Entre deux caresses/3

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PREMIÈRE PARTIE : SENTIMENT


Georges Mexme entra dans le salon où Séphardi et Robert de Boutrol semblaient se confier des histoires drôles. Il serra les mains des deux hommes, puis s’assit. Alors, ils s’entretinrent de choses médiocres et indifférentes. Personne ne voulait entamer le sujet qui pourtant les réunissait.

Enfin Mexme accrocha le grelot.

— Tiens, si nous parlions des pétroles, puisque nous voilà ensemble ?

— C’est une idée, dit Séphardi que cela seul occupait, je n’y avais pas pensé.

Tous trois se surveillaient âprement. Ils avaient reculé insensiblement leurs fauteuils vers des emplacements conformes à leurs stratégies. Leurs mains nerveuses trituraient des accoudoirs de cuir rouge.

Boutrol se lança, comme le désiraient les deux autres.

— En vous attendant, mon cher Mexme, nous avons justement dit un mot de cela. C’est magnifique, sur le papier, ces Pétroles Narbonnais ! Mais je n’ai pas confiance…

Séphardi coupa d’une voix incisive.

— Moi non plus…

Boutrol, éberlué, se tourna vers le banquier et demanda naïvement :

— Ah ! Et en quoi ?

— En votre méfiance…

Boutrol rit, pour se donner une contenance, puis il reprit gaillardement :

— Agissons toutefois comme si nous avions confiance.

Mexme dit :

— Ainsi font les votants qui soutiennent Tancrède de Boutrol, et ce n’est pas la méfiance qui leur manque…

Boutrol se lança sur la voie ouverte.

Précisément. Vous avez besoin de lui et de moi. Voyons un peu comment nous allons arranger cela. Il l’a donné pleins pouvoirs…

Mexme reprit d’une voix coupante :

— Nous n’avons pas « besoin », mais « utilisation » de votre frère et de vous.

Boutrol énuméra :

— Le ministère, la presse, la grande agence Hurlub, c’est une force qui vous dépasse.

Comme les deux hommes ne disaient rien, il ajouta :

— Et j’ai des amis.

— Rien pour eux, dit Séphardi. Pourquoi pas le syndicat des P.D.P. ?

— Qu’est-ce que c’est que ça, les P.D.P. ?

— Profiteurs des Pétroles, dit Mexme en riant…

Et pour canaliser l’éloquence de Boutrol, il se décida à parler net :

— Nous utilisons votre frère et vous, c’est entendu. Nous le faisons d’ailleurs largement et sans marchander, mais, du premier coup, je vais à la limite de ce que nous consentons, et encore je n’ai pas l’approbation de Séphardi.

— Dites toujours provisoirement, dit Boutrol.

— Voici : Pour vous le titre d’administrateur-délégué. Vous confierez illico tous vos pouvoirs à un administrateur-délégué-adjoint de notre choix. Pour ce, quatre cent mille par an tant que votre frère sera ministre. La moitié s’il tombe. Deux millions en espèces pour lui et cinq cent mille pour vous. Mais il nous faudra de lui des engagements signés, que Séphardi a dû établir, et dont copie vous sera donnée. Nous verserons par mensualités de cent mille.

Boutrol s’écria :

— Quatre millions, pas un sou de moins ! Mon frère ne marche pas à moins.

Séphardi cingla, la voix aigre :

— Mexme exagère déjà. Je consens aux sacrifices qu’il vient d’énumérer mais il nous faut des garanties. Si vous refusez, demain je fais interpeller par Giroy et nous coulons le ministère. J’aurai le nouveau ministre pour trois cent mille.

Boutrol blêmit. Giroy, le fameux ennemi du ministre, possédait des documents si compromettants que son seul nom mettait en fuite les partisans de Boutrol aîné. Il monnayait ainsi ses pièces, à intervalles, par le truchement de Séphardi.

Donc, deux millions pour votre frère et cinq cent mille pour vous, que vous remboursez.

— Que je rembourse ?… Vous êtes…

Le banquier reprit, toujours aussi aigre.

— Parfaitement. Je veux deux cent parts de fondateur de la P.O.I.L. et nous entrons, Mexme et moi, au Conseil d’administration.

— Ce n’est pas tout, dit Mexme. J’entre au titre d’Inspecteur des Comptes au Conseil de la société Hurlub. Croyez-vous que nous allons vous laisser toucher de l’argent des pétroliers de Londres et d’Amsterdam, comme vous ne manqueriez pas de faire si je ne suis pas au poste central ?

— Non ! cria Boutrol, rouge comme un foie de bœuf. Je ne vais pas me laisser gruger comme ça. À vous entendre, on croirait que vous commandez partout.

— Naturellement, dit Séphardi. Les Pétroles doivent être garantis contre les amis que vous nous offriez tout à l’heure. Voyez-vous votre frère tomber et le groupe Hurlub venir aux mains du syndicat hollandais ? Nous serions frais ! Cela nous coûterait trente millions au bas mot.

— Non ! hurla Boutrol, je n’accepte pas.

Séphardi murmura d’une voix aimable :

— Et les trois cent mille que vous devez payer pour Orlandette après-demain ? Vous les avez demandés à Dryllis qui vous a renvoyé à ce soir. Mais c’est moi qui suis le maître de Dryllis et je ferme le robinet. Enfin, si vous n’acceptez pas, depuis trois mois que j’achète de la P.O.I.L., je vous fais tous sauter au prochain conseil.

Robert de Boutrol se passa la main sur le front.

— C’est malheureux, tout de même, de s’entendre dire ça. Vous, Séphardi, un ami…

— Ici, coupa le financier, nous discutons affaires. L’amitié, ce sera pour tout à l’heure.

Mexme dit à son tour :

— Allons, il faut se décider. Demain nous aurons avancé nos batteries…

« Les Boutrol et leurs affaires sont-ils pour nous ou contre nous ?

— Nous sommes toujours avec vous, reprit l’autre soudain souriant. Mais vous être salement mercantis. Ainsi, Séphardi, j’en suis certain, rien qu’à l’émission, vous allez toucher cinq ou six millions.

— Quatorze ! dit le banquier en souriant.

Boutrol, assommé, ne souffla plus mot.

Mexme prit une voix aimable pour demander :

— Vous avez le papier de votre frère ?

Mais Boutrol, redevenant écarlate, s’exclamait avec l’air d’un sacrifié :

— Il me faut un million pour moi.

Séphardi eut un rire bon enfant.

— Cinq cent mille, c’est dit. Mais je vous fais une prime de deux cent mille si vous me déplacez un préfet, pour mettre là-bas l’homme que je désignerai.

Mexme ajouta :

— Je vous rachète déjà, en plus, vos deux millions de parts de fondateur pour cinq cent mille comptant. Vous gagnez encore deux cent mille sur vos propres exigences, avec l’offre de Séphardi.

Boutrol parut calculer, puis hocha la tête avec un air mi-satisfait, mi-furieux.

Il tira alors un papier de sa poche et le tendit à Séphardi.

Le banquier le prit, eut un sourire à Mexme, et dit enfin :

— Je n’ai voulu faire aucune pression sur vous. Il faut le reconnaître. Mais j’ai acheté la série des pièces Tivursin sur les cessions coloniales. Votre frère n’irait pas loin avec le reçu de six cent mille…

Mexme termina :

— Nous commençons à payer dans trois mois. Cent mille à la fois et jamais d’avances. Les trois cent mille d’Orlandette seront différés seulement. Vous comprenez, Boutrol, que tout notre argent ne peut pas être réservé à la firme Boutrol Brothers…

L’autre gentilhomme toisa ses deux adversaires.

— Quels maquignons vous faites…

— Ouais ! repartit Mexme, à maquignon, maquignon et demi. Le dit ma… ne se termine peut-être pas comme l’autre…

Il regarda Boutrol avec hauteur.

…J’ai le reçu des quatre-vingt-dix mille empruntés – Quel drôle d’emprunt !… – par Orlandette à Chibbre, mardi dernier, la veille du jour où vous alliez être affiché au Cercle pour les quatre-vingt-trois mille perdus au chemin de fer…

Et vous savez comment Orlandette les as eus, les billets ?

Boutrol poussa un cri inintelligible. Séphardi ricana :

— Pas à la caisse, bien sûr…

Il jugea alors Boutrol suffisamment assommé et leva une main en l’air.

— Bah… Mon cher Mexme, n’insistons plus. Notre ami est souple comme un gant. Vous avez la pièce à lui faire signer ?

— La pièce 1 ou la 2 ?

— La 2. Il est sage, cet ami. Mais il promet que son frère sera chez moi demain soir. Vous viendrez, Mexme, pour certaines précisions.

— Si c’est encore pour dire des insultes ! grommela Boutrol.

— Mon cher, dit Mexme, vous n’aviez pas semblé bien désireux de nous faire réussir – il se tourna vers son associé – et il fallait des étais solides. Les deux Boutrol sont précieux, mais ce sont aussi des paniers percés. Nous devons aviser à ce qu’ils dépendent de notre caisse le temps utile à notre mise en marche.

— Nous n’avions rien à craindre, n’est-ce pas ? demanda innocemment, avec un sourire moqueur, Séphardi à Boutrol.

L’autre fit non avec dignité.

Séphardi éclata de rire.

— Vraiment ! Il n’y a qu’un cheveu, c’est que mes renseignements m’ont affirmé que Boutrol aîné avait déjà reçu cent mille du groupe Kaulbach pour nous jeter des bâtons dans les roues. Le Shell a envoyé à Paris son diplomate, le Général Cornwith qui s’est présenté hier au ministère. Les Pétroles roumains ont des prospecteurs dans la Narbonnaise. J’ai dû les faire expulser avant-hier. Le syndicat Bakou s’est arrangé avec Tourcoup, l’ancien président du conseil, qui est un avocat de première force et centralise déjà toutes les instances judiciaires qui vont pleuvoir sur nous. Enfin les brigands de la Standard Oil ont essayé d’avoir le ministre de la justice. Ils tombaient mal. Il est destiné à siéger au Conseil.

« Vous pouvez le croire : les efforts pour nous casser les reins ne vont pas manquer encore. J’ai même ouï parler d’un agitateur arrivé à Paris, voici une quinzaine, et que je soupçonne de vouloir fomenter les grèves là-bas, pour nous tenir le bec dans l’eau tant qu’on pourra. C’est un ingénieur de la Mexican Eagle. Voyez si je suis renseigné.

Il ajouta :

— Et chez Pearson on étudie en ce moment de nous interdire la création d’un port d’embarquement pour les citernes. Ah ! Ils le défendent, leur monopole !

Il réfléchit un instant :

— Il est vrai que nous allons régner sur tout l’Occident désormais. Cette royauté mérite qu’on lutte pour elle.


La discussion continua plus aimablement. On donna lecture à Boutrol des engagements qu’il devait prendre. Il ne sourcilla plus. Mexme, qui le sentait vaincu, faisait semblant de craindre encore pour le flatter. Les deux financiers ne voulaient que dissimuler à l’homme d’affaires leur intention, sitôt la société constituée et la première tranche de titres émise, de doubler, puis de quadrupler le capital. Ils voulaient lier les Boutrol de façon infaillible auparavant. Enfin, comme les deux banquiers avaient obtenu les engagements désirés, ils virent Boutrol sortir un papier et le montrer sans l’abandonner à Séphardi. Il s’agissait d’un accord avec le ministre, signé par lui. Mais il fallait, en échange de ce document, que les trois cent mille d’Orlandette fussent, non pas reportés, mais payés le lendemain. Il y avait, en effet, quatre cent mille à solder à la fin du mois suivant, que seul Boutrol connaissait jusqu’ici. Il préparait donc sa future demande. Il y eut une courte discussion, puis, au téléphone, les ordres furent donnés de verser les fonds.

Boutrol, heureux, s’en alla, trouvant subitement un vieux rendez-vous urgent dans sa mémoire. Séphardi et Mexme restèrent face en face.

— Quel idiot ! dit Séphardi avec mépris.

— Oui, repartit Mexme, mais son frère est retors et astucieux.

— Qu’importe, nous sommes assurés désormais, par le Commerce et les Travaux Publics, de pouvoir faire notre affaire sans ennuis. La justice est à nous. Le groupe Hurlub sera soumis et la P.O.I.L. nous appartiendra. Il faut hâter notre entente.

— Elle est acquise ! dit Mexme.

— Oui, mais je n’ai pas vos chiffres.

— Bah ! Je cède mes terrains pour trente-cinq millions en espèces et autant de parts de fondateur.

— Combien de coût ?

— Vingt-deux.

— Oui, moi j’en ai moins que vous, mais achetés à meilleur compte. Cela m’a coûté douze millions. Mes trente millions avec vos trente-cinq nous obligent à lancer tout de suite les soixante millions d’obligations.

— Évidemment.

— Nous disposons de quatre-vingts millions pour commencer les travaux.

— Si nous n’avions pas terminé notre émission dans un an, nous aurions des embarras de trésorerie.

— Combien jetez-vous en circulation sur les cent ? demanda Mexme.

— Ce que vous voudrez.

— Je prends quarante millions.

— Je garde les soixante. Six mois me suffisent.

— À moi aussi.

— Dans ce cas, cela va aller.

— Vous avez quand même risqué gros, mon cher Mexme.

— En quoi ?

— Bah ! Vous avez commencé à acheter les terrains avant la certitude que les gisements passaient dessous.

— Si on ne risquait pas parfois…

— Je tiens que c’était assez peu prudent au fond, mais je ne songe pas à vous le reprocher. Ces qualités d’audace vous serviront pendant l’émission.

Mexme fit un geste.

— J’ai dû, pour me lancer ainsi, fermer les yeux de ma femme. Elle est un peu timorée.

— Qui peut le lui reprocher ?

— Certes pas moi.

Séphardi prit un ton étrange pour dire :

— Je serais heureux de voir votre charmante femme devenir une des reines de notre civilisation. Car j’espère, Mexme, que vous feriez d’elle une sorte d’idole.

— N’est-elle pas assez belle ? demanda le banquier.

— Si certes ! Mais la beauté doit être parée. Si je ne vous savais pas si amoureux, et si je ne craignais pas que mon don fût par vous mal interprété ; lorsque nous aurons mené notre affaire où je veux, je lui offrirais – cela se peut, en somme, car nous sommes associés…

— et amis…

— et amis…, je lui offrirais un collier de perles roses, celui même que mon ennemi Morgenstead a refusé à sa femme et que Trelikman veut vendre quelques roupies… huit chiffres…

— Vous pourrez, Séphardi, nous vaudrons dans dix ans quatre ou cinq milliards…

— Au moins…