Enthousiasme (Le Normand)/02

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Éditions du Devoir (p. 22-35).


II

MOUSSELINE


Je me demande ce qu’est devenue Mousseline, Mousseline qui a délibérément refusé d’améliorer son sort, Mousseline qui a préféré l’amitié et un pré rasé et sec, à la solitude dorée d’un gras et vert pâturage.

C’est une assez longue histoire.

Habitant le banc de sable que l’eau lisse du barachois sépare du village, nous étions, tous les étés, dans une situation laitière misérable.

Un cheval maigre, tirant une voiture cahotante, nous apportait chaque jour autour de midi, des bouteilles à moitié remplies et qui se chauffaient au fort soleil de la Gaspésie depuis six heures du matin. Le cheval avait parcouru une dizaine de milles, desservant sans se hâter deux villages accotés l’un sur l’autre. Il nous apportait ensuite les restes.

Il faut dire que le vieil Irlandais, son maître, qui faisait la tournée, était pittoresque et amusant. Mais ses propos galants ou rosses n’empêchaient pas notre lait de surir aussitôt que sa haridelle avait tourné le dos. C’était, désastreux. Il nous aurait fallu manger à la journée du lait caillé. Par exception, une des bouteilles daignait, par-ci, par-là, se conserver jusqu’au soir. Mais ordinairement le breuvage avait toujours un « petit goût ».

Tous nos enfants protestaient ; les ménagères se plaignaient de ne pouvoir faire aucun dessert, et les grands buveurs de lait étaient bien malheureux. C’était plus que lamentable, vraiment, c’était intenable ! Et cela durait depuis des années.

Notre amie Marie qui avait charge d’une grosse maisonnée, pouvait se croire la plus à plaindre. Elle se mit à parler d’acheter une vache pour l’été et de la prêter l’hiver à quelque fermier des environs. C’était une chose faisable. Une autre saison passa sur ce projet quand notre vieux laitier mourut. Ses fils négligèrent l’entreprise, et la situation lamentable devint insupportable. Certains matins, la haridelle ne venait même plus…

L’hiver suivant, comme nous ressassions ensemble le trésor inépuisable de nos joies gaspésiennes, Marie dit :

— Mais l’été prochain, c’est le bout, j’achète une vache. Je suis décidée. Je verrai à ça en mai, quand j’irai pour le jardin.

Elle partit le trente avril pour un voyage de trois jours à la mer. Elle revint enthousiasmée. Il faisait déjà beau là-bas. L’eau avait un peu plus rongé le banc de sable, mais elle n’avait emporté aucune de nos maisons. Elles étaient toutes là, attristées par leurs yeux clos, et elles nous attendaient au plus vite. Marie avait donné des ordres très précis pour le jardin. Il y aurait beaucoup de fraises. Mais ce qui était mieux que tout, c’est qu’elle avait trouvé une vache, et une belle. C’était une petite jersey café au lait, avec un beau cœur blanc sur le front, des yeux et des cils enviables, vraiment, et si fine d’allure que Marie l’avait tout de suite baptisée Mousseline.

Mousseline l’attendrait, comme nos maisons, jusqu’en juin. Mais après, quelle bénédiction ! Nous aurions du beau lait gras et frais et de la crème tous les jours. Il fut bien entendu que je serais la première servie, mais notre unique voisine aurait aussi sa part. Nul cheval maigre ne traînerait plus, sur notre petite route, une voiture cahotant des bouteilles.

C’était une question réglée. Pour pacage, Mousseline aurait à elle seule les longs arpents touffus qui allaient de chez nous au pont et qui appartenaient à Marie. De quoi engraisser, sûrement !

Tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes.

J’arrivai à la campagne la première. Je ne retins pas les bons offices du laitier qui avait remplacé notre vieil Irlandais. Je m’enquis aux premières maisons du village pour obtenir pendant quelques jours un peu de lait chaque matin. À bicyclette, j’irais le prendre en allant chercher le courrier. Un jour sur deux, nous en manquions, mais ce n’était rien. Nous vivions d’espérance. Dans une semaine, Mousseline serait là, et Mousseline était garantie, Mousseline devait donner beaucoup de lait.

Enfin, on ouvrit la villa chez Marie. Quand Nazaire, l’homme de peine, en aurait fini avec les panneaux et l’installation, en revenant de chez lui, le matin, il ramènerait Mousseline la belle. En attendant, Marie et moi, nous en parlions déjà avec beaucoup de tendresse.

— Comme cela, dis-je aussi, je puis prévenir au village, que l’on ne me garde plus de lait ?

— Ah ! sûrement, vous pensez bien !

Et nous vîmes enfin venir Nazaire traînant une vache qui était en effet fort jolie. Mais elle meuglait à fendre l’âme. Marie décida que pour la première journée, on la garderait auprès de la maison. On sacrifierait la propreté de la partie éclaircie du bois où poussaient des fraises sauvages succulentes. On attacherait Mousseline à un sapin. Pour distraction, Mousseline verrait passer, par-dessus la haie, les deux trains du jour. On pourrait la surveiller et l’admirer aussi, car elle était belle, il n’y avait pas à le nier, elle était même très belle. Ces grands yeux, ces longs cils, ce petit cœur blanc entre les jeunes cornes, vraiment c’était merveille !

Mais elle meuglait, meuglait, meuglait à cœur fendre.

Tout l’après-midi, Marie fut sur le qui-vive. Les autres pouvaient jouer au tennis, ou se baigner, ou flâner sur la plage, Marie ne connaissait pas de repos. Ce cri, qui reprenait comme la sirène d’un bateau en détresse la rejoignait partout. Elle accourait au petit bois. Mousseline beuglait de plus belle, tournait sur elle-même, et finalement avait une patte ou deux prises dans sa corde.

Marie appelait à l’aide. Une des joueuses, laissant le tennis, venait dérouler la corde, pendant que Marie levait et tenait en l’air la patte de Mousseline. Ce faisant, elle la morigénait doucement.

— Allons ! Mousseline, tu t’ennuies ? mais pourquoi ? regarde cette herbe belle et tendre, mange, va, et tu t’habitueras à nous… Elle caressait le cou, le dos café au lait ; Mousseline semblait se consoler, mais dès que Marie s’éloignait, les meuglements reprenaient.

Tout le monde disait :

— De grâce, ne vous en occupez plus, elle va s’accoutumer.

Mais Mousseline, continuant à penser à son pré rasé, sec, où elle avait laissé des amies, et surtout une compagne qu’elle aimait comme une mère et suivait comme une ombre, Mousseline persistait dans ses lamentations. Que lui importaient tous ces succulents arbustes, et les petites fraises roses, et l’abri agréable des sapins odorants, et l’air de la mer si proche, et le passage des deux trains ? Mousseline avait décidé qu’elle s’ennuyait.

Sa journée finie, avant de repartir pour le village, Nazaire devait la traire. Après le souper, nous reviendrions pour la prière à la chapelle et pour chercher notre part du lait. Car cette vache privilégiée et ingrate paissait non seulement à l’ombre d’une maison hospitalière, mais encore à l’ombre d’une chapelle et d’un ravissant clocheton, d’une chapelle où par une faveur insigne, le bon Dieu demeurait tout l’été.

Tout cela ne sembla guère influencer Mousseline.

Le soir, portant une bouteille vide bien brillante, je m’approchais, quand Marie courut au-devant de moi :

— C’est une catastrophe ! Mousseline n’a donné qu’une pinte de lait !

Nous étions tous, sans pot cassé, comme Perrette !

Mais je prodiguai à la propriétaire — qui avait donné soixante-quinze dollars pour acheter Mousseline — mes encouragements les plus convaincus. Mousseline était trop dépaysée. Mousseline demain serait accoutumée. Demain elle mangerait et recommencerait à donner du lait.

En attendant, elle beuglait, beuglait. Marie pour la consoler ne l’embrassait pas, mais c’était tout juste. Elle la suivait, s’embarrassant avec elle dans sa corde, trébuchant, se déprenant, après avoir désenroulé les pattes de la belle Mousseline !

Il avait été décidé qu’on la laisserait dormir dehors. On l’avait tout le jour changée de place, pour voir si, d’un arbre à l’autre, elle finirait par trouver un coin à son goût. Je restais à veiller. Nous aurions pu être tranquilles, au coin du feu, et parler du dernier livre arrivé. Mais ce beuglement qui dominait le bruit des vagues et nous poursuivait, c’était trop. Marie à la fin déclara :

— Je vais la mettre dans l’étable. Qui vient m’aider ? Elle se consolera peut-être, entre quatre murs !

Nous n’étions à ce moment-là que des femmes. Quelques-unes, comme moi, absolument sans allure avec les animaux. Julianna et Marie étant les seules à avoir le don, nous les laissâmes se débrouiller, nous contentant de rire en les regardant. Il faisait presque noir. Seul du rouge demeurait allumé derrière les montagnes du barachois. Nos deux minces femmes se profilèrent dans cette lueur, tirant la vache doucettement, tout en essayant de l’envoûter de leurs belles voix. Une bête moins têtue, devant tant d’égards, aurait cessé au moins de pleurer. Mais à toutes leurs phrases répondait le même tenace beuglement.

Cette écurie, depuis longtemps, n’était plus qu’un garage. Il y avait au fond le box du cheval. C’est dans cette boîte de beau bois nu et propre que Mousseline finalement fut laissée. Nous lui apportâmes chacune deux grosses brassées de beau foin cueillies à même le champ. Et puis, bonsoir ! La porte fermée, l’écurie étant loin de la maison, tout le monde pourrait l’oublier.

Tout de même, il fut très difficile de parler d’autre chose. Toute la soirée se passa à rire des deux demoiselles aux ongles polis et aux fines mains, qui avaient presque porté Mousseline jusqu’au box ! et comme avec des gants blancs.

Eh bien, Nazaire, quand il dut le lendemain la sortir de ce box, ce n’était pas de gants blancs dont il aurait eu besoin, mais, ma foi, d’un costume de scaphandrier ! Si Mousseline, toute la journée de la veille, avait retenu son lait, toute la nuit, elle n’avait pas retenu autre chose ! et sans litière, il fallait la voir. Elle n’était plus belle. Et Nazaire n’était pas ravi, tout habitué qu’il fût aux odeurs d’écurie.

C’est lui qui me raconta cela, le lendemain, assez tôt. Je venais de le voir passer notre barrière, traînant Mousseline pour aller la mettre dans ce champ qui de tout temps lui était destiné.

Et il m’avait demandé le baquet que j’avais promis, et de l’eau pour mettre dedans.

Le malheur, peut-être, c’était qu’il fallait attacher Mousseline. D’un côté, une clôture longeait la voie ferrée ; mais du côté de la mer, rien ne cernait ce champ qu’une douce pente reliait à la plage. Libre, qu’aurait pu faire une vache aussi désespérée ? Il y avait tout à redouter, même le suicide.

Mousseline fut d’ailleurs attachée avec une corde d’une longueur démesurée ; et son baquet fut mis à l’ombre de six ou sept belles épinettes qui formaient au bout du pacage, un boqueteau charmant. Marie survint bientôt pour voir l’installation, voir si la brique de sel était au bon endroit et si Mousseline paraissait contente.

Hélas, Mousseline ne paraissait pas contente. Mousseline beuglait, se cachait la tête sous les arbres et ne prenait même pas une bouchée du beau foin haut comme un enfant.

— Elle est gênée, dis-je. Allons-nous-en !

Nous nous en allâmes, marchant en mesure, nos pas rythmés par les beuglements fidèles. Mais Marie riait. Marie ne désespérait plus. Mousseline, toute crottée qu’elle était, avait donné quatre pintes et demie de lait ce matin. Mousseline s’amendait. Et dans ce champ, on ne pouvait pas dire qu’elle ne serait pas bien !

Allez-y voir ! Mousseline ne se trouva pas bien. Pour ma part, quand j’y repense, j’imagine que Mousseline, qui toute sa vie n’avait connu que prés rasés et pauvres, ne savait que faire de l’abondance de ce champ. Sa couleur aussi avait pu la déconcerter. Car le foin ne poussait pas tout seul ; en juillet, cette prairie était une merveille ; les grosses fleurs rouges des trèfles, les grappes bleues du jargeau, les collerettes des innombrables marguerites en faisaient un jardin dont j’ai cent fois vanté la splendeur.

Mousseline le regardait et beuglait.

Sur ce champ passait, parfumé de sel et d’iode, le grand air du large. Aucun lieu ne semblait plus édénique.

Il n’empêcha pas Mousseline de beugler toute la journée. Le soir Nazaire vint la chercher pour la ramener à la maison. Tout le monde supposait qu’entre les beuglements, elle avait tout de même eu le temps de prendre une bouchée, et qu’elle donnerait de quoi abreuver les trois familles du banc.

Elle donna tout juste une pinte.

Cela devenait une tragédie.

Marie sortit l’auto et s’en fut voir monsieur Mégras qui lui avait vendu l’animal. Que devait-elle en faire ?

C’était un vendredi. Il promit de venir la voir le lendemain. Sans doute avait-il l’intention de la raisonner.

Mousseline beugla sa nuit entière, consciencieusement, mais dehors. Le matin, Nazaire la ramena à mon pâturage. Si je voulais du lait, il me faudrait retourner au village. Elle n’en avait pas donné deux pintes !

Elle se colla de nouveau au boqueteau d’épinettes, dédaigna une fois de plus le foin, tourna le dos à la mer, ne regarda même pas le train qui passait et exhala toute la journée sa douloureuse plainte.

À quatre heures de l’après-midi, de ma véranda, je vis un homme et une femme en boghei, passer notre barrière et aller vers le champ. Le vent m’apporta la voix de Marie, assez claire pour dominer le bruit de la mer et les tenaces beuglements.

Monsieur Mégras venait voir son ancienne vache. Il eut beau l’examiner, il ne lui trouva rien de malade ; et il eut beau lui parler, elle ne lui répondit pas. Elle cessa de meugler, croyant son but atteint. Elle était intelligente dans son entêtement, et pourtant elle se trompait. Il n’allait pas tout de suite la ramener. Il conseilla de la mettre le soir dans l’écurie — mais avec une litière ! — et de l’y laisser deux jours. Ensuite, elle serait probablement contente de retrouver le vent du large et elle serait habituée à sa solitude.

Une demi-heure plus tard, je vis revenir Marie avec Julianna. Nazaire, qui devait préparer la litière, était grognon. Elles avaient alors offert de venir toutes les deux chercher la vache. Les deux bonnes étaient des citadines — comme moi en ce qui regarde les animaux domestiques — il n’avait pas été question de leur confier cette tâche.

Je me réinstallais avec mon livre, tranquillement, quand j’entendis des cris. Me retournant, je vis Mousseline passer à l’épouvante et s’engager sur la voie ferrée, en route vers le village. Marie et Julianna couraient derrière. Pourtant sympathique à leur malheur, je les suivis en riant aux larmes, jusqu’à ce que j’aie pensé moi aussi que c’était l’heure du deuxième train de la journée. Au moment où j’envisageais, comme les autres, la possibilité d’un accident, j’aperçus Nazaire qui sautait au cou de la vache. Il était venu jusqu’au talus du chemin de fer pour chercher le fourrage de la litière, et il s’y trouvait juste à point.

Marie, pantelante, me dit :

— Je crois bien que je vais essayer de la revendre…

Mousseline rattachée, renfermée, donna deux petites pintes de lait et se remit à beugler.

Le lendemain, dimanche, Nazaire, qui ne venait pas d’habitude, avait dû accepter de revenir pour la traite. Comme il entendrait ensuite la messe dans la chapelle, cela ne le dérangerait pas plus, en somme, que d’aller jusqu’à l’église.

Mais allez-y voir ! Le lendemain, il pleuvait à boire debout — ce fut la seule pluie de tout l’été — il pleuvait à boire debout, et pas de Nazaire. La messe finie, Mousseline beuglait, et Nazaire ne paraissant toujours pas, Marie prit l’auto, même avant d’avoir déjeuné, et se rendit chez lui. Nazaire fut invisible. Une maladie diplomatique l’avait fait souffrir toute la nuit. Il ne pouvait pas se lever. Marie serait revenue bredouille, si elle n’avait pas rencontré son menuisier qui, entendant l’histoire, s’offrit à venir soulager Mousseline.

Mousseline donna trois pintes. Marie dut ensuite, toujours sans avoir mangé, aller reconduire au village, l’âme charitable qui l’avait aidée.

La pluie continua, torrentielle ; Mousseline beugla, et la journée se passa. Non dans l’oisiveté, cependant, pour Marie et ses invitées. Revêtant leurs imperméables, chaussant des bottes, quatre ou cinq fois elles s’en furent cueillir des brassées de fourrage pour les offrir à Mousseline. Le plan de vie de cette bête, n’ayant pas d’abord comporté l’internement, la grange n’était pas pourvue de ce qu’il fallait pour la nourrir.

La journée passa et l’heure de la seconde traite arriva.

Une dernière épreuve fit pour Marie déborder la coupe. Retourner au village chercher quelqu’un serait ridicule. Elle avait décidé qu’elle trairait elle-même Mousseline. Après tout, elle n’était pas plus sotte qu’une autre.

Elle entra donc dans l’étable avec son seau et tout le tremblement. Elle n’avait jamais touché à un pis, de sa vie ! Mais elle avait vu faire les autres, et en prenant le thé, d’ailleurs, quelques instants plus tôt, chacun lui avait donné son bon conseil. Il fallait tirer comme ceci, comme cela, paraît-il ; il fallait surtout bien égoutter…, etc…

Mais Marie réussirait, Marie n’aurait pas de mal, car si Mousseline s’était attachée à quelqu’un dans ces quelques jours, c’était sûrement à Marie, qui lui avait prodigué tant d’attentions, fait tant de beaux discours et de caresses, pour la convaincre qu’elle devait cesser de pleurer et donner du lait, et manger dans le beau champ rouge de trèfle, bleu de jargeau, blanc de marguerites.

Nous restâmes dans la porte pour le spectacle. Marie attacha la queue et la patte de Mousseline ensemble. C’était un des conseils qu’elle avait reçus ! Elle s’installa sur le petit banc, s’appuya le front au flanc de la bête et commença de tirer…

Cela ne sortait pas à flots. Elle tira une heure. Les plus douces paroles, les gestes les plus tendres ne changèrent pas grand’chose. Elle pinça, tira, massa, repinça et retira pendant une heure pour une pauvre pinte !

Ce fut après cela que Marie eut une conférence avec les amies des alentours, les parents présents, et même les bonnes — qui étaient meilleures cuisinières que vachères ! — et tout le monde fut d’accord : boire du lait sûr, ou ne pas en boire du tout, valait mieux que tout ce tintouin. Puisque Mégras offrait de reprendre sa bête, il fallait accepter !

La pluie tombait encore. Il n’était pas question d’attacher Mousseline derrière l’auto ou derrière ma bicyclette et d’aller la reconduire. Il fallait patienter une nuit de plus.

Le lendemain, Nazaire guéri, ressuscité, arriva fouettant gaillardement son cheval, pour se donner une contenance. Marie qui avait eu l’idée de le congédier, pour son insurrection de la veille, se contenta de lui dire avec une ironie qui passa inaperçue :

— Ah ! vous êtes mieux ! et sans lui laisser le temps de dérouler le tissu de mensonges qui lui aurait composé une maladie acceptable, elle lui dit vite :

— Ne dételez pas. Vous allez reconduire Mousseline chez elle et dire à Mégras que j’irai faire les arrangements dans la journée.

Les arrangements furent ce qu’il y avait de mieux. Marie avait bien fait de ne pas congédier Nazaire. Il passait avec son cheval tous les matins devant chez Mégras. Il apporterait le lait de Mousseline. À la fin de l’été, Mégras remettrait ce qui resterait dû du montant payé pour Mousseline.

En définitive, nous étions mieux que les années passées et tout le monde était content. Nous avions le lait de Mousseline, un lait propre, riche et gras, et Mousseline restait chez elle. Quand nous passions en voiture ou à bécane, nous l’apercevions avec ses compagnes, dans son pacage rasé à fond, et d’où elle ne pouvait même pas voir les trains ! Et elle ne beuglait plus, elle mâchait comme si vraiment, elle arrachait sa subsistance de ce terrain rongé jusqu’aux racines.

Mousseline n’était pas uniquement belle. C’était une sentimentale qui préférait l’amitié et un pacage sec et poussiéreux, à la solitude du gras et vert pâturage !