Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes/Eustache Le Sueur
Eustache le SueurLe Sueur fut dés le commencement de l’Academie un des anciens : il eſtoit de Paris, & diſciple de Voûët. Bien qu’il ne ſoit jamais ſorti de France, il a néanmoins fait des ouvrages d’un excellent gouſt ; & c’eſt ce qui doit ſaire juger qu’un homme veritablement né pour la Peinture ſe forme toûjours la meſme idée de beauté que celle qu’ont eû de tout temps les plus grands perſonnages. Cela ſe voit dans les Tableaux du Sueur, qui ſans avoir eſté à Rome à fait dire qu’il a eſté un Peintre preſque achevé, & dont les ouvrages aprochent de bien prés de la perſection. Il a obſervé dans les ſujets qu’il a traitez tout ce qui pouvoit y entrer d’adreſſe & de jugement. C’eſt dans les Tableaux qu’il a peints à Paris dans le Cloiſtre des Chartreux qu’on voit des ordonnances & des expreſſions nobles & naturelles. Le raiſonnement y paroiſt juſte & élevé : rien n’eſt plus élegant que la diſpoſition de toutes les figures ; leurs attitudes & leurs actions ſont ſimples & aiſées, & il y a de la vie, de la dignité, & de la grace.
Il commença ce grand ouvrage en 1649. & quoy-qu’il ſoit compoſé de vingt-deux Tableaux tous preſque également remplis de travail, il ne laiſſa pas de les achever en moins de trois ans. Il en avoit déja ſait pluſieurs autres qui luy avoient donné de la reputation : mais ces derniers firent encore bien mieux connoiſtre ſa capacité que tout ce qu’il avoit ſait auparavant. En eſſet, on voit qu’à meſure qu’il travailloit, il ſe fortifioit toûjours de plus en plus.
Si vous n’aviez pas veu ces Tableaux de l’hiſtoire de Saint Bruno, je pourrois vous en dire quelque choſe.
Quoy-que je les aye ſouvent conſiderez, interrompit Pymandre, ne laiſſez pas d’en parler. Il me ſemble qu’ils meritent bien d’eſtre remarquez, car la derniere ſois que je les vis, je ne pouvois les quitter, particulierement celuy où le ſaint Fondateur des Chartreux paroiſt appliqué à lire une lettre. J’admirois ſa contenance ſimple & naturelle, ſon viſage modeſte & penitent, & ſur lequel ſemble éclater un rayon de ſageſſe & de ſainteté.
Il n’y a aucun de ces Tableaux, repartis-je, où l’on ne trouve des beautez particulieres. Celuy qui eſt le premier, & où l’on voit un Docteur qui preſche, ne repreſente-t-il pas bien une aſſemblée de peuple qui écoute avec attention la parole de Dieu ? La diſpoſition en eſt grande : les figures ſont dans des ſituations & des attitudes faciles & naturelles. Il y a de la diverſité dans tous les airs de teſtes, & une belle entente dans les accommodemens des draperies.
Quoy-que le ſecond ſoit un peu gaſté, on ne laiſſe pas de bien remarquer de quelle ſorte les perſonnes qui ſont repreſentées s’appliquent differemment à conſiderer ce meſme Docteur dans le lit de la mort.
Le ſujet du troiſiéme eſt bien particulier. On y voit l’eſtat affreux où ce Docteur parut dans l’Egliſe pendant qu’on chantoit l’Oſſice des Morts, & que ſortant à demi de ſon cercueil, il déclara luy-meſme l’arreſt de ſa damnation. Tous ceux qui l’environnent ſont ſaiſis de crainte ; & comme l’on prétend que ce fut ce qui donna lieu à la converſion de Saint Bruno, le Peintre a repreſenté ce Saint dans un eſtat plein de frayeur & d’étonnement derriere le Preſtre qui officie.
Bien des gens, dit Pymandre, ne demeurent pas d’accord de la verité de cette hiſtoire.
Ce n’eſt pas, repartis-je, ce dont il eſt queſtion ; je ne prétends parler que de ce qui regarde la Peinture & non l’hiſtoire. Mais ſoit que la choſe ſoit arrivée conformément à une opinion ſi ancienne & ſi établie, ſoit que cette tradition n’ait de fondement que ſur quelque viſion, ou qu’elle ait eſté inventée depuis la mort de Saint Bruno, parce qu’on ne trouve aucuns bons Auteurs qui en rendent témoignage : vous voyez que depuis trente-cinq ans on l’a renouvellée, & comme miſe dans un nouveau jour par ces Tableaux, dont le quatriéme repreſente Saint Bruno à genoux devant un Cruciſix, & dans la poſture d’un veritable penitent, qui paroiſt abbatu, & touché de ce qu’il a veû de ſi ſurprenant aprés la mort de ce Docteur.
Et parce que l’hiſtoire rapporte que Saint Bruno penetré de douleur, & rempli de la crainte des jugemens de Dieu, ne rentra plus dans les écoles pour donner des leçons, comme il faiſoit auparavant ; mais qu’il y alloit ſeulement pour imprimer dans l’eſprit de ſes auditeurs les ſentimens dans leſquels il eſtoit luy-meſme, il eſt repreſenté dans le cinquiéme Tableau environné de pluſieurs perſonnes qui l’écoutent, & qui paroiſſent émeûes par la force de ſes paroles.
Dans le ſixiéme qui ſuit, on voit qu’ayant reſolu de ſe retirer du monde, il ſe joint à ſix de ſes amis pour embraſſer un meſme genre de vie ; & dans le ſeptiéme, trois Anges ſe preſentent à luy pendant ſon ſommeil, & ſemblent l’inſtruire de ce qu’il doit faire. Ce Tableau eſt un des plus beaux & des mieux peints de toute cette hiſtoire.
Il y a davantage de travail dans le huitiéme. Si vous en avez conſervé le ſouvenir, vous ſçavez que c’eſt celuy où Saint Bruno & ſes compagnons diſtribuent leurs biens aux pauvres. La diſpoſition du lieu & les baſtimens en ſont agréables, & l’ordonnance de toutes les figures bien entenduë.
Dans le neuviéme Hugues Eveſque de Grenoble reçoit Saint Bruno chez luy. Ce fut pour lors que ce Prélat comprit le ſonge qu’il avoit eû quelque temps auparavant, dans lequel il luy ſembloit que Dieu ſe baſtiſſoit une maiſon dans un endroit de ſon Eveſché, nommé Chartreuſe, & que ſept étoiles d’une beauté & d’une clarté extraordinaire marchoient devant luy comme des guides qui luy montroient le chemin.
C’eſt auſſi dans le 10. Tableau que l’on voit ce ſaint Eveſque avec Saint Bruno & ſes compagnons qui traverſent des deſerts affreux, & paſſent entre de hautes montagnes pour ſe rendre dans le lieu que Saint Bruno avoit prié l’Eveſque de leur donner ; mais qui n’accorda ſa demande qu’aprés luy avoir repreſenté & fait voir la ſituation & la ſterilité du païs jointes aux incommoditez qu’on y ſouffre du froid & des neges pendant une grande partie de l’année.
On voit dans l’onziéme Tableau comment ſous le Pontificat de Gregoire VII. Saint Bruno & ſes compagnons, avec l’aſſiſtance de l’Eveſque, baſtirent ſur la croupe d’une montagne une Egliſe qu’on appelle Noſtre Dame de Caſalibus, avec de petites cellules ou cabanes ſeparées les unes des autres. Ce qui ſut le premier établiſſement de l’Ordre des Chartreux, qui paroiſſant entre ces rochers plûtoſt des Anges que des hommes, vivoient dans un perpetuel ſilence. Leurs prieres eſtoient continuelles auſſi-bien que leurs jeuſnes : ils ſe nourriſſoient l’eſprit de la lecture des ſaintes Lettres, & ſur tout conſervant une grande pureté de cœur fuioient l’oiſiveté avec beaucoup de ſoin, en s’occupant à des œuvres manuelles pour gagner leur vie par leur travail, parce qu’ils ne s’eſtoient rien reſervé des biens qu’ils poſſedoient dans le monde.
Dans le douziéme Tableau l’Eveſque Hugues leur donne l’habit blanc tel que les Chartreux le portent. Je ſerois trop long ſi je voulois vous faire ſouvenir des belles parties de cette peinture, de meſme que de celles du treizième Tableau, où le Pape Victor III. paroiſt en plein Conſiſtoire qui confirme l’inſtitut de l’Ordre des Chartreux. Ce Tableau doit eſtre regardé comme un des plus beaux, de meſme que le quatorziéme qui ſuit, où Saint Bruno donne l’habit à quelques Religieux ; & le quinziéme encore, dont vous avez parlé, où le meſme Saint reçoit une lettre d’Urbain II. Ce grand Pape qui avoit eſté à Paris diſciple de Saint Bruno, deſirant établir dans l’Egliſe un gouvernement conforme aux obligations d’un veritable Paſteur du troupeau de Jeſus-Chriſt, crut qu’il ne pouvoit prendre de meilleurs conſeils que ceux de Saint Bruno qu’il connoiſſoit capable de luy rendre de grands ſervices par ſa doctrine & par ſa piété, & pour cela il luy écrivit de ſe rendre à Rome.
Dans le ſeiziéme Tableau le Saint ſe preſente au Pape, & luy baiſe les pieds ; & dans le dix-ſeptiéme où le Pape luy offre une mitre, & veut le pourvoir de l’Archeveſché de Rioles, on voit de quelle maniere le Saint refuſe cette dignité dont il ſe croit indigne. Ce fut à peu prés dans ce tempſs-là que le Pape quitta Rome pour venir en France, & que Saint Bruno ſupplia S. S. de luy permettre de ſe retirer dans un deſert de la Calabre accompagné de quelques perſonnes qui vouloient le ſuivre, & y vivre comme luy dans la penitence. C’eſt pourquoy on a peint dans le dix-huitiéme Tableau Saint Bruno dans ces deſerts d’Italie, où pendant qu’il eſt en priere, quelques-uns de ſes Religieux commencent à remuer la terre pour s’établir. Bien que ce lieu fuſt fort éloigné du commerce des hommes, Dieu permit qu’un jour Roger Comte de Sicile & de Calabre eſtant à la chaſſe ſe rencontra par haſard dans la ſolitude de Saint Bruno & de ſes compagnons. Les ayant trouvez en prieres, il s’informa qui ils eſtoient ; & s’eſtant enquis de leur façon de vivre, il en fut ſi ſurpris & ſi édifié, qu’il leur fit preſent de l’Egliſe de Saint Martin & de Saint Eſtienne, & leur donna un fonds pour ſubvenir à leur nourriture ; & meſme depuis ce temps-là, il alloit ſouvent viſiter le Saint, luy demandoit conſeil dans ſes affaires, & ſe recommandoit toûjours à ſes prieres. Elles luy furent d’un grand ſecours envers Dieu, ayant eſté miraculeuſement delivré d’un peril où il eſtoit preſt de tomber : car comme il aſſiégeoit Capoue, où l’un de ſes Capitaines le trahiſſoit, il eût en ſonge un avertiſſement du Ciel qui le ſauva de ſes ennemis. C’eſt dans le dix-neuviéme Tableau que l’on voit comme Roger rencontre Saint Bruno dans le deſert ; & dans le vingtiéme le meſme Roger eſt peint couché dans ſa tente, & le Saint qui luy aparoiſt, luy donnant avis de la conjuration faite contre luy.
Le vingt-uniéme eſt traité d’une maniere ſçavante, tant pour la noble diſpoſition des figures, que pour les differentes expreſſions des Religieux qui regardent leur pere qui expire. Dans l’un de ces Religieux on voit de la fermeté & une ſoumiſſion aux ordres de Dieu ; dans un autre une devotion ſimple & tranquille : L’un s’attache à conſiderer Saint Bruno avec plus d’attention ; un autre le regarde ſans faire paroiſtre trop de douleur ; l’un leve les yeux & les mains au Ciel, comme pour le ſuivre en eſprit. Il y en a qui baiſſent la teſte, & qui ſe proſternent contre terre ; enfin ils font tous voir des actions differentes de triſteſſe, de conſtance & de reſignation à la volonté divine, mais conformes aux divers temperamens des hommes, & aux ſentimens particuliers que Dieu inſpire dans de pareilles rencontres.
Ce qui paroiſt traité dans ce Tableau avec beaucoup de ſcience, & une entente admirable eſt la lumiere des flambeaux, laquelle eſt répanduë ſur tous les corps avec une conduite ſi judicieuſe qu’on ne peut rien voir de mieux executé.
Le dernier de tous les Tableaux repreſente Saint Bruno enlevé au Ciel par les Anges. La diſpoſition en eſt merveilleuſe : mais c’eſt-vous avoir arreſté aſſez long-temps ſur le ſujet de ces Peintures.
Je ne me ſouvenois pas, dit Pymandre, de toutes les particularitez dont vous venez de parler, quoy-que ce grand ouvrage m’ait paru admirable toutes les fois que je l’ay veû. Auſſi bien loin que le recit que vous en venez de faire m’ait eſté ennuyeux, vous l’avez fini plûtoſt que je ne deſirois. Cependant il me ſemble qu’on ne parle point aſſez de Sueur, ni de ce qu’il a fait.
Il faut pourtant avouer, repartis-je, qu’il eſtoit un grand Peintre : je ne dis pas que ce fuſt un eſprit extraordinaire, dont les penſées ſublimes & merveilleuſes égalaſſent celles des plus grands hommes : mais combien ſont-ils rares ces grands hommes ? Et ſi nous cherchons ſeulement les principales qualitez neceſſaires à un Peintre, en avonſ-nous beaucoup comme luy, leſquels depuis que le bon gouſt s’eſt rétabli en France ayent compoſé des Tableaux avec plus de nobleſſe, & ſi j’oſe dire, de gravité ? qui ayent exprimé les actions avec plus de bienſéance, qui ayent donné à leurs figures des mouvemens plus naturels ; fait paroiſtre un rai ſonnement plus ſage, une conduite plus judicieuſe, & enfin qui ayent repreſenté de grands ſujets dans des eſpeces auſſi reſſerrez ? Plutarque dit de Phocion, qu’il avoit dans tous ſes diſcours une briéveté d’un General d’armée & d’homme de commandement ; ce Lib. I. Hiſt. que Tacite appelle imperatoriam brevitatem. On peut remarquer quelque choſe qui a raport à cela dans les ouvrages dont je viens de parler. L’ordonnance eſt ſerrée ; il y a meſme quelques ſujets qui ſont traitez d’une maniere moins élevée que les autres, parce que les hautes & ſublimes penſées ne ſont pas toûjours propres à gagner créance dans les ames, mais bien à les tranſporter d’admiration & d’étonnement. Or il faut dans la Peinture que la vrayſemblance y paroiſſe la premiere. C’eſt pourquoy un des plus grands ſoins du Peintre eſt de ne rien repreſenter qui s’en éloigne, de crainte de bleſſer les yeux, ou d’offenſer le jugement de ceux qui regardent ſes ouvrages ; de meſme Cic. 2. Orat.qu’Antoine, un des exellens Orateurs de ſon temps, obſervoit de ne rien laiſſer échaper dans ſes diſcours qui fuſt capable de nuire à ſa cauſe.
Il ne faut pas que les Etrangers nous accuſent de louer avec excés les Peintres de noſtre Nation, comme quelques-uns d’eux ont fait ceux de leur païs : c’eſt pourquoy je ne vous diray pas que le Sueur ait égalé Raphaël & le Titien dans la correction du deſſein & la beauté du coloris, ni qu’il ait ſceû comme le Pouſſin toutes les belles parties neceſſaires à la perfection de la Peinture. Mais s’il n’eſt arrivé à un ſi haut degré de doctrine, il s’eſt bien élevé, & n’eſt pas tombé dans beaucoup de fautes qu’on peut remarquer en pluſieurs des Peintres qui ont travaillé de ſon temps. Il eſt vray encore qu’il n’a pas toûjours traité ſes ſujets avec tous les accommodemens de bienſeance qui leur ſont neceſſaires : Et ſi en parlant des ouvrages de Raphaël nous avons remarqué qu’il n’avoit pas eſté éxact en repreſentant des Cardinaux avec des chapeaux & des habits rouges long-temps avant que cét uſage fuſt dans l’Egliſe, on peut bien reprendre le Sueur d’avoir fait la meſme faute lors qu’il a repreſenté le Pape Victor & le College des Cardinaux.
Mais il faut conſiderer que ce Peintre n’avoit pas fait aſſez d’étude dans l’hiſtoire, ni meſme d’aprés les Antiques & les plus excellens Maiſtres d’Italie ; & qu’ainſi ſon ſeul genie luy a ſourni tout ce qu’il a produit. On doit l’eſtimer d’avoir par luy meſme ſuivi une maniere ſi ſage, & marché ſans guide ſur les pas des plus grands hommes ; de telle ſorte qu’il ſemble s’eſtre inſtruit dans l’école de Raphaël ſans avoir eſté à Rome. Et on peut l’admirer quand on conſidere la beauté de ſes diſpoſitions, les attitudes ſi aiſées de ſes figures, & avec quelle ſageſſe Quò ducit materia ſequendum eſt, non quò invitat. Senec. I, 5. de Benef.il ſe contentoit de ſuivre ſon ſujet où il le menoit, & non pas où il le convioit d’aller : ce qui eſt une prudence que tous les Peintres n’ont pas, qui vont ſouvent plus loin qu’ils ne doivent.
Il ne faut pas croire auſſi que ſes Tableaux de l’hiſtoire de Saint Bruno ſoient les ſeuls témoins de ce qu’il ſçavoit faire. Il y en a beaucoup d’autres de luy à Paris, dans leſquels on voit encore plus de force de deſſein, & de beauté de couleurs. On peut dire meſme que ceux qu’il a peints aux Chartreux font bien connoiſtre ſon genie ; mais que par les choſes qu’il a faites depuis on juge encore mieux de ſes études, de ſon application, & de ce qu’il auroit pu faire dans la ſuite. Car outre la correction du deſſein, on remarque beaucoup plus d’art dans ſa derniere maniere de peindre. Auſſi fit-il les Tableaux du Cloiſtre des Chartreux en fort peu de temps, & pour un prix trés-mediocre. Il diſoit luy-meſme qu’il ne les conſideroit que comme des eſquiſſes, & les premieres penſées de ce qu’il auroit ſouhaité de faire plus à loiſir. Lors qu’il eût fini ce travail, il fit quelques ouvrages pour M. de Nouveau dans ſa maiſon à la Place Royale, & pour pluſieurs autres particuliers.
En 1650. il ſ-fit le Tableau qu’on a de couſtume de preſenter tous les ans à Noſtre Dame de Paris le premier jour de May. Saint Paul y eſt peint qui preſche dans la ville d’Epheſe, & convertit pluſieurs Juifs & pluſieurs Gentils, dont quelques-uns renonçant aux ſciences curieuſes portent leurs livres pour les jetter au feu. La premiere penſée, ou plûtoſt l’original de ce Tableau, eſt, comme vous ſçavez, dans le Cabinet de M. le Normand Greffier en chef du grand Conſeil & Secretaire du Roy.
J’ay veû cét original, interrompit auſſitoſt Pymandre : noſtre ami qui le poſſede, prétend qu’il y a des choſes plus belles que dans celuy qui eſt à Noſtre-Dame. Les premieres penſées des grands hommes, luy diſ-je, ſont ſouvent les meilleures, non-ſeulement parce que la force de ce premier feu qui échaufe leur imagination s’y trouve toute entiere, mais auſſi à cauſe qu’ayant beaucoup d’eſprit & de lumiéres, ils ſont capables de juger par eux-meſmes de la bonté de ce qu’ils produiſent, & diſcerner le bien d’avec le mal. Cependant comme ils n’ont pas moins de ſageſſe & de prudence que de capacité, ils écoutent tous les avis qu’on leur donne, & il arrive quelquefois qu’aimant mieux déferer au jugement des autres qu’à leur propre ſens, ils quittent leur opinion particuliére, & prennent le plus mauvais parti. Si vous avez bien conſideré le Tableau de M. le Normand, vous y aurez reconnu dans toutes ſes parties la force de l’eſprit & de l’imagination du Peintre. La diſpoſition en eſt grande & noble ; les attitudes des figures aiſées & naturelles ; les airs de teſtes tous diſſerens, & pleins de majeſté ; les draperies ſimples, mais bien diſposées ; les plis faciles, & bien étendus ; les lumiéres répandues ſi judicieuſement, & ſi à propos ſur tous les corps, que l’on ne voit dans tout l’ouvrage aucune confuſion. Saint Paul, qui eſt la principale figure, paroiſt avec un air majeſtueux, & plein de ce zele tout divin dont il eſtoit rempli. Pluſieurs ou Juifs ou Gentils ſont autour de luy qui l’écoutent avec étonnement pendant que quelques-uns de ſes diſciples impoſent les mains, font des aumoſnes, & travaillent à la converſion des peuples. On voit de ces nouveaux Chreſtiens proſternez & dans une poſture humble & penitente gouſter les douceurs de la Grace que l’eſprit de Dieu répand en eux. Il y a un homme qui ſemble écrire avec ſoin ce qu’il entend preſcher, & un autre qui paroiſt luy expliquer ce que Saint Paul dit. Ces ſçavans dont il eſt parlé dans les Actes qui avoient éxercé les arts curieux, apportent leurs livres, & les bruſlent devant tout le monde. La quantité en fut ſi conſiderable, que quand on en eût ſupputé le prix, on trouva qu’il montoit à cinquante mille deniers[1]. Je ne m’étends pas à vous marquer plus particuliérement toutes les beautez de cét ouvrage, parce que vous le connoiſſez.
La derniére ſois que je vis ce Tableau, dit Pymandre, c’eſtoit avec une perſonne qui l’eſtimoit aſſez : mais ſoit qu’il n’euſt de la Peinture qu’une connoiſſance mediocre, ou qu’il n’euſt pas d’amour pour les ouvrages du Sueur, il me ſouvient qu’il y avoit neanmoins quelques parties qui ne luy plaiſoient pas tant que d’autres.
Il ne ſaut pas s’étonner de cela, luy diſ-je : il n’y a point d’ouvrages où il ne s’en doive rencontrer qui ayent ou plus de force, ou plus d’agrémens. Et puis ne vous ay-je pas dit pluſieurs fois que les maniéres de peindre ſont differentes dans tous ceux qui travaillent, parce que les gouſts ne ſont point ſemblables, & que chacun croit voir les choſes, & en juger mieux qu’un autre. C’eſt ainſi que les caracteres des lettres, qui ſont les veritables ſignes des paroles, & les paroles meſmes ſont differentes, & n’ont pu eſtre communes à toutes les Nations par une certaine contrarieté d’avis & d’humeurs qui leur eſt ſi ordinaire, que chacun croit avoir la raiſon de ſon coſté, & veut commander aux autres. Le ſigne & la marque de cét orgueïl fut cette ſuperbe Tour que les hommes éleverent juſqu’au Ciel : Entrepriſe inſolente S. Auguſt. I. 2. de la Doctr. Chreſt. ch. 4.& hardie, s’écrie un grand Saint ! impieté inſupportable, qui ſut cauſe que les hommes ne furent pas ſeulement differens de ſentimens & d’opinions, mais encore de voix & de langage.
Le Sueur fit auſſi pour les Capucins de la rue Saint Honoré un Chriſt mourant, & dans l’Egliſe de Saint Germain de l’Auxerrois un Tableau de la Magdelaine & le Martyre de Saint Laurent.
En 1651. il peignit pour les Religieux de Marmouſtier deux Tableaux de l’hiſtoire de Saint Martin. Il fit auſſi dans le meſme temps quelques ouvrages dans une Chapelle de l’Egliſe de Saint Gervais à Paris, aux Carmelites du grand Convent, & en pluſieurs autres lieux. Mais ce qu’il a peint de plus conſiderable ſur la fin de ſa vie ſont les bains de M. le Préſident de Torigny dans ſa maiſon de l’Iſle Noſtre Dame, & un grand Tableau pour ſervir de Patron à une tenture de tapiſſerie que la Paroiſſe de Saint Gervais vouloit faire faire pour repreſenter l’hiſtoire & le martyre de Saint Gervais & de Saint Protais. Il avoit meſme commencé un ſecond Tableau du meſme ſujet : mais n’ayant pu l’achever, il a eſté fini par Thomas Gouſſe ſon éleve & ſon beauſrere.
Tous ces ouvrages ſont ſuffiſans pour faire connoiſtre le merite du Sueur. Les deſſeins que l’on voit de luy, & dont le ſieur Girardon Sculpteur en conſerve avec beaucoup de ſoin une grande partie de trés-conſiderables, font juger de la peine qu’il prenoit à bien faire. Auſſi l’on peut dire que s’il euſt veſcu plus long-temps, ſes études continuelles l’auroient rendu capable de perfectionner entierement ſes ouvrages, & on l’auroit veû éclater parmi les premiers Peintres du temps : Car n’eſtant âgé que de trente-huit ans lors qu’il mourut, & ayant un eſprit auſſi ſage & auſſi aiſé qu’eſtoit le ſien, il auroit tiré de la pratique de ſon art tous les avantages qu’on en peut deſirer. Mais ſa trop grande paſſion pour ce meſme art, le deſir de la gloire, & une application trop aſſidue au travail pour ſurpaſſer les autres Peintres qui avoient alors le plus de reputation, luy firent faire de ſi grands efforts d’eſprit, qu’il épuiſa bientoſt toutes ſes forces, & trouva une mort veritablement glorieuſe pour luy, mais pleine de douleurs pour les ſiens & pour les amateurs de la Peinture. Il mourut au mois de May 1655. & ſon corps fut porté à Saint Eſtienne du Mont où il a ſa ſepulture
D’où vient, dit Pymandre, qu’eſtant ſi aimé & ſi eſtimé pendant ſa vie, il a eû aprés ſa mort des ennemis aſſez jaloux de ſa reputation pour gaſter ſes Tableaux des Chartreux, où l’on a eſté pluſieurs fois, comme j’ay ſceû des Religieux meſmes, effacer & défigurer en diverſes manieres ce qu’il y avoit de plus beau ; & c’eſt pourquoy ils ont eſté obligez de les couvrir de volets qui ferment preſentement à cles.
Je ne puis m’imaginer, luy repartis-je, que cela ſoit arrivé par des perſonnes de la profeſſion dont eſtoit le Sueur. Je ſçay bien que la plupart des hommes ſont envieux de leurs égaux ; que c’eſt un vice commun & répandu dans toutes les profeſſions ; & qu’une fortune, quoy-que mediocre, lors qu’elle eſt accompagnée d’honneur, ne manque jamais de faire des jaloux. Mais cela eſt arrivé long-temps aprés la mort du Sueur : ſa fortune ne pouvoit eſtre ſouhaitée de perſonne ; & quand ſa reputation auroit eſté encore plus grande, nous ne voyons point d’exemples d’autres Peintres qui ayent eſté outragez dans leurs Tableaux d’une maniere ſi cruelle & ſi laſche : au contraire, ceux qui les ont ſurvécus les ont regardez avec eſtime ; & s’ils ont eu des concurrens pendant leur vie, ils n’ont plus eû que des admirateurs aprés leur mort. Mais continuons à parler des Peintres de l’Academie.
- ↑ C’eſt envirnon 19000 livres.