Entre deux rives/« Bataille de Kippe, à Langemark »

La bibliothèque libre.
Imprimerie de l'Action sociale (p. 54-80).
Bataille de Kippe à Langemark, 17 avril


Les détails arrivent en abondance sur l’échec sanglant subi par l’ennemi avant-hier dans son attaque contre l’aile méridionale de notre front. Il faut le dire à la gloire de nos défenseurs : ils ont administré à un ennemi, rendu présomptueux par ses succès de la Lys et l’énorme supériorité de ses effectifs, une maîtresse leçon. Ce fut rapidement et merveilleusement mené : les Allemands, bousculés, poursuivis, culbutés ou capturés, se sont trouvés reconduits dans leurs tranchées de départ, ou en route pour notre arrière-front, avant d’avoir pu se rendre compte de ce qui se passait…


Le champ de bataille


Le secteur d’attaque est nettement limité à son extrémité nord par le hameau de Kippe, à cheval sur la route de Dixmude à Steenstaete, et à son extrémité méridionale par le village de Langemark, que nos alliés britanniques viennent de céder à l’ennemi dans le repli qu’ils ont dû opérer sur Ypres. Entre ces deux localités, c’est la plaine marécageuse traversée par cent ruisseaux dont les plus considérables, le Coverbeek et le Kortebeeke, étalent leurs eaux fangeuses devant nos parapets de « vaderlands » et voient nos postes avancés. À l’horizon, les débris de ce qui fut la forêt d’Honthulst, jadis asile inviolé de nos buschkanters, aujourd’hui repaire redoutable de canons gros et petits, d’obusiers et de mitrailleuses.


Le but de l’attaque


Quand toutes ces pièces eurent ouvert la danse dans la nuit du 16 au 17, et que l’infanterie de quatre divisions allemandes s’élança dans le « No man’s land » gluant, nos ennemis savaient bien ce qu’ils se proposaient de faire. Dans leurs desseins, cette attaque en force devait emporter nos villages de Merkem, Luyghem, Ashoop, Verbrandemis et Bixshoote, atteindre Steenstraete et porter leurs vagues jusqu’au canal de l’Yser. Voilà pour l’objectif tactique. Pour ce qui est du but stratégique, cette opération se rattachait étroitement au développement de l’action au Sud d’Ypres. Si une marche par le Nord avait pu réussir, comme une approche par le Sud a manqué de le faire, les troupes qui tiennent Ypres se seraient trouvées dans une situation extrêmement périlleuse. L’espoir de réaliser un beau coup de filet a été pour beaucoup dans l’acharnement des attaques, mais cet acharnement, la préparation minutieuse de l’action, la prépondérance des effectifs, tout cela a été vain. Une offensive préparée depuis le 11 avril et menée par quatre divisions a été brisée en quelques heures par quelques-uns de nos régiments…


Le butin, les exploits de nos fantassins


Tout était fini dans le courant de l’après-midi : notre ligne entièrement rétablie, et même des pointes hardies poussées dans les positions de l’ennemi. Le butin est considérable ; il se chiffre par 700 prisonniers, un canon de campagne de 77 mm, deux minenwerfers et 42 mitrailleuses. Les Allemands, tout en avouant que leur avance est enrayée, assurent qu’ils ont occupé des positions « évacuées par les Anglo-Belges ».

La vérité est que leur avance a été annulée, et qu’ils ne peuvent se vanter d’aucun progrès contre nos soldats.

Nos soldats !… Ils ont été magnifiques. Ils ont vraiment terrorisé le commandement allemand et tellement maltraité l’ennemi, que deux contre-attaques, en préparation le soir de cette journée fameuse de l’autre côté de la ligne, n’ont pas pu s’exécuter.

Le Boche y a renoncé, assuré d’avance de l’inutilité de ce nouvel effort, et peut-être effrayé de la démoralisation de ses troupes après une telle raclée. Un officier allemand fait prisonnier par les nôtres ne s’est pas fait faute de nous l’apprendre. Nos fantassins ont été aussi admirables dans la résistance, aux premières heures de la journée, que dans l’attaque qui leur a fait reprendre le dessus. Ah ! cette attaque impatiemment attendue, elle parut décupler leur vaillance. Il ne fallait pas être grand clerc pour s’apercevoir que nous luttions contre des forces supérieures ; néanmoins, ils sont partis à la baïonnette, « en chantant », et leur enthousiasme était indescriptible. Il semblait qu’on leur eût commandé de prendre Bruxelles. Et les réserves qui se pressaient vers la première ligne, pour se ruer, quand leur tour serait venu, passaient devant le poste d’état-major en acclamant leur général et en criant : « Vive Jacques ! »…

À Aschoop, la garnison de l’un de nos avant-postes, atteinte dès huit heures et dix du matin par les vagues allemandes, fut bien vite dépassée et cernée. Jusque dans l’après-midi, elle résista aux assauts lancés contre elle. Les grenades pleuvaient, même le canon fut appelé à la rescousse des assaillants : la garnison tint héroïquement, et quand, à 2 heures, notre contre-attaque repoussa l’ennemi, on trouva les derniers hommes valides derrière leurs mitrailleuses, le visage noirci, les vêtements déchirés et souillés de sang, qui tenaient toujours…


Artilleurs et aviateurs


Faut-il parler de nos artilleurs ? Rien n’a autant encouragé nos fantassins que la rapidité et la précision de leurs tirs. Leurs observations surtout furent d’une hardiesse incomparable : on en vit diriger les tirs et repérer les éclatements à vingt mètres des assauts. Deux d’entre eux, surpris et entourés par l’ennemi, tandis qu’ils accomplissaient leur tâche, se frayèrent un passage, les armes à la main, dans le groupe des Allemands et réussirent à regagner nos lignes. Quant à nos aviateurs, ils accompagnèrent l’infanterie à 25 ou 30 mètres de hauteur, mitraillant avec fureur les colones ennemies, subissant le feu des mitrailleuses et du canon avec un dédain absolu de la mort, tandis que montaient vers eux, du milieu de la fournaise, les acclamations enthousiastes de nos « piottes »…




Et ce fut, de la première à la dernière heure, une journée glorieuse. Le commandement, comme le soldat, s’est montré à la hauteur de sa tâche, et jamais personne n’a perdu son sang-froid. Pour avoir raison de notre armée, vraiment, il faudra que les Boches s’y prennent un peu mieux et appellent du renfort. Quatre contre un ! Nous avons beau jeu. Ils devraient le savoir depuis longtemps !…




Paris, mai 1918.


Raymond à Louise


Je compte bien vous lire à mon arrivée dans le Pas-de-Calais ; mais en attendant, je vous réponds par cœur… pendant que j’en ai la liberté.

Par une faveur toute spéciale j’ai obtenu de venir compléter mon congé à Paris, chez un oncle maternel, où je suis un peu chez moi. Hier soir, j’ai classé religieusement tout votre petit « dossier » que je laisserai ici pour me payer, même après la guerre, ce régal de missives reçues de ma bonne cousine de Québec.

Je trouve charmantes les quelques heures qu’il m’est donné de vivre loin de tout bruit militaire… Cependant, vous ne devez pas ignorer qu’à Paris « leur » gros « Kanon » fait des siennes durant le jour, et que la nuit, les « gothas » nous obligent d’aller dormir dans les caves… Bah ! on finit par n’y plus faire attention, à ces petites misères !…

Voici une carte reproduisant la Tour Eiffel. Vous savez que du haut de cette tour qui n’est haute que de 300 mètres et qui ne pèse que sept millions de kilos, on correspond régulièrement avec votre Amérique… On devrait me permettre de vous envoyer un bonjour par T. S. F. !

J’ai lu avec intérêt les spirituelles chroniques de voyage intitulées « Chemin faisant »… Elles m’ont déridé quelque peu, tout en m’intéressant, et je vous remercie d’avoir ainsi forcé mon cerveau paresseux à acquérir des connaissances nouvelles.

Eh ! bien, que dites-vous des traits « pas trop vieux » de votre filleul qui vient de poser chez le photographe ?… Les amis affirment que « je me ressemble »… Je vais tenter d’en faire parvenir un exemplaire à maman, et ce, par voie détournée. Oh ! la pauvre maman qui pense à moi là-bas… et dont les cheveux ont blanchi, à ce qu’on m’apprend, quand la reverrai-je ?…

Je m’arrête, sur cette pensée d’un retour que je souhaite, que j’espère de tout mon cœur, et je vous prie de croire à mon affection reconnaissante toujours…




Juin 1918.


Louise à Raymond


La brise qui soufflait ces jours derniers vers notre rive m’a apporté une agréable surprise : deux lettres bien charmantes, et votre portrait… J’ai donné à ce dernier une place d’honneur dans mon salon… Ce témoignage de votre amitié m’est certes très précieux !…

Savez-vous qu’on me demande parfois si ce joli soldat est mon parent ?… J’hésite à nier, car nous sommes réellement « cousins » depuis plusieurs mois, par une parenté intellectuelle et réciproquement voulue, n’est il pas vrai ?…

« Anastasie » a dû se plaire à contempler vos beaux yeux… Elle s’y est même tellement attardée, qu’elle a oublié de censurer le récit de la glorieuse bataille du 17 avril… Ah ! quelle mémorable journée que celle-là ! Quels soldats magnifiques vous êtes !… Devant l’exposé de ces nobles exploits, les mots me manquent pour vous dire toute mon admiration !

Cette tendresse spontanée pour le petit lit blanc où vous avez pu reposer enfin, durant votre congé, m’a fait rire et réfléchir… Il me semble que le mien est meilleur depuis !…

Et la carte que vous avez reçue de votre maman ! Je devine les sensations qu’elle a mises en vous, et je comprends que vos yeux se soient mouillés… Grand enfant !… Je vais prier pour que vous retrouviez bientôt les baisers de votre mère aux cheveux grisonnants…

En furetant dans mes cartons, j’ai trouvé quelques vues de nos campagnes et d’endroits de villégiature « à la mode ». Voici d’abord Malbaie, un vrai petit morceau de paradis terrestre, oublié dans les monts laurentiens… Les touristes étrangers se plaisent à visiter cette petite Suisse canadienne.

Vient ensuite St-Irénée, gracieuse plage des Laurentides qu’un de nos grands financiers, Sir Rodolphe Forget, a complètement transformée en dix ans : châteaux, hôtels somptueux et villas magnifiques ont surgi comme par enchantement, et cet endroit est devenu le rendez-vous favori de la société montréalaise et québécoise durant la belle saison.

Plus loin vous voyez Tadoussac, assis au bord des flots bleus, avec ses blanches maisonnettes entourées de frais bocages. On retrouve là plusieurs souvenirs du passé français. Ainsi, nous remarquons dans la petite chapelle des toiles signées Beauvais et Foucher, et un petit Enfant-Jésus qui fut jadis offert par les Dames de la Cour de Louis XIV, et qui sourit encore dans sa toilette de satin brodé d’or…

À quelques pas de ces reliques anciennes il y a l’hôtel Tadoussac, tout près du fleuve si large à cet endroit qu’il donne l’illusion de la mer…

Vers le nord nous trouvons Chicoutimi, ville très moderne du Saguenay, et dont les pouvoirs hydrauliques font la principale richesse.

Mais il se fait tard… et je vous souhaite une nuit reposante, remplie de beaux rêves…

Pas-de-Calais, juin 1918.


Raymond à Louise


Je vous écris quelques lignes au crayon. C’est une impolitesse, je le sais, mais je possède pour excuse une raison de force majeure : l’encre fait complètement défaut… et je sens un tel besoin de vous jaser un brin, que je n’hésite plus.

Allez-vous vous alarmer si je vous dis que je suis à l’hôpital militaire depuis deux semaines ?… Vous ne le devez pas, car la maladie n’est pas grave. Un commencement de typhus s’est déclaré dans notre compagnie, et deux jours plus tard, sur trois cents hommes, quarante étaient évacués. Mais le mal fut bientôt enrayé et nous sommes presque tous debout à l’heure qu’il est, et dans quelques jours nous reprendrons le harnais de guerre…

Hier je recevais un joli recueil de vers charmants et de grande actualité. J’ai reconnu là votre manière de choyer votre petit cousin. En lisant ces fines poésies canadiennes il me semblait que nous étions deux, vous et moi, à les goûter, à tourner les feuillets… Vous les avez choisis, ces vers, parce que vous les aimez, et tout comme vous, je les savoure et j’y entends chanter l’âme sensible de votre noble pays… Plus tard, la guerre finie, leur charme agira encore profondément sur mon cœur dont vous avez su gagner la confiance.

On envoie les convalescents à Lourdes. Je pars tantôt, et de là-bas je vous écrirai plus longuement.




Lourdes, juin 1918.


Je suis à Lourdes, dans les Hautes Pyrénées. Vous avez dû entendre parler déjà de ce lieu de pèlerinage universel ?… C’est un endroit charmant, en vérité, mais à l’heure actuelle la vie y est fort calme. Au temps de paix, l’affluence est considérable.

Je vous écris sur les bords du Gave… Il fait un temps superbe, je respire à pleins poumons l’air pur des montagnes, enivré de repos, de solitude, et je me laisse bercer au murmure du vent et des flots, tout en relisant vos lettres, les plus anciennes aussi bien que les dernières arrivées…

Grâce à vous, grâce à elles, je ne souffre plus de cette solitude du cœur que j’éprouvais autrefois et qui est peut-être la pire souffrance de la guerre… Oh ! s’il vous était donné de voir l’anxiété des pauvres soldats qui guettent le passage du vaguemestre, dans l’attente de recevoir un tout petit bout de papier qu’ils baiseront pieusement et qui ranimera leur ardeur !

N’empêche que, malgré vos lettres nombreuses, je ne sais rien de vous à peu près, et que vous êtes une cousine fort mystérieuse tout de même, qui, je le soupçonne, doit rire en arrière… Mais vous êtes si bonne, si délicate, que je vous pardonnerais toutes les espiègleries…

Les Canadiens arrivent de jour en jour plus nombreux sur le sol français. Et ce qu’ils sont braves, vos soldats ! Vous avez le droit d’en être fière, de ces frères qui portent si noblement le beau renom de leur race et qui ne trahissent pas le sang gaulois qui coule dans leurs veines…

Les Sammies arrivent aussi avec leur joyeux enthousiasme. On dirait qu’ils vont à une partie de plaisir !… Vraiment l’Amérique était notre dernière planche de salut, et pour une fois le Nouveau-Monde sauvera le Vieux !

Vos cartes m’intéressent grandement. J’étais en compagnie d’un aviateur français lorsqu’elles me furent remises et je lui ai lu la description que vous faites de Tadoussac dans votre lettre, où vous parlez du petit Jésus qui sourit dans sa robe de satin brodé d’or. « Quels braves cœurs que tous ces Canadiens qui, à l’heure du danger, n’ont pas reculé devant les sacrifices pour venir porter secours à l’ancienne Mère Patrie ! » Et la voix de mon compagnon a tremblé d’émotion en prononçant cette phrase…

Mon congé touche à sa fin, je vais quitter Lourdes pour rejoindre le dépôt à Calais. Mais avant de partir, permettez-moi de vous adresser une petite médaille que j’ai fait bénir à votre intention, à la grotte de Massabielle où j’ai prié pour vous la Vierge sainte afin qu’elle vous rende en bonheurs les joies consolantes que vous m’avez procurées…




À la campagne, juillet 1918.


Louise à Raymond


J’ai déserté la ville pour la campagne… Je vous écris sous les arbres et les oiseaux babillent au-dessus de moi, dans la feuillée verte.

Le bel éloge que vous faites de la bravoure des Canadiens me touche profondément, je vous assure… N’est-ce pas que toutes les femmes de chez nous qui ont en France un époux, des frères, des enfants, des amis, doivent être fières, à juste titre, de tous ceux que les batailles de Vimy et de Courcelette ont immortalisés ? Le sang français qui coule en nos veines n’a pas dégénéré, et nous en avons encore, des jeunes, qui s’entrainent actuellement avant d’aller rejoindre leurs camarades du pays… Ils partiront, le rire sur les lèvres, pour la bataille, vers l’Inconnu, et Dieu sait combien d’entre eux tomberont, face à l’ennemi !

Je vous adresse quelques vues du camp de Valcartier, à une heure de Québec, où ces braves de demain apprennent le maniement des armes… Vous trouverez aussi quelques notes qui vous intéresseront, vous, un soldat !

Par le même courrier je vous envoie un livre qui peint admirablement bien la vie champêtre au Canada, ainsi qu’on la vivait il n’y a pas très longtemps encore… Mais si, à notre époque, nous ne croyons plus aux jeteurs de sorts dont il est parlé dans ce volume, il nous faut reconnaître que ces croyances et ces coutumes du temps jadis ont encore un charme délicat…

Puisse la lecture de ces pages d’un auteur canadien vous intéresser… et que Dieu vous garde votre courage et votre bonne humeur !

Merci pour le porte-bonheur, religieux souvenir de la bonne Dame des Hautes Pyrénées ; je suis très touchée de votre délicate attention.




Juillet 1918.


Raymond à Louise


Hier, nous avons eu de la pluie vingt-quatre heures durant… Mais le « Chez Nous », de Rivard, m’a tenu compagnie, et ces pages agréables, simples et vraies, m’ont fait oublier la monotonie de la journée, tout en me faisant évoquer de bons et anciens souvenirs… Dans nos campagnes, nous avons encore ce « ber » que votre écrivain chante avec émotion, ce cher petit « ber » qui nous a bercés quand nous étions bambins, et que nous ne pouvons revoir sans sourire, sans nous rappeler les bons sommeils de notre enfance.

Et le poêle joyeux qui ronfle dans la nuit, répandant sa chaleur par les chambres, et toutes ces choses enfin que nous apprécions à leur juste valeur lorsque nous ne pouvons plus en jouir !… Jolis décors qui sont à peu près les mêmes, chez vous et chez nous !… Je crois revoir un coin de campagne, pas loin de Bruxelles, où je passais la vacance scolaire : parrain m’amenait aux champs, et le soir je revenais à la ferme, fatigué d’avoir couru le long des haies, d’avoir chassé les oiseaux, me laissant aller au sommeil qui nous gagne lorsque nous avons respiré le grand air… Et je faisais de si beaux rêves sur la charge molle de la grande charrette à foin !… Dire que tout ça, c’est fini !… et que nous ne revivons ces charmantes scènes qu’en fermant les yeux, dans le passé !

J’ai aussi lu avec intérêt les notes que vous m’avez transmises sur votre vaillante armée… Ils partent le sourire aux lèvres, vos compatriotes, dites-vous ? et je ne vous cache pas qu’il en est ainsi de nos jeunes recrues… Mais…

Ah ! oui, nous avons tous des ailes, de l’audace, de la fierté ; nous aimons la bataille, le bruit des armes ; mais…

Nous avons des frères, des amis autour de nous ; mais…

Nous nous consolons les uns les autres, nous nous entraidons ; mais…

Ah ! que de « mais » angoissants il faut mettre dans la vie de ceux qui ont quitté depuis quatre années leur foyer, leur famille, leurs affaires ! Comment retrouverons-nous ce que nous avons laissé au pays… Y retournerons-nous d’abord ?… Car nous avons fait, au départ, le sacrifice de notre vie, et qui sait ? si la mort ne nous prendra pas demain ?

Et vous comprendrez que le cafard puisse nous venir parfois, à retourner en notre cerveau fatigué ces souvenirs, cette évocation de tout ce qui nous est cher et que nous n’avons plus… Mais petite sœur et maman m’écrivent ; elles me parlent de leur santé, comme toujours, elles me conseillent d’espérer, de lutter… et mon cœur redevient fort !

Dans les feuillets de votre livre j’ai trouvé un entrefilet de journal : une polémique à l’adresse des fanatiques de l’Ontario, intitulée : « Notre français et leur français ». Elle m’a fait rire, et me rappelle une comédie belge que je vous ferai parvenir un bon jour. Toutefois vous ne devez pas juger du parler belge d’après cette dernière.

Étant sur ce chapitre, je vous dirai que la Belgique est bilingue, elle aussi. Nous avons des contrées wallonnes-françaises et des contrées flamandes, et le français et le flamand sont ici les deux langues officielles, si toutefois le flamand peut-être appelé une langue ; bien des Belges ne l’admettent pas ainsi. Vous voyez, ma cousine, qu’en chaque pays on se dispute sur l’accent !… Et en France donc ! l’accent de Marseille, celui de Bordeaux, de Toulouse, et combien d’autres !… Il y a certes matière à fournir de longues dissertations…

Vos attentions ont fait de moi un enfant gâté qui babille terriblement, et qui n’arrête son verbiage que pour vous demander une longue, longue lettre…




Août 1918.


Louise à Raymond


Votre lettre m’a délicieusement émue par l’attachement que vous manifestez à l’égard des choses familiales. J’ai l’espérance que les images du passé que vous évoquez en vos songeries redeviendront bientôt des réalités, et qu’une longue suite de jours sereins vous fera oublier ces heures de souffrances et de continuels sacrifices. J’admire votre résignation si douce, votre fier courage et l’espoir tenace que vous avez de vaincre et de retrouver ceux qui vous sont chers.

Voulez-vous que je vous parle de ma « retraite de verdure » ?… Figurez-vous un village pelotonné au sommet d’une colline, à quinze cents pieds au-dessus du fleuve, avec des fleurs, des arbres, des oiseaux, des jardins minuscules et de jolies maisonnettes où s’élèvent tout le long du jour les joyeux refrains des paysannes… Tout autour on aperçoit d’autres petits villages que le caprice des premiers colons a disséminés un peu partout, au hasard, à travers les plaines où frissonnent les grands blés… Dans le lointain on aperçoit le cap Diamant, la ville de Québec, celle de Lévis, et le port au-dessus duquel flotte la fumée des grands transatlantiques et des cabotiers.

Ma maisonnette est enfouie sous les arbres, perdue presque dans la verdure qui la pénètre de son agréable senteur… Elle est toute menue, je le constate ! mais je n’oublie pas que la « médiocrité dorée » dont parle le poète vaut bien toutes les richesses et les palais… Je voudrais la voir remplie d’amis vrais, sincères et bons… La rempliraient-ils seulement ?…

Les terres sont fertiles, les avoines jaunissent, les blés ondulent sous la brise, le paysan est satisfait et la fermière s’amuse à remuer la terre brune de son jardinet… De jour en jour on apporte des améliorations à la culture qui devient de plus en plus prospère, et les cultivateurs mettent tous leurs efforts à produire le plus possible afin de fournir aux populations de l’Europe le pain qui leur permettra de vivre, de se battre et de gagner la guerre. Et puis nous avons présentement 540,000 Canadiens en France, parmi eux, les fils « d’habitant » sont nombreux, et chaque moissonneur songe, en fauchant son blé, que nos grands garçons ont bon appétit… et la faulx plonge, soudain plus rapide, dans la blonde mer…

Québec a eu la visite des « Diables Bleus »… vous savez ! Comme on les a reçus, ces braves poilus, balafrés, médaillés, joyeux et pimpants, qui « en » revenaient… Ils ont été fêtés partout, choyés par chacun, applaudis, et nous avons senti qu’ils ne furent pas indifférents à notre enthousiasme… Plus d’un s’est écrié, sous l’étreinte de nos chaudes poignées de main : « Mais, c’est encore la France, ici ! » et ce mot nous a rendus fiers !

Pour charmer vos heures monotones je vous envoie le chef-d’œuvre de Longfellow, « Évangéline », qui personnifie le martyre et la douleur de la population acadienne exilée en 1755. En écrivant ce délicat poème, l’auteur fut le fidèle interprète des mœurs et des sentiments de ces braves familles, de ces frères dont nous retrouvons des descendants en notre province de Québec, dans la Nouvelle-Écosse et dans la Louisiane.

À Grand-Pré, en Acadie, on a élevé un monument à cette héroïne de Longfellow, et notre compatriote, Philippe Hébert, en a été l’artiste. Cette histoire a pris un regain d’actualité, vu qu’il est fortement question de faire de Grand-Pré un parc historique et d’y élever une chapelle. Un mouvement s’organise en ce sens… Il sera doux alors aux fils de ces Acadiens chassés de leurs foyers, de faire en ces lieux le pèlerinage de leurs souvenirs, de leur passé…

Je vous laisse la parole, gentil cousin !… Parlez-moi donc un peu de ce que vous étiez avant la guerre, voulez-vous ?




Quelque part au Front, août 1918.


Raymond à Louise


Le courrier vient de nous arriver… J’ai lu votre bonne lettre et je l’ai précieusement cachée dans mon havresac afin de pouvoir la relire encore aux heures où l’ennui nous pèse…

Votre description du village natal m’intéresse d’autant plus que nous n’avons pas, en Belgique, ce genre de campagne. Votre joli coin de verdure, calme et reposant, doit être des plus agréables, et je me figure que je vous vois trottiner par les routes, sous le soleil, vous grisant d’air pur et de lumière, loin des bruits de la ville… Je suis jaloux, ma cousine !

J’ai lu avec attendrissement l’exquis poème qui m’a fait connaître une page douloureuse de votre histoire, écrite par ces Acadiens qui sont vos frères en même temps que les fils de la grande âme française…

Dans ces chants sublimes j’ai puisé une leçon profonde d’espoir pour nous, Belges si éprouvés et exilés par un oppresseur sans scrupules comme sans pitié ! Merci de ce chef-d’œuvre que je garde en souvenir du lien fraternel qui nous rattache l’un à l’autre, et qui aura la place d’honneur en ma bibliothèque… plus tard.

Mais oui, je veux bien satisfaire votre curiosité en vous parlant aujourd’hui même de mes occupations d’avant-guerre : « Fabricant de colles fortes et de gélatines »… tout simplement !

Bon ! vous faites la moue ; vous prenez un petit air à vous pour me dire que ce n’est pas un métier poétique, que cela, et je vous rétorque que c’est, en retour, lucratif… Puis que peut bien faire le métier dans la vie d’un homme ?…

Alors écoutez moi bien : à vingt-trois ans, après un petit stage dans la maison de mon patron, j’ai pris en main les affaires de ce dernier.

Je me trouvai donc à la tête de cette industrie, ayant comme personnel quinze ouvriers et trois représentants de commerce. Quoique je n’en aie peut-être pas l’air, je suis assez sérieux en affaire. Je m’occupe spécialement des huiles animales, suifs, colles fortes et gélatines, etc.

Je suis particulièrement installé pour travailler les « pieds de bœuf ». Si bizarre que puisse vous paraître cette industrie, n’allez pas en rire !…

En deux mots, je vous dirai que le pied de bœuf, tel qu’il est coupé de la bête, et tel que je le reçois des abattoirs, donne :

1o  Le cuir qui le recouvre, et qui est transformé en gélatine et engrais chimique ;

2o  Les ergots, qui passent chez les fabricants de peignes, de boutons, etc. ;

3o  Les nerfs, qui fournissent de la gélatine, de la colle forte et du clarifiant de brasserie ;

4o  Le bas du pied, dont nous tirons l’huile de pied de bœuf, de la colle forte, des os dégélatinés ou engrais organique ;

5o  Le tibia, qui donne à son tour l’huile de pied de bœuf et l’os de travail pour les fabricants de couteaux, de boutons et de tous les articles en os.

Les déchets sont rachetés pour la fabrication des colles et engrais organiques.

Les colles et gélatines sont blanchies, clarifiées et filtrées, tout comme les huiles, et versées dans des moules, coupées en tablettes, étalées sur filets, placées sur des wagonnets qui sont poussés dans un séchoir à forte ventilation. Nous obtenons ainsi les feuilles de gélatine et de colle forte que vous connaissez.

Mes affaires marchaient bien, je les soignais du reste au mieux ; bref, j’étais content de ma situation. Pour m’être agréable, maman et sœurette vinrent habiter avec moi la maison attenante à l’usine, et nous vivions tous les trois heureux… quand la guerre éclata.

Depuis, j’ai appris que les Allemands ont réquisitionné partout les huiles et les suifs, tous les objets en cuivre des usines, toutes les courroies des machines et peut-être bien d’autres choses encore.

En quel état vais-je retrouver ce restant de matériel inactif depuis au-delà de quatre années ? Je n’ose et ne veux y songer. Plaie d’argent n’est point mortelle ! Si j’ai enfin le bonheur de rentrer sain et sauf « chez nous », je ferai bien vite renaître le va-et-vient de jadis : la rouille des matériaux sera vite enlevée, et nous huilerons double s’il le faut. S’il plaît à Dieu j’aurai encore des beaux jours !… C’est bien là votre souhait ?…

Le temps est au beau maintenant… Hier il a plu toute la grande journée, ce qui nous a valu une nuit paisible… Nous n’en étions pas fâchés !

Nous nous attendons à quelques bombardements aériens ce soir. Depuis plusieurs nuits les Boches lancent sur nos baraquements des bombes incendiaires, et sur un signal donné, il nous faut vider les lieux, ce qui n’est pas très plaisant… Ces attaques durent généralement de deux à trois heures.

J’ai le plaisir de vous adresser un résumé des hauts faits d’armes accomplis par le 9me régiment de ligne, Chevalier de l’Ordre de Léopold. C’est le quatrième régiment belge auquel cet honneur suprême est accordé !

Mais le vaguemestre s’amène, de son même pas monotone et régulier, et je veux lui remettre le tout… Bonjour donc petite Canadienne « aux yeux doux ».