez garde à votre sale et ignoble peau… »

Les plans de défense, souvent saugrenus, parfois d’apparence sérieuse, arrivaient aussi en abondance. Au bas de quelques-uns flamboyait en caractères énormes le nom de Totleben, le fameux défenseur de Sébastopol.

Faute de mieux, je rassemble encore quelques-uns des petits faits dont j’ai été témoin.

Ceci s’est passé à plusieurs reprises. Un homme se présentait, portant les galons de commandant ou de colonel ; il errait un jour ou deux dans les bureaux ; puis il disparaissait et l’on apprenait que c’était un espion de Versailles.

Je revois le pauvre Millière, qui devait être assassiné sur les marches du Panthéon, comme partisan de la Commune, venant réclamer des armes qui avaient été saisies chez lui au cours d’une perquisition ordonnée par je ne sais plus quel Comité.

Je me souviens d’avoir, en compagnie de Beaufort qui fut tué pendant la semaine sanglante, gardé toute une nuit dans un salon du ministère, un officier du génie qui, trompé par l’obscurité et sa mauvaise vue, était venu se faire prendre du côté d’Issy dans une tranchée occupée par les troupes de la Commune ; l’officier parut surpris d’être traité avec douceur et courtoisie, quand les prisonniers faits sur les Parisiens étaient ou fusillés ou accablés de coups et d’insultes ; je ne sais ce qu’il est devenu dans la suite ; mais, s’il vit encore, il se rappellera son joyeux étonnement.

J’ai entendu H. Stupuy, au nom de la Ligue des droits de Paris, puis Washburn et Kern, au nom des États-Unis et de la Suisse, venus, je crois, au ministère pour avoir des laissez-passer, demander au délégué à la guerre si l’on était prêt, du côté de la Commune, à accepter une conciliation. La réponse fut toujours oui. On sait comment ces tentatives de médiation se heurtèrent à l’implacable dureté de Thiers.

3e Question. — Quelle a été, selon moi, l’influence de la Commune sur la marche des événements et des idées ?

En France, je l’ai dit plus haut, son premier effet fut de maintenir et d’imposer la forme républicaine, forme qui, même aux trois quarts vide, à l’avantage de promettre et d’appeler un contenu vraiment démocratique.

Mais, au lendemain de l’épouvantable saignée qui priva le prolétariat parisien de ses éléments les plus énergiques, ses adversaires profitèrent de cet affaissement momentané pour tenter de ramener la France en arrière. Bien que le sang plébéien versé alors fût au sang bourgeois qui avait coulé dans la proportion d’un tonneau à quelques gouttes, il fut convenu que la Commune avait été composée de massacreurs, d’incendiaires, de bandits. La réaction cléricale et monarchiste joua fort habilement du cadavre et elle exploita, au profit de ses rancunes et de ses espérances, la légende rouge qu’elle avait faite.

Les essais de restauration du trône, le long séjour du gouvernement à Versailles, l’obstination de nos ministères successifs à tenir Paris hors du droit commun et à lui refuser ses libertés municipales, les organisations de pèlerinages à grand fracas, le vote décidant la construction sur la butte Montmartre, là même où l’insurrection avait commencé, d’un sanctuaire dédié au Sacré-Cœur, le coup d’État avorté du Seize-Mai, furent dus en grande partie à l’écrasement des partis d’avant-garde et au souvenir perfidement amplifié de leur redoutable soulèvement. Combien de fois n’a-t-il pas suffi, pour empêcher les réformes les plus anodines et les plus justifiées, de crier aux Chambres : Vous allez laisser faire la Commune légale !

On vit en même temps les théoriciens et les pamphlétaires de la bourgeoisie, Taine, Renan, Jules Simon, Maxime Du Camp, renier leurs velléités libérales d’autrefois, honnir la démocratie et le socialisme, répudier les principes et les traditions de la Révolution du siècle dernier ; et dans les salons, les Académies, les Revues bien pensantes, les chaires universitaires, commença contre le dix-huitième siècle, contre l’esprit laïque, contre la science et la raison cette campagne qui dure encore et qui a valu succès mondains et faveurs officielles à toute une génération de critiques, de romanciers, de professeurs réactionnaires.

On peut dire aussi que la génération qui était en 1871 assez âgée pour voir les horreurs de la guerre civile, mais trop jeune pour partager la fièvre et les périls du combat, garda de cette sombre vision une mélancolie et un abattement profonds. Je croirais volontiers que ce pessimisme découragé, ce dégoût de l’action qui fut jusqu’à ces dernières années la maladie de la jeunesse pensante, est imputable en une certaine mesure à l’écœurement causé par ce réveil en pleine civilisation des pires férocités de la sauvagerie primitive.

Dans les rangs de la masse ouvrière, tout autre fut nécessairement l’effet produit ! Après une torpeur éphémère, il y eut propagation rapide d’un socialisme nouveau adapté aux besoins du moment, d’un socialisme inspiré de Marx, plus scientifique et plus précis, en même temps que plus sec et plus tranchant, raillant les appels à la fraternité, comptant avant tout sur la force, posant en principe la lutte des classes, hostile au sentiment comme à l’idée du droit, si bien que, lors de l’amnistie, les revenants de la Commune, nourris dans le socialisme français, furent plus d’une fois désorientés devant la façon différente dont ils retrouvaient posée la question sociale.

Il semble bien aussi que la défaite d’une insurrection si formidablement outillée ait fait comprendre à beaucoup de révolutionnaires, même des plus ardents, l’inefficacité d’un coup de main pour la transformation profonde d’une société, le peu d’utilité d’une révolution partielle et locale, la nécessité de s’unir et de s’organiser, de ne pas séparer la province et Paris, les ouvriers des villes et les travailleurs des campagnes (ceux qu’on appelait en 1871 les ruraux), l’urgence enfin d’avoir un programme net et pratique.

À l’étranger, le souvenir de la Commune fut, comme, en France, un objet d’effroi pour tous les privilégiés et un moyen de gouvernement dont usèrent abondamment les conservateurs. Mais les publications des exilés, la vie digne de la plupart d’entre eux, les dépositions des témoins oculaires qui racontèrent dans les journaux l’atrocité de la répression, ne permirent pas à l’histoire faussée, qui seule avait droit de circuler sur territoire français, de s’accréditer et de s’enraciner au dehors. Les prolétaires de tout pays ne se trompèrent pas sur le sens et la valeur du mouvement. Cette insurrection, qui leur apparaissait de loin dans un flamboiement grandiose et fantastique, éveilla leur sympathie et eut à leurs yeux l’éclat d’une aurore tragique annonçant le jour prochain où s’accomplirait une étape décisive sur le chemin de la justice sociale et de l’émancipation humaine.

Il se pourrait que ce jugement instinctif fût voisin de la vérité. À vingt-six ans de distance, le recul est encore insuffisant pour saisir dans leur ensemble toutes les conséquences que contenaient en puissance les événements d’alors. Mais l’insurrection de 1871 paraît bien n’être qu’un épisode de la grande lutte engagée de nos jours entre le peuple et la bourgeoisie. Elle a élargi et rendu sensible aux plus aveugles le fossé profond qui sépare deux classes, représentant deux régimes inconciliables ; et la conséquence la plus grave de la Commune, c’est peut-être ce fait, de plus en plus visible que partout les groupes intermédiaires s’effacent pour laisser aux prises deux grands partis, voulant l’un conserver, l’autre changer la base économique de la société actuelle.

M. Élisée Reclus

Mon rôle pendant la Commune, a été nul officiellement. Je me suis trouvé dans la foule anonyme des combattants et des vaincus. Simple garde national dans les premiers jours de la lutte, puis, à partir du 5 avril et pendant un an, détenu dans les diverses prisons de Satory, Trébéron, Brest, St-Germain, Versailles, Paris, je n’ai pu me faire une opinion sur la Commune que par ouï-dire et par l’étude postérieure des documents et des hommes.

Dans les premières années qui suivirent la Commune, il me semblait que tous ceux qui avaient pris part au mouvement étaient solidaires, par le fait de la répression et des outrages subis en commun : je ne me fusse pas alors permis de porter un jugement sur les hommes qui, à mon avis, avaient été peu dignes de la cause défendue par eux. Mais le temps est venu de dire la vérité, puisque l’histoire impartiale commence à se faire et qu’il s’agit de recueillir des enseignements en vue des événements futurs. Je puis donc affirmer que, pendant les premiers jours de la Commune, l’organisation militaire fut aussi grotesque, aussi nulle qu’elle l’avait été pendant le premier siège, sous la direction du lamentable Trochu. Les proclamations étaient aussi ampoulées, le désordre aussi grand, les actes aussi ridicules.

Qu’on en juge par ce simple fait : le général Duval, qui se trouvait sur le plateau de Châtillon avec 2 000 hommes, dépourvus de vivres et de munitions, et qu’entourait la foule grandissante des Versaillais, avait instamment demandé du renfort. On battit le rappel dans notre arrondissement, autour du Panthéon, et, vers 5 heures, environ 600 hommes étaient rassemblés sur la place. Pleins d’ardeur, nous désirions marcher immédiatement au feu, en compagnie des autres corps envoyés des quartiers méridionaux de Paris, mais il paraît que ce mouvement n’eût pas été conforme aux précédents militaires, et l’on nous dirigea vers la place Vendôme où, privés de toute nourriture, de tout objet de campement, nous n’eûmes, pendant plus de la moitié de la nuit, d’autre réconfort que d’entendre chanter dans le ministère voisin les brillants officiers du nouvel Etat-Major :

« Buvons, buvons à l’Indépendance du Monde ! »

À 2 heures de la nuit, un ordre du général fait quitter à notre troupe, déjà bien diminuée par la désertion, l’abri précaire de la place Vendôme et l’on nous mène à la place de la Concorde, où nous essayons de dormir sur des dalles, jusqu’à 6 heures du matin. C’est alors qu’on nous dirige vers Châtillon, les os rompus par ce premier bivouac et sans nourriture aucune. Pendant la marche, notre petite bande se fond encore et, partis 600 la veille, nous arrivons 50 sur le plateau, une demi-heure avant que les troupes versaillaises, feignant de passer en armes à la cause de la Révolution, se fassent aider à l’escalade des remparts, aux cris répétés de « Nous sommes frères ! embrassons-nous, vive la République ! » Nous étions prisonniers, et tous ceux que l’on reconnaissait à leur uniforme ou à leur allure comme ayant été soldats, tombèrent fusillés, près de la clôture d’un château voisin.

D’après une lithographie d’Edouard Manet

D’après ce que mes compagnons m’ont raconté, j’ai lieu de croire qu’en d’autres faits de guerre nos chefs empanachés, du moins ceux qui commandèrent les premières sorties, firent preuve de la même inintelligence et de la même incurie. Peut-être le Gouvernement de la Commune eut-il plus de capacité en d’autres matières ; en tout cas, l’histoire dira que ces ministres improvisés restèrent honnêtes en exerçant le pouvoir. Mais nous leur demandions autre chose : d’avoir le bon sens et la volonté que comportait la situation et d’agir en conséquence. N’est-ce pas avec une véritable stupeur qu’on les vit continuer tous les errements des gouvernants officiels : garder tout le fonctionnarisme, en changeant simplement les hommes, maintenir toute la bureaucratie, laisser tous les gens d’octroi fonctionner dans leurs guérites et protéger chaque jour le convoi d’argent que la Banque expédiait à Versailles. Le vertige du pouvoir et l’esprit de niaise routine les avaient saisis, et ces hommes, tenus d’agir héroïquement et de savoir mourir, eurent l’inconcevable et honteuse naïveté d’adresser aux puissances des notes diplomatiques en un style qu’eussent approuvé les Metternich et les Talleyrand. Ils ne comprirent rien au mouvement révolutionnaire qui les avait portés à l’Hôtel de Ville.

Mais ce que ne firent pas les chefs, la foule sans nom sut le faire. Ils furent nombreux, 30 000, 40 000 peut-être, ceux qui moururent autour de Paris pour la cause qu’ils aimaient. Ils furent nombreux aussi ceux qui, dans l’intérieur de la Ville, tombèrent sous la décharge des mitrailleuses en criant : « Vive la Commune ! » On sait par les débuts de l’Assemblée Versaillaise que ce peuple égorgé sauva par son attitude, la forme républicaine du gouvernement français. Toutefois la présente république, bonne à tout faire pour le service du tsar et du kaiser, est tellement éloignée de toute pratique de liberté, qu’il serait puéril d’éprouver de la reconnaissance envers la Commune pour ce vain mot qu’elle nous a conservé. Elle a fait autre chose. Elle a dressé pour l’avenir, non par ses gouvernants mais par ses défenseurs, un idéal bien supérieur à celui de toutes les révolutions qui l’avaient précédée ; elle engage d’avance ceux qui veulent la continuer, en France et dans le monde entier, à lutter pour une société nouvelle dans laquelle il n’y aura ni maîtres par la naissance, le titre ou l’argent, ni asservis par l’origine, la caste ou le salaire. Partout le mot « Commune » a été compris dans le sens le plus large, comme se rapportant à une humanité nouvelle, formée de compagnons libres, égaux, ignorant l’existence des frontières anciennes et s’entr’aidant en paix d’un bout du monde à l’autre.

M. Jean Grave


directeur des Temps nouveaux, qui n’a pris aucune part à la Commune ; mais dont il nous a paru curieux de recueillir l’opinion, — celle d’un révolutionnaire d’aujourd’hui sur les révolutionnaires d’alors.

Ce que je pense de l’organisation parlementaire, financière, militaire et administrative de la Commune se résume en très peu de mots.

Elle a été trop parlementaire, financière, militaire, administrative et pas assez révolutionnaire.

Pour débuter, alors que, tous les jours, les bataillons de fédérés se réunissaient à leurs lieux de rendez-vous, attendant les ordres pour marcher sur Versailles, mouvement dont l’urgence éclatait aux yeux de tous, le Comité Central, sous prétexte qu’il n’avait pas de pouvoirs réguliers, ne pensa qu’à organiser les élections alors que l’armée de l’ordre se reformait à Versailles.

La Commune, élue, s’occupa de faire des lois, des décrets, qui, pour la plupart, restèrent inexécutés, parce que ceux qu’ils visaient s’aperçurent que la Commune légiférait beaucoup, mais agissait peu.

Révolutionnaires !… ils croyaient pourtant l’être, mais en mots et en parade, seulement ; ils l’étaient si peu, en réalité, que, même investis des suffrages des Parisiens, ils se considérèrent toujours comme des intrus au pouvoir.

Ils manquaient d’argent, alors que des centaines de millions dormaient à la Banque, et il leur aurait suffi de lancer contre elle deux ou trois bataillons de gardes nationaux pour faire rentrer en l’ombre le marquis de Plœuc qui les berna si facilement.

Ils votèrent la loi sur les otages et n’osèrent jamais l’exécuter, alors que Versailles continuait à massacrer les fédérés qui lui tombaient entre les mains.

Je ne dis pas qu’elle aurait dû fusiller les quelques gendarmes ou prêtres obscurs qu’elle avait entre les mains. Versailles s’en souciait fort peu, les otages sérieux étaient hors d’atteinte ; mais elle avait le cadastre, le bureau des hypothèques, les officines des notaires, tout ce qui régularise la propriété bourgeoise ; si, au lieu de menacer, la Commune avait fait flamber toute la paperasse, s’était emparée de la Banque, les mêmes bourgeois qui insultaient les fédérés prisonniers auraient forcé Thiers à leur venir faire des excuses.

C’est que, en révolution, la légalité est non seulement une blague mais une entrave, elle ne peut servir que les partisans de l’ordre de choses que l’on veut détruire. Ce ne sont pas des discours, des paperasses ni des lois qu’il faut en période révolutionnaire, mais des actes.

Au lieu de voter la déchéance des patrons en fuite, il fallait, de suite, mettre leurs ateliers en possession des travailleurs qui les auraient fait marcher. Et ainsi en toute chose : au lieu d’une loi, d’un décret, qui restait à l’état de lettre morte : un fait ! On l’aurait alors prise au sérieux.

Ils voulurent jouer au soldat, parader, en uniformes d’officiers jacobins, comme si les révolutionnaires devaient faire la guerre disciplinée.

Attaqués par le gouvernement de Versailles, il fallait se contenter de se défendre, mais ne lâcher le terrain que pied à pied, miner terrain et maison de façon à ce que chaque pas en avant des soldats de l’ordre fût l’équivalent d’une défaite pour eux.

Non, même acculés dans Paris on voulut encore faire de la stratégie : on dressa d’énormes barricades qui, braquées pour faire face à un point désigné, furent tournées par l’ennemi. — Imprenables de face elles laissaient leurs défenseurs à découvert par derrière ! C’était si facile de créneler les maisons, de faire de chacune d’elles une forteresse, et de ne la lâcher qu’après l’avoir incendiée ou fait sauter. La Commune respecta la propriété ! Versailles, son défenseur, moins scrupuleux, n’hésita pas à éventrer les maisons lorsqu’il fallait tourner une barricade.

Maintenant, il faut le dire, les hommes de la Commune ne sont pas responsables de ce qui n’a pas été fait. Ils étaient de leur époque, et, à leur époque, s’il y avait un vague sentiment de socialisme, chefs, comme soldats, personne n’avait d’idées nettement définies, de sorte qu’il était fatal que tout le monde pataugeât dans l’incertitude.

Triomphante, la Commune serait devenue un gouvernement comme tous les autres ; il aurait fallu une révolution nouvelle pour la mettre par terre. Vaincue, elle a synthétisé toutes les aspirations prolétariennes, et donné l’impulsion au mouvement d’idées dont à l’heure actuelle nous sommes tous le produit.

Mlle Louise Michel

Pendant vingt-six ans on a parlé des victimes de la Commune ! À peu près soixante dont on sait les noms. — Ses morts, à elle, sont sans nombre ; Paris fut un immense abattoir dans lequel après huit jours d’égorgement les vols de mouches des charniers arrêtèrent les tueries — on craignait la peste.

Les morts de la Commune pendant la semaine sanglante ne peuvent être évalués, ils ont été enfouis partout, dans les squares, sous les pavés des rues, dans les puits, dans les tranchées creusées au temps des Prussiens ; dans celles des cimetières, dans les casemates, où ils furent brûlés ; on en apportait par voitures au champ de Mars où ils furent également brûlés : la cendre n’en fut point recueillie dans des urnes, les vents qui l’ont emportée ne diront ni les noms ni le nombre.

Ainsi la Commune qui avait attendu naïvement l’attaque de Versailles et qui n’avait pas enfoncé le pieu au cœur de pierre du vampire, la Banque, la Commune expia sa générosité ;

Mais invaincue sous les flammes vengeresses de l’incendie, elle renaîtra plus forte, car elle avait compris combien sont inutiles les changements politiques qui mettent des hommes en place d’autres hommes ; elle savait que le vieux monde parlementaire ne donnera jamais que ce qu’il fit au 4 septembre, il l’a prouvé depuis. Toute révolution, maintenant, sera sociale et non politique, c’est le dernier souffle, l’aspiration suprême de la Commune dans la grandeur farouche de ses noces avec la mort.

Les armées de la Commune comptaient peu d’hommes connaissant ce qui s’appelle le métier de la guerre, mais tous étaient également braves. Cluseret, La Cecilia, Dombrowski, Rossel
Dessin de Walter Crâne
étaient presque les seuls généraux venant de l’armée, mais l’enthousiasme, le mépris de la mort ont une grande valeur, quand le nombre des combattants est relativement petit, il fut quelquefois si restreint, à Ivry, à Clamart, à Neuilly que ce fut une chance extraordinaire que l’ennemi ne s’en doutât pas. — C’est avec cette sorte de combattants qu’il eût fallu enlever la situation dès les premiers instants ; — déjà perdue, la ruche fédérée arrête pendant huit jours la plus formidable armée qu’ait déployée la troisième république.

Ce n’était pas l’heure du parlementarisme et la Commune n’eut jamais à se louer des séances où elle en fit, quoiqu’elle comptât des hommes éloquents, tels que le vieux Pyat, Vallès et tant d’autres. Majorité et minorité se trouvèrent réunies, à l’heure suprême, dans une même grandeur de sacrifice.

Vous me demandez, chers camarades, quel a été mon rôle du 18 mars à la fin de mai 1871. Je suis partie avec les compagnies de marche de la Commune, dès la première sortie ; je faisais partie du bataillon de Montmartre et je me suis battue dans les rangs comme un soldat, j’ai pensé qu’en conscience c’était ce qu’il y avait de plus utile à faire — j’ai nécessairement continué dans Paris comme les autres, jusqu’à ce que les Versaillais ayant arrêté ma mère pour la fusiller à ma place, je sois allée la faire mettre en liberté (malgré elle) en réclamant cette place pour moi.

J’ai raconté bien des fois comment pendant le voyage de Calédonie je suis devenue anarchiste, et il me semblait les événements de cette époque loin de nous comme de mille années, quand on s’est remis à parler de la Commune et à nous interroger, nous qui sommes pareils à des ombres, ayant passé à travers tant de morts ; l’heure serait-elle venue où le spectre de mai se lèvera ?

Londres.
M. Alexander Thompson
actuellement rédacteur du Clarion de Londres. Il avait alors huit ans.

J’habitais avec mes parents boulevard Saint-Michel, en face du Luxembourg. Il y avait des deux côtés de la maison une barricade construite sous la direction d’une jolie amazone dont la beauté, les manières charmantes et le revolver toujours prêt décidaient chaque passant à prêter son concours.

Nos barricades — je puis les appeler ainsi car tous ceux de la maison y avaient travaillé — furent prêtes le 23, mais la marée ne nous atteignit que le 24. La nuit précédente la canonnade n’avait pas cessé et la résistance s’était acharnée avec rage dans le Luxembourg. Tout à coup, une explosion terrible brisa tout dans la maison et fit éclater les vitres. C’était la poudrière du Luxembourg que les communards en retraite faisaient sauter.

Le tour de la barricade qui fermait la rue Soufflot était venu. Deux femmes, sans doute la mère et la sœur, cherchaient à entraîner un jeune communard sans barbe. Mais l’amazone leur cria : « au large » et les deux femmes se trouvèrent entre la barricade et la barrière du jardin, au moment où l’on commençait à tirer.

Un jeune officier des Versaillais se jeta dans la rue, le mouchoir blanc à la main, et malgré que le feu n’eût point cessé, réussit à entraîner les deux femmes à l’abri des arbres de la promenade.

Pendant le combat nous nous étions réfugiés dans la cave, prêtant l’oreille dans les intervalles du crépitement des mitrailleuses, et des coups de canon aux lamentations d’un locataire de la maison. Il prédisait que si nous n’étions pas tués par les balles, nous serions enterrés vivants, car on devait faire sauter le Panthéon dans la retraite, et le faîte de l’édifice s’écroulerait sur notre maison.

L’entretien est interrompu par un jeune communard affolé, qui crie que la barricade est prise et nous supplie de le cacher. On trouve une échelle, on l’aide à sauter le mur de la cour ; mais d’une fenêtre un versaillais l’ajuste et le tue.

Arrive ensuite un capitaine des Versaillais fou furieux, qui se jette dans la troupe épouvantée des femmes et des enfants, en criant que si on trouve encore un seul communard dans la maison, tout le monde sera fusillé.

En remontant, nous trouvons deux communards tués sur les dalles du vestibule. En haut, dans ma chambre, un soldat étendu tout sanglant sur le lit. Dans la rue, un communard s’écrase, jeté à bas d’un toit par les balles des Versaillais.

Sur la barricade de la rue Soufflot, le fusil dans la main, on voyait étendue l’amazone. Par moquerie un Versaillais ouvrait ses habits avec la pointe de son sabre et les soldats en riaient.

Thompson
M. Edmond Bailly
actuellement éditeur (Librairie de l’Art Indépendant).

Le 18 mars me surprit simple volontaire au 214e bataillon de marche, l’un de ceux composant le régiment commandé par Rochebrune, mort, comme vous savez, à Buzenval. Le rôle qui m’incomba fut donc celui de combattant ; je m’abstins, même, de toute visite à Léo Fraenkel, un bon camarade que la Commune avait fait ministre et que je retrouvais, plus tard, à Londres où il avait repris son délicat métier d’orpailleur. Des souvenirs personnels, sur cette douloureuse époque, il m’en est resté de quoi faire un livre. J’appuirai seulement sur ce que j’ai vu de très près, sur ce qui est là, sous mon front, comme une ineffaçable page rouge.

La guerre avait passé, vision chimérique ; l’étranger nous guettait des hauteurs de nos forts livrés ; la ville meurtrie, avec son cœur béant et ses rues ensaignées, flammait insulteuse au vainqueur. Adossé au tombeau du duc de Morny, d’un point culminant où les artilleurs de la Commune avaient installé à la hâte quelques pièces dont le tir continu ajoutait, encore, à l’effet inimaginable du tableau, je contemplais. Là-bas, sur la gauche, c’est Bercy, ce sont les Magasins Généraux, c’est l’Hôtel de Ville, qu’un manteau de flammes enveloppe ; voici les Tuileries, le Palais-Royal, la Légion d’Honneur, le Conseil d’État, la Cour des Comptes que le feu lèche, caresse, enlace déjà. Les flammes s’étrécissent, s’allongent, serpentent, montent vers le ciel sombre, puis, soudain, retombent en larges plaques où les ors, où la pourpre, où les joyaux flamboient, pour s’élancer encore insolentes et railleuses. On dirait d’un immense foyer, où le peuple, alchimiste moderne, a jeté sceptres et couronnes, hermines et manteaux royaux, certain d’en voir sortir un jour sa pierre philosophale, hélas ! la Liberté. Devant tout cet éclaboussement de lumière sur les impassibles ténèbres, je songe…


DOMBROWSKI
Hier, avant-hier peut-être, que sais-je, enfin, dans la monotonie des jours, j’ai vu, dormant son sommeil éternel, un des plus vaillants chefs militaires de la revendication sociale. Blond, petit, les traits fins et réguliers, la physionomie douce et calme dans la mort, le ventre troué par une balle versaillaise, Dombrowski gît étendu sur une civière en attendant l’inhumation qui va le dérober, pour l’instant, du moins, à la haine de ses vainqueurs. Le hasard a conduit mes pas vers l’entrée du cimetière, j’ai suivi les groupes et mes yeux cherchent l’au-delà sur la face éteinte du général polonais. Il y a longtemps que je suis là, sans doute, à regarder, immobile autant que le cadavre ; quelqu’un me touche l’épaule, je sors de ma torpeur, je m’étonne, je questionne du geste au milieu du glacial silence que je n’ose troubler. Je sais, maintenant, on a demandé des couvertures pour l’ensevelissement, je n’avais pas entendu : je détache la mienne que je porte en bandoulière, un autre éclaireur de mes camarades en fait autant, nous sommes, du reste, les seuls de la peu nombreuse assistance qui ayons sur nous de quoi improviser un suaire. Chacun a baisé au front le brave Dombrowski, on l’emporte, nous suivons : il ne me parait pas que c’est un homme, mais une idée, un principe que nous allons enterrer ; c’en est fait de la Commune de Paris, c’en est fait de nous. — Ce sentiment qui est dans tous les cœurs, dans tous les esprits, Vermorel, l’exprime en un discours où sanglote la désespérance infinie, encore qu’il se roidisse de toute sa volonté, de toute la nôtre contre l’évidence d’un proche et terrible dénouement.

L’insurrection de 1871 restera, quoi qu’on fasse, l’un des plus nobles mouvements de l’âme humaine. Jamais gouvernement, — si l’on peut dire que celui de la Commune en fut un, — n’a eu à sa disposition une somme pareille d’intelligence, de savoir, de dévouement. La décision seule manqua parmi ces hommes qui, tous, ou à peu près, surent mourir. D’organisation, il n’y en eut jamais : un bataillon obtenait un ordre de l’Hôtel de Ville, puis se débrouillait sans qu’on s’en occupât autrement. Au point de vue militaire ; l’assemblée communale eut la faiblesse de se laisser circonvenir par une tourbe de parasites galonnés qui ne commandèrent guère que les gueuletons tant reprochés aux chefs fédérés. Et durant que la clique des colonels sans soldats festoyait rue de Rivoli, une poignée de braves, toujours la même, tenait tête à l’armée de Versailles, à Neuillv, à Issy, à Vanves, à Montrouge, puis, dans la rue, derrière les barricades où les galons s’étaient, comme par enchantement, envolés.

La répression fut effroyable. Une horde de bêtes féroces s’était abattue, ivre, sur Paris ; et c’est une honte pour l’humanité tout entière que soient inscrites au livre de l’Histoire les monstrueuses journées de Mai. Au hasard, on appréhendait les passants pour les traîner, sans jugement, au mur d’exécution : un képi de garde national imprudemment conservé, des godillots aux pieds, une tête antipathique à quelque Ramollot, suffisaient pour attirer l’attention fatale des brutes versaillaises. Puis, la tuerie, s’arrêtant faute de victimes à immoler, les vainqueurs s’ingénièrent aux plus sauvages distractions. Par le soupirail d’une cave où il s’était réfugié, le peintre André Gill assista, fou d’horreur, au hideux spectacle de lignards joûtant à qui laisserait tomber avec le plus d’adresse la pointe de son sabre-baïonette dans l’œil vitreux des morts étendus sur le sol ! Ceci m’a été raconté par Léon Cladel qui tenait le fait de la bouche même du malheureux artiste dont la raison ne se remit point de cette diabolique vision…

La pensée essentiellement libertaire qui anima les hommes du 18 mars a-t-elle été anéantie avec le gouvernement de la Commune ? Non certes ! L’énorme poussée, acquise aujourd’hui, vers une synthèse sociale qui effacera les frontières, transformant l’Europe belliqueuse en une grande nation pacifique, est cet abrisseau que plantèrent, voilà vingt-six ans, les martyrs fédérés.

M. le général de Galliffet
Monsieur,

Je suis dans l’impossibilité de répondre aux questions que vous me faites l’honneur de me poser.

Veuillez croire, Monsieur, à mes sentiments distingués.


Au prochain numéro, les opinions des membres de la Commune, J.-B. Clément, Martelet, Léo Melliet, Georges Arnold, etc., et de MM. Da Costa, Lissagaray, Victor Jaclard, Pierre Denis, Marquet de Vasselot, Vuillaurne, etc., etc.
  1. M. Vuillaume nous dit que Vermersch et lui étaient hostiles à la minorité.