Enquête sur la Commune (La Revue blanche)/2

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La Revue blanche
Enquête sur la Commune (La Revue blanche)
La Revue blancheTome XII (p. 356-388).

LA COMMUNE
seconde série


M, Georges Arnold
Membre du Comité central, membre de la Commune

La première manifestation de ce qui devint la Fédération de la Garde Nationale, en 1871, se produisit à l’époque des élections législatives de février 1871 pour l’Assemblée dite de Bordeaux.

Le conférencier La Pommeraye (qui ne se doutait guère des conséquences de son initiative), voulut réunir et consulter la garde nationale, représentée par des délégués des compagnies, pour s’entendre, avant le scrutin, sur le choix de la représentation parisienne à l’Assemblée de Bordeaux.

Sauf par la légion de Flourens à Belleville, pendant le premier siège et avant le 31 octobre, aucun essai de solidarisation entre les divers bataillons de la garde nationale de Paris ne fut tenté, ni par le gouvernement (cela se conçoit), ni par les citoyens (ce fut fâcheux).

La réunion électorale des délégués de la garde nationale, provoquée par de nombreuses affiches, sous les auspices de M. de La Pommeraye, eut lieu le 6 février au Cirque d’Hiver.

La démonstration de cette journée affirma surtout la grandeur et la force démocratiques qu’aurait pu développer pendant le siège une fédération des bataillons.

Au 6 février, les armées permanentes étaient condamnées ; on voulait reconstituer la force militaire du pays sur des bases nouvelles, « La Nation Armée ». C’était le cri unanime de la conscience publique et la seule solution vraiment républicaine. L’idée germa bien vite, débarrassée des préoccupations momentanées de la période électorale. À l’issue du Congrès, une commission provisoire fut nommée, chargée de préparer l’organisation nouvelle accueillie par l’assemblée.

M. de La Pommeraye se déroba ; mais Courty et d’autres restèrent. Ayant personnellement pris l’initiative d’une proposition et l’ayant défendue, je fus naturellement adjoint, moi nouveau, aux ouvriers de la première heure, et fis partie de la Commission provisoire. On n’y chôma point.

Le 15 févider, à Tivoli Vaux Hall eut lieu la première grande réunion des délégués de la garde nationale, à l’appel du Comité provisoire.

1 500 s’y trouvèrent : la Fédération fut proclamée et désormais fut le nom historique du mouvement.

La création d’un journal de ce nom fut décidée et exécutée.

Le 24 février : deuxième réunion, même salle, plus nombreuse encore. On y discute, vote et proclame les Statuts organisant la Fédération.

C’est à l’issue de cette mémorable séance que l’assemblée décida de se rendre en bon ordre à la Bastille, au pied du monument, pour rendre, en cet anniversaire, hommage à la mémoire des révolutionnaires tombés pour la défense des libertés.

Piconel, membre du Comité, juché sur le piédestal, de sa voix de stentor harangua la foule. Ce fut grandiose et électrisant.

Les 3 et 15 mars, réunions de plus en plus nombreuses : près de 3 000 délégués étaient présents, le 15 mars 1871, munis de mandats très sérieusement contrôlés.

À cette date la Fédération était faite : il ne restait à faire que l’élection des chefs dans les bataillons.

Entre le 24 février et le 3 mars s’étaient produits deux faits importants, l’expiration de l’armistice d’abord, dont la prolongation n’avait point été portée à la connaissance des citoyens.

Dès le soir et toute la nuit, sorte de veillée des armes, la garde nationale fut sur pied spontanément, prenant les ordres du Comité, que les circonstances avaient contraint de s’installer à la mairie du Temple. Il s’agissait d’éviter de nouvelles surprises auxquelles les gouvernants ne nous avaient que trop habitués.

Les « Pas un pouce de territoire, pas une pierre de forteresse… Notre glorieux Bazaine… Mort ou victorieux… Le gouverneur de Paris ne capitulera pas… etc. etc. » avaient détruit toute confiance.

Le deuxième fait est plus caractéristique encore. La veille du jour où les Prussiens devaient faire leur entrée dans Paris, ville assiégée et soi-disant conquise, le Comité s’avisa que, dans la zone d’occupation toute momentanée, se trouvait un parc de canons, le parc Wagram.

Or, là se trouvaient précisément les canons dûs au patriotisme des citoyens et à leurs souscriptions. Sur les culasses se lisaient les noms des bataillons qui les avaient fournis.

Ce fut une traînée de poudre. En quelques heures, le fait à peine signalé, les prolonges, les attelages arrivaient à Wagram, et les canons étaient répartis, qui à la place des Vosges, qui à la butte Montmartre, où ils furent hissés à force de bras. Les femmes s’en mêlaient ; il y avait autant d’entrain pour les enlever que s’ils eussent été pris à l’ennemi ; et de fait, ils étaient suspects au moins, ces gouvernants qui laissaient à la discrétion de l’envahisseur ces témoignages du patriotisme des bataillons.

On les soupçonnait de préférer voir disparaître une preuve de l’ardeur parisienne pendant le siège.

Ces canons enlevés aux Allemands et installés au haut de Montmartre, la Garde qui les veillait nuit et jour, tout cela était prétexte à manifestations des haines réactionnaires, dont le Figaro était le distingué, mais acharné protagoniste.

Chaque matin il prêchait la violence et la guerre civile ; il répétait qu’il fallait enlever les canons de la butte, et au besoin sacrifier dix mille gardes nationaux, ces outranciers qui empêchaient la reprise des affaires.

Ces appels furent écoutés, et Thiers et Vinoy firent leur expédition nocturne du 17 au 18 mars. Ce qu’il en advint, on le sait : les gardes nationaux fraternisant avec les soldats, et Vinoy et ses gendarmes obligés de capituler (encore… toujours) et de se sauver.

Ces faits, et les deux mois de lutte du second siège, indiquent assez ce qu’on eût pu faire des 600 000 hommes armés et résolus enfermés dans Paris pendant le premier siège, si un Faidherbe, par exemple, avait gouverné Paris, au lieu d’un Trochu.

Il nous fut donné de lire, le 24 février même, à l’issue de la manifestation de l’assemblée des délégués à la Bastille, une épreuve de l’invocation à Sainte-Geneviève, envoyée à l’Imprimerie nationale par ce soldat catholique et breton, où il proclamait que le dernier espoir pour le salut suprême de Paris et de la France était dans une neuvaine à la patronne de Paris !

Malheureusement le bon à tirer fut refusé par la Défense Nationale, et cette proclamation manque à nos archives.

L’invasion repoussée de Montmartre, et de Paris ensuite, il y eut, pour le Comité central de la Fédération, nécessité de transférer le siège de ses séances de la Corderie à l’Hôtel de Ville.

Ici commence ce grand mouvement, période qui appartient à l’histoire.

Contraint par l’espace et le temps, nous n’ajouterons que les conclusions. Le mouvement du 18 mars a été réellement une explosion de l’esprit révolutionnaire français, parisien surtout, patriote et profondément républicain.

Et ce mouvement a été singulièrement facilité par le Comité central de la garde nationale, qui, du 8 février au 15 mars, avait mobilisé toute la partie valide et républicaine de Paris.

Il est vrai que ce fut un gouvernement comme on en voit peu ; il venait en réunion publique discuter avec ses commettants. Ce n’est pas encore l’anarchie, dans le vrai sens du mot, à coup sûr ; mais cela pourrait la remplacer suffisamment dans l’état actuel des cerveaux.

Il m’est posé d’autres questions sur les causes de dissentiments entre le Comité central et la Commune, comme aussi sur la division en majorité et minorité.

On a beaucoup exagéré l’importance de ces manifestations.

À l’Hôtel de Ville, le Comité central, épris de cette probité politique qui avait tant fait défaut à tant de gouvernements provisoires, résolut aussitôt de faire appel aux électeurs pour la constitution du Conseil de la Commune.

Ce devoir accompli, il put adresser au Peuple ce fier langage

« Le 18 mars a été la journée de la justice du peuple.

— « Peuple, voici le mandat que tu nous as confié : là où notre intérêt personnel commencerait, notre devoir finit : fais ta volonté. Mon Maître, tu t’es fait libre. Obscurs il y a quelques jours, nous allons rentrer obscurs dans tes rangs et montrer aux gouvernants que l’on peut descendre, la tête haute, les marches de ton Hôtel de Ville, avec la certitude de trouver au bas l’étreinte de ta loyale et robuste main. »

Que sont, dites-moi, en regard de cette superbe expression de la vérité, que peuvent être les manifestations de dissentiments ou d’ombrage plutôt, qui, dès le début, se manifestèrent au sein de la Commune à l’endroit du Comité central ?

Ayant volontairement cédé sa place provisoire à l’Hôtel de Ville, le Comité central devait pouvoir reprendre sans conteste celle qui avait été sa raison d’être, avant le 18 mars, dans la garde nationale.

Logiquement, il devait être la Commission de la guerre. — Pourquoi fut-il considéré avec défiance ? Pourquoi son action fut-elle annihilée sans qu’il fit, du reste, rien qui pût porter ombrage ?

Pourquoi ?… Sondez le cœur humain.

Et cependant ?… Le Comité, à l’Hôtel de Ville avait décidé, par convention tacite, que personne de ses membres ne prendrait part aux luttes électorales : c’est ainsi qu’un grand nombre ne brigua point les suffrages.

Ceux d’entre nous qui furent élus le 26 mars le durent, soit à leur notoriété, soit parce qu’ils n’avaient pas cru devoir observer la consigne.

La journée du 3 avril vint démontrer les funestes conséquences de cette politique ombrageuse de la Commune au début.

La garde nationale n’avait plus sa solide direction, l’impulsion des premiers jours de la Fédération ; aussi le mouvement militaire du 3 avril fut-il trop long à se former.

Il fallait, par trois voies diverses, être rendu aux abords de Versailles avant le point du jour ; on évitait ainsi la surprise du Mont-Valérien au petit jour, et l’on surprenait Versailles impuissant.

La lutte n’eût pas été longue ; les ruraux à Tours ou à Bordeaux, le plus loin possible, auraient couru chercher la sécurité.

Conséquences : Paris débloqué, le gouvernement de Thiers, celui de Mac-Mahon, les 24 et les 16 mai en moins, et nous ne serions pas actuellement âgés de vingt années écoulées de République opportuniste.

Pour faire cesser une situation si nuisible aux intérêts de la Révolution, mes amis me conseillèrent d’accepter la candidature aux élections complémentaires du 16 avril dans le xviiie arrondissement. Nous fûmes élus, Cluseret et moi.

À peine rentré à l’Hôtel de Ville, mon premier discours fut un appel à la sagesse de mes nouveaux collègues ; je voulais leur ouvrir les yeux sur les conséquences funestes de ces dissentiments. Je fus écouté, et, je n’en doute pas, je fus compris et approuvé ; mais le mal était fait et irréparable. — Trop de jours s’étaient écoulés du 25 mars au 18 avril.

Moindre fut, à mon avis, la manifestation de la minorité de la Commune.

C’était surtout une divergence sur les moyens d’action et d’exécution des mesures décrétées par la Commune pour la guerre.

La minorité trouvait qu’il y avait trop de temps perdu en discussions, en paroles, et que mieux valait se rendre sur le terrain des combats militaires et surtout assurer la défense.

Juge et partie, dans cette question, nous ne pouvons que la résumer en disant que dans les derniers jours on a vu majorité et minorité parcourir les mêmes dangers sans se compter, et qu’au 28 mai, à la mairie de Belleville, il n’y avait plus aucune distinction, quoique le nombre des membres de la Commune, restés jusqu’aux derniers jours, fût encore de près de trente.

Et pour clore cette poignée de souvenirs, j’en veux joindre un quelque peu inédit.

Après l’incendie de l’Hôtel de Ville, cette si grave erreur commise le matin du 24 mai, sans concert aucun d’ailleurs, les membres de la Commune furent contraints de se réunir à la mairie du xie.

Là, ayant la presque certitude d’une défaite finale, ils voulurent essayer d’épargner à Paris les effets de fureurs sanglantes qu’ils prévoyaient de la part de Versailles.

Ne pouvant espérer de succès direct avec Versailles, il fut décidé que, par l’entremise du commandant supérieur allemand à Saint-Denis, il serait demandé un armistice ; que les membres de la Commune se rendraient à merci et sans condition au gouvernement de Versailles ; que les fédérés rendraient leurs armes, et que nuls autres que nous ne porteraient la responsabilité des événements.

Il fallait faire vite.

Delescluze, Vaillant et moi fûmes délégués, et nous nous rendîmes à la barrière de Vincennes, accompagnés d’un étranger représentant sous le couvert de sa nationalité les intérêts allemands à Paris.

Son nom ne m’est plus présent à la mémoire ; je l’ai toutefois fait citer à mon procès à Versailles, afin de lui faire attester la véracité des faits, et il y est venu.

Nous ne pûmes aboutir le mercredi. Les postes de gardes nationaux de la barrière nous refusèrent la sortie et nous ramenèrent à la place du Trône, entre des baïonnettes.

On leur avait fait supposer que nous voulions fuir. Or, j’étais en tenue de chef de bataillon et nous leur avions offert de nous faire accompagner d’un détachement.

Delescluze était découragé de ces obstacles : je voulais aller chercher main-forte pour assurer l’exécution des décisions de la Commune : Delescluze me pria de n’en rien faire. Une missive de Ferré vint enfin dissiper les doutes, mais la journée était perdue. Delescluze n’eut plus que la force d’aller l’après-midi même, sur la barricade du Château-d’Eau, enveloppé du drapeau rouge, répondre par sa mort à cet outrage suprême.


FERRÉ
À n’en pas douter, Versailles avait des agents secrets à tous les portes de barrière.

Ce ne fut que sur la fin de l’après-midi, escorté de cavalerie et accompagné du délégué d’ambassade étrangère, que je pus franchir la barrière avec quelques gardes détachés du poste.

La nuit était survenue ; les Bavarois étaient descendus de Vincennes à 250 mètres des fortifications ; il était trop tard pour avoir réponse immédiate. Le délégué resta, et la réponse nous fut adressée le lendemain : le gouvernement de Versailles refusait de traiter.

Il avait Galliffet : c’était assez, et c’était tout ; cet homme à jamais maudit, ayant bien compris et résumé Versailles.

M. J.-B. Clément
Membre de la Commune

M. J. B. Clément nous parle de l’état d’esprit de ses collègues de la Commune.

— Des hommes comme Thiesz, Varlin, Avrial n’allaient pas plus loin que le mutualisme. Vermorel était un adversaire du communisme. Mais était-il même question de communisme ? Les Blanquistes, Vaillant surtout, avaient plus le sentiment de la situation et donnaient souvent la note juste.

— À la Commune vous vous êtes occupé des décrets sur les échéances, sur les loyers, sur le Mont-de-Piété…

— Les échéances ! en a-t-on fait des histoires pour cette affaire là ! Je disais : « Est-ce que ça regarde la Commune ? laissez donc les marchands s’arranger entre eux. » Quant à la remise des loyers, ce n’est pas sans peine que la Commune la vota. Paris était pourtant une caserne, et dans les casernes on ne va pas jusqu’à vous faire payer votre terme.

À une séance, ayant dit : « Je croyais citoyens que nous étions ici pour procéder à la liquidation sociale », Jourde m’apostropha. Comme je me fâchais, Ostyn me calma, tandis que Varlin approuvait Jourde. Et le Journal officiel de la Commune est plein de nominations d’huissiers, et consacre, ce qui est moins lugubre environ trois pages à la réglementation de la foire aux jambons.

En ce qui concerne la Banque, la façon d’agir de Jourde et de Beslay est inqualifiable.
VARLIN
Le père Beslay était un très bon homme, c’est entendu, mais Monseigneur l’Archevêque de Paris aussi. La Commune aurait eu peur en blâmant Beslav, de le faire partir et on le considérait comme l’homme indispensable à la Banque, et aussi comme un écriteau d’honnêteté au seuil de la Commune. Varlin, qui a laissé à juste titre une grande réputation de droiture et d’intelligence, coupait un peu trop dans les ponts de Beslay. Jourde n’était pas sans valeur. Mais il avait malheureusement quelques capacités financières. Ah, nous ont-ils assez rasés, ces honnêtes et ces financiers !

Je leur disais : « Vous avez beau faire, vous passerez tout de même pour des voleurs, mais pour de pauvres petits voleurs. »

— Croyiez-vous à la victoire de Paris ?

— À la rigueur, Paris pouvait être vainqueur de Versailles. Mais croire que cela eût impliqué le triomphe de la révolution sociale, ce serait naïf, car il y avait les Prussiens pas loin et la province autour. Non, il n’y avait rien à espérer ; l’état des esprits n’était pas ce qu’il est actuellement. Paris proclamerait demain la Commune, qu’il trouverait des partisans dans chaque village de France.

— Pendant la dernière semaine ?

— J’étais dans le xie à la barricade de la rue Fontaine-au-Roi avec Gambon, les deux Ferré, Géresme, Laccord du Comité central, Penet, ouvrier sculpteur sur bois, encore vivant aujourd’hui. Là et ailleurs je pus voir que Paris n’eut pas dans la guerre des rues de meilleurs défenseurs que les tout jeunes gens et les vieillards. Au surplus, l’insurrection dès son début avait suscité les héroïsmes : elle eut Duval, Herpin-Lacroix, Dombrowski, ce Dombrowski, à qui je disais un jour : « Voyons, vous vous exposez inutilement, vous allez vous faire tuer », et qui, roulant sa cigarette, répondit « Mais non, mais non… il faut bien que je montre à ces braves gens que le général de la Commune n’a pas peur ». Et chez lui ce n’était pas de la pose, mais l’intrépidité d’un héros de légende. Et aux barricades de la fin, on voyait Lisbonne, s’offrant en cible aux balles, juché sur un cheval de labour large comme un éléphant et qui, désignant ses hommes, répliquait aux remontrances : « Je ne peux pas descendre, ils m’aiment comme ça. »

Tout cela est peut-être secondaire et l’intérêt de tant d’intrépidité communarde semblera d’ordre décoratif. On manqua de qualités plus précieuses : le mépris des choses consacrées, et l’initiative.

M. Léo Melliet.
Membre de la Commune,
actuellement maître de conférences à L’École Normale supérieure d’Edimbourg.

Les questions auxquelles vous demandez une réponse comportent d’assez longs développements que malheureusement je ne suis pas en mesure de vous fournir, faute de temps d’abord, et ensuite parce que, menant une vie très retirée et étant resté vingt-cinq ans hors de France, je n’ai jamais songé à coordonner mes souvenirs ni à analyser mes impressions.

Du 18 mars 1871 à la fin de mai, j’ai été harassé de besogne. Pendant une semaine, comme maire-adjoint du xiiie seul chargé de l’administration de mon arrondissement, j’ai eu à prendre part aux nombreuses réunions de mes collègues à la mairie du iie arrondissement, rue de la Banque. Puis à la Commune, j’ai peu à peu cumulé les fonctions de membre de la Commission de justice, membre de la Commission des relations extérieures, Président de la Cour de Révision des arrêts de la Cour Martiale, questeur de la Commune, membre du 1er  Comité de Salut public, Gouverneur du fort de Bicêtre, Commissaire civil délégué à l’armée du Sud, gardant en même temps l’administration de mon arrondissement à laquelle mes collègues ne prenaient aucune part.

Vous comprendrez facilement que tout grouille encore dans ma tête. Cependant, pour coopérer dans la mesure du possible à la rapide publication de votre enquête, je me hasarde à vous envoyer les quelques réflexions qui me reviennent plus spécialement à l’esprit.

Je considère la révolution du 18 mars 1871 comme une manifestation toute spontanée de l’instinct populaire. C’est la poussée irréfléchie d’un peuple qui se sent trahi et menacé, mais dont la marche en avant, au lieu d’être basée sur l’analyse de ses souffrances et la conscience de ses besoins, n’a d’autre guide que les abstractions de souvenirs historiques et de vagues aspirations idéales. C’est assez pour combattre et mourir héroïquement, ce n’est pas assez pour triompher et vivre. Toutes nos fautes se résument dans ces trois mots : « Ne pas savoir », avec leur corollaire obligé : « Ne pas oser ».

C’est parce que le Comité central ne savait pas, que, dès son entrée à l’Hôtel de Ville, il n’a eu d’autre préoccupation que d’en sortir, et qu’il n’a pas osé tenter — (chose très possible à ce moment ) — de s’emparer révolutionnairement de Paris, et de mettre la main sur Versailles avant que Thiers eût assemblé son armée. Une révolution qui commence par parlementer pendant dix jours est condamnée à mort, et la Commune ne pouvait être qu’une Chambre d’enregistrement de la défaite du peuple.

C’est au même défaut initial qu’il faut attribuer les hésitations et les tergiversations de la Commune. Née à la suite des interminables pourparlers de la seconde quinzaine de mars, il lui manqua, au début, le sentiment révolutionnaire qui se développa progressivement en elle à mesure que sa chute devenait plus imminente, et qui, s’il s’était produit plus tôt, aurait pu retarder sa défaite de plusieurs semaines.

En l’absence de documents, et n’ayant à ma disposition que de lointains souvenirs, je n’ose m’aventurer à parler de l’organisation parlementaire, militaire, financière ou administrative, mais je suis d’avis que, si elle a laissé à désirer au point de vue révolutionnaire, elle peut supporter avec avantage, excepté pour le côté militaire peut-être, la comparaison avec tous les gouvernements qui ont précédé ou suivi celui de la Commune. Quant à l’honnêteté et au désintéressement des membres de la Commune, et de la plupart de ses agents, elle n’est plus aujourd’hui contestée que par quelques rastaquouères de lettres, ou par des piliers de banque ou de sacristie.

Je ne saurais me prononcer sur l’influence de la Commune, sur les événements et les idées, j’aurais peur de me laisser égarer par mes sympathies personnelles. On ne saurait se dissimuler, cependant, qu’elle n’ait été très grande. Il est généralement admis qu’en France, elle a sauvé, sinon la République, du moins la forme républicaine. La durée de la résistance et l’immense massacre qui a marqué sa fin épique ont fixé l’attention des prolétaires les plus lents à s’émouvoir, et les milliers d’exilés que sa chute a dispersés sur tous les points du globe civilisé ont été autant d’anneaux destinés à relier la France au grand mouvement socialiste international.

M. J. Martelet
Membre de la Commune

J’ai toujours pensé que le mouvement communaliste de 71 devait marcher de l’avant, sachant par l’expérience du siège combien il était dangereux d’être timoré. Nous savions que ce que nous quittions était mauvais et qu’il n’était pas difficile de faire mieux. La majorité des nouveaux élus de Paris était résolue à proclamer définitivement les droits de la majorité de la nation, c’est-à-dire des travailleurs. La Commune l’a prouvé en votant les trois premiers décrets
FORTUNÉ HENRY
économiques, qu’il importait de régler immédiatement : les loyers, les échéances, et la garde nationale. Ces décrets n’en effrayèrent pas moins le gouvernement de Versailles, qui s’aperçut que le programme que nous affirmions était autre chose que tous les programmes politiques quelconques.

Il y a eu majorité et minorité dans la Commune. Les hommes de la majorité, dont je faisais partie, soucieux d’en finir le plus tôt possible avec Versailles, proposaient surtout des mesures de combat. La minorité était plus préoccupée de questions économiques. Elle était convaincue que les réminiscences de la politique d’antan n’amèneraient aucun résultat appréciable pour la révolution sociale, et elle ne voulut pas voter la création d’un Comité de Salut Public.

Nous nous sommes trouvés côte à côte pendant cette terrible semaine sanglante, Majorité et Minorité, nous battant avec la même ardeur jusqu’au dernier jour de la lutte, défendant pied à pied avec la même foi les droits du Peuple travailleur.

M. Gaston Da Costa
Ancien chef de cabinet du Comité de Sûreté générale, ancien substitut du procureur de la Commune, actuellement liseur dans une grande librairie, auteur de la grammaire adoptée par la Ville de Paris pour ses écoles).

— Quel a été votre rôle pendant la Commune ?

— Le parti blanquiste, dont j’étais, a été surtout représenté pendant la Commune par les hommes d’action, tels Eudes, Granger, Girault, Fortin, Rigault, Trinquet, Regnard, Ferré, Breuillé, Brideau, Jeunesse, Genton, etc. Beaucoup firent partie du Comité de Sûreté générale.

Celui-ci réorganisa la préfecture de police à peu près comme elle fonctionnait auparavant et fonctionne encore aujourd’hui, sauf qu’il se préoccupa presque exclusivement de police politique. J’y fus plus particulièrement chargé de la recherche des anciens agents secrets de la police impériale. Un certain nombre, qui conspiraient avec nous sous l’Empire, ont été arrêtés et la plupart, déclarés otages, fusillés dans les derniers jours de la semaine sanglante. J’ai dirigé leurs instructions et requis contre eux quand ils ont comparu aux assises révolutionnaires, où siégeaient, comme jurés, des délégués élus des bataillons fédérés. Ces assises ont eu à juger surtout, ou plutôt à déclarer ou non otages, des sergents de ville, des prêtres, des gardes municipaux et des particuliers tels que Jecker,
RAOUL RIGAULT
l’homme du Mexique. Déclarés otages, ils devaient suivant le décret être fusillés. En fait, le décret n’a pas été appliqué tel qu’il avait été rendu. (Trois otages devaient être fusillés pour chaque prisonnier fédéré fusillé aux avant-postes.)

Cependant dans la semaine sanglante, plusieurs des otages furent fusillés à la Roquette et à la rue Haxo. Ils étaient détenus soit à Mazas soit à la Roquette. Le 25 mai, la place de la Bastille d’une part et le pont d’Austerlitz d’autre part, étaient attaqués par les Versaillais : Mazas se trouvait menacé. Je reçus, signé de Ferré, l’ordre de la Commune, alors réfugiée à la mairie du xie de me transporter à Mazas pour opérer le transfert des otages de Mazas à la Roquette. Ce transfert se fit dans des voitures réquisitionnées par moi à la Compagnie de Lyon. (Ce sont les reçus qui plus tard motivèrent ma condamnation.) En traversant le faubourg Saint-Antoine, les voitures furent attaquées, et, malgré l’escorte, la foule, composée surtout de femmes, voulut les lyncher.

Nous eûmes toutes les peines du monde à parvenir jusqu’à la Roquette, Mon rôle finit là. Le lendemain furent exécutés à cet endroit ; l’archevêque Darboy, Deguerry, plusieurs prêtres, et Jecker. Cette foule, il ne faudrait pas se hâter de l’accuser de lâcheté. Elle était, si l’on peut dire, en cas de légitime exaspération. Il faut avoir vécu ces événements pour se rendre compte des états d’âme de chacun. Cette foule, elle venait, au même endroit, malgré Delescluze et Eudes, de fusiller le comte de Beaufort, qu’elle accusait de l’avoir trompée sur le sort d’une si grande quantité des morts sacrifiés à Neuilly.

Je vous ai dit que j’ai réussi à sauver mon convoi.

— Pourtant cet ordre de Ferré, dont vous prévoyiez les conséquences, vous l’exécutiez sans hésitation ?

— Parfaitement. Que voulez-vous. C’est la tourmente révolutionnaire. C’est la lutte, l’exaspération légitime. Ces femmes n’étaient pas plus des mégères que je n’étais un bandit.

— Et les autres otages ?

— Ont été transférés, par les soins du président de la Cour martiale, de la Roquette à la rue Haxo, quand le Père Lachaise a été menacé ; rue Haxo, ils ont été fusillés au nombre de quarante, a-t-on dit. C’était surtout des agents secrets, des gardes municipaux ; les gardes municipaux en petite tenue ; la plupart avaient été pris dans les casernes, et sont morts bravement. Il n’y avait presque plus de prêtres rue Haxo, c’est surtout à eux qu’on en voulait, aux sergents de ville et aux mouchards. Le peuple, la masse, ne comprenait pas bien le sens du mot otage et traduisait naïvement : curé, agent.

— Qu’avez-vous fait encore ?

— Tous les ordres d’écrou étaient signés par moi, Je ne parle, bien entendu, que des arrestations opérées régulièrement. Mais un autre fait a contribué à ma condamnation.


DARBOY
Il est relatif à Ruault, condamné sous l’Empire dans l’affaire de l’Opéra-Comique, complot contre la personne de l’Empereur, et dans lequel M. Ranc, fut, si je ne me trompe, inculpé. Nous considérions tous Ruault comme un vieux républicain. Quand nous eûmes la preuve qu’il était un agent, vous pensez quelle fut notre indignation. Quand on l’a amené dans mon bureau, j’ai écrit au verso de son ordre d’écrou que je lui ai montré : « Conservez cette canaille pour le peloton d’exécution. » Le directeur de Mazas, Garaud, un blanquiste aussi, en recevant l’ordre d’écrou le mit à part dans son portefeuille. Quand j’avais fait évacuer les otages de Mazas, j’avais fait brûler tous les ordres d’écrou dans la cour de la prison. Un quart d’heure après notre départ les Versaillais y entraient, fusillaient le directeur et, sur lui, trouvaient l’ordre d’écrou de Ruault… et mon apostille.

— Quel âge aviez-vous ?

— Vingt ans.

— Et l’organisation ?

— Pour ce que j’en sais, je vous répète qu’à la préfecture de police, il n’y eut de changé que les personnes.

La thèse générale, ce que voulaient les blanquistes, c’était une dictature militaire, dans le but de battre les Versaillais, de faire nommer une convention nationale et de continuer la guerre ; et c’est pour cela que nous faisions tous nos efforts pour obtenir l’échange ou l’évasion de Blanqui.

Toutes les offres d’échange d’otages avec Blanqui sont parties de la préfecture de police, par l’intermédiaire de Flotte, vieil ami de Blanqui. Nous offrions tous les otages contre le seul Blanqui. De Blanqui on voulait faire le chef de l’insurrection. Nous ne voulions nous préoccuper d’abord, ni d’organisation parlementaire ni d’administration, ni de socialisme ; notre seul objectif était d’aller à Versailles dont le gouvernement n’était, pour nous, qu’un gouvernement usurpateur. De là la sortie du 3 avril : mouvements d’Eudes sur Meudon, au centre ; de Flourens, à l’aile droite sur Bougival et de Duval, à gauche, sur Châtillon. Le but de ce mouvement était de prendre Versailles, de dissoudre l’Assemblée et de continuer la guerre. Républicains révolutionnaires, nous ne nous conduisions pas comme un gouvernement en lutte contre un autre, mais bien comme des insurgés contre des usurpateurs qu’il nous fallait avant tout destituer.

— Ces projets se sont-ils matérialisés autrement qu’en les sorties dont vous avez parlé ?

— Il fut question, entre Rossel et les principaux chefs blanquistes, de faire un coup d’État contre la Commune, en vue d’une dictature, seule manière, à notre avis, d’arriver à se battre et cesser de délibérer. Je me rappelle une réunion tenue à la préfecture de police. Bientôt nous renonçâmes à nos projets, en voyant qu’il était trop tard. La proposition était venue de Rossel et datait de quelques jours avant sa démission.

— Et votre opinion sur la Commune, son influence ?

— … Oh, quand après huit ans de bagne, revenus, nous avons vu la République qu’on nous avait faite, nous avons dû constater que ce n’était pas la peine.

M. Victor Jaclard
Chef de la dix-septième légion

Nous interrogeons M. Victor Jaclard sur le Comité Central. Il nous répond :

— Le Comité central a commis la faute commune à la plupart des gouvernements issus d’une insurrection : il n’a pas osé. Un mouvement populaire est perdu s’il s’arrête à mi-chemin. Il fallait sans désemparer marcher sur Versailles, je l’ai réclamé dès le premier jour. Le 26 mars encore, ayant lu dans l’Officiel une note où il était question de traiter avec Versailles, je publiai une lettre qui se terminait par ces mots : « Il n’y a qu’une manière de traiter avec Versailles, c’est de la prendre. » La sortie du 2 avril décidée par la Commune arrivait trop tard ; elle aurait peut-être réussi malgré tout, si le Comité central, au lieu de s’en rapporter aux déclarations d’un individu qui était fou, avant d’être vendu, s’était donné la peine de s’assurer que le mont Valérien était aux mains de la garde nationale.

Resté inactif tant qu’il était au gouvernement, le Comité central éprouva le besoin d’agir quand il n’y fut plus. Après les élections de la Commune, s’efforçant de reprendre un pouvoir qu’il venait d’abdiquer, il réussit à créer une dualité dans la direction et à entraver l’action de la Commune.

Sur les chefs militaires :

— La plupart des généraux de la Commune avaient servi comme officiers dans les armées étrangères et possédaient, sans aucun doute, une certaine compétence dans les choses de la guerre. Mais leur erreur commune a été de ne pas tenir un compte suffisant de la nature toute particulière des éléments qu’ils avaient à conduire. Rossel qui avait fait ses preuves pendant la guerre franco-allemande et qui a laissé la réputation du plus intelligent parmi les chefs, militaires de la Commune, a commis cette erreur singulière, tout comme un autre, plus qu’aucun autre ; il n’a pas compris que la masse sans cohésion de nos bataillons ne se maniait pas à la façon de régiments disciplinés à la prussienne, surtout dans un moment où la confiance dans les chefs avait subi de si rudes épreuves. Rossel a su commander, mais non se faire obéir. Les événements ne l’ont que trop prouvé. Au lieu de jeter le mépris à la face des gardes nationaux, c’est à lui-même qu’il eût dû s’adresser avec un profond meâ culpâ.

Sur l’influence que Blanqui, s’il avait été à Paris, eût pu avoir sur les événements :

— Blanqui aurait-il eu l’autorité suffisante pour entraîner la marche sur Versailles dès le 19 mars ? c’est possible. Aurait-il eu la décision nécessaire ? Je le crois. Dans ce cas tout changeait de face. Dans le cas contraire, il n’eût été comme tant d’autres qu’une force impuissante, paralysée par les circonstances. La Commune enfermée dans Paris, était enterrée avant d’être morte.

— Mais, en général, Blanqui n’était-il pas hésitant ?

— Tout chef révolutionnaire hésite quand il s’agit de jeter une organisation dans la rue, il hésite toujours parce que les moyens matériels dont il dispose sont toujours en disproportion avec l’obstacle à vaincre. C’est l’imprévu des circonstances et l’impatience de la troupe qui, le plus souvent, décident pour lui.

— Comment appréciez-vous l’attitude de la minorité de la Commune ?

— Mon opinion est que la division entre chefs est toujours à éviter sur le champ de bataille, ne serait-ce qu’au point de vue de l’effet moral ; elle est d’autant plus fâcheuse qu’elle peut paraître due à la crainte de certaines responsabilités. Au gros de la troupe elle donne alors l’impression du sauve qui peut. Les chefs oublient volontiers qu’en temps de révolution, leurs personnalités ne comptent plus.

— Et les incendies de la Commune ?

— Les incendies sont acceptés, comme moyen de défense, par les usages barbares de la guerre. Ceux de la Commune ont eu le tort d’être tellement hâtifs qu’ils ont servi à abréger la résistance au lieu de contribuer à la prolonger.

— Vous avez été aux barricades des derniers jours. Ne relateriez-vous pas quelque épisode qui soit caractéristique de l’aspect des barricades, des rues et des maisons ?

M. Jaclard, peu soucieux de se mettre en scène, hésite d’abord. Sur notre insistance, il nous fait le récit suivant. Aussi bien, il s’agit de Vermorel.

— C’était le jeudi, à une heure ou deux. Vermorel, à la mairie du xie, me dit : « On m’annonce que la barricade du Château-d’Eau est abandonnée, veux-tu y venir avec moi ? » En chemin, nous réunissons quelques troupes et notamment les débris de deux bataillons de ma légion, lesquels avaient pris part, pendant toute la durée de la Commune, aux hostilités du côté Asnières-Neuilly. Rencontré aussi Lisbonne à la tête de son état-major, et c’est entre Vermorel et lui ce dialogue ; « Qu’est-ce qui se passe là-bas ? — Il n’y a plus moyen de tenir. — Nous y retournons, viens avec nous ». Tout l’état-major de crier : « Non, c’est impossible ! » Lisbonne fait faire volte-face à son cheval que les officiers retiennent par la bride. Alors Vermorel : « Je suis membre de la Commune et je vous donne l’ordre de marcher. » Nous voilà partis avec quelques officiers.

Theisz, en tenue de garde national, était avec nous. À la barricade nous distribuons les hommes. Nous passons en revue les barricades voisines et parvenons à les garnir. À celle de la rue Popincourt, nous trouvons Ranvier. Il y avait une accalmie. Vermorel et moi retournons à la mairie du xie, où nous recevons des nouvelles de Varlin qui avait pris la direction de la défense à la Bastille. Vermorel me dit : « Je suis esquinté. Avant d’aller plus loin, je vais prendre un bain ; ça me remettra. » Nous avions à peine fait quelques pas hors de la mairie que nous rencontrons de nouveau des fuyards venant de la barricade du Château-d’Eau. Nous essayons de les rallier et nous voilà de nouveau à la barricade. Vermorel dit : « J’apprends qu’on va faire sauter les maisons d’angle, ça vous est égal de sauter avec ? » Il s’éloigne de quelques pas et je le vois au milieu de la barricade. Theisz et Lisbonne étaient toujours là. Tout à coup, j’entends : « À moi, Jaclard ! » À ce même moment, sur la crête de la barricade, un gamin, le drapeau à la main, apostrophait les Versaillais ; un garde national le tirait en arrière. Je soutiens Vermorel.
VERMOREL
Je vois Lisbonne tomber. J’entraîne à quelques pas de là Vermorel, et, me retournant, je revois le gamin sur la barricade. Il tombe. Nous arrivons à la rue voisine. J’étends Vermorel sur le trottoir. Une cantinière, une ravissante petite fille de dix-sept ans, lui donne à boire et l’embrasse. En levant les yeux, je vois devant moi Delescluze, morne. Un de ceux qui l’accompagnaient lui dit : « N’allez pas plus loin. » Delescluze ne répond pas. On emporte sur des fusils Vermorel à la mairie du xie… il n’y avait désormais plus personne derrière la barricade. Tous étaient tombés ou avaient disparu.

Un moment après j’avais rejoint Vermorel et lui faisais un premier pansement. Il avait la cuisse traversée de part en part près de la hanche.

Dans la soirée, je reviens à la mairie et le fais transporter dans une maison qui est au coin du boulevard Voltaire et de la place du Trône, et où habitait le père d’Olivier Pain. Ranvier, ceint de son écharpe, était avec nous. À la concierge : « Nous amenons un ami de M. Pain. » Elle monte prévenir, puis revient, disant : « M. Pain n’a déjà pas pu recevoir son fils, blessé.. — Eh bien ! s’il ne peut pas recevoir notre ami de gré, il le recevra de force. »

À quoi elle réplique : « Ne vous fâchez pas, nous allons arranger ça. » Et elle nous conduit au premier étage dans un grand appartement vide. Voilà Vermorel étendu sur un matelas. Cette même nuit, on décidait pour le matin l’abandon de la mairie du xie et la retraite sur Belleville. Je vais annoncer à Vermorel que j’étais obligé de le quitter. Mais la concierge voulut qu’on le transportât dans l’appartement qui était en face, sur le même palier. Là, je lui faisais un dernier pansement. Brusquement la concierge entre, criant : « Les Versaillais sont dans la maison ! » J’étais encore en uniforme. Elle m’arrache mes vêtements, me jette ceux de son mari, grimpe au grenier cacher mes hardes et redescend, hélée par les Versaillais. La perquisition commence. Les voila au 1er  étage. La porte d’en face s’ouvre. Nous entendons un coup de fusil. On tuait un fédéré blessé qui avait été transporté là, une fois Vermorel sorti. Sans s’arrêter à l’autre porte, ils montent. Du grenier un soldat crie : « Un sabre de général ! Il s’est sauvé le brigand, mais nous saurons bien le retrouver. » Ils redescendent. J’avais dit à mon ami : « Fais le mort ou tout au moins le mourant. » Coup de sonnette. J’ouvre et me trouve devant le capitaine, des soldats et la concierge. « Qui êtes-vous ? » Je regarde la concierge. « Je suis le beau-frère de Madame. » Elle comprend, se jette aux pieds du capitaine : « Oui, c’est mon beau-frère, je vous en prie, ne lui faites pas de mal. — C’est bon ! Vous avez des armes ? — Non. » Ils entrent. Je les conduis partout, excepté dans la chambre de Vermorel. Le capitaine me dit : « Qu’est-ce que vous faisiez dans une maison pareille ? — J’étais absent de Paris pendant la guerre et la Commune. Inquiet de ma belle-sœur, je suis venu prendre de ses nouvelles. — Mais on ne peut pas entrer dans Paris. — Il faut croire que si, puisque je suis là. — C’est bien. Restez ici. » Et entre ses dents ; « C’est égal, il a une figure qui n’est pas catégorique. » Il sort, mais pour entrer directement dans la chambre de Vermorel. J’entends celui-ci geindre : « On ne me laissera donc pas mourir tranquille ! » et un sergent de dire : « Tranquillisez-vous, on ne vous fera pas de mal. » Heureusement ils n’avaient pas, comme c’était l’habitude, défait le lit et vérifié si le malade n’avait pas de blessure. Désormais je ne pouvais plus sortir. Les alertes devaient continuer. Bientôt la concierge survenait : « Voilà du nouveau, tout est perdu ! nous allons avoir une perquisition du commissaire. — Eh bien, allez vite trouver le capitaine — la concierge était une personne accorte et délurée et j’imaginais que, fût-ce par politique, elle devait être déjà au mieux avec le militaire — et dites-lui : « Mon capitaine, qu’est-ce que j’apprends ! On va nous envoyer la police ! C’est une indignité quand vous êtes là, de nous envoyer la police ! Vous ne permettrez pas ça, » Stratagème qui réussit.

Le dimanche matin, comme nous étions impatients de savoir ce qui se passait dehors, j’allais trouver Cère qui avait été le secrétaire de Vermorel et qui a eu depuis un emploi au Sénat qu’il a peut-être encore. Cère me dit : « Avez-vous lu le Gaulois de ce matin ? J’y ai lu une note ainsi conçue : Vermorel, qu’on disait tué, n’est que blessé, et il se trouve en ce moment boulevard Voltaire, tel numéro, avec Jaclard qui lui donne ses soins. » Je retourne immédiatement à notre gîte, persuadé que je n’y retrouverais pas Vermorel. Il y était pourtant. Je lui applique un bandage très rigide. Il descend tant bien que mal. Une voiture était dans la cour. Nous voilà partis pour le quartier Monceau, où habitait un capitaliste, que Vermorel avait protégé pendant la Commune et qui lui avait dit de disposer de sa maison en cas de besoin. Un domestique nous ouvre : « Monsieur est parti ce matin avec un permis de M. Thiers. » Après des pourparlers, on nous installe dans le sous-sol. À quatre heures du matin, la porte s’ouvre. Nous nous trouvons en face de la troupe. Les draps sont arrachés. On nous conduit tous les deux à la prévôté des Champ-Elysées. Vermorel avait encore son bandage de la veille. En route nous pûmes nous concerter. Vermorel, blessé, ne pouvait nier avoir combattu. Un homme de si bonne capture, un membre de la Commune, ne pouvait que gagner à faire connaître son nom : il était à conserver précieusement pour le conseil de guerre. Quant à moi, je me présentai comme un pharmacien de ses amis appelé pour le soigner, et resté, en conséquence, auprès de lui. Remis en liberté, je fus repris quelques jours après, reconnu sur le boulevard par un capitaine avec qui j’avais eu maille à partir devant le conseil de guerre pour l’affaire du 31 octobre. « Ah ! c’est vous, me dit-il, qui avez reproché à Flourens de ne pas avoir été assez énergique le 31 octobre ! » Quatre mois après, je m’évadais de la prison du Chantier à Versailles. Vers le même temps, Vermorel mourait de sa blessure et surtout des mauvais traitements qu’il avait subis.

M. Maxime Vuillaume
alors rédacteur au Père Duchêne, actuellement rédacteur au Radical.

— En votre qualité de condamné à mort par la prévôté militaire du Luxembourg, ne voudrez-vous pas nous dire dans quelles formes on rendait la justice pendant la semaine de mai ?

— Mon jour fut le 25 mai. Ce jour là, j’entendis force interrogatoires, ce qui ne m’a pas fait perdre beaucoup de temps. Voici la formule : « — Vous avez été arrêté, demandait le grand prévôt. Où ? — Chez-moi. Cette nuit. Je ne sais pourquoi. » Le grand prévôt levait les yeux. Invariablement sans autres explications : « — Qu’on l’emmène à la queue ! » Ou, plus simplement, avec un regard vers la porte où quatre soldats se tenaient : « À la queue ! » Cependant ce fut pour moi un peu plus long. J’avais été arrêté dans la rue, et j’avais le brassard de la Croix de Genève. « Pourquoi avez-vous ce brassard ? — Je suis médecin, répondis-je, c’est pourquoi j’ai ce brassard de la Société internationale des blessés que préside M. le comte de Flavigny. J’étais déjà médecin pendant le siège… — Et médecin de qui êtes-vous maintenant ? Quels blessés soignez-vous ?

— Mais, tous, repris-je, un peu embarrassé. J’ai soigné tout le monde pendant la bataille, les soldats de l’armée et ceux de la Commune. — Vous n’êtes point médecin de l’armée ? — Non… mais… — Vous êtes resté à Paris sous la Commune ? — Oui. » Le grand prévôt se pencha à l’oreille de l’assesseur, puis, s’adressant aux agents : « Conduisez-moi cet homme à la queue. »

— Et la queue qu’est-ce que c’était ?

— Voici. Je sortis escorté de deux agents à brassards tricolores.
VINOY
Je me trouvais dans la petite cour du Sénat. Nous tournâmes à gauche et un spectacle inoubliable m’apparut brusquement. Pressés entre un long mur et la limite des bosquets, une masse d’hommes qu’entouraient des soldats. À mon arrivée, les rangs s’ouvrirent et se refermèrent. C’était là ce que le grand prévôt appelait la queue. De moment en moment un peloton de lignards arrivait et emmenait les six premiers. On entendait alors des détonations. Des centaines, des centaines et des centaines de pauvres diables étaient ainsi exécutés. Il y a des monceaux de cadavres sous les deux grandes pelouses, et probablement le corps de Raoul Rigault.

— Pourtant vous êtes ici…

— Grâce à l’entregent d’un sergent de la ligne, qui était étudiant en médecine, — l’esprit de corps !

— Mais vous n’étiez pas médecin ?

— Pas le moins du monde. J’étais rédacteur au Père Duchêne avec Alphonse Humbert et Vermersch, et je m’étais battu à la barricade de la rue Monge. Mais j’aurais été médecin pour tout de bon, ou même partisan de Versailles, que ça se serait passé de la même façon, sauf que j’aurais peut-être été fusillé.

Madame N***

Mon mari était le commandant du 22e bataillon de la garde nationale. J’étais toute jeune, alors, et habitais l’île Saint-Louis. Je ne me rendais compte que très vaguement de ce qui se passait dans Paris. Notre île était relativement calme. Les Versaillais l’avaient isolée. Le mercredi ou le jeudi de la dernière semaine, j’entends un brouhaha et, dans l’escalier, une voix irritée disait : « Il y a un commandant dans la maison. » J’étais en train de faire du café. J’ouvre, mon filtre à la main. Des chasseurs de Vincennes étaient là, le fusil en arrêt, et commandés par un jeune officier à l’air important. Je ne me rendais pas du tout compte du danger. Ce déploiement de forces et l’air fanfaron du petit officier, tout cela me fit rire, ce qui le vexa. « Votre mari ? — Il n’y est pas. — Il a fait comme les lâches, il s’est sauvé. — Vous comprenez bien-qu’il n’allait pas vous attendre. » On fouille dans tous les meubles, on disperse les paquets de lettres. Le petit officier se redressant encore, dit avec noblesse : « Je suis de la famille Randon, Madame. » (Ces Randon étaient de gros marchands de vins de l’île Saint-Louis.) Je réponds : « C’est eux qui m’ont vendu mon vin-. » Alors lui : « Je regrette, Madame, qu’ils aient vendu du vin à de la canaille comme vous, quand ils servent des gens si honorables, des fournisseurs de l’armée. » Je trouvais le jeune militaire assez ridicule et ne m’effrayais pas encore. Mais voilà qu’on me fait sortir. On me mène d’abord à Notre-Dame, puis à la place du Châtelet. On tirait encore des coups de fusil à droite et à gauche. Je vois fusiller sur la place un jeune homme aux beaux cheveux noirs, qu’on disait Vallès. Il tombe en criant : « Vive la République ! » Dès les ponts franchis, j’avais été insultée, surtout par des femmes.

— Par des femmes élégantes ?

— Par des femmes du peuple. J’en revois une en caraco rouge et en savates, montée sur un banc, et qui criait : « Oh ! cette sacrée putain, elle a des bottines neuves et nous n’avons même pas de souliers ! » Si, à ce début de mon voyage je n’ai pas été écharpée, je le dois sans doute à l’air modeste que j’avais alors, un air de petite dévote, waterproof et chapeau noir. Mes soldats avaient pourtant de la peine à tenir la foule en respect. On criait : « Fessez-la, enlevez-lui son chignon ! » Nous étions maintenant en route pour la place Vendôme. Je vois des maisons brûlées, fumantes, des pompiers casqués. Ça me faisait l’effet d’un décor de théâtre. Sur mon passage, on criait à la pétroleuse. Place Vendôme, calme. Des troupiers sales, noirs de poudre, se reposaient. On leur amenait une pétroleuse jeune. J’appris ce que c’était que des plaisanteries de corps de garde. Sans arrêt à la place Vendôme, on me réexpédia sur le Châtelet. Ce qu’on cherchait, c’était, je crois, ce qui s’appelle en langage militaire, « la place ».

Je n’avais pas le courage de passer de nouveau par la rue de Rivoli. J’y avais été trop insultée. Mes soldats consentent à passer par la rue Saint-Honoré. Je leur en suis encore reconnaissante. Nous sommes maintenant au Châtelet. On me conduit au foyer. Il était plein de gens qui se tenaient dans les poses les plus désespérées. Je songeais au fameux tableau l’Appel des condamnés [Madame N… est la femme d’un peintre], ce qui me fit sourire. Mais immédiatement je me désespérai, car ces soldats qui m’avaient arrêtée, qui par conséquent étaient un peu renseignés sur-moi, je les considérais comme ma sauvegarde, et voilà qu’ils partaient. On inscrivit d’abord Mme  Régère. Elle avait sur elle l’écharpe de son mari, membre de la Commune. Elle était en demi-deuil et portait à son chapeau des fleurs blanches, ce qui motiva force calembours bien militaires. Pourtant elle était bien modeste aussi. Pour nous insulter toutes les deux il fallait vraiment en avoir envie. Ce jour-là on ne mangea rien.

— Le lendemain ?

— Le lendemain, vers onze heures, on nous fait descendre sur la place. On nous fait nous donner le bras sept par sept, et nous partons escortées de chasseurs de Vincennes. Le lieutenant qui commandait le convoi semblait avoir honte. Il n’osa pas nous regarder une fois. Je n’ai vu que des femmes parce que j’étais devant, mais il paraît qu’il y avait des hommes par derrière. Nous allions à Satory. Il pleuvait. Nous étions terriblement crottées. Beaucoup étaient chaussées de savates. Sur la route une femme demanda des bas en passant devant une bonneterie. Le marchand distribua des bas, on payait si on voulait ; il faillit être arrêté. Une de nous était habillée de soie marron. Elle était criblée de boue. Quand on se donne le bras on ne peut pas se retrousser. Une femme très laide avait une crinoline, quoique ce ne fût plus la mode. La pluie avait disloqué cet appareil, et des gens mettaient le pied sur le cercle qui traînait. Les soldats ne parlaient que de coups de sabre, si on faisait mine de s’arrêter. Dans un bois on fit une halte, et notre escorte de fantassins fut remplacée par une escorte de cavaliers. Le nouvel officier nous inspectait en goguenardant. De la pointe de son sabre il arracha la voilette de Mme  Régère et la mienne. À jeun depuis le veille on avait la gorge sèche de marcher depuis le matin. Les officiers étaient beaucoup plus cruels que les soldats.

On s’était remis en route, et maintenant il fallait marcher aussi vite que les chevaux. À la nuit nous arrivions au camp de Satory. Là on nous parqua dans une pièce pleine déjà de monde. Ce qu’elles marquaient mal, ces pauvres prisonnières ! Il y avait par terre une litière de paille que l’humidité fit bientôt fermenter. Des jours passaient. On grouillait là-dedans avec un bruit d’écrevisses, dans une odeur de sang, d’urine et de sueur, parmi des poux, des punaises et des cafards. Nous avions toutes la colique. Le médecin ne pouvait nous donner qu’un peu de laudanum. Un pain par jour, pas autre chose, et de l’eau sale dans un bidon, mais très peu, à peine ce qu’il nous fallait pour boire. La nuit, toutes les jambes étaient enchevêtrées, si bien qu’il était impossible de dormir. Un gendarme nous procurait des vivres, et nous volait. Après une absence de quelques jours, il reparut. Dans l’intervalle on l’avait décoré.

Le temps passait. Toutes ces femmes étaient sans linge. Toutes celles qui étaient enceintes avaient fait des fausses couches. Vous voyez cela, des femmes en fausses couches gardées par des soldats ! On ne se parlait presque pas.

Derrière notre cantonnement, il y avait un petit terrain. Pour y aller, il fallait en demander la permission. Mais il y avait toujours des officiers en observation. Je suis restée dix-sept jours sans aller à la selle.

On me transféra à Versailles. Là on était bien mieux. Chacune avait une botte de paille. On se fit des paillasses. Le jour nous mettions deux ou trois paillasses l’une sur l’autre, en canapé. Louise Michel et moi, nous écrivions les lettres des unes et des autres. Toutes ces femmes auraient fait n’importe quoi pour une approbation de Louise Michel.
MADAME LEROY
On nous distribuait du bois, mais pas coupé ; du riz, mais nous n’avions ni sel, ni beurre, ni casserole. Nous dire : mangez — c’était une ironie. Peu à peu des marchandes des quatre saisons parvinrent à instituer une vague cuisine.

Il y avait au-dessus de nous cent cinquante gamins, presque tous des marchands de journaux. Pendant la nuit ils criaient des titres de journaux révolutionnaires à la grande indignation des gardiens. Ces gamins étaient maintenant en loques. Quand leur derrière fut par trop évident, il y eut une distribution de vieilles culottes de gendarmes. Le petit Ranvier âgé de douze ans, fils du membre de la Commune, refusa cette défroque guerrière.

Louise Michel avait été transférée dans une autre prison, avenue de Versailles n° 20. J’étais restée à la prison du Chantier, sise près de la gare. Nous nous écrivions pour nous donner des nouvelles les unes des autres, lettres soumises au visa administratif naturellement.

— Avez-vous gardé de ces lettres ?

— En voici quelques-unes, mais elles n’ont pas d’intérêt.

Ces lettres nous les reproduisons ci-après les jugeant caractéristiques.

7 juillet
Ma bonne amie,

Je me trouve assez embarrassée. Mme  Montet la mère est malade, nous avons promis à sa fille de veiller sur elle, je dois donc la prévenir. Mais faites-le de manière à ne pas lui faire croire le mal plus grand qu’il n’est, c’est le chagrin de la séparation.

S’il arrive quelqu’un ou quelque paquet pour moi envoyez-les ici, vous me ferez en même temps passer une bouteille, la petite, le litre est cassé.

Dites-moi comment vous vous trouvez, et ne laissez pas l’ennui vous gagner… Avez-vous écrit à maman ? surtout dites-lui tout ce qui peut la consoler.

Mme David a-t-elle reçu enfin son paquet ?

Faites-vous toutes les lettres de ces dames et donnez-vous du papier pour celles des enfants ?

Je suis fort ennuyée de penser que vous êtes restée sans argent. Dites-moi si votre mère est revenue.

Embrassez pour moi toutes nos amies et dites à celles qui pensent à moi combien je désire la fin de leurs ennuis.

Bien des choses à Marie Drée, à ces dames qui venaient près de nous, je serre la main à tout le monde.

Louise Michel

Tâchez qu’on n’oublie pas la folle.

27 juillet 1871.
Chère amie,

Pourquoi ne répondez-vous plus ? Êtes-vous encore à la gare ? Nous ne pouvons le savoir car la prisonnière qui vient de nous arriver ne sait pas quelles sont celles qui sont parties, ni celles qui sont arrivées depuis notre départ, dites-le nous.

Vous avez Mariani Gilquin, n’oubliez pas de l’embrasser pour moi et pour Félicie Chantereine et Mme  Gueguen. Nous n’avons pu malheureusement avoir de ses nouvelles, car vous ne répondez jamais.

Pourquoi ne demandez-vous pas à venir avec nous ? On travaille, cela aide à passer les longues journées.

Nous vous embrassons comme nous vous aimons.

J’ai su que Félicie Glingamer était en liberté ; est-ce que cette pauvre Hortense n’y est pas ? Dites-moi aussi si Marie Drée est partie. Du reste je vois bien que vous nous oubliez toutes deux pour être aussi longtemps sans répondre. Quant à nous, nous n’oublions personne. Dites à Mme  Neele que maintenant avec ses lunettes elle peut très bien écrire.

Ne nous oubliez pas auprès de nos bonnes amies, et une poignée de mains à toutes les personnes.

Nous vous embrassons.
Louise Michel

20 rue de Paris.

Est-ce que Mme Dijon m’a oubliée ? Mme  David est-elle encore là ? Toutes ces dames qui aiment à s’occuper s’ennuieraient moins ici. Mme  Gueguen a reçu une lettre de son mari. Je n’oublie pas Victorine, ni Justine, ni personne.

Bien chère amie,

Votre lettre nous est enfin parvenue. En fait de détails sur notre vie, les seuls c’est que nous pensons beaucoup à vous, que les sœurs sont très polies, et que le travail de la bijouterie nous distrait. Mais en fait de nouvelles de vous il nous les faut toutes. D’abord j’embrasse tout le monde, même les méchantes ; il va sans dire que j’embrasse doublement mes amies. Pauvre grondeuse, vous devez vous ennuyer. Tâchez de mettre la patte sur quelqu’un qui ait mon caractère, cela vous distraira. Que dernièrement Mmes  Nesle, Marie Drée, Jeanne l’ambulancière, David, tant d’autres, qu’il me semble voir autour de moi, et dont les noms m’échappent tant on vit rapidement et comme dans un rêve par l’époque actuelle.

Je vous envoie tout mon cœur ; surtout étant séparées, on sent combien les amitiés de prison sont vives.

Écrivez-nous le plus promptement que vous pourrez ; donnez-nous de vos nouvelles à toutes je vous en prie, n’oubliez pas la dame aux histoires de piété, ni Félicie Glingamer, Mme  Comte, ni celles des nouvelles qui me connaîtraient par hasard ; n’oubliez pas la grosse Lucie si elle ne taquine plus les autres, et Victorine.

Je vous embrasse encore pour nous toutes.

Louise Michel

Félicie a écrit à Mme  Ménier, elle n’a pas reçu de réponse. Écrivez-vous les lettres de ces dames ? Donnez-vous du papier aux gamins ? Écrivez-vous leurs lettres ? Donne-t-on à manger à la folle ?

— Étiez-vous brutalisées ?

— Voici une histoire, entre plusieurs. Près de la fontaine un brigadier donnait des coups de pied dans le ventre à un tout jeune homme qui arrivait d’Évreux avec sa mère. Il était coupable d’avoir répondu aux femmes qui lui parlaient. Celles-ci, ayant poussé des « oh » de réprobation : « Si vous ne vous taisez pas vous en recevrez autant », et séance tenante, il leur distribua des coups de corde à la volée. Juste à ce moment je passais, tenant à la main une boite à sardines.

— Le tub de la Commune ?

— Instinctivement je frappe dans le dos le brigadier avec la boite. Il s’élance sur moi et me bat jusqu’à ce que je m’évanouisse. Mes pantoufles m’avaient quittée ; on m’emporte nu-pieds. Il y eut des cris de femme dans la prison, un attroupement dans la rue. Le lieutenant arrive furieux : « Vous vous permettez de rouspéter, sachez que nous avons sur vous droit de vie et de mort. » Les femmes qui avaient été battues, on les attache à des piliers, les mains derrière le dos. Ça fait mal au cœur d’avoir les mains derrière le dos, vous n’avez pas idée ! Peu après, on nous conduit à un manège. Des marins, des soldats de marine nous attachent, toujours les mains derrière le dos, à l’arbre de couche. Pendant la nuit nous réussîmes à nous détacher. Nous passons notre temps à chanter le Chant du départ qu’une d’entre nous, Mme  Dijon, une femme très drôle, avait sur ses manchettes. Tout à coup une lumière sous la porte. Il était minuit, nous renfilons nos mains dans les cordes. Un brigadier entre, n’est pas dupe, et nous rattache. S’adressant à moi : « C’est toi sacrée putain, qui m’as battu. » Je ne réponds rien, je ferme les yeux dans l’attente d’un soufflet. Le lendemain, visite du commissaire Clément. Le scandale était connu dans la ville. Clément nous fit de grands discours. Il nous exposa que pendant la grande révolution… ceci et cela… mais que ce qui avait fait la Commune c’était l’envie. Il n’en finissait pas. La plupart ignoraient complètement ce qu’il voulait dire. Il nous menaçait de Saint-Lazare et finalement voulait bien nous pardonner. Il était excessivement solennel et non moins risible. Pour nous haranguer il s’était juché sur un escalier. Il soufflait beaucoup.

Au cours de notre détention, l’homme dont on eut le plus à se plaindre, est un lieutenant nommé Marcerou. Celui-là, à tout propos, cravachait les gens en pleine figure et leur donnait des coups de pied. Beaucoup de femmes étaient malades, plusieurs devinrent folles. Des femmes avaient à la maison plusieurs enfants. Je fus mise en liberté une des premières ; on était au mois d’août 1871.

M. Marquet de Vasselot
Sculpteur

Mon embarras eût été grand si la question que vous me posez aujourd’hui au sujet du rôle que j’ai eu pendant la Commune m’avait été faite à l’époque même de ces graves événements. À l’heure actuelle je me souviens de tout cela, comme un soldat se souvient d’une corvée désagréable. J’obéissais alors à mes chefs militaires comme je serais prêt à le faire encore demain si l’on avait besoin de moi.

Quant à mon appréciation au point de vue civil, j’estime que le cerveau de l’artiste n’est pas fait, à mon avis, pour se lancer dans les combinaisons politiques.

Pour ce qui est des révolutions artistiques, je les crois utiles, car quelle qu’en soit la cause, presque toujours elles entraînent un progrès. N’avons-nous pas vu David, à la suite d’un mouvement révolutionnaire esthétique qu’il avait lui-même provoqué, être renversé en 1830 par Géricault, le chef actuel de notre école ?

Vous me demandez quel était l’état d’esprit des artistes pendant la Commune ? La réponse est facile.

Ceux qui se sont battus en 1870-1871 n’avaient qu’un seul désir : défendre le sol, revoir leur famille et oublier dans la lutte artistique les déboires, les déceptions de la grande lutte patriotique. Au repos, après les batailles, ils rêvaient ceux-là de faire ressusciter dans les gloires françaises la pauvre nation blessée, meurtrie, amputée ; ils rêvaient de tresser aux lauriers verts des braves les lauriers d’or du génie ; unissant en une même pensée, en une même ambition, en un même orgueil, l’amour de l’art à l’amour de la patrie ! Hélas, beaucoup de ces nobles cœurs : Régnault, Cuvilliers, Vannier et tant d’autres trouvèrent la mort avant la réalisation de ce rêve !

Quant aux artistes qui ont participé à la Commune, ainsi que je l’ai déjà dit dans ces notes, la politique ne leur a pas porté bonheur. Moulin est mort fou, André Gill est mort fou, Jules Héreau s’est tué dans un accès de fièvre chaude, croyons-nous. D’où je conclus une fois encore que les soldats de la phalange esthétique ne peuvent guère, sans porter préjudice à eux-mêmes, s’adonner ensemble aux conceptions de l’art et aux calculs ambitieux de la politique.

(Dessin extrait du Fils du Père Duchêne)

Eh ben ! bougre de canaille, on va donc te foutre à bas comme ta crapule de neveu…
Les résultats pratiques de la Fédération artistique sous la Commune ? Ces avantages ont été multiples. Voyons d’abord ce que demandait la Fédération. Cette Fédération était établie sur les bases suivantes :

« Les artistes de Paris, adhérant au principe de la République communale, se constituent en fédération.

« Ce ralliement de toutes les intelligences artistiques aura pour principe : la libre expansion de l’art dégagé de toute tutelle gouvernementale et de tout privilège.

« L’égalité des droits entre tous les membres de la fédération.

« L’indépendance et la dignité de chaque artiste mise sous la sauvegarde de tous par la création d’un comité élu au suffrage universel des artistes.

Que demandait encore la fédération ?

« La conservation des trésors du passé.

« La mise en lumière de tous les éléments du présent.

« La régénération de l’avenir par l’enseignement.

« Elle voulait encore que les monuments, au point de vue artistique, les musées et les établissements de Paris renfermant des galeries, collections et bibliothèque d’œuvres d’art n’appartenant pas à des particuliers, fussent confiés à la conservation et à la surveillance administrative du Comité.

« Ce Comité constate l’état de conservation des édifices, signale les réparations urgentes, etc…

« Après examen, enquête sur leur capacité et leur moralité, il nomme des administrateurs, secrétaires, archivistes, etc., etc., pour assurer les besoins du service de ces établissements.

« Dans les expositions le Comité n’admet que des œuvres signées de leur auteur. Il repousse d’une manière absolue toute exhibition mercantile, tentant à substituer le nom de l’éditeur ou du fabricant à celui du véritable auteur.

« Les travaux sont donnés au concours.

« Le Comité s’occupe tout particulièrement de l’enseignement du dessin.

« Il provoque et encourage la construction de vastes salles pour l’enseignement supérieur, conférences sur l’esthétique, l’histoire et la philosophie de l’art.

« Il crée un organe : l’Officiel des Arts.

« La partie littéraire, celle des dissertations esthétiques sera un champ libre grand ouvert à toutes les discussions et à tous les systèmes. Enfin par la parole, la plume, le crayon, par la reproduction des œuvres, par l’image intellectuelle et moralisatrice qu’on peut répandre à profusion et afficher aux mairies des plus humbles communes de France, le Comité concourra à notre régénération, à l’inauguration du luxe, aux splendeurs de l’avenir communal et à la République universelle. »

Tel fut le programme arrêté par la Fédération artistique le 10 avril 1871, dans la séance qui eut lieu dans l’amphithéâtre de l’école de médecine.

Ce programme n’est-il pas l’idéal du programme rêvé par les artistes ?

Or, les résultats de ces propositions ont été grands. Non pas parce qu’elles ont élevé le niveau de l’art, car le génie naît en dehors des programmes, mais parce qu’elles ont répandu l’art partout.

Lorsque le 5 février 1880, M. Turquet, sous-secrétaire D’État, créait la Société des artistes français, il adoptait déjà une partie du programme fédéraliste, tout en réservant les droits de l’État pour faire, lorsqu’il le jugerait à propos, le Salon officiel. Plus tard, en 1890 la Société nationale des Beaux-Arts se constitua.

On est frappé en examinant ses statuts de leur similitude avec ceux de la Fédération de 1871. Cette Société a été cependant plus loin encore lorsqu’elle créa la section des objets d’art qui permet au talent de se manifester sous toutes les formes et de nous donner des chefs-d’œuvre du plus simple des objets.

M. Georges Pilotell
directeur des Beaux-Arts et commissaire spécial de la Commune

Je vous envoie mon portrait de Maroteau, peut-être le seul libertaire de la Commune (et le plus calomnié, par conséquent).


MAROTEAU
Je suis désolé de ne pouvoir vous envoyer les notes que vous voulez bien me demander sur la Commune, mais depuis un mois je n’ai pas une minute à moi.

Et puis j’avoue que j’aurais peut-être été trop sévère pour nos anciens amis. Je ne parle pas des égorgés, quoique la mort ne soit pas une excuse ; mais de ces sectaires à vue étroite, à désirs bas, ambitieux médiocres, prêts à se contenter de l’os qu’on leur jette à ronger ; meneurs, politiciens et traîtres.

Maintenant c’est autre chose qui se dessine. L’évolution libertaire, en ce xixe siècle d’autoritarisme absolu, s’affirme superbe et philosophiquement, et artistiquement.

Je n’ai qu’un espoir, c’est que les fautes de la Commune serviront aux futurs démolisseurs.

Londres

M. Louis Andrieux
qui depuis fut député, préfet de police, ambassadeur.

Procureur de la République à Lyon, au temps qui fait l’objet de votre enquête, sortant de mon rôle qui était de requérir au nom de la loi contre les insurgés, j’ai combattu l’insurrection dans la rue à côté de Valentin, alors préfet du Rhône.

C’est vous dire que j’ai aperçu la Commune dans la fumée du canon, à la lueur des incendies ; que je l’ai jugée avec la passion du combattant et qu’après vingt-six ans, n’étant pas encore sûr d’en parler avec impartialité, je préfère laisser à d’autres le soin d’apprécier les hommes et les événements sur lesquels vous me faites l’honneur de m’interroger.

Un insurgé lyonnais

Mon rôle, du 4 Septembre au 22 mars, a été celui d’un ardent propagateur de la révolution, prêchant à l’atelier, me mêlant à tous les mouvements, toutes les petites émeutes qui eurent lieu entre ces deux dates : cette attitude me valut d’être nommé membre de la Commune de Lyon ; instinctivement, par intuition plutôt que par raisonnement, je sentais que je commettais un illogisme en prêchant la liberté et acceptant d’être un nouveau maître ; mais comment refuser sans passer pour lâche ? il y avait danger et j’ai accepté. Je m’en suis toujours voulu depuis, quoiqu’à cette époque je fusse de ceux qui croyaient qu’avec un pouvoir révolutionnaire on pouvait faire quelque chose. Je n’avais pas encore compris que si la Révolution n’est pas faite dans les esprits, elle n’est pas possible dans les faits, et que par suite si elle est faite et passée dans les idées, il devient inutile de nommer un pouvoir pour la faire aboutir : cela était tellement logique que je n’y avais pas songé.

À la Commune, mon rôle a été celui que tout gouvernant peut avoir : absolument inutile quand il n’est pas nuisible. Délégué aux travaux publics ce qui m’a presque valu une délégation aux travaux forcés, je pensais qu’il serait facile de balayer la réaction versaillaise, représentée par les Andrieux, les Barodet, les Gailleton, les Perret et autres Le Royer, lesquels ont bien été récompensés depuis, de leur attitude à cette époque. Je croyais qu’il suffirait d’appeler le peuple qui venait de nous donner le mandat de ce nettoyage pour qu’il vînt à la rescousse, mais lui de son côté pensait que l’effort fait par lui d’avoir nommé la Commune révolutionnaire était suffisant, et il se reposait sur nous, qui ne pouvions rien sans lui ; trois jours se passèrent à se reposer les uns sur les autres, au bout desquels nous nous endormions tous pour nous réveiller avec notre drapeau rouge bas et le tricolore flottant.

Pourquoi cette impuissance d’une part et cet abandon de l’autre ? Deux causes y obligeaient. Paris, en faisant son mouvement du 18 mars, n’avait tout d’abord réclamé que son autonomie, mais justement Lyon possédait cette autonomie communale, et était de ce fait très gêné pour appuyer Paris, situation que ne manquait pas d’exploiter la réaction, en disant que Lyon n’avait aucune raison de se révolter pour acquérir ce qu’il possédait, l’argument entraînant avec lui bon nombre de gens. Paris nous envoyant ses délégués avant que les timides réformes qu’il demanda plus tard ne fussent faites, l’agitation se faisait un peu dans le vide ; tout autre eût été le résultat, malgré l’ignorance et la foi du peuple en ses gouvernants, si l’on eût attendu les réformes projetées par la Commune de Paris. Peut-être, Lyon eût abandonné l’idée communaliste pour prendre l’idée économique et, ayant alors un champ d’action, les choses eussent pu être autres. Mais voilà, à cette époque on attendait l’initiative de Paris. Elle vint trop tard.

L’autre cause d’impuissance résidait en l’absence de force matérielle et morale de notre part ; malgré la Commune proclamée, la réaction était encore maîtresse de Lyon parce qu’elle possédait tous les forts, lesquels, chacun le sait, n’ont été construits qu’en vue d’une révolution intérieure ; elle possédait l’armée et, ce qui la fait marcher, l’argent, car, en se sauvant, elle avait aussi sauvé la caisse. De notre côté nous possédions les fusils de la garde nationale et quelques cartouches, plus un malheureux fortin avec ses canons encloués. Se mesurer à l’armée dans ces conditions n’eût pu produire qu’une hécatombe inutile.

Un membre de la Commune nous fit observer que nous avions les canaux et la torche à notre disposition et que, ne pouvant prendre le propriétaire qui se réfugiait vers l’armée, nous pouvions prendre ce qui fait sa force et fait notre faiblesse, la propriété, en appelant le peuple à faire œuvre de communiste révolutionnaire, à sortir des taudis pour habiter les palais et les maisons luxueuses vides, à manger, à sa faim en s’appropriant les denrées accumulées, à se vêtir en utilisant les produits tissés par lui et accaparés par les juifs chrétiens ou autres, et que de cette façon on atteignait double but, d’abord faire œuvre de justice et ensuite amener Versailles à démembrer l’armée qui était devant Paris et débloquer cette Ville. Mais soit que le mot « communisme » ait effrayé, soit qu’on ait jugé que le moral populaire n’était pas encore mûr pour ces revendications, la motion fut rejetée, ce qui fait qu’on ne rôtit pas la propriété ; c’est elle qui nous a laissés cuire dans notre jus.

J’ai été assez bête pour accepter un pouvoir qui me liait les mains tout en me donnant le droit de lier celles des autres, j’en fais ici mon meâ culpâ ; aujourd’hui je ne commettrais plus cette bourde.

Mon opinion est que l’insurrection de 1871 ne pouvait aboutir, justement parce qu’elle était sortie de l’état insurrectionnel pour entrer dans l’état gouvernemental. Je crois que toute insurrection qui marche à la conquête d’un nouveau pouvoir est stérile, que toute insurrection qui se nomme des chefs est mort-née. L’état insurrectionnel est celui dans lequel le peuple, seul, sans meneurs et sans chefs, peut marquer ses désirs, ses volontés, ses aspirations et ses besoins. Dès qu’il y a un chef il a un maître : l’état insurrectionnel cesse pour faire place à celui de l’esclavage ; et dire qu’on peut se donner des chefs qui vous commanderont d’aller à Versailles parce que vous leur commanderez de vous y conduire, est une idiotie. Paris, Lyon et d’autres Communes de 1871 sont mortes des chefs, des parlementaristes, même les mieux intentionnés ; que nous le voulions ou non il en est et il en sera toujours ainsi.

L’influence que ces insurrections ont eue sur les idées est immense justement par leur défaite. Jusqu’alors la province était habituée à suivre Paris, elle se croyait impuissante dès que Paris ne prenait pas l’initiative, elle ne se croyait point une force sans Paris, il y avait une espèce de centralisation des cerveaux vers qui tout rayonnait. Paris semblait être le centre de ce rayonnement. On agissait un peu comme le militarisme, où tout se concentre en un point, tout paraît bon si ce centre est vainqueur, mais tout parait défectueux et l’est en effet, s’il est vaincu ; alors commence à se former l’armée de guérillas qui vient à bout, en petit nombre, de ce que le grand n’a pu faire ; Paris vaincu, ayant en main une force imposante, Paris cherchant à créer les guérillas communales a donné la preuve à la province qu’elle est une force, même seule ; elle n’attend déjà plus de Paris la note de l’idée, elle se désagrège pour aller plus vite, je n’en veux pour preuve que les procès et les condamnations qui ont eu lieu en province bien avant ceux de Paris, le procès de Lyon précédant celui des Trente.

On a parlé de la décentralisation politique et administrative ; la décentralisation des cerveaux a suivi. Qu’on enquête, qu’on demande aux révolutionnaires provinciaux ce qu’ils feraient aujourd’hui si pareils événements se produisaient, on verra l’unanimité répondre : Nous n’accepterons pas la bataille avec le soldat, lequel après tout est nôtre, nous nous battrons avec la richesse, et faute de pouvoir pincer le propriétaire, nous ferons table rase de ce qui fait sa joie et sa force ; nous fuirons en faisant le vide derrière nous. Ils ajoutent avec quelque raison, qu’ils croient que l’on ne sera pas obligé d’aller jusqu’au bout et qu’aussitôt le branle commencé, la bourgeoisie épouvantée, viendra d’elle-même à résipiscence. En tout cela ont-ils raison ?

Quoi qu’il en soit, ces idées sont nées de l’influence de nos défaites ouvrières et je crois possibles aujourd’hui plusieurs insurrections à la fois sur divers points, marchant au même but, à la conquête de la satisfaction des besoins matériels, avant celle des besoins moraux, ce que je n’aurais pas cru possible avant 71. Contrairement à cette époque, aujourd’hui le peuple croit et sait très bien qu’il lui est indifférent qu’on lui apprenne à pouvoir lire qu’il y a beaucoup de blé en Amérique si on l’empêche de pouvoir le manger ; il sait que s’il a le ventre creux il lui est égal de savoir que la lune nous envoie treize fois moins de lumière que nous ne lui en donnons ; il veut vivre et bien, puisqu’il produit tout. Il a cru pouvoir acquérir ce bien être par les révolutions politiques, — nos défaites lui ont montré qu’il ne le pouvait. Celles-ci n’auraient-elles que fait cette démonstration qu’elles auraient encore eu raison d’être, c’est autant de gagné.

Pour terminer, je confesse avoir beaucoup de regrets de n’avoir pu faire davantage ; mais mon plus cuisant remords est d’avoir mérité ce terrible soufflet : j’étais en exil, me disputant avec Jacques Gross, devenu depuis l’un de mes meilleurs amis, il me lança cette apostrophe : Tais-toi donc, élu !

A. P.
M. Lissagaray

M. Lissagaray a écrit en six cents pages documentées l’Histoire de la Commune de 1871. Il n’y avait donc pas lieu à longue interview. Nous lui demandons d’abord quelques anecdotes.

— Des femmes eurent-elles un rôle ?

— On en vit pas mal derrière les barricades. Quant aux pétroleuses, c’étaient des êtres chimériques, analogues aux salamandres et aux elfes. Les conseils de guerre ne parviennent pas à en exhiber une. Ces conseils condamnèrent maintes femmes. Peu avaient été mises en évidence par les événements. Louise Michel, — une exception. Devant les juges, elle fut aussi agressive qu’à la bataille et accusatrice. Une autre, qu’on appelait Dmitrieff, eut de la fantaisie sur fond tragique. Elle venait de Russie, où elle avait laissé en plan son mari… On la vit, pendant la Commune, vêtue d’une mirifique robe rouge, la ceinture crénelée de pistolets. Elle avait vingt ans et était fort belle. Elle eut des adorateurs. Soit que le « peuple aux bras nus » lui plût peu à huis-clos, soit que l’amour fut pour elle un sport exclusivement féminin, nul ne put fondre ce jeune glaçon. Et c’est chastement qu’à la barricade, elle reçut dans ses bras Fraenkel blessé. Car elle était aux barricades, où sa bravoure fut charmante. Notons la toilette : grand costume de velours noir.

— Elle fut prise ?

— Non. Et quelques semaines après, elle était installée en Suisse. Fort riche, elle avait un hôtel sur les bords du lac, et fut hospitalière aux réfugiés : il y avait dans ses salons brillante société « de travaux forcés » et autres exotismes, avec quelques condamnés à mort. Puis elle retourna en Russie, rejoindre son mari, lequel mourut peu après. Il y eut un procès, où elle parut comme témoin. On avait, paraît-il, empoisonné le seigneur. L’intendant fut envoyé en Sibérie, où elle s’empressa de le rejoindre. On n’a plus eu de ses nouvelles.

— Comment résumeriez-vous les causes de la chute de la Commune ?

— N’avoir pas occupé le Mont-Valérien, avoir attendu au 3 avril pour marcher sur Versailles, furent les fautes capitales du début. L’ingérence du Comité central dans les affaires après les élections, le manifeste-scission des vingt-deux de la minorité (15 mai), la manie qu’eut la Commune de légiférer, alors qu’il fallait combattre et préparer la lutte finale, furent des germes de défaite. Et une fois Versailles dans Paris, la défaite fut hâtée par la proclamation de Delescluze du 22 mai, flétrissant toute discipline, par la dispersion des membres de la Commune dans leurs quartiers (la défense était désormais décapitée), par la presque inaction du parc d’artillerie de Montmartre, par l’incendie de l’Hôtel de Ville. Avant le 21 mai, jour de l’invasion, rien ou presque rien n’avait été fait pour la défense des rues. On avait offert 3  fr.  75, aux terrassiers, aussi n’en avait-on pas trouvé. Des terrassiers, la Commune en eut pour rien, elle en eut tout un peuple, aux heures tragiques mais il était un peu tard. Il eût fallu deux cents barricades préméditées, stratégiques, solidaires, que dix mille hommes eussent suffi à défendre sans fin. On en eut des centaines et des centaines, mais sans coordination et impossibles à peupler. Hélas la Commune n’avait pas prodigué l’argent pour sa défense. Sa munificence s’était haussée aux trente sous quotidiens des gardes nationaux. Il eût fallu peser sur M. Thiers en saisissant le gage de la Banque de France. Pas d’argument plus décisif. Au surplus, il y avait à la Banque, entre autres richesses dociles, des billets bleus, valeur 900 millions, qui pour entrer en circulation n’attendaient plus qu’une griffe. Il est vraiment triste qu’on ne l’ait pas trouvée au cours d’une insurrection qui comptait tant d’ouvriers d’art.

M. Nadar

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… De la droite des boulevards, venait à nous une rumeur encore lointaine, intense, profonde. Cette rumeur grossissait d’instant en instant en se rapprochant et le crescendo éclatait bientôt sous nous. Il se passait assurément quelque chose extraordinaire.

Les personnes qui se trouvaient dans l’appartement coururent toutes aux fenêtres. Malade et même, sans m’en douter, depuis deux grands mois condamné par les médecins, je m’y traînai dernier par une contagion de curiosité malsaine qui se trouva punie.

Après tant de douleurs, de tristesses, d’horreurs, voici donc ce qu’il m’était réservé de voir et réservé d’entendre, en plein centre de Paris, centre de la civilisation humaine…

Derrière un peloton de chasseurs à cheval, mousqueton dressé sur la cuisse, entre un double cordon de cavaliers, défilaient interminablement quatre par quatre, au milieu de la chaussée, une indénombrable quantité d’hommes, prisonniers ramassés individuellement ou par râfle, parfois sur la mine, sur le vu des souliers, sur rien : au hasard du caprice d’élection. — Il n’y avait pas dans ce convoi là de femmes ni d’enfants.

Mais beaucoup de jeunes soldats, la capote retournée, provenant des deux régiments qui, engagés au fond de Paris, le 18 mars y avaient été « oubliés » par leurs chefs en fuite sur Versailles ; les hommes n’avaient pu repartir, une fois Paris évacué par le gouvernement civil et militaire puisque les consignes les plus rigoureuses interdisaient la sortie des portes à tout homme au-dessous de quarante ans.

De ces soldats, désormais sans chefs, absolument abandonnés à eux-mêmes au milieu d’une insurrection générale, quelques-uns avaient pu être incorporés dans les bataillons fédérés ; d’autres, très nombreux, s’étaient, de notoriété publique, refusés résolument à marcher contre les troupes de Versailles, et, comme on l’avait su par les journaux, un casernement spécial leur avait même été accordé, après une orageuse discussion de la Commune.

Quels étaient précisément ceux-là qui défilaient sous nos yeux, dégradés pour l’heure, — en attendant le reste ?…

Lesquels d’entre eux, fidèles ; lesquels ennemis ? Qu’importait ! — Ils marchaient d’un pas rapide, poussés, la tête basse pour la plupart, et avec eux un pêle-mêle sans fin d’autres prisonniers de toutes provenances et de toutes tenues, gardes fédérés, ouvriers, bourgeois, sous l’assourdissante clameur d’imprécations, de huées et de menaces. Le double cordon des cavaliers d’escorte fléchissait par instants sous la terrible pression des spectateurs, ayant peine à couvrir les captifs, — hommes non condamnés, non jugés, pas même interrogés encore. Des messieurs bien vêtus, des « dames » se heurtaient, se poussaient pour injurier de plus près les prisonniers, — ces prisonniers non condamnés, non jugés, non entendus, — et, au paroxysme de la folie sanguinaire, unanimes, sans une protestation, sans récusation, criaient, hurlaient ces cris horribles que j’entends encore : « — À mort ! À mort ! — Ne les emmenez pas plus loin ! — Ici ! — Tout de suite »

Combien de lâches terreurs accumulées pour se déchaîner en tant de férocités ?…

Les prisonniers avançaient toujours, semblant ne vouloir voir ni entendre. L’un d’eux pourtant se retourna et cria, tendant le poing : — Lâches !… — À ce moment, comme une trombe, un monsieur âgé et gras, décoré, de tenue respectable, venait de faire irruption du café de la Paix, et, fendant la foule, était parvenu au centre de l’escorte d’où il frappait d’estoc et de taille les prisonniers à coups de canne…

Mais tout cela, cris, menaces, injures, hurlements, n’était rien encore. Une clameur formidable, assourdissante, éclata tout à coup comme le tonnerre et il se fit dans la masse un remous furieux où prisonniers et escorte semblèrent au moment de s’anéantir.

— Au dessus de tous, s’avançait comme un spectre, — livide, ensanglanté, hagard, les cheveux droits hérissés, vacillant et de chaque côté soutenu, — un homme, blessé au dos, disait-on, et qui, ne pouvant absolument plus marcher, avait été hissé sur le cheval d’un des hommes d’escorte.

Qui était ce misérable ? Était-il réellement un des chefs ou le prenait-on pour tel parce que seul entre tous il était monté ? Quoi qu’il en soit, l’aspect de ce moribond — (il n’alla pas plus loin, nous dit-on, que l’église de la Madeleine…) put réaliser l’invraisemblable prodige d’exaspérer encore d’un degré l’accès de délire homicide de ces lycanthropes.

Et au dessus des hurlements et rugissements de possédés : — « À mort ! — Ici ! — Tout de suite ! » — nous entendîmes une voix stridente entre toutes, une voix de femme, glapissant en fausset suraigu, vers les nuages : — « Arrachez-leur les ongles. » Oui, voilà ce que j’ai vu, voilà ce que j’ai entendu, en plein centre de Paris, centre de la civilisation humaine,

— et en témoin sincère, désintéressé, avec tous autres témoignages à l’appui, historiquement, comme c’est mon devoir, j’en dépose.

Nadar
FIN