Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes/Le Poussin
E qu’un celebre Orateur a dit autrefois,
que dans tous les Arts il n’y en a
point où il ait paru ſi peu de grands hommes
que dans l’éloquence, ſe peut dire auſſi de la
peinture, puis que l’Hiſtoire tant ancienne
que moderne, nous fait remarquer peu de
Peintres qui ayent excellé. Pymandre qui
m’avoit ſouvent oûï parler du Pouſſin comme d’un homme extraordinaire, ſouhaitoit avec
paſſion d’apprendre quelque choſe de ſa vie
& de ſes ouvrages. Mais l’embarras des affaires,
& la difficulté de nous rencontrer nous avoit
empeſchez aſſez long-temps de nous rejoindre.
M’ayant trouvé un jour au logis en eſtat
de n’en pas ſortir, il m’engagea inſenſiblement
à continuer nos entretiens ſur les vies
des Peintres ; & comme nous nous fuſmes retirez
dans mon cabinet, je luy parlay de la
ſorte.
Je vous ay fait voir juſques-icy le commencement & le progrés de la peinture. Je vous ay nommé les Peintres anciens qui ont eû le plus de réputation. Je vous ay dit de quelle ſorte cét Art, aprés avoir eſté preſque éteint, parut de nouveau dans le treiziéme ſiecle, & qui furent ceux qui contribuerent les premiers à le rétablir ; que Michel Ange, Raphaël, & quelques autres de leur temps le porterent au plus haut degré où nous l’ayons veû. Vous ſçavez ceux qui ſe ſont ſignalez dans leurs écoles, & en pluſieurs lieux d’Italie ; comment la peinture ſe perfectionna dans les autres païs ; & auſſi de quelle ſorte elle vint à décheoir, quand certains Peintres qui parurent au commencement de ce ſiecle, s’eſtant laiſſez aller à des gouſts particuliers, au lieu de matcher toûjours ſur les pas des plus grands maiſtres, ne ſuivirent que leurs propres genies. Car il eſt vray que dans Rome meſme on ne pratiquoit preſque plus les enſeignemens ni de Raphaël, ni des Caraches, lors que le Pouſſin commença, ſi j’oſe le dire, à nous ouvrir les yeux, & à nous donner des connoiſſances encore plus grandes de la peinture que celles que nous avions eûës, puis qu’ayant remonté juſques à la ſource de cét art, il nous a appris les maximes des plus ſçavans Peintres de l’antiquité, & a mis en pratique ce que nous ne ſçavions de l’excellence de leurs ouvrages que par le rapport des Hiſtoriens.
Que dites-vous, interrompit Pymandre ? Peut-on croire qu’il ait ſuivi de ſi prés ces fameux Peintres, luy qui n’a point ſait de grands ouvrages, quoy-qu’il ait eû pour cela des occaſions aſſez ſavorables ?
Quand j’auray, repartis-je, ſait un abregé de ſes emplois, vous ſerez éclairci des choſes dont vous eſtes en doute : mais il ſaut pour parler de luy que je commence dés ſa naiſſance, puis qu’il merite bien d’eſtre connu dans toute l’étenduë de ſa vie. Nicolas Pouſſin naquit à Andely en Normandie l’an 1594. au mois de Juin. Son pere nommé Jean eſtoit de Soiſſons ; & ceux qui l’ont connu aſſeûrent qu’il eſtoit de noble famille, mais qu’il avoit peu de bien, parce que ſes parens avoient eſté ruinez durant les guerres civiles ſous les Rois Charles IX. Henry III. & Henry IV. au ſervice deſquels il avoit porté les armes. Auſſi ce fut aprés la priſe de la ville de Vernon, que Jean Pouſſin qui eſtoit à ce ſiege avec un de ſes oncles de meſme nom, Capitaine dans le Regiment de Thavannes, épouſa Marie de Laiſement, veuve d’un Procureur de la meſme ville nommé le Moine, de laquelle il eût Nicolas Pouſſin.
Il eſt toûjours glorieux, interrompit Pymandre, de tirer ſon origine de parens nobles ; mais comme c’eſt une choſe qui ne dépend point de nous : la vertu peut réparer ce que la nature ne nous a pas donné ; & meſme on peut dire que comme l’eau n’eſt point plus pure que dans ſa ſource, auſſi la nobleſſe n’eſt point plus illuſtre que dans celuy qui par ſes belles qualitez ſe rend conſiderable à la poſterité, & donne le premier un nom illuſtre à ſes deſcendans.
Le Pouſſin, repartis-je, n’a pas eſté aſſez heureux pour faire paſſer aux ſiens ce qu’il avoit aquis d’honneur & de bien : mais ſes ouvrages luy tiennent lieu d’enfans qui ne luy ont jamais donné que du plaifir, & qui conſerveront ſon nom avec bien de la gloire pendant pluſieurs ſiecles. Comme c’eſt par eux qu’il s’eſt rendu illuſtre, je ne veux pas chercher dans ſes anceſtres des ſujets de le loûër : je ne veux, pour établir ſon grand merite, que ce qu’il a fait pendant ſa vie.
Sitoſt qu’il fut en âge d’aller aux écoles, ſes parens eurent ſoin de le faire inſtruire. Il donna de bonne heure des marques de la bonté de ſon eſprit, mais particulierement de l’inclination qu’il avoit pour le deſſein : car il s’occupoit ſans ceſſe à remplir ſes livres d’une infinité de differentes figures, que ſon imagination ſeule luy faiſoit produire, ſans que fon pere, ni ſes maiſtres puſſent l’empeſcher, quoy-qu’ils fiſſent toutes choſes pour cela, croyant qu’il pouvoit employer ſon temps plus utilement à l’étude. Cependant Quintin Varin Peintre aſſez habile, & dont je vous ay parlé, ayant connu le genie de ce jeune homme, & les belles diſpoſitions qui paroiſſoient déja en luy, conſeilla à ſes parens de le laiſſer aller du coſté où la nature le portoit ; & l’ayant luy-meſme encouragé à deſſeigner, & à s’avancer dans la pratique d’un art qui ſembloit luy tendre les bras, il luy fit eſperer qu’il y feroit un progrés conſiderable. Les conſeils de Varin augmenterent de telle ſorte le deſir que le Pouſſin avoit de s’attacher à la peinture, qu’il s’y donna tout entier ; & lors qu’âgé de dix-huit ans il crut eſtre en eſtat de quitter ſon païs, il ſortit de la maiſon de ſon pere ſans qu’on s’en apperceuſt, & vint à Paris pour mieux apprendre un art dont il reconnoiſſoit déja les difficultez, mais qu’il aimoit avec beaucoup de paſſion.
Il fut aſſez heureux de rencontrer en arrivant à Paris un jeune Seigneur de Poitou, qui ayant de la curioſité pour les Tableaux, le receût chez luy, & luy donna moyen d’étudier plus commodément qu’il n’auroit fait ſans ce ſecours.
Il cherchoit de tous coſtez à s’inſtruire : mais il ne rencontroit ni maiſtres, ni enſeignemens qui convinſſent à l’idée qu’il s’eſtoit faire de la perfection de la peinture. De-ſorte qu’il quitta en peu de temps deux maiſtres, deſquels il avoit crû pouvoir apprendre quelque choſe. L’un eſtoit un Peintre, fort peu fort peu habile, & l’autre Ferdinand Elle Flamand, alors en réputation pour les portraits, mais qui n’avoit pas les talens propres pour les grands deſſeins où le genie du Pouſſin le portoit. Il fit connoiſſance avec des perſonnes ſçavantes, & curieuſes des beaux arts, qui l’aſſiſterent de leurs avis, & luy preſterent pluſieurs Eſtampes de Raphaël & de Jule Romain, dont il comprit ſi bien les diverſes beautez, qu’il les imitoit parfaitement. De-ſorte que dans fa maniere d’hiſtorier, & d’exprimer les choſes, il ſembloit déja qu’il fuſt inſtruit dans l’école de Raphaël, duquel, comme a remarqué le ſieur Bellori, on peut dire qu’il ſuçoit le lait, & recevoit la nourriture, & l’eſprit de l’art à meſure qu’il en voyoit les ouvrages.
Pendant qu’il profitoit de jour en jour dans la partie du deſſein, & dans la pratique de peindre, le Seigneur avec lequel il demeuroit eſtant obligé de retourner en Poitou, l’engagea à le ſuivre, avec intention de le faire peindre dans ſon Chaſteau. Mais comme ce Seigneur eſtoit jeune, & encore ſous la puiſſance de ſa mere, qui n’ayoit nulle inclination pour les Tableaux, & qui regardoit dans ſa maiſon un Peintre comme un domeſtique inutile : le Pouſſin, au lieu de ſe voir occupé à ſon art, ſe trouvoit le plus ſouvent employé à d’autres affaires, ſans avoir le temps d’étudier. Cela le fit réſoudre à s’en retourner. N’ayant pas dequoy faire les frais de ſon voyage, il fut contraint de travailler quelque temps dans la Province pour s’entretenir, taſchant peu à peu à s’approcher de Paris.
Il y a apparence que ce fut dans ce temps-là qu’il fit à Blois dans l’Egliſe des Capucins deux Tableaux qu’on y voit encore, & qu’on connoiſt bien eftre de ſes premiers ouvrages ; & qu’il travailla auſſi dans le Chaſteau de Chiverny où il fit quelques Baccanales. Il revint enfin à Paris, mais ſi fatigué des peines qu’il avoit ſouffertes dans ſon voyage, qu’il tomba malade, & fut obligé d’aller chez ſon pere, & d’y demeurer environ un an à ſe rétablir. Lors qu’il fut entierement gueri il vint à Paris, & alla auſſi dans quelques autres endroits où il continua de peindre, juſqu’à ce qu’enfin pouſſé par le defir violent qu’il avoit d’aller à Rome, il ſe mit en chemin pour exécuter ſon deſſein. Mais il ne paſſa pas Florence, ayanr eſté contraint par quelque accident à revenir ſur ſes pas. Quelques années aprés ſe rencontrant à Lyon, & voulant pour la ſeconde fois entreprendre le voyage de Rome, il y trouva encore de nouveaux obſtacles. Cependant il s’appliquoit toûjours au travail avec un meſme amour ; & lors qu’en 1623. les Peres. Jeſuites de Paris celebrerent la Canonization de Saint Ignace & de Saint François Xavier, & que les Ecoliers de leur College, pour rendre cette cérémonie plus confiderable, voulurent faire peindre les Miracles de ces deux grands Saints, le Pouſſin fut choiſi pour faire ſix Tableaux à détrempe. Il avoit une ſi grande pratique dans cette ſorte de travail, qu’il ne fut gueres plus de ſix jours à les faire. Il eſt vray qu’il y travailloit preſque autant la nuit que le jour, mais ce fut avec tant de promptitude, qu’il n’avoit pas le temps d’étudier les parties dont ils eſtoient compoſez. Il ne laiſſa pas de faire mieux que les autres Peintres qui furent employez à embellir cette Feſte ; & les ſujets qu’il traita furent les plus eſtimez.
Dans ce temps-là le Cavalier Marin eſtoit à Paris. Vous ſçavez qu’il eſtoit conſideré pour un des plus excellens Poëtes Italiens qui fuſt alors. Comme la poëſie & la peinture ont beaucoup de rapport entre elles, le Marin jugea aiſément de l’eſprit du Pouſſin par ſes ouvrages, & combien ſon genie eſtoit élevé audeſſus de celuy des autres Peintres : Ce qui luy fit defirer de le connoiſtre plus particulierement ; & meſme dans la ſuite il luy donna un logement pour travailler, admirant combien il avoit l’imagination vive & une facilité à exécuter ſes penſées. Il le loûoit ſouvent de luy voir comme dans les poëtes ce beau feu qui produit des choſes extraordinaires. C’eſtoit une grande ſatisfaction au Marin d’avoir ſa compagnie, parce que ſes indiſpoſitions l’obligeant ſouvent à garder le lit, ou à demeurer au logis, il voyoit pendant ce temps-là repreſenter quelques-unes de ſes inventions poëtiques dont le Pouſſin prenoit plaiſir de faire des deſſeins, particulierement des ſujets tirez de ſon Poëme d’Adonis. J’en ay veû quelques-uns à Rome chez MM. Maximi qui les conſervoient ſoigneuſement parmi plufieurs autres de ſa main.
C’eſt par ces premiers eſſais qu’on connoiſt combien deſlors il avoit l’eſprit fecond, & comment il ſcavoit profiter des entretiens du Cavalier Marin, enrichiſſant ſes compoſitions des ornemens de la poëſie donc il ſceût depuis ſe ſervir tres-à-propos dans les Tableaux qui eſtoient capables de les ſouffrir.
Le Marin ne fut pas long-temps ſans retourner en Italie ; & quand il partit d’icy, il voulut mener avec luy le Pouſſin : mais il n’eſtoit pas en eſtat de pouvoir quitter Paris, où il fit quelques Tableaux, entre autres celuy qui eſt dans une Chappelle de l’Egliſe de Noſtre-Dame, où il repreſenta le trépas de la Vierge.
Il ne fut pourtant pas long-temps ſans entreprendre pour la troiſiéme fois le voyage de Rome. Il y arriva au Printemps de l’année 1624. & y trouva encore le Cavalier Marin, qui en partit bientoſt pour aller à Naples, où il mourut peu de temps aprés. Avanr que de partir de Rome, il recommanda le Pouſſin à M. Marcello Sacchetti, qui luy procura les bonnes graces du Cardinal Barberin neveu du Pape Urbain VIII. Cette connoiſſance qui luy devoit eſtre avantageuſe, luy fut peu utile alors, parce que le Cardinal eſtoit ſur le point de s’en aller pour ſes legations : De-ſorte que le Pouſſin ſe trouvant ſans connoiſſances dans Rome, ſans eſpoir d’aucun ſecours, & ne ſçachant à qui vendre ſes ouvrages, eſtoit obligé de les donner à un prix ſi-bas, qu’ayant peint les deux batailles qui ſont aujourd’huy dans le Cabinet du Duc de Noailles, il eût bien de la peine d’en avoir ſept écus de chacune.
Il n’a pas eſté le ſeul, dit Pimandre, qui a trouyé un abord ſi rude & ſi faſcheux. Vous m’avez appris que les plus grands Peintres n’ont pas toûjours eû dans les commencemens la fortune favorable.
Il faur conſiderer, répondis-je, qu’encore que le Pouſſin euſt déja trente ans lors qu’il arriva à Rome, & qu’il euſt fait pluſieurs ouvrages en France, il n’eſtoit néanmoins connu que de peu de monde ; & ſa maniere de peindre aſſez diferente de celle qu’on pratiquoit, & qui eſtoit comme à la mode, ne le faiſoit pas rechercher. Il a conté luy-mesme aſſez de fois qu’ayant peint dans ces commencemens-là un Prophete, il n’en put avoir que la valeur de huit francs, & que cependant un jeune Peintre de ſa compagnie l’ayant copié, eût quatre écus de ſa copie. Le peu de cas qu’on faiſoit alors de luy & de ſes ouvrages ne le rebutoient pas, ſongeant moins à gagner de l’argent qu’à ſe perfectionner. Il ſe paſſoit de peu de choſe pour ſa nourriture & pour ſon entretien : il demeura meſme aſſez longlong-temps retiré, afin de mieux étudier, & de ſe remplir l’eſprit des belles connoiſſances qui depuis l’ont rendu ſi celebre. Il logeoit avec cét excellent Sculpteur François du Queſnoy Flamand. Comme ils étudioient l’un & l’autre d’aprés les Antiques, cela donna lieu au Pouſſin de modeler, & de faire quelques figures de relief ; & ne contribua pas peu à rendre François le Flamand plus ſçavant dans la ſculpture, parce qu’ils meſuroient enſemble toutes les Statuës antiques, & en obſervoient les proportions. Il eſt vray que dans un Memoire que j’ay eû du ſieur Jean Dughet touchant quelques particularitez de la vie & des ouvrages du Pouſſin ſon beaufrere, il écrit que ce fut avec Alexandre Algarde, que le Pouſſin meſura la Statuë d’Antinoüs, & non pas avec François le Flamand, comme l’a écrit le ſieur Bellori, ajouſtant que les proportions que l’on en a données dans l’Eſtampe qui eſt à la fin de la vie du Pouſſin ſont fauſſes, & du deſſein du ſieur Errard. Et ſur ce que le meſme Bellori dit que le Pouſſin & François le Flamand, confiderant ſouvent le Tableau du Titien qui eſtoit alors dans la Vigne Ludoviſe, & dans lequel il y a quantité de petits enfans, non-ſeulement le Pouſſin les copioit avec les couleurs, mais auſſi les modeloit, & en faiſoit des bas-reliefs, ſe formant par là une maniere tendre & agréable à bien deſſeigner & à bien peindre de ſemblables ſujets, ainſi qu’on peut voir en pluſieurs Tableaux qu’il fit en ce temps-là. Le meſme Dughet ne veut pas que ce ſoit d’aprés ces enfans que le Pouſſin ait fait ſon étude, parce qu’on ſçait que le Titien eſtoit moins bon deſſeignateur qu’excellent coloriſte : mais il dit que le Pouſſin s’eſt perfectionné en imitant ſeulement la nature. Cependant je ne voy pas qu’il n’ait bien pû conſiderer les ouvrages de Titien, quoy-qu’il ne ſe ſoit pas attaché à les copier ſervilement ; & j’ay ſceû du Pouſſin meſme combien il eſtimoit ſa couleur, & le cas particulier qu’il faiſoit de ſa maniere de toucher le païſage.
Je ſçay bien encore qu’il ne s’eſt gueres aſſujeti à copier aucuns Tableaux, & meſme lors qu’il voyoit quelque choſe parmi les Antiques qui meritoit d’eſtre remarqué, il ſe contentoit d’en faire de legeres eſquiſſes. Mais il conſideroit attentivement ce qu’il voyoit de plus beau, & s’en imprimoit de fortes images dans l’eſprit, diſant ſouvent que c’eſt en obſervant les choſes qu’un Peintre devient habile, plûtoſt qu’en ſe fatiguant à les copier.
Ce diſcernement ſi juſte & ſi exquis qu’il avoit dés ſes plus jeunes ans, & la forte paſſion qu’il avoit pour ſon art, faiſoient qu’il s’y donnoit tout entier avec grand plaiſir, & qu’il ne paſſoit point de temps plus agréablement que lors qu’il travailloit. Tous les jours eſtoient pour luy des jours d’étude, & tous les momens qu’il employoit à peindre ou à deſſeigner luy tenoient lieu de divertiſſement. Il étudioit en quelque lieu qu’il fuſt. Lors qu’il marchoit par les ruës, il obſervoit toutes les actions des perſonnes qu’il voyoit ; & s’il en découvroit quelques-unes extraordinaires, il en faiſoit des notes dans un livre qu’il portoit exprés ſur luy. Il évitoit autant qu’il pouvoit les compagnies, & ſe déroboit à ſes amis, pour ſe retirer ſeul dans les Vignes & dans les lieux les plus écartez de Rome, où il pouvoit avec liberté conſiderer quelques Statuës antiques, quelques veûës agréables, & obſerver les plus beaux effets de la nature. C’eſtoit dans ces retraites & ces promenades ſolitaires qu’il faiſoit de legeres eſquiſſes des choſes qu’il rencontroit propres, ſoit pour le païſage, comme des terraſſes, des arbres, ou quelques beaux accidens de lumieres ; ſoit pour des compoſitions d’hiſtoires, comme quelques belles diſpoſitions de figures, quelques accommodemens d’habits, ou d’autres ornemens particuliers, dont en ſuite il ſçavoit faire un ſi beau choix, & un ſi bon uſage.
Il ne ſe contentoit pas de connoiſtre les choſes par les ſens, ni d’établir ſes connoiſſances ſur les exemples des plus grands Maistres : il s’appliqua particulierement à ſçavoir la raiſon des diferentes beautez qui ſe trouvent dans les ouvrages de l’art, perſuadé qu’il eſtoit qu’un ouvrier ne peut aquerir la perfection qu’il cherche, s’il ne ſçait les moyens d’y arriver, & s’il ne connoiſt les defauts dans leſquels il peut tomber. C’eſt pour cela qu’outre la lecture qu’il faiſoit des meilleurs livres qui pouvoient luy apprendre en quoy conſiſte le bon & le beau ; ce qui cauſe les déformitez, & de quelle ſorte il faut que le jugement ſe conduiſe dans le choix des ſujets, & dans l’exécution de toutes les parties d’un ouvrage : il s’appliqua encore pour ſe rendre capable dans la pratique autant que dans la theorie de ſon art, à étudier la Geometrie, & particulierement l’Optique, qui dans la peinture eſt comme un inſtrument neceſſaire & favorable pour redreſſer les ſens, & empeſcher que par foibleſſe ou autrement ils ne le trompent, & ne prennent quelquefois de fauſſes apparences pour des veritez ſolides. Il ſe ſervit pour cela des écrits du Pere Matheo Zaccolini Theatin, dont je vous ay parlé. Il n’y a point eû de Peintre qui ait mieux ſceû que ce Pere les régles de la perſpective, & qui ait mieux compris les raiſons des lumieres & des ombres. Ces écrits ſont dans la Bibliotheque Barberine, & le Pouſſin qui en avoit fait copier une bonne partie, en faiſoit ſon étude. Comme quelques-uns de ſes amis les voyoient entre ſes mains ; qu’il parloit ſçavamment de l’Optique, & qu’il s’en eft ſervi avec beaucoup de bonheur, on a crû qu’il avoit compoſé un traité des lumieres & des ombres. Cependant il eft vray qu’il n’a rien écrit ſur cette matiere ; il s’eſt contenté d’avoir montré par ſes propres peintures ce qu’il avoir appris du Pere Zaccolini, & meſme des livres d’Alhazen & de Vitellion. Il avoit auſſi beaucoup d’eſtime pour les livres d’Albert Dure, & pour le Traité de la Peinture de Leon Baptiſte Albert.
Pendant qu’il eſtoit à Paris il s’eſtoit inftruit de l’anatomie ; mais il l’étudia de nouveau, & avec encore plus d’application quand il fut à Rome, tant ſur les écrits & les figures de Veſale, que dans les leçons qu’il prenoit d’un ſçavant Chirurgien qui faiſoit ſouvent des diſſections.
C’eſtoit dans le temps que la pluſpart des jeunes Peintres qui eſtoient à Rome, attirez par la grande réputation où eſtoit le Guide, alloient avec empreſſement copier ſon Tableau du martyre de Saint André qui eſt à Saint Grégoire, Le Pouſſin eſtoit preſque le ſeul qui s’attachoit à deſſeigner celuy du Dominiquin, lequel eſt dans le meſme endroit ; & il en fit ſi bien remarquer la beauté, que la pluſpart des autres Peintres perſuadez par ſes paroles & par ſon exemple, quitterent le Guide pour étudier d’aprés le Dominiquin.
Car bien que le Pouſſin fiſt ſa principale étude d’aprés les belles Antiques, & les ouvrages de Raphaël, ſur leſquels il rectifioit toutes ſes idées, cela n’empeſchoit pas qu’il n’euſt de l’eſtime pour d’autres Maiſtres. Il regardoit le Dominiquin comme le meilleur de l’école des Caraches pour la correction du deſſein, & pour les fortes expreſſions.
Il conſideroit auſſi ceux qui ont eû un beau pinceau, & l’on ne peut nier que dans ſes commencemens il n’ait beaucoup obſervé le coloris du Titien. Mais on peut remarquer qu’à meſure qu’il ſe perfectionnoit, il s’eft toûjours de plus en plus attaché à ce qui regarde la forme & la correction du deſſein qu’il a bien connu eftre la principale partie de la peinture, & pour laquelle les plus grands Peintres ont comme abandonné les autres auſſitoſt qu’ils ont compris en quoy conſiſte l’excellence de leur art.
Le Cardinal Barberin eſtant de retour de ſes Légations de France & d’Eſpagne, donna de l’employ au Pouſſin, qui d’abord fit ce beau Tableau de Germanicus que vous avez veû à Rome, & dont les nobles & ſçavantes expreſſions vous touchoient ſi fort.
Il repreſenta enſuite la priſe de Jeruſalem par l’Empereur Titus. Ce Tableau qui a eſté long-temps dans le Cabinet de la Ducheſſe d’Aiguillon, eſt preſentement dans celuy de M. de Sainrot Maiſtre des Ceremonies. Comme le Cardinal Barberin en fit un preſent peu de temps aprés qu’il fut fait, le Pouſſin en commença un autre du meſme ſujet, mais beaucoup plus rempli de figures, & traité d’une maniere encore plus ſçavante. Il y repreſenta l’Empereur victorieux, & à ſes pieds la nation Juive, qui par le miſerable eſtat où elle fut réduite devoit bien connoiſtre deſlors l’effet des menaces qu’elle avoit ſi ſouvent entendues des Prophetes, & de la bouche meſme de Jeſus-Chriſt. On y voit ce Temple ſi celebre ſaccagé par les ſoldats, qui en le détruiſant emportent le Chandelier, les Vaſes d’or, & les autres Ornemens ſacrez qui le rendoient ſi riche & ſi conſiderable. Ces dépouilles parurent ſi précieuſes à l’Empereur, qu’on les repreſenta dans les bas-reliefs de l’Arc-de-triomphe qu’on luy dreſſa enſuite de cette expedition, & qu’on voit encore aujourd’huy dans les reſtes de cét ancien monument comme une marque éternelle de la punition de ce peuple. Ce Tableau qui eſt un des beaux que le Pouſſin ait faits pour les fortes expreſſions, fut encore donné par le Cardinal Barberin au Prince d’Echemberg Ambaſſadeur d’Obedience pour l’Empereur vers le Pape Urbain VIII.
Le Cavalier del Pozzo que vous avez connu, eſtoit alors en grande conſideration à la Cour de Rome, non-ſeulement par ſa faveur auprés du Cardinal Barberin, mais encore par ſa vertu qui le rendoit digne de la pourpre, dont on croyoit qu’il ſeroit reveſtu ; par la connoiſſance qu’il avoit des belles lettres, par ſon amour pour les beaux arts, par ſa généroſité & ſon inclination à ſervir & à proteger toutes les perſonnes de merite. Le Pouſſin fut un de ceux qu’il conſidera beaucoup, cherchant meſme tous les moyens de faire connoiſtre les rares talens qu’il voyoit en luy. Comme il le ſervoit auprés du Cardinal Barberin, il luy procura un des Tableaux que l’on devoit faire dans l’Egliſe de Saint Pierre.
N’eſt-ce pas, interrompit Pymandre, le Saint Eraſme que nous avons veû enſemble, & le ſeul où j’ay remarqué que le Pouſſin a mis ſon nom ?
C’eſt celuy-là-meſme, repris-je. Il fit dans ce temps-là[1] un autre grand Tableau où il a representé comment la Vierge s’apparut à S. Jacques dans la ville de Saragoce en Efpagne[2], où depuis on baſtit un Temple à ſon honneur, qu’on appelle Nueſtra Segnora del Pilo. Cét ouvrage qu’il envoya en Flandre, eſt dans le Cabinet du Roy. Il en fit encore deux autres, l’un des amours de Flore & de Zephir, & celuy qu’on appelle la Peſte. Ce dernier luy donna beaucoup de réputation. Vous pouvez vous ſouvenir que nous fuſmes le voir chez un Sculpteur nommé Matheo, auquel il appartenoit alors. Le Pouſſin y a peint de quelle ſorte Dieu affligea les Philiſtins d’une cruelle & honteuſe maladie, pour avoir enlevé l’Arche des Iſraëlites, & l’avoir miſe dans la ville d’Azot. Ce Tableau, dont le Pouſſin n’avoit eû que ſoixante eſcus, aprés avoir paſſé en pluſieurs mains, fut vendu mille eſcus au Duc de Richelieu, de qui le Roy l’a eû. On voit dans les figures malades & mourantes qui ſont ſur le devant, comment le Pouſſin cherchoit à imiter par ſes penſées & ſes expreſſions, ce qu’on a écrit des anciens Peintres Grecs, & ce que Raphaël a fait de plus beau. Les principales figures ont environ trois palmes[3] de haut de meſme que celles du Germanicus.
Cette maniere de peindre de grands ſujets plut extremement à tout le monde : de ſorte que la réputation du Pouſſin s’eſtant répanduë par tout, on luy envoyoit de divers endroits, & particulierement de Paris, des meſures pour avoir des Tableaux de Cabinet, & d’une grandeur mediocre. Ce qui luy donna occaſion de renfermer ſon pinceau dans des bornes un peu étroites, mais qui luy donnoient cependant aſſez de lieu pour faire paroiſtre ſes nobles conceptions, & pour étaler dans de petits eſpaces de grandes & ſçavantes diſpoſitions.
Il poſſedoit alors, comme je yous ay dit, l’amitié du Cavalier del Pozzo, qui avoit amaſſé dans ſon Cabinet tout ce qu’il avoit pû trouver de plus rare dans les medailles & dans toutes les choſes antiques, dont le Pouſſin pouvoit diſpoſer, & en faire des études : ce qui joint aux entretiens ſçavans qu’il avoit avec ce généreux ami, ne luy eſtoit pas d’un petit ſecours, parce qu’il apprenoit de luy à connoiſtre dans les livres des meilleurs Auteurs les choſes dont il avoit beſoin pour bien repreſenter les ſujets qu’il entreprenoit de traiter. Ce fut par ſon moyen qu’il eût la communication des Ecrits de Leonard de Vinci, leſquels eſtoient dans la Bibliotheque Barberine. Il ne ſe contenta pas de les lire, il deſſeigna fort correctement toutes les figures qui ſervent pour la démonſtration & pour l’intelligence du diſcours. Car il n’y avoit dans l’original que de foibles eſquiſſes, comme vous pouvez vous en ſouvenir, puis que je vous fis voir les unes & les autres qu’on me preſta à Rome, & que je fis copier.
Ne ſont-ce pas, dit Pymandre, les meſmes que l’on a gravées depuis dans le Traité de Peinture que M. de Chambray a traduit ? Il me ſemble avoir veû une Lettre dans les Ouvrages de Boſſe que le Pouſſin luy avoit écrite ; par laquelle il paroiſt n’eſtre point content qu’on euſt fait imprimer ces écrits, où il traite de goffes les figures qu’on y a ajouſtées.
Il eſt vray, repartis-je, que le Pouſſin ne croyoit pas qu’on deuſt mettre au jour ce Traité de Leonard, qui à dire vray n’eſt ni en bon ordre, ni aſſez bien digeré. Cependant le public eſt obligé à la peine que le Traducteur a priſe, parce que les maximes qu’il contient ſont excellentes, & donnent de grandes lumieres à un Peintre intelligent qui s’applique à les lire. Le ſieur du Freſnoy, comme vous avez veû, s’en eſt heureuſement ſervi dans ſon Poëme de la Peinture ; & quelque choſe que le Pouſſin en ait pû dire, il en a tiré beaucoup de lumiere.
Pour reconnoiſtre les bons offices & les témoignages d’affection du Cavalier del Pozzo, il eſtoit toujours preſt à exécuter les choſes qu’il deſiroit. Il en donna des marques par le grand nombre de Tableaux qu’il fit pour luy préferablement à tout autre, & avec beaucoup de ſoin & d’étude, particulierement ceux des ſept Sacremens. Ils n’ont que deux palmes de long ; mais ils ſont exécutez dans la plus haute idée qu’un Peintre puiſſe avoir de la dignité des ſujets qu’ils traitent, & dans la plus belle intelligence de l’art. Ce ſont ces ouvrages ſi excellens qui firent deſirer à M. de Chantelou Maiſtre d’Hoſtel du Roy d’en avoir de ſemblables. Ceux du Cayalier del Pozzo furent achevez en differens temps. Le Sacrement du Bapteſme n’eſtoit encore qu’ébauché lors que le Pouſſin vint à Paris, où il le finit.
Il me ſeroit malaiſé de vous faire un détail de tous les ouvrages que le Pouſſin fit à Rome avant qu’il en partiſt pour venir icy : je vous nommeray ſeulement ceux dont je pourray me ſouvenir.
Le Cavalier del Pozzo eût de luy, outre les ſept Sacremens, un Saint Jean qui baptiſe dans le deſert, & quelques autres que vous avez veûs. Il en fit qui furent portez en Eſpagne, à Naples, & en divers autres lieux. Il en envoya deux à Turin au Marquis de Voghera parent du Cavalier del Pozzo, l’un repreſentant le Paſſage de la Mer Rouge, & l'autre l’Adoration du Veau d’Or, tous deux admirables pour la grande ordonnance, la beauté du deſſein, & les fortes expreſſions, Ils ſont preſentement dans le Cabinet du Chevalier de Lorraine. Il avoit fait encore un pareil ſujet de l’Adoration du Veau d’Or, lequel perit dans les révoltes de Naples, & dont un morceau fut apporté à Rome.
Il peignit vers le meſme temps, pour le Mareſchal de Crequi alors Ambaſſadeur à Rome, un Bain de Femmes, que vous avez pû voir aux Galleries du Louvre chez le ſieur Stella.
Il fit auſſi un grand Tableau du Raviſſement des Sabines, qui a eſté à Madame la Ducheſſe d’Aiguillon, & qui eſt aujourd’huy dans le Cabinet de M. de la Rauoir.
Il fit pour M. de Gillier, qui eſtoit auprés du Mareſchal de Crequi, cét excellent ouvrage où Moyſe frape le Rocher, & qui aprés avoir efté dans les Cabinets de M. de l’Iſle Sourdiere, du Préſident de Bellievre, de M. Dreux, eſt aujourd’huy un des plus confiderables Tableaux que l’on voye parmi ceux de M. le Marquis de Seignelay.
En 1637. il travailla à un grand Tableau que vous avez veû dans la Gallerie de M. de la Vrilliere Secretaire d’Eſtat, où eſt repreſenté comment Furius Camillus renvoye les Enfans des Faleriens, & fait fouëter leur Maiſtre, qui par une infame laſcheté les avoit livrez aux Romains leurs ennemis.
Quelques années auparavant, le Pouſſin avoit traité le meſme ſujet ſur une toile d’une mediocre grandeur. Il y a quelque diference entre ces deux Tableaux, quoy-qu’ils repreſentent la meſme hiſtoire. Le plus petit eſt entre les mains de M. Paſſart Maiſtre des Comptes. Il fit encore dans le meſme temps deux Tableaux, l’un pour la Fleur Peintre, où il repreſenta Pan & Syringue ; & l’autre pour le ſieur Stella, où l’on voit Armide qui emporte Regnaud. Le premier eſt preſentement dans le Cabinet du Chevalier de Lorraine, & l’autre dans celuy de M. de Boisfranc. Lors-que le Pouſſin envoya celuy du fieur Srella, il luy écrivit le ſoin qu’il avoit pris à le bien faire. « Je l’ay peint, dit-il, de la maniere que vous verrez, dautant que le ſüjet eſt de ſoy mol, à la difference de celuy de M. de la Vrilliere, qui eſt d’une maniere plus ſevere, comme il eft raiſonnable, conſiderant le ſujet qui eft heroïque ».
Le Pouſſin avoit de grands égards à traiter differemmenrt tous les ſujets qu’il repreſentoit, non-ſeulement par les différentes expreſſions, mais encore par les diverſes manieres de peindre les unes plus délicates, les autres plus fortes. C’eſt pourquoy il eſtoit bien aiſe qu’on connuſt dans ſes ouvrages le ſoin qu’il prenoit. Auſſi dans la meſme lettre, en parlant au ſieur Stella du Tableau de la Mane qui eft aujourd’huy dans le Cabinet du Roy, & auquel il travailloit alors : « J’ay trouvé, dit-il, une certaine diſtribution pour le Tableau de M. de Chantelou, & certaines attitudes naturelles, qui font voir dans le peuple Juif la miſere & la faim où il eſtoit réduit, & auſſi la joye & l’allegreſſe où il ſe trouve ; l’admiration dont il eſt touché, le reſpect & la réverence qu’il a pour ſon Legiſlateur, avec un mélange de femmes, d’enfans & d’hommes d’âges & de temperamens differens ; choſes, comme je croy, qui ne déplairont pas à ceux qui les ſçauront bien lire ».
Il fit encore dans Ie meſme temps, pour le ſieur Stella, Hercule qui emporte Déjanire. Ce Tableau eſt dans le Cabinet de M. de Chantelou, auquel le Pouſſin envoya celuy de la Mane au mois d’Avril 1639. lors qu’il diſpoſoit ſes affaires pour venir en France, aprés que les grandes chaleurs ſeroient paſſées.
Entre les Tableaux qu’il avoit déja envoyez à Paris, il y avoit quatre Baccanales pour le Cardinal de Richelieu, un Triomphe de Neptune qui paroiſt dans ſon char tiré par quatre chevaux marins, & accompagné d’une ſuite de Tritons & de Nereïdes. Ces ſujets travaillez poëtiquement avec ce beau feu & cét art admirable qu’on peut dire ſi conforme à l’eſprit des Poëtes, des Peintres, & des Sculpteurs anciens, & tant d’autres ouvrages de luy répandus quaſi par toute l’Europe, rendoient celebre le nom du Pouſſin. Et comme alors M. de Noyers Secretaire d’Eſtat, & Surintendant des Baſtimens, ſuivant les intentions du Roy, cherchoit à perfectionner les Arts dans le Royaume, il réſolut d’attirer à Paris une perſonne d’un auſſi grand merite qu’eſtoit le Pouſſin, & luy en fit écrire. Mais, ſoit que le Pouſſin attendiſt qu’on luy expliquaſt clairement les avantages qu’on vouloit luy faire, ou qu'aimant autant qu’il faiſoit le repos & la douceur qu’il gouſtoit dans Rome, il eût de la peine à ſe réſoudre de venir à Paris, comme j’ay veû par Du 15. Janvier 1639une de ſes lettres, où il témoigne à M. de Chantelou, qu’il ne delire point quitter Rome, mais d’y ſervir le Roy, M. le Cardinal & M. de Noyer en tout ce qui luy ſera commandé : ce ne fut qu’aprés avoir receû la Des 14. & 15. de Janvier 1639. lettre de M. de Noyers & celle du Roy qu’il écrivit à M. de Chantelou qu’il ſe diſpoſoit pour partir l’Automne ſuivant.
Quelques charmes qui le retinſſent en Italie, il luy euſt eſté malaisé de ne pas obéir aux ordres que le Roy daigna luy donner, & de n’eſtre pas ſatisfait des conditions honorables que M. de Noyers luy marque. Comme j’ay trouvé ce matin ces deux lettres ſous ma main avec quelques autres écrits qui regardent noſtre illuſtre Peintre, vous ſerez bienaiſe de les voir.
Alors Pymandre me les ayant demandées, commença à lire celle de M. de Noyers.
Lettre de M. de Noyers à M. Pouſſin MOnſieur, Außitoſt que le Roy m’eút fait l’honneur de me donner la charge de Surintendant de ſes Baſtimes, il me vint en pensée de me ſervir de l'autorité quelle me donne pour remettre en honneur les Arts & les Sciences ; & comme j’ay un amour tout particulier pour la Peinture, je fis deſſein de la careſſer comme une maiſtreſſe bien-aimée, & de luy donner les prémices de mes ſoins. Vous l’avez ſceû par vos amis qui ſont de deçà ; & comme je les priay de vous écrire de ma part, que je demandois juſtice à l’Italie, & que du moins elle nous fiſt reſtitution de ce qu’elle detenoit depuis tant d’années, attendant que pour une entiere ſatisfaction elle nous donnaſt encore quelques-uns de ſes nourriſſons. Vous entendez bien que par la je répetois M. le Poußin, quelque autre excellent Peintre Italien. Et afin de faire connoiſtre aux uns & aux autres l’eſtime que le Roy faiſoit de voſtre perſonne, & des autres hommes rares & vertueux comme vous, je vous fis écrire ce que je vous confirme par celle-cy qui vous ſervira de premiere aſſeûrance de la promeſſe que l’on vous fait, juſques à ce qu’à voſtre arrivée je vous mette en main les Brevets & les Expeditions du Roy, que je vous envoyeray mille écus pour les frais de voſtre voyage ; que je vous feray donner mille écus de gages par chacun an, un logement commode dans la Maiſon du Roy, ſoit au Louvre à Paris, ou à Fontainebleau, à voſtre choix ; que je vous le feray meubler honneftement pour la premiere fois ; que vous y logerez, ſi vous voulez, cela eſtant à voſtre choix ; que vous ne peindrez point en plafond, ni en voûtes, & que vous ne ſerez obligé que pour cinq années, ainſi que vous le deſirez, bien que j’eſpere que lors que vous aurez reſpiré l’air de la patrie, difficilement le quitterez-vous.
Vous voyez maintenant clair dans les conditions que l’on vous propoſe, & que vous avez deſirées. Il reſte à vous en dire une ſeule, qui eſt que vous ne peindrez pour perſonne que par ma permiſſion ; car je vous fais venir pour le Roy, non pour les particuliers. Ce que je ne vous dis pas pour vous exclure de les ſervir, mais j’entens que ce ne ſoit que par mon ordre. Aprés cela venez, gayement, & vous aſſeûrez que vous trouverez icy plus de contentement que vous ne vous en pouvez imaginer. De Noyers. A Ruel ce 14. Janvier 1639. A Monſieur Poußin.
La lettre du Roy eſtoit conceûë en ces termes.
Her & bien-amé, Nous ayant eſté fait
rapport par aucuns de nos plus specieux ſerviteurs de l’estime que vous vous eſtes aquiſe,
& du rang que vous tenez parmi les plus
fameux & les plus excellens Peintres de toute
l’Italie, & deſirant, à l’imitation de nos Prédeceſſeurs,
contribuer autant qu’il nous ſera
poßible à l’ornemént & décoration de nos Maiſons
Royales, en appellant auprés de nous ceux
qui excellent dans les Arts, & dont la ſuffiſance
ſe fait remarquer dans les lieux où ils
ſemblent les plus cheris, Nous vous faiſons
cette lettre pour vous dire que Nous vous avons
choiſi & retenu pour l’un de nos Peintres ordinaires,
& que Nous voulons doreſnavant
vous employer en cette qualité. A cét effet
noſtre intention eſt que la preſente receûë, vous
ayez à vous diſpoſer de venir par-deçà, oû les
ſervices que vous nous rendrez ſeront außi
conſiderez, que vos œuvres & voſtre merite
le ſont dans les lieux où vous eſtes, en donnant
ordre au ſieur de Noyers Conſeiller en
noſtre Conſeil d’Eftat, Secretaire de nos Commandemens,
& Surintendant de nos Baſtimens,
de vous faire plus particulierement entendre
le cas que nous faiſons de vous, &
le bien & avantage que nous avons réſolu de
vous faire. Nous n’ajouſterons rien à la preſente
que pour prier Dieu qu’il vous ait en ſa ſainte garde. Donné a Fontainebleau le 15.
Janvier 1639.
Soit que le Pouſſin euſt de la peine à quitter ſa femme & le ſejour de Rome, ſoit qu’il reſſentiſt en effet quelques incommoditez qui luy fiſſent apprehender celles d’un long voyage ; il écrivit au mois de Septembre a M. de Chantelou, qu’il n’eſtoit pas en aſſez bonne ſanté pour ſortir de Rome ; & Le 15. Décembre 1639trois mois aprés il manda à M. de Noyers la meſme choſe, & témoigne à M. de Chantelou par une autre lettre du meſme jour qu’il voudroit bien ſe dégager de venir en France,
Son retardement & ſes lettres faſchoient d’autant plus M. de Noyers, qu’il avoit crû que le Pouſſin ſeroit à Paris dans la fin de l’année, comme il luy avoit fait eſperer, & comme le Roy & M. le Cardinal s’y attendoient. Cela fit que M. de Chantelou haſta le voyage qu’il devoit faire en Italie, & qu’eſtant arrivé à Rome, il obligea le Pouſſin à partir, & l’amena avec luy en France à la fin de l’année 1640. M. de Noyers le receût avec autant de joye qu’il l’attendoit avec d’impatience, & le preſenta au Cardinal de Richelieu qui l’embraſſa avec cét air agréable & engageant qu’il avoir pour toutes les perſonnes d’un merite extraordinaire. En ſuite on le conduiſit dans un logis qu’on luy avoit deſtiné dans le Jardin des Thuilleries, & qu’il trouva meublé & garni de toutes choſes. Trois jours aprés il alla à Saint Germain trouver le Roy, qui le receût avec beaucoup de bonté, & luy parla aſſez longtemps.
Sa Majeſté luy ordonna de faire deux grands Tableaux, l’un pour la Chapelle de Saint Germain en Laye, & l’autre pour celle de Fontainebleau ; & voulant luy donner encore des marques plus particulieres de ſon eſtime, il le déclara ſon premier Peintre ordinaire, avec trois mille livres de gages, & ſon logement dans les Thuilleries, comme il eſt porté par le Brevet qui luy en fut expedié le 20. Mars 1641.
Le Pouſſin de ſon coſté bienaiſe que M. de Noyers euſt choiſi la Cene de Noſtre Seigneur pour ſujet du Tableau d’Autel de la Chapelle de Saint Germain, ſe mit auſſitoſt à y travailler, & à faire des deſſeins pour des Tapiſſeries que M. de la Planche Treſorier des Baſtimens luy propoſa de la part de M. de Noyers ; & quoy-qu’outre cela on l’occupaſt encore à faire des deſſeins pour les frontiſpices des Livres qu’on imprimoit au Louvre, il ne laiſſoit pas de diſpoſer des cartons pour la grande Gallerie du Louvre où il vouloit repreſenter dans des bas-reliefs feints de ſtuc une ſuite des actions d’Hercule. Vous en pouvez voir plufieurs deſſeins de la main du Pouſſin tres-finis & tres-beaux, qui ſont chez M. de Fromont de Veine.
Tant de grands ouvrages que l’on préparoit au Pouſſin, les graces qu’il recevoit du Roy & de ſes Miniſtres, attiroient fur luy la jalouſie des autres Peintres François, particulieremenr de Voûët & de ſes Eleves, qui en toutes rencontres ne manquoient pas de critiquer ce qu’il faiſoit.
Fouquiere excellent païſagiſte avoit eû ordre de M. de Noyers de peindre des veûës de toutes les principales Villes de France, pour mettre entre les feneſtres de la grande Gallerie du Louvre, & en remplir les trumeaux. Il crut que cét ouvrage, qui veritablement euſt eſté conſiderable, devoit le rendre maiſtre de toute la conduite des ornemens de la Gallerie ; & comme cela ne réüſſiſſoit pas ſelon ſon defir, il fut un de ceux qui ſe plaignit le plus du Pouſſin qui en écrivit alors à M. de Chantelou en ces termes. « Le Baron de Fouquieres eſt venu me parler avec ſa grandeur accouſtumée. Il trouve fort étrange de ce qu’on a mis la main à l’œuvre de la grande Gallerie ſans luy en avoir communiqué aucune choſe. Il dit avoir un ordre du Roy, confirmé de Monſeigneur de Noyers, prétendant que ſes païſages ſoient l’ornement principal de ce lieu, le reſte n’eſtant ſeulement que des incidens. »
Je me ſouviens, dit Pymandre, d’avoir veû ce Fouquieres qui portoit toûjours une longue épée.
C’eſt pourquoy, repartis-je, le Pouſſin l’appelle le Baron, car il euſt crû dégénérer à ſa nobleſſe, s’il n’euſt meſme travaillé avec une épée à fon coſté.
S’il eſtoit, repliqua Pymandre, parent de certains Fouquieres d’Allemagne, il pouvoit comme eux avoir beaucoup de cœur ; car j’en ay oûï parler comme de perſonnes puiſſantes & généreuſes.
Si quelques-uns, répondis-je, ont crû qu’il fuſt de cette famille, ils n’one pas ſceû que leurs noms ni leurs païs n’ont aucun rapport. Fouquieres le Peintre eſtoit né en Flandre de parens mediocres. Il fut éleve de Brugle le païſagiſte, qu’on appelloit par raillerie Brugle de Velours, parce qu’il eſtoit ſouvent veſtu de cette étoffe, & que ſes habits eſtoient toujours magnifiques. Ceux dont vous voulez parler ſe nommoient Fouckers ; ils eſtoient d’Auſbourg, & les plus riches & accreditez negocians de leur ville. Du temps de l’Empereur Charles V, ils avoient obtenu un Privilege, pour faire ſeuls paſſer de Veniſe en Allemagne toutes les Épiceries qui ſe diſtribuoient en France & dans les autres païs voiſins. Comme elles ne venoient alors du Levant que par la Mer Rouge ſur la Mediterranée, elles eſtoient rares & fort cheres. Ainſi les Fouckers firent une ſi grande fortune, qu’ils eſtoient eſtimez les plus opulens de toute l’Allemagne, où il y a un proverbe, qui dit d’un homme fort accommodé, qu’il eſt auſſi riche que les Fouckers. Cerre maiſon eſt encore en grand credit, pluſieurs de cerre famille ayant rempli des charges conſiderables dans les Armées & dans la Cour des Empereurs.
On rapporte de ces riches negocians comme une choſe aſſez ſinguliere & curieuſe à ſçavoir, que l’Empereur Charles V, au retour de Thunis, paſſant en Italie, & delà par la ville d’Auſbourg, fut loger chez eux ; que pour luy marquer davantage leur reconnoiſſance & la joye de l’honneur qu’ils recevoient, un jour parmi les magnificences dont ils le régaloient, ils firent mettre ſous la cheminée un fagot de canelle qui eſtoit une marchandiſe de grand prix, & luy ayant montré une promeſſe d’une ſomme tres-conſiderable qu’ils avoient de luy, y mirent le feu, & en allumerent le fagot, qui rendit une odeur & une clarté d’autant plus douce & plus agreable à l’Empereur, qu’il ſe vit quitte d’une dette que ſes affaires d’alors ne luy permettoient pas de payer facilement, & de laquelle ils luy firent preſent de cette maniere aſſez galante.
Or la famille de Fouquieres Peintre n’a jamais eſté en eſtat de faire de ſi grandes liberalitez. Et quant à luy, pour ſouſtenir ſa vanité ſur le fait de la Nobleſſe que le Roy luy avoit accordée, il ſouffroit volontiers toutes ſortes d’incommoditez, aimant mieux ne point travailler, & ne rien gagner, que de n’eſtre pas conſideré comme un Gentilhomme d’un merite extraordinaire. Il eſt vray que pour ce qui regarde ſes Tableaux, il en a fait de tres-excellens, & qu’il avoit une maniere bien plus vraye & meilleure que ſon Maiſtre. Ce qu’il a peint d’aprés le naturel ne peut eſtre plus beau & mieux traité. Il y a quantité de ſes ouvrages à Paris que vous pouvez avoir veûs. Un de ſes diſciples nommé Rendu en a beaucoup copié. Ils ſont morts tous les deux ſans avoir laiſſé de bien.
Mais revenons au Pouſſin. Pendant que plufieurs cherchoient à diminuër ſa réputation, en blaſmant ſes peintures, il ne laiſſoit pas de travailler aſſez tranquillement. Il acheva le Tableau de la Chapelle de Saint Germain en Laye au mois d’Aouſt 1641. Cét ouvrage eſt traité d’une maniere extraordinaire, tant pour la diſpoſition du ſujet, que pour les beaux effets des lumieres qui ſont diſtribuées avec tant de ſcience, que par ce ſeul Tableau ſi rempli de toutes les plus nobles parties de la Peinture, les ſcavans connurent bien l’excellence de ſon eſprit, & la difference qu’il y avoit de luy aux autres Peintres.
Cela parut encore davantage quand il eût fini le Tableau du Noviciat des Jeſuites, où il a representé un des Miracles de S. François Xavier au Japon. Je vous en parlay il y a quelque temps comme nous étions dans les appartemens des Tuileries. Cependant bien loin que ces beaux ouvrages & tout ce qu’il faiſoit faire dans la grande Gallerie du Louvre pour l’orner agréablement, & à peu de frais, convainquiſt ſes ennemis de ſon grand mérite, ou fiſt ceſſer leur envie ; au contraire, cela ne ſervait qu’à les irriter davantage. Comme il y a peu de perſonnes capables de juger de la perfection des choſes, il ne leur eſt pas malaiſé de faire croire aux ignorants que ſes ouvrages conſidérables par leur ſimplicité, n’eſtoient pas comparables à une infinité d’autres que le vulgaire eſtime par la quantité & la richeſſe des ornements.
Le Mercier Architecte du Roy avait commencé à faire travailler à la grande Gallerie du Louvre ; & dans la voûte avoit déjà diſpoſé des compartiments pour y mettre des Tableaux avec des bordures & des ornements à ſa manière, c’eſt-à-dire, fort peſants & maſſifs. Car quoi-qu’il euſt des qualités d’un très-bon Architecte, il n’avoit pas néanmoins toutes celles qui ſont neceſſaires pour la beauté & l’enrichiſſement des dedans.
De-ſorte que le Pouſſin fit changer ce qui avoit éſté commencé par le Mercier, comme choſes qui ne luy paroiſſoient nullement convenables ni au lieu ni au deſſein qu’il avoit formé. Ce changement offenſa le Mercier, qui s’en plaignit ; & les Peintres mal contens ſe joignirent à luy pour décrier tout ce que le Pouſſin faiſoit.
On voyoit alors le Tableau qu’il avoit fair au grand Autel du Noviciat des Jeſuites. Il y en avoit auſſi un de Voûët à un des Autels de la meſme Egliſe, que ceux de ſon parti faiſoient valoir autant qu’ils pouvoient, diſant que ſa maniere approchoit de celle du Guide. Cependant ils eſtoient aſſez empeſchez à reprendre quelque choſe dans celuy du Pouſſin qui eſt d’une beauté ſurprenante, & dont les expreſſions ſont fi belles & ſi naturelles, que les ignorans n’en ſont pas moins touchez que les ſçavans. Pour y marquer néanmoins quelque defaut, & ne pas ſouffrir qu’il paſſaſt pour un ouvrage accompli, ils publioient par tout que le Chriſt qui eſt dans la gloire avoit trop de fierté, & qu’il reſſembloit à un Jupiter tonnant.
Ces diſcours n’auroient pas eſté capables de toucher le Pouſſin, s’il n’euſt ſceû qu’ils alloient juſques à M. de Noyers qui les écoutoit, & qui peut-eſtre en fit paroiſtre quelque choſe. Cela donna occaſion au Pouſſin de luy écrire une grande lettre qu’il commença par luy dire : « Qu’il auroit ſouhaité de meſme que faiſoit autrefois un Philoſophe, qu’on puſt voir ce qui ſe paſſe dans l’homme, parce que non-ſeulement on y découvriroit le vice & la vertu, mais auſſi les ſciences & les bonnes diſciplines ; ce qui ſeroit d’un grand avantage pour les perſonnes ſçavantes, deſquelles on pourroit mieux connoiſtre le merite : mais comme la nature en a uſé d’une autre ſorte, il eſt auſſi difficile de bien juger de la capacité des perſonnes dans les ſciences & dans les arts, que de leurs bonnes ou de leurs mauyaiſes inclinations dans les mœurs.
« Que toute l’étude & l’induſtrie des gens ſçavans ne peut obliger le reſte des hommes à avoir une croyance entiere en ce qu’ils diſent. Ce qui de tout temps a eſté aſſez connu à l’égard des Peintres non-ſeulement les plus anciens, mais encore les modernes, comme d’un Annibal Carache, & d’un Dominiquin, qui ne manquerent d’art, ni de ſcience, pour faire juger de leur merite, qui pourtant ne fut point connu, tant par un effet de leur mauvaiſe fortune, que par les brigues de leurs envieux qui joûïrent pendant leur vie d’une réputation & d’un honneur qu’ils ne meritoient point. Qu’il ſe peut mettre au rang des Caraches & des Dominiquins dans leur malheur. Et s’adreſſant à M. de Noyers, il ſe plaint de ce qu’il preſte l’oreille aux médifances de ſes ennemis, luy qui devroit eſtre ſon protecteur, puis que c’eſt luy qui leur donne occaſion de le calomnier, en faiſant oſter leurs Tableaux des lieux où ils eſtoient, pour y placer les ſiens.
Que ceux qui avoient mis la main à ce qui avoit eſté commencé dans la grande Gallerie, & qui prétendoient y faire quelque gain, ceux encore qui eſperoient avoir quelques Tableaux de ſa main, & qui s’en voyoient privez par la défenſe qu’il luy a faite de ne point travailler pour les particuliers, ſont autant d’ennemis qui crient ſans ceſſe contre luy. Qu’encore qu’il n’ait rien à craindre d’eux, puis que par la grace de Dieu il s’eſt aquis des biens qui ne ſont point des biens de fortune qu’on luy puiſſe oſter, mais avec leſquels il peut aller par tout : la douleur néanmoins de ſe ſentir ſi maltraité, luy fourniroit aſſez de matiere pour faire voir les raiſons qu’il a de ſouſtenir ſes opinions plus ſolides que celles des autres, & luy faire connoiſtre l’impertinence de ſes calomniateurs ? Mais que la crainte de luy eſtre ennuyeux le réduit à luy dire en peu de mots, que ceux qui le dégouſtent des ouvrages qu’il a commencé dans la grande Gallerie ſont des ignorans, ou des malicieux. Que tout le monde en peut juger de la ſorte, & que luy-meſme devroit bien s’appercevoir que ce n’a point eſté par hasard, mais avec raison qu’il a évité les défauts & les choses monſtrueuſes qui paroiſſoient déjà assez dans ce que le Mercier avoit commencé, telles que ſont la lourde & deſagréable peſanteur de l’ouvrage, l’abbaiſſement de la voûte qui ſembloit tomber en bas, l’extrême froideur de la compoſition ; l’aſpect mélancolique, pauvre & ſec de toutes les parties ; & certaines choses contraires & oppoſées mises ensemble, que les sens & la raison ne peuvent ſouffrir, comme ce qui eſt trop gros & ce qui eſt trop délié ; les parties trop grandes & celles qui ſont trop petites ; le trop fort & le trop foible avec un accompagnement entier d’autres choses défagréables.
Il n’y avoit, continuë-t-il dans ſa lettre, aucune variété ; rien ne se pouvoir ſouſtenir ; l’on n’y trouvoit ni liaiſon, ni ſuite. Les grandeurs des quadres n’avoient aucune proportion avec leurs diſtances, & ne ſe pouvoient voir commodément, parce que ces quadres eſtoient placez au milieu de la voûte, & juſtement ſur la teſte des regardans, qui ſe ſeroient, s’il faut ainfi dire, aveuglez en penſant les conſiderer. Tout le compartiment eſtoit défectueux, l’Architecte s’eſtant aſſujeti à certaines conſoles qui regnent le long de la corniche, leſquelles ne ſont pas en pareil nombre des deux coſtez, puis qu’il s’en trouve quatre d’un coſté, & cinq à l’oppoſite : ce qui auroit obligé à défaire tout l’ouvrage, ou bien y laiſſer des defauts inſupportables. »
Aprés avoir ainſi remarqué ces manquemens, & apporté les raiſons qu’il avoit eûës de tout changer, il juſtifie ſa conduite, & ce qu’il a fait, en faiſant comprendre de quelle ſorte l’on doit regarder les choſes pour en bien juger.
« Il faut ſçavoir, dit-il, qu’il y a deux manieres de voir les objets, l’une en les voyant ſimplement, & l’autre en les conſiderant avec attention. Voir ſimplement n’eſt autre choſe que recevoir naturellement dans l’œil la forme & la reſſemblance de la choſe veûë. Mais voir un objet en le conſiderant, c’eſt qu’outre la ſimple & naturelle réception de la forme dans l’œil, l’on cherche avec une application particuliere les moyens de bien connoiſtre ce meſme objet : Ainſi on peut dire que le ſimple aſpect eſt une operation naturelle, & que ce que je nomme le Proſpect eſt un office de raiſon qui dépend de trois choſes, ſcavoir de l’œil, du rayon viſuel, & de la diſtance de l’œil à l’objet : & c’eſt de cette connoiffance dont il ſeroit à ſouhaiter que ceux qui ſe meſlent de donner leur jugement fuſſent bien inſtruits. »
M’eſtant un peu arreſté, je regarday Pymandre, & luy dis, Ne vous laſſez pas, je vous prie, du recit que je vous fais de la lettre du Pouſſin. Outre que vous verrez de quelle ſorte il juſtifie ſcavamment la conduite qu’il a tenuë dans ſes ouvrages, vous y apprendrez à bien juger, & à ne pas vous laiſſer prévenir facilement par les fauſſes opinions de ceux qui approuvent ou qui blaſment les choſes trop legerement. Aprés cela je repris ainſi mon diſcours.
« Il faut obſerver, continuë le Pouſſin, que le lambris de la Gallerie a vingt-un pieds de haut, & vingt-quatre pieds de long d’une fesneſtre à l’autre. La largeur de la Gallerie qui ſert de diſtance pour conſiderer l’étenduë du lambris a auſſi vingt-quatre pieds. Le Tableau du milieu du lambris a douze pieds de long ſur neuf pieds de haut, y compris la bordure : de-ſorte que la largeur de la Gallerie eſt d’une diſtance proportionnée pour voir d’un coup d’œil le Tableau qui doit eſtre dans le lambris. Pourquoy donc dit-on que les Tableaux des lambris ſont trop petits, puis que toute la Gallerie ſe doit conſiderer par parties, & chaque trumeau en particulier ? Du meſme endroit & de la meſme diſtance on doit regarder d’un ſeul coup d’œil la moitié du cintre de la voûte audeſſus du lambris, & l’on doit connoiſtre que tout ce que j’ay diſpoſé dans cette voûte doit eſtre confideré comme y eſtant attaché & en plaque, ſans prétendre qu’il y ait aucun corps qui rompe ou qui ſoit au-delà & plus enfoncé que la ſuperficie de la voûte, mais que le tout fait également ſon cintre & ſa figure.
Que li j’euſſe fait ces parties qui ſont attachées ou feintes eſtre attachées à la voûte, & les autres que l’on dit eſtre trop petites, plus grandes qu’elles ne ſont, je ſerois tombé dans les meſmes defauts qu’on avoit faits, & j’aurois paru auſſi ignorant que ceux qui ont travaillé & qui travaillent encore aujourd’huy à pluſieurs ouvrages confiderables, lesquels font bien voir qu’ils ne ſcavent pas que c’eſt contre l’ordre & les exemples que la nature meſme nous fournit, de poſer les choſes plus grandes & plus maſſives aux endroits les plus élevez, & de faire porter aux corps les plus délicats & les plus foibles ce qui eſt le plus peſant & le plus fort. C’eſt cette ignorance groſſiere qui fait que tous les édifices conduits avec ſi peu de ſcience & de jugement, ſemblent patir, s’abbaiſſer, & tomber ſous le faix, au lieu d’eſtre égayez, ſeueltes, & legers, & paroiſtre ſe porter facilement, comme la nature & la raiſon enſeignent à les faire.
Qui eſt celuy qui ne comprendra pas quelle confuſion auroit paru ſi j’avois mis des ornemens dans tous les endroits où les critiques en demandent ; & que ſi ceux que j’ay placez avoient eſté plus grands qu’ils ne ſont, ils ſe feroient voir ſous un plus grand angle, & avec trop de force, & ainſi viendroient à offenſer l’œil, à cauſe principalement que la voûte reçoit une lumiere égale & uniforme en toutes ſes parties ? N’auroit-il pas ſemblé que cette partie de la voûte auroit tiré en bas, & ſe ſeroit détachée du reſte de la Gallerie, rompant la douce ſuite des autres ornemens ? Si c’eſtoit des choſes réelles, comme je prétens qu’elles paroiſſent, qui ſeroit ſi mal aviſé de placer les plus grandes & les plus peſantes dans un lieu où elles ne pourroient ſe maintenir ? Mais tous ceux qui ſe meſlent d’entreprendre de grands ouvrages ne ſçavent pas que les diminutions à l’œil ſe font d’une autre maniere, & ſe conduiſent par des raiſons particulieres dans les choſes élevées perpendiculairement en hauteur, & dont les paralleles ont leur point de concours au centre de la terre. »
Pour répondre à ceux qui ne trouvoient pas la voûte de la Gallerie aſſez riche, le Pouſſin ajouſte ; « qu’on ne luy a jamais propoſé de faire le plus ſuperbe ouvrage qu’il puſt imaginer, & que ſi on euſt voulu l’y engager, il auroit librement dit ſon avis, & n’auroit pas conſeillé de faire une entrepriſe ſi grande & ſi difficile à bien exécuter : premierement, à cauſe du peu d’ouvriers qui ſe trouvent à Paris capables d’y travailler ; ſecondement, à cauſe du long-temps qu’il euſt fallu y employer ; & en troiſiéme lieu, à cauſe de l’exceſſive dépenſe qui ne luy ſemble pas bien employée dans une Gallerie d’une ſi grande étenduë, qui ne peut ſervir que d’un paſſage, & qui pourroit encore un jour tomber dans un auſſi mauvais eſtat qu’il l’avoit trouvée, la negligence & le trop peu d’amour que ceux de noſtre nation ont pour les belles choſes eſtant ſi grande, qu’à peine ſont-elles faites qu’on n’en tient plus de compte, mais au contraire on prend ſouvent plaiſir à les détruire. Qu’ainſi il croyoit avoir tres-bien ſervi le Roy, en faiſant un ouvrage plus recherché, plus agreable, plus beau, mieux entendu, mieux diſtribué, plus varié, en moins de temps, & avec beaucoup moins de dépenſe que celuy qui avoir eſté commencé. Mais que ſi l’on vouloit écouter les differens avis, & les nouvelles propoſitions que ſes ennemis pourroient faire tous les jours, & qu’elles agreaſſent davantage que ce qu’il taſchoit de ſaire, nonobſtant les bonnes raiſons qu’il en rendoit, il ne pouvoit s’y oppoſer ; au contraire, qu’il cederoit volontiers ſa place à d’autres qu’on jugeroit plus capables. Qu’au moins il auroit cetre joye d’avoir eſté cauſe qu’on auroit découvert en France des gens habiles que l’on n’y connoiſſoit pas, leſquels pourroient embellir Paris d’excellens ouvrages qui feroient honneur à la nation.
Il parle enſuite de ſon Tableau du Noviciat des Jeſuites, & dit, Que ceux qui prétendent que le Chriſt reſſemble plûtoſt à un Jupiter tonnant qu’à un Dieu de miſericorde, devoient eſtre perſuadez qu’il ne luy manquera jamais d’induſtrie pour donner à ſes figures des expreſſions conformes à ce qu’elles doivent repreſenter ; mais qu’il ne peut », (ce sont ſes propres termes dont il me ſouvient) « qu’il ne peut, dis-je, & ne doit jamais s’imaginer un Chriſt en quelque action que ce ſoit, avec un viſage de torticolis, ou d’un pere doûïllet, veû qu’eſtant ſur la terre parmi les hommes, il eſtoit meſme difficile de le conſiderer en ſace. »
Il s’excuſe ſur ſa maniere de s’énoncer, & dit, « qu’on doit luy pardonner, parce qu’il a vécu avec des perſonnes qui l’ont ſceû entendre par ſes ouvrages, n’eſtant pas ſon meſtier de ſcavoir bien écrire. »
Enfin il finit ſa lettre en faiſant voir, « qu’il ſentoit bien ce qu’il eſtoit capable de faire, ſans s’en prévaloir, ni rechercher la faveur ; mais pour rendre toûjours témoignage à la verité, & ne tomber jamais dans la ſlaterie qui ſont trop oppoſées pour ſe rencontrer enſemble. »
Cependant, ſoit que le Pouſſin fuſt rebuté d’avoir toûjours à ſe défendre de ſes ennemis & des envieux de ſa gloire, luy qui ſur toutes choſes aimoit le repos, & n’avoit d’autre but que de ſe perfectionner dans ſon art, il demanda congé pour faire un voyage à Rome, afin de mettre ordre à ſes affaires, & d’amener ſa femme en France pour mieux s’appliquer enſuite aux grands travaux qu’on luy préparoit. Il partit vers la fin de Septembre 1642. & arriva à Rome le 5. Novembre de la meſme année. Il ne fut pas longtemps ſans apprendre la mort du Cardinal de Richelieu qui arriva le 4. Décembre enſuivant. Certe nouvelle l’empeſcha de penſer à ſon retour ; & comme** Il mourut le 14. May 1643. le Roy ne ſurvécut gueres plus de cinq mois ſon premier M. Miniſtre, & que M. de Noyers ſe retira de la Cour, ces changemens rompirent toutes les meſures que le Pouſſin euſt pû prendre pour s’établir en France.
Il ne penſa donc plus qu’à travailler à Rome, & ce fut dans ce temps-là qu’il ſe diſpoſa à ſaire un Tableau du raviſſement de Saint Paul que M. de Chantelou luy demanda pour accompagner un petit Tableau de Raphaël qu’il avoit acheté en paſſant à Boulogne, dans lequel eſt peint la Viſion d’Ezechiel, lors que Dieu luy apparut au milieu de quatre animaux. Avant que de le commencer, il écrivit à M. de Chantelou,Le 2. Juillet 1643. « Qu’il craignoit que ſa main tremblante ne luy manquaſt en un ouvrage qui devoit accompagner celuy de Raphaël. Qu’il avoit de la peine à ſe réſoudre à y travailler s’il ne luy promettoit que ſon Tableau ne ſerviroit que de couverture à celuy de Raphaël, ou du moins qu’il ne les feroit jamais paroiſtre l’un auprés de l’autre, croyant que l’affection qu’il avoit pour luy eſtoit aſſez grande pour ne permettre pas qu’il receuſt un affront ».
Sur la fin de la meſme année, il luy envoya ce Tableau du raviſſement de Saint Paul, & luy répete encore par ſa lettre du 2. Décembre 1643. « Qu’il le ſupplie, tant pour éviter la calomnie, que la honte qu’il auroit qu’on viſt ſon Tableau en parangon de celuy de Raphaël, de le tenir ſeparé & éloigné de ce qui pourroit le ruiner, & luy faire perdre ſi peu qu’il a de beauté. » Mais le Cavalier del Pozzo écrivit quaſi dans le meſme temps deux lettres par leſquelles il parle ſi avantageuſement du Tableau de Saint Paul, qu’il ne l’eſtime pas moins que celuy de Raphaël qu’il avoit achepté à Boulogne. Il dit que c’eſt ce que le Pouſſin a fait de meilleur, & qu’en les comparant l’un avec l’autre, on pourra voir que la France a eû ſon Raphaël auſſi-bien que l’Italie.
Au commencement de Janvier 1644. le Pouſſin envoya encore à ſon ami une copie de la Vierge de Raphaël qui eſt au Palais Farneſe, & qu’en appelle La Madona della Gatta, peinte par un nommé Ciccio Napolitain ; une autre copie d’une Vierge auſſi de Raphaël, laquelle tient le petit Jeſus, faite par le ſieur Mignard ; une autre peinte d’aprés le Parmeſan par Nocret, & une autre copiée par Claude le Rieux ; les Portraits du Pape Leon X. copiez par le ſieur Errard ; un Dieu de Pitié d’aprés le Carache par le Maire, & une petite Vierge peinte par le Rieux.
Il luy fit tenir à la fin du meſme mois huit Buſtes qu’il avoit eûs du ſieur Hypolyte Viteleſchi, & luy écrivit qu’entre ces Buſtes il y a un Euripide & un jeune Auguſte d’une excellente maniere : mais que la difficulté avoir eſté de les faire ſortir de Rome, où alors on eſtoit extrémement exact à bien garder toutes les choſes antiques. Il en eſtoit pourtant venu à bout, car il n’y avoit rien qu’il ne fiſt pour ſervir ſes amis ; & s’il eſtoit un bon œconome de leur bourſe lors qu’il faiſoit quelque achat pour eux, il ne l’eſtoit pas moins pour le payement de ſes propres ouvrages. Car comme on luy porta cent écus pour le Tableau de Saint Paul, il n’en prit que cinquante, & l’on ſcait que pour tous les autres Tableaux qu’il a ſaits il en a uſé de meſme. Auſſi travailloit-il bien moins pour l’intereſt que pour ſa gloire.
Quelque temps auparavant il avoit ſceû le retour de M. de Noyers à la Cour. Et comme enſuite on le preſſoit fortement d’aller en France pour finir ſeulement la grande Gallerie, il fit réponſe,Par ſa lettre du 16. Juin 1644. « Qu’il ne deſiroit y retourner qu’aux conditions de ſon premier voyage, & non pour achever ſeulement la Gallerie, dont il pouvoit bien envoyer de Rome les deſſeins & les modelles. Qu’il n’iroit jamais à Paris pour y avoir l’employ d’un ſimple particulier quand on luy couvriroit d’or tous ſes ouvrages. Auſſi voyant bien que les choſes n’eſtoient plus à la Cour au meſme eſtat qu’auparavant, il ne penſoit qu’à travailler à Rome, & à demeurer en repos.
Il commença les Tableaux des ſept Sacremens que nous voyons icy. Le premier qu’il fit, fut celuy de l’Extréme-Onction : il le finit au mois d’Octobre de l’année mil ſix cens quarante-quatre, & ſix mois aprés il l’envoya en France. Ce Tableau fut un de ceux qui luy plut beaucoup. Lors qu’il ne faiſoit que de l’ébaucher, il écrivit qu’en vieilliſſant il ſe ſentoit plus que jamais enflammé du deſir de bien faire ; & comme il formoit toûjours ſes penſées ſur ce qu’il avoit leú des Tableaux des anciens Peintres Grecs, il manda, « Que ce devoit eſtre un ſujet tel qu’Appelle avoit accouſtumé d’en choiſir, lequel ſe plaiſoit à repreſenter des perſonnes mourantes ».
Vers la fin de Juillet de la meſme année il achera encore quatre teſtes de marbre. La premiere repreſentoit le dernier Ptolemée ſrere de Cleopatre, & il l’eſtimoit ſeule cent piſtoles. La deuxiéme eſtoit une teſte de femme d’une excellente maniere. Elle regarde en haut, & appartenoit autreſois à Cherubin Albert fameux Peintre. Elle a les oreilles percées pour y attacher quelques ornemens. On la nommoit chez les Alberti, La Lucrece. La troiſiéme eſt de Julia Auguſta. La quatriéme paroiſt un Druſus. Mais n’ayant pas eû moins de difficulté à faire ſortir de Rome ces quatre Buſtes que les huit précedens, on ne les receût qu’au mois de Février 1646. avec le Sacrement de Confirmation.
Peu de temps aprés il commença pour M. le Préſident de Thou ce beau Tableau du Cruciſiement qui eſt dans le Cabinet du ſieur Stella ; & au mois de Janvier 1647. il envoya le troiſiéme Sacrement, qui eſt le Bapteſme.
Dans des lettres qu’il écrivit quelque temps aprés à un de ſes amis, il répond à ceux qui avoient trouvé trop douce la maniere de ſon Tableau du Bapteſme, & les renvoyant au Boccalini, pour voir de quelle ſorte il répond à ceux qui ſe plaignent à Apollon que la tarte du Guarini eſtoit trop ſucrée, (c’eſt ſa Comedie du Paſtor Fido,) il dit, « Que pour luy il ne chante pas toûjours ſur un meſme ton ; qu’il ſçait varier ſa maniere ſelon les differens ſujets, & que la médiſance & la réprehenſion l’ont toûjours engagé à mieux faire. »
Ce fut dans la meſme année 1647. qu’il acheva encore le Sacrement de Penitence, celuy de l’Ordre, & celuy de l’Euchariſtie, qui eſt la Cene ; & que le ſieur Pointel receût icy ce beau Tableau de Moïſe ſauvé des eaux, qui eſt preſentement dans le Cabinet du Roy. Ce fut au ſujet de ce Tableau qu’il écrivit une grande lettre à M. de Chantelou, par laquelle il luy mande, « Que ſi ce dernier ouvrage luy a donné tant d’amour lors qu’il l’a veû, ce n’eſt pas qu’il ait eſté fait avec plus de ſoin que celuy qu’il avoit receû de luy auparavant, mais qu’il doit conſiderer que c’eſt la qualité du ſujet, & la diſpoſition dans laquelle il ſe trouve luy-meſme, en le voyant, qui cauſe un tel effet. Que les ſujets des Tableaux qu’il fait pour luy, doivent eſtre repreſentez d’une autre maniere ; & que c’eſt en cela que conſiſte tout l’artifice de la Peinture. Que c’eſt juger avec trop de précipitation de ſes ouvrages ; qu’eſtant difficile de donner ſon jugement ſi l’on n’a une grande pratique & la theorie jointes enſemble, les ſens ſeuls ne doivent pas le faire, mais y appeller la raiſon, Que pour cela il veut bien l’avertir d’une choſe importante qui luy fera connoiſtre ce qu’un Peintre doit obſerver dans la repreſentation des choſes qu’il traite. C’eſt que les anciens Grecs inventeurs des beaux Arts, trouverent pluſieurs modes par le moyen deſquels ils produiſirent les effets merveilleux qu’on a remarquez dans leurs ouvrages. Qu’il entend par le mot de mode, la raiſon, la meſure, ou la forme donc il ſe ſert dans tout ce qu’il fait, & par laquelle il ſe ſent obligé à demeurer dans de juſtes bornes, & à travailler avec une certaine mediocrité, moderation, & ordre déterminé qui établiſſent l’ouvrage que l’on fait dans ſon eſtre veritable.
« Que le mode des anciens eſtant une compoſition de pluſieurs choſes, il arrive que de la varieté & difference qui ſe rencontre dans l’aſſemblage de ces choſes, il en naiſt autant de differents modes, & que de chacun ainſi compoſé de diverſes parties miſes enſemble avec proportion, il en procede une ſecrette puiſſance d’exciter l’ame à differentes paſſions, Que de là les anciens attribuerent à chacun de ces modes une proprieté particuliere, ſelon qu’ils reconnurent la nature des effets qu’ils eſtoient capables de cauſer : comme au mode qu’ils nommerent Dorien, des ſentimens graves & ſerieux ; au Phrygien, des paſſions vehementes ; au Lydien, ce qu’il y a de doux, de plaiſant & d’agreable ; à l’Ionique, ce qui convient aux Baccanales, aux feſtes, & aux danſes. Que comme, à l’imitation des Peintres, des Poëtes & des Muſiciens de l’Antiquité, il ſe conduit ſur cette idée : c’eſt auſſi ce qu’on doit obſerver dans ſes ouvrages, où, ſelon les differens ſujets qu’il traite, il taſche non ſeulement de repreſenter ſur les viſages de ſes ſigures des paſſions differentes, & conſormes à leurs actions, mais encore d’exciter & faire naiſtre ces meſmes paſſions dans l’ame de ceux qui voyent ſes Tableaux. »
Il ſeroit dangereux, dit Pymandre, que la Peinture euſt autant de force que la Muſique pour émouvoir les paſſions : les excellens Peintres feroient en eſtat de faire bien des deſordres. N’avez-vous jamais oûï parler d’un Muſicien qui par ſon arc ſe rendoit le maiſtre abſolu de ceux qui l’écoutoient. Erric II. RoySaxo-Gramm. des Danois en ayant entendu conter des choſes ſurprenantes, voulut le voir, & éprouver s’il produiroit des effets conſormes à ce qu’il avoit oûï dire. Luy ayant commandé d’exciter une paſſion guerriere dans l’ame de ceux qui eſtoient preſens : ce Muſicien fit auſſitoſt entendre un ſon martial, & des cadences ſi animées, qu’il les mit tous en colere. Chacun commença à chercher des armes ; & le Roy meſme entra dans une fureur ſi étrange, qu’il échapa des mains de ſes gardes pour prendre ſon épée, qu’il paſſa au travers du corps de quatre perſonnes de ſa ſuite.
Veritablement, luy dis-je, une muſique de cette nacure ne ſeroit pas fort divertiſſante, & il n’y auroit pas de plaiſir, comme vous dites, d’avoir des Peintres qui cauſaſſent de ſi cruels effets. Auſſi ceux qui ont crû que la muſique eſtoit neceſſaire aux plus grands politiques, qui l’ont miſe entre les diſciplines illuſtres,Platon. Ariſtote. Tam turpe eſt Muſicam neſſcire quàm litteras. S. Iſidore. & meſme qui ont dit qu’il eſtoit auſſi honteux de ne la ſçavoir pas, que d’ignorer les lettres, n’ont pas prétendu qu’on en fiſt un pareil uſage ; & je croy auſſi que ce n’eſtoit pas l’intention du Pouſſin de mettre ceux qui verroient ſes Tableaux dans un ſi grand peril.
Cependant ſi l’on conſidere bien la pluſpart des choſes qu’il a faites, on trouvera qu’il obſervoit exactement les maximes dont je viens de vous parler, & l’on verra dans ſes ouvrages des marques de ſon application à les rendre conformes en toutes choſes aux ſujets qu’il traitoit.
Outre le dernier des ſept Sacremens qu’il envoya au commencement de l’année 1648, il finit pour M. du Freſne Annequin une Vierge aſſiſe ſur des degrez, qui eſt preſentement à l’Hoſtel de Guiſe ; pour le ſieur Pointel le Tableau de Rebecca ; pour M. Lumague un grand païſage où Diogene rompt ſon écuelle ; deux pour le ſieur Ceriſiers, dont l’un repreſente le corps de Phocion que l’on emporte ; & l’autre, comme l’on en ramaſſe les cendres ; un païſage où eſt un grand chemin, qui eſt dans le Cabinet du Chevalier de Lorraine ; un petit Tableau du Bapteſme de Saint Jean, peint ſur un fond de bois, pour M. de Chantelou l’aiſné.
En 1649. il peignit pour le ſieur Pointel ún grand païſage, où eſt repreſenté Polypheme ; un Tableau d’une Vierge qu’on appelle des dix ſigures ; & un Jugement de Salomon, qui eſt preſentement dans le Cabinet de Monſieur de Harlay Procureur Général. Ce Tableau eſt admirable pour la correction du deſſein, & la beaute des expreſſions.
Il fit auſſi pour M. Scarron un raviſſement de Saint Paul ; & pour le ſieur Stella un Tableau où Moïſe frape le rocher, tout different de celuy qu’il avoit fait autrefois pour M. de Gillier.
Ce fut au ſujet de cét ouvrage qu’il écrivit une lettre au ſieur Stella,En Septembre 1649. par laquelle il luy témoigne, « qu’il a eſté bien-aiſe d’apprendre qu’il en eſtoit content, & auſſi d’avoir ſceû ce qu’on en diſoit ». Et parce qu’on avoit trouvé à redire ſur la profondeur du lit où l’eau coule, qui ſemble n’avoir pû eſtre fait en ſi peu de temps, ni diſpoſé par la nature dans un lieu auſſi ſec & auſſi aride, que le deſert où eſtoient les Iſraëlites, il dit, « Qu’on ne doit pas s’arreſter à cette difficulté. Qu’il eſt bien-aiſe qu’on ſçache qu’il ne travaille point au haſard, & qu’il eſt en quelque maniere aſſez bien inſtruit de ce qui eſt permis à un Peintre dans les choſes qu’il veut repreſenter, leſquelles ſe peuvent prendre & conſiderer comme elles ont eſté, comme elles ſont encore, ou comme elles doivent eſtre. Qu’apparemment la diſpoſition du lieu où ce miracle ſe fit devoit eſtre de la ſorte qu’il l’a ſigurée, parce qu’autrement l’eau n’auroit pû eſtre ramaſſée, ni priſe pour s’en ſervir dans le beſoin qu’une ſi grande quantité de peuple en avoit, mais qu’elle ſe ſeroit répanduë de tous coſtez. Que ſi à la création du monde la terre euſt receû une figure uniforme, & que les eaux n’euſſent point trouvé des lits & des profondeurs, ſa ſuperficie auroit eſté toute couverte & inutile aux animaux ; mais que dés le commencement Dieu diſpoſa toutes choſes avec ordre & raport à la ſin pour laquelle il perfectionnoit ſon ouvrage. Ainſi dans des évenemens auſſi conſiderables que ſur celuy du ſrapement du rocher, on peut croire qu’il arrive toûjours des choſes merveilleuſes ; de-ſorte que n’eſtant pas aiſé à tout le monde de bien juger, on doit eſtre fort retenu, & ne pas décider temerairement. »
En 1650. il fit pour un Marchand de LionLe ſieur Reynon. un Tableau, où Noſtre Seigneur guerit les aveugles au ſortir de la ville de Jerico. Ce Tableau eſt un des beaux qui ſoient ſortis de ſa main, tant pour la belle diſpoſition du ſujet, & la force du deſſein, que pour la couleur & les belles expreſſions des figures. En 1667. ce Tableau ſervit de ſujet aux conferences de l’Academie de Peinture, & alors on fit de ſçavantes remarques ſur toutes les parties de cér ouvrage, qui aprés avoir paſſé dans le Cabinet du Duc de Richelieu, est preſentement dans celuy du Roy.
Il y avoit long-temps que les amis de Pouſſin ſouhaitoient d’avoir ſon portrait. Il avoit témoigné à M. de Chantelou qu’il deſiroit de le contenter, mais qu’il ſe trouvoit à Rome peu de Peintres qui fiſſent bien des portraits, & qu’il ne voyoit que le ſeul M. Mignard qui en fuſt capable.
Au mois de May 1650. M. de Chantelou receût une lettre, par laquelle le Pouſſin luy écrivit, qu’ayant luy-meſme travaillé à faire ſon portrait, il ſe diſpoſoit à le luy envoyer dans peu. Qu’il avoit de la peine à le finir, parce qu’il y avoit 28. ans qu’il n’en avoit fait. Un mois aprés ce Portrait arriva à Paris ; & comme il en fit deux en meſme temps, differens pourtant l’un de l’autre, il envoya le ſecond un mois aprés au ſieur Pointel. Le Pouſſin eſtoit alors âgé de 56. ans.
Dans la meſme année il fit un grand païſage, où l’on voit une ſemme qui ſe lave les pieds. Ce Tableau a eſté à M. Paſſart Maiſtre des Comptes.
L’année d’aprés il peignit pour le Duc de Crequi Ambaſſadeur à Rome, une Vierge dans un païſage, accompagnée de pluſieurs figures. Pour le ſieur Raynon un Moïſe trouvé ſur les eaux : la compolition en eſt agréable : il eſt preſentement dans le Cabinet de M. le Marquis de Seignelay. Pour le ſieur Pointel deux païſages, l’un repreſentant un orage, & l’autre un temps calme & ſerain : ils ſont à Lion chez le ſieur Bay Marchand.
Ce fut encore dans le meſme temps qu’il fit pour le meſme Pointel deux grands païſages : dans l’un il y a un homme mort & entouré d’un ſerpent, & un autre homme effrayé qui s’enſuir. Ce Tableau que M. du Pleſſis Rambouïllet acheta aprés la mort du ſieur Pointel, es preſentement dans le Cabinet de M. Moreau premier Valet de Garde-robe du Roy, & doit etre regardé comme un des plus beaux païſages que le Pouſſin ait faits.
En 1653. il fit pour M. de Mauroy Intendant des Finances une Nativité de Noſtre Seigneur, & les Paſteurs qui viennent l’adorer : elle eſt dans le Cabinet de M. de Boisfranc. Il peignit auſſi pour le ſieur Pointel N. S. en Jardinier, & la Magdeleine à ſes pieds. Pour M. le Noſtre, la Femme adultere, qui paroiſt aux pieds de Jeſus-Chriſt dans une contenance abbatuë, & touchée de douleur, & les Phariſiens confus de leur malice, qui s’en retournent pleins de dépit & de colere.
En 1654. il fit pour le ſieur Stella un Moïſe expoſé ſur les caux. C’eſt un Tableau admirable pour l’excellence du païſage, & la ſçavante maniere done le ſujet eſt traité.
En 1655. pour M. Mercier Treſorier à Lion, Saint Pierre & Saint Jean qui gueriſſent un boëteux : pour M. de Chantelou, une Vierge grande comme nature. Ce Tableau a 9. pieds de haut ſur 5. pieds de large.
Le Pouſſin eſtoit trop ſçavant dans ſon art pour n’en pas connoiſtre toutes les parties, & trop ſincere pour ne pas avoûër qu’il y en avoit qu’il poſſedoit moins parfaitement que les autres, Quand il envoyaEn 1655. à M. de Chantelou ce Tableau de la Vierge dont je viens de parler, il voulut luy-meſme prévenir le jugement que l’on en feroit, & témoigner qu’il ſcavoit bien qu’on n’y trouveroit pas tous les charmes du coloris & du pinceau. C’eſt pourquoy il écrivit à M. de Chantelou, « de luy en mander librement ſon avis. Mais qu’il le prioit de conſiderer que tous les talens de la peinture ne ſont pas donnez à un ſeul homme : qu’ainſi il ne faut point chercher dans ſon ouvrage ceux qu’il n’a pas receûs. Qu’il ſcait bien que toutes les perſonnes qui le verront ne ſeront pas d’un meſme ſentiment, parce que les gouſts des amateurs de la peinture ne ſont pas moins differens que ceux des Peintres ; & cette difference de gouſts eſt la cauſe de la diverſité qui ſe trouve dans les travaux des uns & dans les jugemens des autres. Il fait voir dans cette lettre les divers talens des Peintres de l’Antiquité, & comment chacun d’eux ayant excellé en quelque partie, il ne s’en eſt pas trouvé un ſeul qui les ait toutes poſſedées dans la perſection. Il remarque la meſme choſe à l’égard des anciens Sculpteurs. Et enſin il dit, « Qu’on peut voir encore de pareils exemples de cette verité dans les Peintres qui ont eû de la réputation depuis trois cens cinquante ans, parmi leſquels il ne deſavoûë pas qu’il croit avoir rang, ſi on conſidere tout ce qu’ils ont ſait ».
Il fitEn 1656. pour un particulier un Tableau où eſt la Vierge, Saint Jean, Sainte Eliſabeth & Saint Joſeph. Pour le Duc de Crequi, Achille reconnu par Uliſſe chez le Roy Licomede. Pour1657. le ſieur Stella, un païſage où eſt repreſenté la naiſſance de Bacchus ; & pour le ſieur de Ceriſiers, une Vierge qui fuit en Egypte. Pour1658. M. Paſſart Maiſtre des Compres, un grand païſage où eſt Orion aveuglé par Diane ; pour Madame de Montmort1659., à preſent Madame de Chantelou, une fuite en Egypte ; & pour M. le Brun, un autre païſage. Pour M. de Chantelou1662., une Samaritaine. C’eſt le dernier Tableau de figures que le Pouſſin ait ſait. Auſſi en l’envoyant, il écrivit, « Que c’eſt le dernier ouvrage qu’il fera, & qu’il touche à ſa fin du bout du doigt ». En effet, ſes infirmitez augmentant tous les jours, & deux ans aprés ayant perdu ſa femme, il devint quaſi hors d’eſtat de plus travailler. Il acheva pourtant en 1664. pour le Duc de Richelieu, quatre païſages qu’il avoit commencez dés l’année 1660. Ils repreſentent les quatre Saiſons, & dans chacun il y a un ſujet tiré de l’Ecriture Sainte.
Pour le Printemps, c’eſt Adam & Eve dans le Paradis terreſtre. Pour l’Eſté, Ruth, qui eſtant arrivée à Bethléem avec sa belle-mere Noémi au temps de la moiſſon, ramaſſe des épics de bled dans le champ de Boos. Pour l’AutomneNum. c. 13, ce ſont deux des Iſraélites que Moïſe avoit envoyez pour reconnoiſtre la terre de Chanaam, & pour en apporter des fruits, leſquels reviennent chargez d’une grappe de raiſin d’une groſſeur extraordinaire. Et pour l’Hiver, il a peint le Deluge. Quoy-que ce dernier ſoit un ſujet qui ne fourniſſe rien d’agreable, parce que ce n’eſt que de l’eau, & des gens qui ſe noyent, il l’a traité néanmoins avec tant d’art & de ſcience, qu’il n’y a rien de mieux exprimé. Le ciel, l’air & la terre ne ſont que d’une meſme couleur : les hommes & les animaux paroiſſent tous traverſez de la pluye : la lumiere ne ſe fait voir qu’au-travers l’épaiſſeur de l’eau, qui tombe avec une telle abondance, qu’elle prive tous les objets de la clarté du jour. Il eſt vray que ſi l’on voit encore dans ces quatre Tableaux la force & la beauté du génie du Peintre, on y apperçoit auſſi la foibleſſe de ſa main. Ils ſont dans le Cabinet du Roy.
Le Pouſſin ſe trouvant dans l’impuiſſance d’exécuter de la maniere qu’il faiſoit auparavant toutes les riches penſées que ſon imagination ne laiſſoit pas de luy fournir, ne penſoit plus qu’à la mort. Il me souvient que luy ayant écrit vers ce temps-là, il me fit réponſe au mois de Janvier 1665. Voicy ſa lettre. Je n’ay pú repondre plutoſt à celle que M. le Prieur de Saint Clementin voſtre ſrere me rendit quelques jours aprés ſon arrivée en cette ville, mes inſirmitez, ordinaires s’eſtant accruës par un tres-ſaſcheux rhume, qui me dure, & m’aflige beaucoup. Je vous dois maintenant remercier de votre ſouvenir, & tout enſemble du plaiſir que vous m’avez fait de n’avoir point réveillé le premier deſir qui eſtoit né en M. le Prince d’avoir de mes ouvrages. Il eſtoit trop tard pour estre bien ſervi. Je ſuis devenu trop infirme, & la paralyſie m’empeſche d’operer. Außi il y a quelque temps que j’ay abandonné les pinceaux, ne penſant plus qu’à me préparer à la mort. J’y touche du corps, c’eſt fait de moy.
Nous avons N. qui écrit ſur les œuvres des Peintres modernes, & de leurs vies. Son stile eſt ampoulé, ſans ſel, & ſans doctrine. Il touche l’art de la Peinture comme celuy qui n’en a ni theorie, ni pratique. Pluſieurs qui ont oſé y mettre la main, ont eté récompenſez de moquerie, comme ils ont merité, &c.
Le Pouſſin avoit alors aſſez de peine à écrire, ainſi qu’il l’avoit marqué un peu auparavant à M. de Chantelou, lors qu’il luy fit ſçavoir la mort de ſa femme, & qu’il luy recommanda ſes heritiers & ſes parens d’Andely : car luy parlant de ſes infirmitez il luy dit, « Qu’il a peine à écrire une lettre en dix jours ».
Le 7. Mars 1665. il écrivit pourtant à M. de Chambray ſur ſon livre de la Peinture : vous ne ſerez pas faſché de ſcavoir le contenu de ſa lettre, parce qu’on y voit ſon génie, & certaines maximes qu’il obſervoit.
Il faut à la fin, luy dit-il, taſcher à ſe réveiller aprés un ſi long ſilence. Il faut ſe faire entendre pendant que le poux nous bat encore un peu. J’ay eu tout loiſir de lire & d’examiner voſtre livre de la parfaite idée de la Peinture, qui a ſervi d’une douce paſture à mon ame affligée ; & je me ſuis réjoui de ce que vous eſtes le premier des François qui avez ouvert les yeux a ceux qui ne voyent que par ceux d’autruy, ſe laiſſant abuſer à une fauſſe opinion commune. Or vous venez d’échauffer & d’amolir une matiere rigide & difficile à manier : de-ſorte que deſormais il ſe pourra trouver quelqu’un qui, en vous imitant, nous pourra donner quelque choſe au beneſice de la Peinture.
Aprés avoir conſideré la diviſion que fait le Seigneur François Junius des parties de ce bel art, j’ay oſé mettre icy brievement ce que j’en ay appris. Il eſt neceſſaire premierement de ſçavoir ce que c’eſt que cette ſorte d’imitation & de la déſinir.
C’eſt une imitation faite avec lignes & couleurs en quelque ſuperficie, de tout ce qui ſe voit ſous le Soleil. Sa fin eſt la délectation.
Il ne ſe donne point de viſible ſans lumiere.
Il ne ſe donne point de viſible ſans forme.
Il ne ſe donne point de viſible ſans couleur.
Il ne ſe donne point de viſible ſans diſtance.
Il ne ſe donne point de viſible ſans inſtrument.
Premierement pour ce qui eſt de la matiere, elle doit eſtre noble, qui n’ait receû aucun qualité de l’ouvrier. Et pour donner lieu au Peintre de montrer ſon eſprit & ſon induſtrie, il faut la prendre capable de recevoir la plus excellente forme. Il faut commencer par la diſpoſition, puis par l’ornement, le décore, la beauté, la grace, la vivacité, le coſtume, la vrayſemblance, & le jugement par tout. Ces dernieres parties ſont du Peintre, & ne ſe peuvent enſeigner. C’eſt le rameau d’or de Virgile, que nul ne peut trouver ni cueîllir, s’il n’eſt conduit par le Deſtin. Ces neuf parties contiennent pluſieurs choſes dignes d’eſtre écrites par de bonnes & ſçavantes mains.
Je vous prie de conſiderer ce petit échantillon, & de m’en dire voſtre ſentiment ſans aucune ceremonie. Je ſçay ſort bien que non-ſeulement vous ſçavez moucher la lampe, mais encore y verſer de bonne huile. J’en dirois davantage : mais quand je m’échauſſe maintenant le devant de la teſte par quelque forte attention, je m’en trouve mal. Au ſurplus, j’ay toûjours honte de me voir placé avec des hommes dont le merite & la vertu eſt audeſſus de moy plus que l’Etoile de Saturne n’eſt audeſſus de noſtre teſte. C’eſt un effet de voſtre amitié dont je vous ſuis redevable, &c.
Lors que j’eus achevé, Pymandre me dit : Il eſt vray qu’on voit dans cette lettre un abregé des parties de la Peinture, dont il ſeroit à ſouhaiter que le Pouſſin eut parlé avec plus d’étenduë.
Vous pouvez remarquer, repartis-je, qu’il ne dit rien des choſes qui regardent la pratique, & qu’il ne s’attache qu’à la theorie, ou plûtoſt à ce qui dépend ſeulement du génie & de la force de l’eſprit : ce qu’il faut particulierement conſiderer dans le Pouſſin, qui par là s’eſt ſi fort élevé audeſſus des autres Peintres.
Si vous voulez, nous examinerons les talens de cét excellent homme dans ſes propres ouvrages, & nous verrons de quelle ſorte il a exécuté luy-meſme ces choſes qu’il jugeoit ſi neceſſaires dans la Peinture. Mais il faut avant cela voir la fin d’une vie ſi illuſtre & vous repreſenter mort & dans le tombeau celuy qui vit glorieuſement dans la memoire des hommes, & dont le nom éclate avec tant de ſplendeur.
Depuis que le Pouſſin eût écrit à M. de Chambray, il ne fut plus gueres en eſtat de s’entretenir avec ſes amis. Auſſi, aprés que M. de Chantelou eût appris par une lettreDu 17. Octobre 1665. du ſieur Jean du Ghet, l’extrémité où il eſtoit, on eût bientoſt la nouvelle de ſa mort arrivée le 19. Novembre 1665. Il eſtoit âgé de 71. ans 5. mois.
Le lendemain matin ſon corps ayant eſté porté dans l’Egliſe de Saint Laurent in Lucina ſa Parroiſſe, l’on fit ſon Service, où ſe trouverent tous les Peintres de l’Académie de Saint Luc, & les amateurs des beaux Arts, leſquels témoignerent par leur douleur, la perte qu’on faiſoit d’un homme ſi celebre.
L’on ne manqua pas de faire des Vers ſur ſa mort. Le ſieur Bellori fit ceux-cy.
Parce piis lachrimis : vivit Pußinus in urna,
Vivere qui dederat, neſcius ipſe mori :
Hic tamen ipſe ſilet ; ſi vis audire loquentem,
Mirum eſt, in tabulis vivit & eloquitur.
M. l’Abbé Nicaiſe Chanoine de la Sainte Chapelle de Dijon, aſſez connu par ſon merite, & les connoiſſances qu’il a dans les belles lettres, eſtant alors à Rome, & ami Particulier du Pouſſin, donna des marques de ſon affliction, par ce Monument qu’il fit pour luy.
Le Pouſſin, par ſon Teſtament fait deux mois avant ſa mort, défendit de faire aucunes ceremonies à ſon Enterrement, & diſpoſa des biens qu’il laiſſoit. De la ſomme de cinquante mille livres ou environ, à quoy ils pouvoient monter, il en donna cinq à ſix mille écus à des parens de ſa femme, pour leſquels il avoit de l’amitié, & dont il avoit receû des ſervices. Du ſurplus, il legua mille écus à Françoiſe le Tellier l’une de ſes nieces, demeurant à Andeli ; & du reſte, il en fit ſon legataire univerſel Jean le Tellier auſſi ſon neveu.
On peut bien juger, dit alors Pymandre, qu’il ne travailloit pas pour aquerir du bien, car il auroit pû en amaſſer beaucoup davantage, voyant ſes Tableaux auſſi recherchez qu’ils eſtoient.
Je vous ay déja parlé, repartis-je, de ſon deſintereſſement. Ayant mis un prix raiſonnable à ſon travail, il eſtoit ſi régulier à ne prendre que ce qu’il croyoit luy eſtre legitimement deû, que pluſieurs ſois il a renvoyé une partie de ce qu’on luy donnoit, ſans que l’empreſſement qu’on avoit pour ſes Tableaux & le gain que quelques particuliers y faiſoient luy donnaſt envie d’en profiter. Auſſi on peut dire de luy, qu’il n’aimoit pas tant la peinture pour le fruit & la gloire qu’elle produit, que pour elle-meſme & pour le plaiſir d’une ſi noble étude & d’un exercice ſi excellent. Vous avez pû remarquer combien il eût de peine à venir en France, où il eſtoit appellé d’une maniere ſi avantageuſe & ſi honorable : comme ce n’eſtoit ni la faveur des Grands, ni la récompenſe qu’il recherchoit, il fallut que les ſollicitations des Miniſtres & les prieres de ſes amis le forçaſſent à quitter le repos dont il joûïſſoit dans Rome. Lors qu’il en partit il ne s’engagea que pour un temps ; & quand il fut arrivé à Paris, il ne ſongea qu’à ſatiſfaire ſon Prince, & à faire paroiſtre dans la plus auguſte Cour de l’Europe les talens qu’il avoit receûs du Ciel. Il n’enviſagea point une grande fortune, & ne penſa jamais à s’élever audeſſus de ſa condition. Il ne recherchoit pas les grands biens, parce que ſa moderation ne le portoit ni à faire des dépenſes ſuperſluës, ni à enrichir ſa famille. Il n’avoit rien eû de ſa ſemme, & ne l’avoit priſe que par une pure reconnoiſſance des charitables ſervices qu’il en avoit receûs dans une grande maladie, pendant qu’il logeoit chez ſon pere. Il n’en eût aucuns enſans, mais ils vécurent toujours enſemble d’une maniere honneſte, ſans faſte & ſans éclat, n’ayant pas meſme un valet pour le ſervir ; tant il aimoit le repos, & craignoit l’embarras des domeſtiques. M. Camille Maſſimi, qui depuis a eſté Cardinal, eſtant allé luy rendre viſite, il arriva que le plaiſir de la converſation l’arreſta juſques à la nuit. Comme il voulut s’en aller, & qu’il n’y avoit que le Pouſſin qui le conduiſoit avec la lumiere à la main, M. Maſſimi ayant peine de le voir luy rendre cét office, luy dit qu’il le plaignoit de n’avoir pas ſeulement un valet pour le ſervir. Et moy, repartit le Pouſſin, je vous plains bien davantage, Monſeigneur, de ce que vous en avez pluſieurs.
Vous pouvez vous ſouvenir qu’il diſoit aſſez volontiers ſes ſentimens, mais c’eſtoit toûjours avec une honneſte liberté, & beaucoup de grace. Il eſtoit extrémement prudent dans toutes ſes actions, retenu & diſcret dans ſes paroles, ne s’ouvrant qu’à ſes amis particuliers ; & lors qu’il ſe trouvoit avec des perſonnes de grande qualité, il n’eſtoit point embarraſſé dans la converſation, au contraire, il paroiſſoit par la force de ſes diſcours, & par la beauté de ſes penſées, s’élever audeſſus de leur fortune.
Il me ſemble que je le vois encore, dit Pymandre : ſon corps eſtoit bien proportionné, & ſa taille haute & droite : l’air de ſon viſage qui avoit quelque choſe de noble & de grand, répondoit à la beauté de ſon eſprit, à la bonté de ſes mœurs. Il avoit, s’il m’en ſouvient, la couleur du viſage tirant ſur l’olivaſtre, & ſes cheveux noirs commençoient à blanchir lors que nous eſtions à Rome. Ses yeux eſtoient vifs & bien fendus, le nez grand & bien fait, le front ſpacieux, & la mine réſoluë.
Vous ne pouvez pas, interrompis-je, le mieux repreſenter qu’il s’eſt repreſenté luy-meſme dans ſes deux portraits dont je yous ay parlé ; & s’il eſt vray ce que l’on dit ſouvent, que les Peintres ſe peignent dans leurs propres ouvrages, on peut encore mieux le reconnoiſtre dans ceux qu’il a ſaits.
Je vous ay dit que l’on avoit toujours crû qu’il avoit compoſé un Traité des Lumieres & des Ombres. M. de Chantelou en ayant écrit au ſieur Jean Dughet ſon beauſrere quelque temps avant la mort du Pouſſin, afin d’en eſtre mieux informé, voicy la réponſe que le ſieur Dughet luy envoya le 23. Janvier 1666.
V. S. Illuſtrißima mi ſcrive che M. Ceriſiers gli ha detto haver veduto un libro fatto dal Signor Pouſſin, quale tratta di lumi & ombre, colori & miſure. Tutto queſto non e vero coſa alcuna ; & e ben vero che mi è reſtato nelle mani alcuni manoſcritti che trattano d’ombre e lumi, ma non ſono altrimenti del ſudetto Signore ; ma ſi bene me li fece copiare da un libro originale che tiene il Cardinal Barberino nella ſua libraria, & l’autore di tal opera e’l Padre Matheo Maeſtro di Proſpettiva del Domenichino. Molti anni ſono hora, il ſudetto Signor Poußin me ne fece copiare una buona parte prima che noi andaßimo in Parigi. Mi fece enco copiare alcune regole di Proſpettiva di Vitellione, e da queſte coſe, hanno creduto molti che Monſieur Poußon l’habbia compoſte, & acciò V. S. Ill. ſia certo di quanto gli ſcrivo, mi fara favore ſingolarißimo far ſapere all’ Iluſtrißimo Signore de Chambray che volendo vedere il ſudetto libro, baſtera che V. S. Illuſtrißima me lo comandi, che ſi toſto gli lo inviaro per il corriere a conditione che ha vendolo veduto me lo rimandi. Si tiene da tutti i Franceſi che il ſudetto deſſunto habbia laſciato qualche trattato di pittura. V. S. Iluſtrißima non ne creda coſa alcuna, è ben vero che io li ho inteſo dire piu volte che era in deliberatione di dar principio a qualche diſcorſo in materia di pittura, ma pero benche da me foſſo speſſo importunato a dar principio, ſempre mi rimeße di un tempo a un altro ; ma finalmente ſopragiungendoli la morte ſuanirano tutte quelle coſe che ſi era propoſto, &.
Vous voyez par cette lettre que le Pouſſin n’a jamais rien écrit ſur la Peinture, & que les memoires qu’il a laiſſez ſont plûtoſt des études & des remarques qu’il faiſoit pour ſon uſage, que des productions qu’il euſt deſſein de donner au public. Cependant, par la ſeule lettre que M. de Chambray receût de luy, & que nous venons de lire, on peut juger quelles eſtoient les maximes qu’il ſe formoit pour la compoſition de ſes ouvrages ; & ſi nous les examinons, nous trouverons que c’eſt à la clarté de ces lumieres qu’il s’eſt toûjours conduit, & qu’il eſt parvenu à mettre au jour des Tableaux auſſi rares que ceux que nous voyons de luy. Car il eſt vray que nul autre Peintre n’en a fait où l’on puiſſe remarquer comme dans les ſiens toutes les belles parties qui ne procedent que de la force de l’imagination, de la beauté de l’eſprit, & d’un heureux diſcernement qu’il ſçavoit ſaire de toutes les choſes neceſſaires pour la perfection d’un ouvrage.
Commençons, ſi vous voulez, par ce qu’il dit, Que la matiere doit eſtre priſe noble ; qu’elle n’ait receû aucune qualité de l’ouvrier ; & que pour donner lieu au Peintre de montrer ſon eſprit & ſon induſtrie, il faut la prendre capable de recevoir la plus excellente forme.
Il n’eſt pas neceſſaire de vous marquer qu’il parle d’abord du choix des ſujets. Il veut qu’ils ſoient nobles, c’eſt à dire, qu’ils ne traitent que de choſes grandes, & non pas de ſimples repreſentations de perſonnes, ou d’actions ordinaires & baſſes. Car bien que l’art de peindre s’étende à imiter tout ce qui eſt viſible, comme il le dit luy-meſme ; il fait néanmoins conſiſter l’excellence de cét art, & le grand ſçavoir d’un Peintre dans le beau choix des actions héroïques & extraordinaires. Il veut que lors qu’il vient à mettre la main à l’œuvre, il le faſſe d’une maniere qui n’ait point encore eſté exécutée par un autre, afin que ſon ouvrage paroiſſe comme une choſe unique & nouvelle ; & que ſi l’on connoiſt la grandeur de ſes idées, & la beauté de ſon genie dans la forme extraordinaire qu’il luy donnera, on remarque auſſi la netteté & la force de ſon jugement dans le ſujet qu’il aura choiſi. C’eſt par cette haute idée que le Pouſſin avoit des choſes grandes & relevées, qu’il ne pouvoit ſouffrir les ſujets bas & les peintures qui ne repreſentent que des actions communes ; & qu’il avoit meſme du mépris pour ceux qui ne ſçavent que copier ſimplement la nature telle qu’ils la voyent.
Si vous rappellez dans voſtre memoire tous les Tableaux que vous avez veûs du Pouſſin, vous connoiſtrez la fecondité de ſon eſprit, & combien il a eſté exact & judicieux dans le choix des ſujets, n’en ayant jamais pris que de nobles, & capables d’inſtruire & de ſatiſfaire l’eſprit en divertiſſant agréablement la veûë.
En quelque endroit qu’il ait puiſé ſa matiere, ſoit dans l’Hiſtoire Sainte, ſoit dans l’Hiſtoire profane, ſoit dans la Fable, il n’a rien emprunté des autres Peintres. Il a donné à cette matiere une nouvelle beauté, & l’a fait paroiſtre ſous une forme ſi excellente, que par la force de ſon art & la nouveauté de ſes penſées il en a toûjours relevé le mérite beaucoup audeſſus de tout ce qui en a eſté écrit ou peint ayant luy.
De quelle ſçavante maniere a-t-il repreſenté dans un Tableau le petit Moiſe qui foule aux pieds la couronne de Pharaon ; & dans un autre la verge de Moïſe qui changée en ſerpent, devore en preſence du Roy les verges que les Mages d’Egypte avoient auſſi fait transformer en ſerpens ? Ces deux grands ſujets qu’il fit pour le Cardinal Maſſimi, ſont preſentement à Paris.
Peut-on concevoir une idée plus belle & plus noble de la mort d’un grand Prince, que l’idée qu’il doit avoir eûë de la mort de Germanicus lors qu’il l’a repreſenté dans ſon lit environné de ſa femme affligée, de ſes enſans éplorez, & de ſes amis dans une profonde triſteſſe ?
Quand il a peint le jeune Pyrrhus que l’on ſauve chez les Megariens, avec quelle force de deſſein a-t-il exprimé cette action que nous voyons dans un de ſes Tableaux parmi ceux du Cabinet du Roy ?
Les Mauloſſiens s’eſtant revoltez contre Æacides, & l’ayant chaſſé de ſon Royaume, cherchoient par tout ſon fils Pyrrhus, qui n’eſtoit encore qu’un enfant à la mammelle. Quelques-uns des plus fidelles amis d’Æacides ayant enlevé le jeune Prince, prirent la fuite, ſuivis de quelques ſerviteurs & de quelques femmes qu’il avoit auprés de luy. Mais comme ils ne pouvoient pas faire une grande diligence ; & que leurs ennemis qui les pourſuivoient ne furent pas long-temps ſans les atteindre, ils mirent l’enfant entre les mains de trois jeunes hommes les plus forts & les plus diſpos qui fuſſent parmi eux, auſquels ils ſe confioient beaucoup, afin qu’ils priſſent les devans vers la ville de Megare, pendant qu’ils s’oppoſeroient à ceux qui venoient les attaquer. En effet, ils firent ſi bien, & en ſe déſendant contre eux, & quelquefois en les priant, qu’ils les arreſterent long-temps, & les obligerent enfin à ſe retirer ; aprés quoy ils coururent aprés ceux qui portoient Pyrrhus, & les joignirent proche Megare ſur la fin du jour. Mais lors qu’ils croyoient eſtre en ſeûreté, ils trouverent un obſtacle à leur deſſein : car la riviere, qui eſt auprés de la ville, eſtoit ſi groſſe & ſi rapide, à cauſe des pluyes, qu’il leur fut impoſſible de paſſer plus avant. Outre cela le bruit imperieux de l’eau empeſchant que les perſonnes qui eſtoient de l’autre coſté puſſent les entendre, ils ne ſçavoient de quelle maniere faire connoiſtre le danger où eſtoit Pyrrhus, lors qu’enſin quelqu’un d’entre eux s’eſtant aviſé de prendre de l’écorce d’un cheſne, ils marquerent par écrit l’eſtat où ils eſtoient, & ayant jetté ces écorces au-delà de l’eau, en les roulant l’une autour d’une pierre, et l’autre attachée à un javelot, ceux qui les receûrent, apprirent le peril où reſtoit le jeune Prince, & auſſicoſt luy donnerent du ſecours.
C’eſt cette action ſi notable dans le commencement de la vie de Pyrrhus, que le Pouſſin a repreſentée dans ce Tableau. Ce jeune enfant eſt entre les bras d’un des principaux de ſa ſuite, auquel il ſemble qu’un de ceux qui l’avoient enlevé l’ait remis, pendant qu’il demande l’aſſiſtance des Megariens qui paroiſſent de l’autre coſté de l’eau, & que ſes deux autres camarades leur lancent une pierre & javelos.
Les femmes qui avoient ſoin de Pyrrhus attendent auſſi ſur le bord de la riviere le ſecours qu’elles demandent ; & le Peintre, pour mieux exprimer toute l’hiſtoire, & embellir l’ordonnance de ſon Tableau, a fait paroiſtre dans un endroit éloigné quelques-uns des gens de Pyrrhus, leſquels combatent, & arreſtent les ennemis qui le pourſuivent.
On voit dans toutes ces perſonnes beaucoup de trouble & d’empreſſement. Les femmes ſont en deſordre & effrayées. Mais s’il y a quelques figures qu’on doive particulierement conſiderer, ce ſont ces jeunes hommes qui jettent une pierre & un javelot. L’effort qui paroiſt dans leurs attitudes & dans toutes les parties de leurs corps par l’extenſion & le renflement des nerfs & des muſcles, eſt conforme à leurs actions. On y peut encore remarquer combien le Peintre a doctement obſervé l’équilibre & la ponderation qui met le corps dans une poſition ferme, & qui contribuë au mouvemence & à la force de l’action qu’ils font. Auſſi toutes ces belles parties, la noble diſpoſition des figures, la ſituation du lieu, les baſtimens, la lumiere du Soleil couchant, & la belle union de tout ce Tableau l’ont toujours beaucoup fait eſtimer.
Si nous voulons paſſer à d’autres ſujets moins ſerieux, combien d’eſprit ne voit-on pas dans ſes Tableaux des Metamorphoſes ? Celuy où il a repreſenté dans un lieu délicieux Narciſſe, Clitie, Ajax, Adonis, Iacinthe, & Flore qui repand des fleurs en danſant avec de petits Amours, n’inſpire-t-il pas de la joye ? Le Triomphe de Flore qu’il fit pour le Cardinal Omodei ; ce qu’il a peint pour repreſenter la teinture de la roſe & celle du corail, & pluſieurs autres ſujets ſemblables, font voir la fecondité & la beauté de ſon génie dans la nouveauté & la diverſité de ſes penſées. Les Baccanales, les Triomphes Marins, & tant d’autres ſujets poëtiques que l’on voit de luy, ne reçoivent-ils pas encore de ſon pinceau des beautez differentes de celles qu’ils tiennent de la plume & de l’eſprit des Poëtes ?
Voulez-vous ſçavoir comment il a traité des penſées morales & des ſujets allegoriques ? Je vous en diray ſeulement trois. Le premier eſt une Image de la vie humaine, repreſentée par un bal de quatre femmes qui ont quelque rapport aux quatre ſaiſons, ou aux quatre âges de l’homme. Le Temps, ſous la figure d’un vieillard, eſt aſſis, & joûe de la lire, au ſon de laquelle ces femmes, qui ſont la Pauvreté, le Travail, la Richeſſe & le Plaiſir danſent en rond, & ſemblent ſe donner les mains alternativement l’une à l’autre, & marquer par là le changement continuel qui arrive dans la vie & dans la fortune des hommes. L’on connoiſt facilement ce que ces femmes repreſentent. La Richeſſe & le Plaiſir paroiſſent les premieres, l’une couronnée d’or & de perles, & l’autre parée de fleurs, & ayant une guirlande de roſe ſur la teſte. Aprés eux eſt la Pauvreté veſtuë d’un miſerable habit tout délabré, & la teſte environnée de rameaux dont les ſeuïlles ſont ſeches, comme le ſymbole de la perte des biens. Elle eſt ſuivie du Travail qui a les épaules découvertes, les bras décharnez & ſans couleur. Cette femme regarde la Pauvreté, & ſemble luy montrer qu’elle a le corps las, & tout abbatu de miſere. Proche le Temps & à ſes pieds, ſont deux jeunes Enfans. L’un tient une horloge de ſable, & la conſiderant avec attention, paroiſt compter tous les momens de la vie qui s’écoulent. L’autre, en ſe jouant, ſoufle au travers d’un roſeau, d’où ſortent des boules d’eau & d’air qui ſe diſſipent auſſitoſt ; ce qui marque la vanité & la brieveté de la vie.
Dans le meſme Tableau eſt un terme qui repreſente Janus. Le Soleil aſſis dans ſon char paroiſt dans le ciel au milieu du Zodiaque. L’Aurore marche devant le char du Soleil, & répand des fleurs ſur la terre : les Heures qui la ſuivent ſemblent danſer en volant.
Le ſecond ſujet eſt la Verité renverſée par terre. Le Temps ſous la figure d’un venerable Vieillard, ſouſtenu en l’air par leſ aiſles qu’il a au dos, d’une main prend la Verité par le bras pour la relever ; & de l’autre main chaſſe l’Envie, qui en fuyant ſe mord le bras, & ſecoûë les ſerpens qui environnent ſa teſte : pendant que la Médiſance, qui ne la quitte jamais, & qui eſt aſſiſe derriere la Verité, paroiſt enflammée de colere, & comme lançant deux flambeaux allumez qu’elle tient.
Le troiſiéme Tableau repreſente le ſouvenir de la mort au milieu des proſperitez de la vie. Le Pouſſin a peint un Berger qui a un genou à terre, & montre du doigt ces mots gravez ſur un tombeau, Et in Arcadia ego. L’Arcadie eſt une contrée dont les Poëtes ont parlé comme d’un païs délicieux : mais par cette inſcription on a voulu marquer que celuy qui eſt dans ce tombeau a vécu en Arcadie, & que la mort ſe rencontre parmi les plus grandes felicitez. Derriere le Berger il y a un jeune homme la teſte couverte d’une guirlande de fleurs, lequel s’appuye contre le tombeau, & tout penſif le conſidere avec application. Un autre Berger eſt auprés de luy ; il ſe baiſſe, & montre les paroles écrites à une jeune fille agréablement parée, qui poſant une main ſur l’épaule du jeune homme, le regarde, & ſemble luy faire lire cette inſcription. On voit que la penſée de la mort retient & ſuſpend la joye de ſon viſage.
Ces exemples ne ſuffiſent que trop pour faire comprendre avec quelle intelligence, quelle netteté d’eſprit, & quelle nobleſſe d’expreſſions noſtre illuſtre Peintre ſçavoit traiter toutes ſortes de matieres, ſans embarras, ſans obſcurité, & ſans ſe ſervir de ces penſées creuſes, & de ces circonſtances fades, baſſes, & deſagreables, dont pluſieurs qui ont voulu employer les allegories, ont rempli leurs ouvrages faute de connoiſſance & de doctrine.
Mais entrons encore, ſi vous voulez, plus avant dans l’examen des ouvrages du Pouſſin, puis que nous ne pouvons en choiſir de plus utiles & de plus agréables ; & aprés avoir reconnu combien il eſtoit judicieux dans le choix de ſa matiere, & habile à en bien relever le prix, voyons comment il a diſpoſé ſes ſujets, puis que ſelon ſes propres maximes, c’eſt par où le Peintre doit commencer ſon travail.
Je ne feindray point de vous dire ce que je penſe ſur cela du Pouſſin. Je croy qu’il n’y a jamais eû de Peintre qui ait eû plus de lumieres naturelles, & qui ait plus travaillé que luy pour aquerir toutes les belles connoiſſances qui peuvent ſervir à perfectionner un Peintre. Auſſi ſçavoit-il toutes les parties qui doivent entrer neceſſairement dans la compoſition & dans l’ordonnance d’un Tableau ; celles qui ſont inutiles, & qui peuvent cauſer de la confuſion : de quelle ſorte il faut faire paroiſtre avantageuſement les principales figures ; ne rien donner aux autres qui les rendent trop conſiderables, ſoit par la majeſté ou par la nobleſſe des actions, ſoit par la richeſſe des habits & des accommodemens ; & faire en ſorte que dans la repreſentation d’une hiſtoire, il n’y ait ni trop, ni trop peu de figures ; qu’elles ſoient agreablement placées, ſans que les unes nuiſent aux autres, & que toutes expriment parfaitement l’action qu’elles doivent faire. C’eſt ce que l’on voit dans ces beaux Tableaux du frapement de roche, & dans les ſept Sacremens, où toutes les parties concourent à la perfection de l’ordonnance & à la belle diſpoſition des figures, comme les membres bien proportionnez ſervent à rendre un corps parfaitement beau.
Nous n’aurions pas de peine à en prendre quelqu’un pour exemple, puis qu’ils ſont tous également bien diſpoſez, & conduits chacun en particulier conformément aux differens modes qu’il ſe preſcrivoit.
Quelle beauté, quel décore, quelle grace dans le Tableau de Rébecca ? L’on ne peut pas dire du Pouſſin ce qu’Apelle diſoit à un de ſes diſciplesClem. Alex., que n’ayant pû peindre Helene belle, il l’avoit repreſentée riche. Car dans ce Tableau du Pouſſin la beauté éclate bien plus que tous les ornemens, qui ſont ſimples & convenables au ſujet. Il a parfaitement obſervé ce qu’il appelle décore ou bienſeance, & ſur tout la grace, cette qualité ſi précieuſe & ſi rare dans les ouvrages de l’art auſſi-bien que dans ceux de la nature.
Par la vivacité dont il parle, il entend cette vie & cette forte expreſſion qu’il a ſi bien ſceû donner à ſes figures, quand il a voulu repreſenter les divers mouvemens du corps, & les differentes paſſions de l’ame. Il faudroit trop de temps pour parcourir ſeulement les principaux ouvrages où il a fait voir ſon grand ſcavoir dans cette partie. Trouve-t-on ailleurs des expreſſions de douleur, de triſteſſe, de joye & d’admiration plus belles, plus fortes & plus naturelles que celles qui ſe voyent dans ce merveilleux Tableau de Saint François Xavier qui eſt au Noviciat des Jeſuites ? Il n’y a point de figure qui ne ſemble parler, ou faire connoiſtre ce qu’elle penſe, ou ce qu’elle ſent. Dans les deux Tableaux du frapement de roche combien de differentes ations noblement repreſentées ! On peut encore dans ces meſmes tableaux remarquer ce qu’il dit du coſtume, c’eſt à dire, ce qui regarde la convenance dans toutes les choſes qui doivent accompagner une hiſtoire. C’eſt en quoy l’on peut dire qu’il a ſurpaſſé tous les autres Peintres, & qu’il s’eſt diſtingué d’une maniere qui eſt d’autant plus conſiderable, que dans le temps qu’elle fait voir la ſcience de l’ouvrier, elle divertit par la nouveauté, & enſeigne une infinité de choſes qui ſatisfont l’eſprit, & plaiſent à la veûë.
Il ſçavoit bien que le merveilleux n’eſt pas moins propre à la peinture qu’à la poëſie : mais il n’ignoroit pas auſſi qu’il faut que la vrayſemblance paroiſſe en toutes choſes, comme je vous ay dit qu’il l’écrivit luy-meſme au ſieur Stella, en répondant à ceux qui avoient trouvé à redire à ſon Tableau du frapement du rocher, & qui n’approuvoient pas qu’il y euſt marqué une proſondeur pour l’écoulement des eaux.
A l’égard de ce qu’il veut que le jugement du Peintre paroiſſe dans tout l’ouvrage, c’eſt en effet la partie qui domine ſur toutes les autres, qui les doit conduire, & qui perfectionne davantage la compoſition d’un tableau. Vous ne verrez pas qu’il y ait jamais manqué, ſoit pour ce qui regarde la naturelle ſituation des lieux, ſoit dans la fabrique des édifices qu’il a toujours faits conformes aux differens païs, ſoit dans les armes & les habits propres à chaque nation, au temps & aux conditions ; ſoit dans les expreſſions des mouvemens du corps & de l’eſprit, qu’il n’a ni outrez, ni rendus deſagreables. Enfin il n’eſt point tombé dans les defauts & les ignorances groſſieres de ces Peintres qui repreſentent dans de beaux & verdoyans païſages, des actions qui ſe ſont paſſées dans des païs deſerts & arides ; qui confondent l’Hiſtoire Sainte avec la Fable ; qui donnent des veſtemens modernes aux anciens Grecs & Romains ; & qui croyent faire paroiſtre beaucoup de vie & d’action à leurs figures, quand ils leur font faire des poſtures ridicules, & des expreſſions qui font peur, ou ne ſignifient rien.
Voilà ce qu’il faut conſiderer dans le Pouſſin plus que dans les autres Peintres. Pour ce qui eſt des parties qui regardent la pratique de la peinture, comme ſont le deſſein, la couleur, & les autres choſes qui en dépendent, il n’eſt pas malaiſé de faire voir que bien loin de les avoir ignorées, il les a ſçavamment miſes en exécution.
C’eſt ſur cela, interrompit Pymandre, que je ſeray bienaiſe de voir comment on peut répondre à ceux qui demeurent d’accord de ce que vous venez de dire à l’égard de la theorie, mais qui ne conviennent pas qu’il ait eſté auſſi habile pour ce qui eſt du travail & du maniment du pinceau ; qui ſouſtiennent qu’il n’a point ſuivi la Nature, mais ſeulement copié l’Antique, & fait toutes ſes figures d’aprés les ſtatuës & les bas reliefs, imitant d’une maniere dure & ſeche juſques aux draperies & aux plis ſerrez des marbres qu’il a copiez trop exactement.
Qu’il n’a point ſceû l’art de bien peindre les corps, & faire paroiſtre par l’épanchement des lumieres & la diſtribution des ombres, la beauté des carnations, & l’amitié des couleurs. Que c’eſt la raiſon pour laquelle il n’a jamais oſé entreprendre de grands ouvrages, & qu’il s’eſt toûjours réduit à ne faire des Tableaux que d’une moyenne grandeur.
Si ceux-là, repartis-je, qui trouvent qu’il a trop preferé l’Antique à la Nature, avoûënt eux-meſmes, « qu’on ne peut pas s’attacher à des proportions plus belles & plus élegantes que celles des ſtatuës antiques. Que les anciens Sculpteurs ſe ſont attachez à fraper la veûë par la majeſté des attitudes, par la grande correction, la délicateſſe & la ſimplicité des membres, évitant toutes les minuties, qui ſans le ſecours de la couleur ne peuvent qu’interrompre la beauté des parties : ne ſont-ce pas là d’aſſez belles choſes qu’un Peintre doit étudier ? » Et peut-on rendre les Antiques ſi recommandables, ſans donner envie de les imiter ? Il faut, dit-on, en ſçavoir oſter la dureté & la ſechereſſe. Qui doute de cela, & qu’il ne faille meſme prendre garde aux effets des lumieres qui ſe répandent ſur les marbres & ſur les choſes dures, d’une maniere bien differente que ſur les corps naturels, & ſur de veritables étoffes ? Mais, où voit-on que le Pouſſin ait fait des hommes & des femmes de bronze ou de marbre, au lieu de les repreſenter de chair ? Il a connu que pour former les corps les plus parfaits, il ne pouvoit trouver de plus beaux modelles que les ſtatuës & les bas reliefs, qui ſont les chef-d’œuvres des plus excellens hommes de l’Antiquité ; que ce qui nous en reſte doit eſtre conſidere comme le fruit des travaux de tant d’années que les plus ſçavans ouvriers de la Grece & de l’Italie ont employées à perfectionner un art qu’ils ont mis à un ſi haut degré, que depuis eux tout ce qu’on a pu faire a eſté de taſcher à les ſuivre.
Le Pouſſin n’eſtoit pas ſi préſomptueux de croire que ſur ſes ſeules idées il puſt former des figures auſſi accomplies que celles de la Venus de Medicis, du Gladiateur, de l’Hercule, de l’Apollon, de l’Antinoüs, des Luiteurs, & de pluſieurs autres ſtatuës que l’on admire tous les jours à Rome. Il ſçavoit d’ailleurs, que quelque recherche qu’il puſt faire pour trouver des corps d’hommes & de femmes bien ſaits, il n’en rencontreroit point de ſi accomplis que ceux que l’art a formez par la main de ces grands Maiſtres, à qui les mœurs & les couſtumes de leur temps avoient donné des moyens favorables & commodes pour en faire un beau choix : ainſi, qu’au-lieu de ſuivre ce que les Anciens ont fait de plus grand & de plus beau, il tomberoit aiſément dans pluſieurs defauts auſquels infailliblement il s’accouſtumeroit en ne voyant que la ſeule nature de meſme qu’ont fait la pluſpart des autres Peintres, qui prennent pour modelles toutes ſortes de perſonnes, ſans penſer à éviter ce qu’il y a de défectueux.
Mais il eſt aiſé de faire voir que le Pouſſin s’eſt ſervi des belles & élégantes proportions des Antiques, de la majeſté de leurs attitudes, de la grande correction, & de la ſimplicité de leurs membres, & meſme de leurs accommodemens de draperies, ſans rien faire qui ait de la dureté & de la ſechereſſee. Il a ſceû en faire le choix pour repreſenter des Divinitez ou des hommes ; eſtant de luy-meſme entré dans l’eſprit des anciens Sculpteurs qui ont ſi doctement fait paroiſtre de la difference entre leurs Dieux, les heros & les hommes ; repreſentant les uns comme des corps impaſſibles, & les autres comme des ſubſtances mortelles & periſſables. Il a meſme ſceû diſtinguer les perſonnes de qualité & d’un temperament plus délicat d’avec celles qui ſont plus fortes & plus robuſtes ſelon les diſſerentes conditions.
A cela il a joint la beauté du pinceau & la verité des carnations, en conſervant dans les contours la correction du deſſein que les plus grands Peintres ont toûjours préſerée à toute autre choſe ; & il a répandu ſur tous les corps des lumieres fortes ou foibles, avec des reflets conformes au lieu & aux actions qu’il a figurées, ſans s’éloigner de la nature, mais en la perfectionnant, & en évitant les defauts qui s’y rencontrent.
L’on conviendra de toutes ces veritez, ſi l’on n’eſt point préoccupé de gouſts particuliers ; ſi l’on a une forte idée de la perſection de la peinture, & que ſans prévention on veuille bien entrer dans les raiſons que le Pouſſin a eûës d’exécuter ſes Tableaux tels qu’on les voit. Mais il faut outre la docilité de l’eſprit & la droiture de la volonté, avoir auſſi les connoiſſances neceſſaires pour faire ces diſcernemens, & pour bien juger de ſon intention.
Pourquoy les ſçavans trouvent-ils des beautez dans les ſtatuës antiques & dans les peintures de Raphaël que les eſprits mediocres n’y voyent point ? C’eſt qu’ils ne s’arreſtent pas à la ſuperficie des choſes ; qu’ils ont des lumieres plus penetrantes que ceux qui n’ont que des regards ordinaires pour voir ſimplement les objets, & qui ne ſont point capables de déveloper les ſecrets de l’art.
Les gens qui ne connoiſſent quaſi que le nom de la peinture, & qui ſont ſeulement dans la curioſité des tableaux, font ordinairement paroiſtre plus d’eſtime pour une partie de cét art que pour les autres, ſelon qu’ils ſont conſeillez par des Peintres, ou par d’autres perſonnes qui ont ces differens gouſts. Les curieux qui ne s’attachent qu’à des choſes particulieres, ne conſiderent jamais dans les ouvrages qu’on leur montre, que ce qui eſt conſorme à leur connoiſſance ou à leur inclination, & mépriſent tout le reſte. C’eſt pourquoy nous en voyons qui préferent la couleur des Peintres Venitiens à tout ce que Raphaël & ceux de ſon école ont fait de plus correct. D’autres choiſiront les ouvrages du Caravage & du Valentin plûtoſt que ceux du Dominiquin ou du Guide. D’autres encore qui rampant, s’il faut ainſi dire, parmi les choſes les plus baſſes, & n’élevant point leur eſprit audeſſus des ſujets ordinaires, préſerent des Peintures fort mediocres & des actions ſimples, & quelqueſois meſme ridicules, à ce que les habiles hommes ont jamais fait de plus ſerieux & de plus parfait.
Pour ceux qui n’ont point d’inclinations particulieres, ni de prévention pour aucune maniere ; qui ont une idée de la beauté & de la perfection, non ſur des exemples de choſes modernes que le temps n’a point encore approuvez, mais ſur ce que la force de l’eſprit peut imaginer, ce que la raiſon en juge, & ce que le conſentement des grands hommes en a preſcrit : ceux-là, dis-je, conſiderent les Tableaux d’une autre ſorte. Ils examinent l’intention de l’auteur, la fin pour laquelle il a travaillé, le choix de ſon ſujet, les moyens dont il s’eſt ſervi, les raiſons qu’il a eûës de ſe conduire d’une maniere plûtoſt que d’une autre ; & enfin ils jugent par l’exécution de ſon ouvrage, s’il eſt parvenu à l’imitation parfaite de ce qu’il s’eſt propoſé ſuivant la plus belle idée qu’il en pouvoit concevoir.
Par exemple, quand le Pouſſin fit ſon Tableau de Rébecca, quel fut, je vous prie, ſon deſſein ? J’eſtois encore à Rome lors que la penſée luy en vint. L’Abbé Gavot avoit envoyé au Cardinal Mazarin un Tableau du Guide, où la Vierge eſt aſſiſe au milieu de pluſieurs jeunes filles qui s’occupent à differens ouvrages de couture. Ce Tableau eſt conſiderable par la diverſité des airs de teſtes nobles & gracieux, & par des veſtemens agréables, peints de cette belle maniere que le Guide poſſedoit. Le ſieur Pointel l’ayant veû, écrivit au Pouſſin, & luy témoigna qu’il l’obligeroit s’il vouloit luy faire un Tableau rempli comme celuy-là de pluſieurs filles, dans leſquelles on puſt remarquer diſſerentes beautez.
Le Pouſſin, pour ſatiſfaire ſon ami, choiſit cet endroit de l’Ecriture Sainte, où il eſt rapporté comment le ſerviteur d’Abraham rencontra Rébecca qui tiroit de l’eau pour abbreuver les troupeaux de ſon pere, & de quelle ſorte, aprés l’avoir receû avec beaucoup d’honneſteté, & donné à boire à ſes chameaux, il luy fit preſent des bracelets & des pendans d’oreilles dont ſon maiſtre l’avoit chargé.
Voilà quel eſt le ſujet que le Pouſſin choiſit pour faire ce qu’on deſiroit de luy. Voyons de quelle maniere il s’eſt conduit pour parvenir à ſa fin, qui eſtoit de faire un Tableau agréable.
Il y réüſſit ſans doute, dit Pymandre. Il me ſouvient qu’à peine ce Tableau fut arrivé à Paris, que vous & moy allaſmes le voir avec une Dame de noſtre connoiſſance, qui en fut ſi charmée, qu’elle offrit au ſieur Pointel de luy en donner tout ce qu’il voudroit : mais il avoit tant de paſſion pour les ouvrages de ſon ami, que bien loin de les vendre, il n’auroit pas voulu s’en priver ſeulement pour un jour.
Pluſieurs autres perſonnes, repris-je, s’efforcerent inutilement de l’avoir pendant qu’il vécut. Je ne ſçay ſi vous en avez conſervé une parfaite idée. Pour vous en rafraiſchir la memoire, je yais en faire une brieve deſcription. Mais afin que vous puiſſiez mieux remarquer tout ce qui contribuë à la perfection de cet ouvrage, ſouffrez, je vous prie, que j’en examine toutes les parties, pour mieux comprendre l’ordonnance ; & ſi je vous marque juſques aux differentes couleurs des habits, c’eſt pour vous donner moyen d’obſerver la conduite du Peintre dans ce qui regarde l’union & la douceur des teintes differentes qu’il a choiſies pour la beauté & l’ornement de ſon ſujet.
Ce TableauTableau de Rébecca. a prés de ſept pieds de long ſur plus de trois pieds & demi de haut. Le fond eſt un païſage & pluſieurs baſtimens d’un ordre ſimple, mais régulier, & où ce qu’il y a de ruſtique ne laiſſe pas d’avoir de la beauté & de la grace. Les baſtimens ſont élevez ſur deux colines entre leſquelles la veûë ſe perd dans un éloignement ; & les colines dont le terrain eſt d’une couleur un peu brune ſervent de fond aux figures. La principale de toutes eſt Rébecca, que l’on connoiſt entre les autres, non-ſeulement par cét homme qui l’aborde proche d’un puits, & qui luy preſente des bracelets & des pendans d’oreilles, mais par ſon maintien gracieux, par une ſageſſe & une douceur qui paroiſt ſur ſon viſage, & enfin par une modeſtie que l’on voit dans ſes regards & dans ſa contenance. Sa robbe eſt d’un bleu celeſte, ornée par le bas d’une broderie d’or. D’une main elle la releve négligemment, & de l’autre elle fait une action par laquelle il ſemble qu’elle ſoit dans l’incertitude ſi elle doit prendre les preſens qu’on luy offre. Sous cette robbe ceinte d’un ruban tiſſu d’or, il y a une maniere de juppe peinte de laque, rehauſſée d’un peu de jaune ſur les clairs. Une écharpe de gaze luy couvre les épaules & la gorge ; & un petit voile blanc qui luy ſert de coiffure, tombe en arriere, & laiſſe voir ſes cheveux qui ſont d’un chaſtain clair. Celuy qui luy fait des preſens a ſur ſa teſte un bonnet en forme de turban ; il eſt habille d’une veſte jaune ombrée de laque. Sa ſouſ-veſte eſt d’un violet tirant ſur le gris-de-lin ; & ſes chauſſes & ſes ſouliers ſont ſemblables à ceux que portent les Levantins. Une écharpe jaune & verte luy ſert de ceinture ; & à ſon coſté luy pend un cimeterre & un carquois rempli de fleches. De la main droite il tient des pendans d’oreilles, & de la gauche des bracelets.
Auprés de Rébecca eſt une grande fille appuyée ſur un vaſe poſé ſur le bord du puits. Son viſage paroiſt mélancolique. Ses cheveux ſont bruns. Elle eſt veſtuë d’un habit vert avec une eſpece de camiſolle ou demi-tunique, qui ne la couvre que depuis les épaules juſques ſur les hanches, & dont la couleur eſt de laque & d’un bleu fort paſle.
Une autre jeune fille eſt proche celle dont je viens de parler : elle tient un vaſe. Ses cheveux ſont blonds, & dans ſon viſage il y a quelque choſe de maſle & d’animé. Sa robbe de deſſous eſt d’un rouge de vermillon ; & le veſtement de deſſus d’une étoffe fort legere, & de couleurs changeantes de jaune & de gris-de-lin. Ce veſtement eſt ceint & retrouſſé d’une maniere particuliere & agréable. De ſa main droite elle s’appuye ſur l’épaule d’une autre fille dont l’habit eſt bleu. Elle a un voile blanc qui luy ſert de coiffure, & qui luy couvre auſſi la gorge.
De l’autre coſté, & proche la figure de l’homme dont j’ay parlé, eſt une fille veſtuë de blanc, qui deſcend une corde dans le puits. Elle eſt diminuée dans la force du deſſein & des couleurs, parce qu’elle eſt un peu plus éloignée que les autres. Il y en a une autre qui verſe de l’eau de ſa cruche dans celle d’une de ſes compagnes. Sa robbe eſt verte, ſon manteau rouge, & pour coëffure, elle a un voile blanc qui renferme ſes cheveux.
Celle qui reçoit l’eau eſt courbée & a un genou à terre. Sa robbe eſt d’un gris-de-lin, ayant pardeſſus un autre veſtement ſans manche, qui eſt d’un jaune ombré de laque.
Tout proche, & ſur la meſme ligne, eſt une autre fille qui porte un vaſe ſur ſa teſte, & qui ſe baiſſe pour en prendre encore un qui eſt à terre. Sa robbe de deſſous eſt d’un gris-de-lin rompu de vert & de laque dans les ombres, & celle de deſſus eſt rouge avec des manches qui paroiſſent de toile de lin. Sa coëffure eſt un voile blanc un peu verdaſtre qui tombe ſur ſes épaules.
Derriere la jeune fille qui verſe de l’eau à ſa compagne, il y en a trois autres, dont la plus éloignée tient des deux mains un vaſe ſur ſa teſte. Son habit eſt d’une étoffe fort legere, & de couleurs changeantes de blanc & de jaune, rompu de vert, & d’une laque claire. Le voile qui couvre ſes cheveux en partie ſemble en tombant ſur ſes épaules voltiger au gré du vent. Des deux autres il y en a une qui ne montre que le dos, mais qui en tournant la teſte laiſſe voir ſon viſage de proſil. Elle tient une cruche. Sa robbe eſt peinte d’une laque fort vive, dont les clairs ſont rehauſſez d’une couleur plus claire, meſlée d’un bleû paſle.
La fille qui eſt auprés d’elle, & qui s’appuye ſur ſon épaule, a un habit de bleu celeſte : elle a un air enjoûé, & paroiſt plus jeune que les autres. Ces deux dernieres filles ſemblent en regarder deux autres qui ſont aſſiſes, dont l’une appuyée ſur un vaſe eſt veſtuë d’un habit vert rehauſſé de jaune, & l’autre a un veſtement jaune ombré de laque. Elles ont toutes les pieds nuds ; & comme le Pouſſin a voulu traiter ce ſujet avec beaucoup de modeſtie & de bienſéance, il n’a repreſenté de nud que les bras, & un peu des jambes, faiſant voir cependant dans ces parties ce qui peut ſe rencontrer de plus beau dans des filles bien faites.
Si je vous fais une deſcription un peu longue, c’eſt pour vous donner moyen de mieux juger du Tableau lors que vous le verrez : car vous connoiſtrez que le Pouſſin a exactement ſuivi ſes propres maximes, en choiſiſſant une matiere capable de recevoir de l’ouvrier une forme nouvelle & digne de ſon ſujet. Ne vous ſouvenez-vous point comment Paul Veroneſe a traité une pareille hiſtoire qui eſt dans le Cabinet du Roy, de quelle ſorte Raphaël l’a peinte dans les Loges du Vatican, & comment pluſieurs autres Peintres l’ont repreſentée ? Je ne parle que pour la compoſition & l’ordonnance. Songez-bien, je vous prie, ſi vous avez veû quelque choſe de ſemblable au Tableau dont nous parlons, & ſi le Pouſſin a pris pour exemple aucun Maiſtre qui l’ait précedé.
Comme une des premieres obligations du Peintre eſt de bien repreſenter l’action qu’il veut figurer ; que cette action doit eſtre unique, & les principales figures plus conſiderables que celles qui les doivent accompagner, afin qu’on connoiſſe d’abord le ſujet qu’il traite : le Pouſſin a obſervé que les deux figures qui dominent dans ſon Tableau ſont ſi bien diſpoſées, & s’expriment par des actions ſi intelligibles, que l’on comprend tout d’un coup l’hiſtoire qu’il a voulu peindre. Car de la maniere que cét étranger preſente à Rébecca les joyaux qu’il avoit apportez, on connoiſt qu’il ne doute pas que ce ne ſoit celle qu’il eſt venu chercher pour eſtre la femme d’Iſaac ; & dans la fille on remarque une pudeur, une modeſtie, & comme une irréſolution de prendre ou de refuſer le preſence qu’il luy fait, ne croyant point que le ſervice qu’elle luy a rendu, en donnant à boire à ſes chameaux, mérite aucune récompenſe.
L’autre maxime du Pouſſin admirablement obſervée dans cét ouvrage, conſiſte dans la belle diſpoſition des groupes qui le compoſent. Il faudroit que vous le viſſiez pour mieux comprendre ce que je ne puis aſſez vous exprimer par des paroles. Je vous diray ſeulement que la raiſon qui oblige les Peintres à traiter les grands ſujets de cette maniere, & à diſpoſer leurs figures par groupes, eſt tirée de ce que nous voyons tous les jours devant nos yeux, & de ce qui ſe paſſe quand pluſieurs perſonnes ſe trouvent enſemble. Car on peut remarquer, comme a fait Leonard de Vinci, que d’abord elles s’attroupent ſeparément ſelon la conſormité des âges, des conditions & des inclinations naturelles qu’elles ont les unes pour les autres, & qu’ainſi une grande compagnie ſe diviſe en pluſieurs autres ; ce que les Peintres appellent groupes. De-ſorte que la nature en cela comme en toute autre choſe, eſt leur maiſtreſſe qui leur enſeigne à ſuivre cette methode dans les grandes ordonnances, afin d’éviter l’embarras & la confuſion. C’eſt un effet de l’habileté du Peintre de bien diſpoſer ces groupes, de les varier tant par les attitudes & les actions des figures, que par les effets des lumieres & des ombres ; mais d’une maniere où le jugement agiſſe toûjours, pour ne pas outrer les actions, ni rendre ſon ſujet deſagréable par des ombres trop fortes & de grands éclats de lumieres donnez mal-à-propos.
La partie qui paroiſt une des plus eſſentielles, & des plus conſiderables dans un ouvrage, eſt l’expreſſion : elle eſt traitée dans celuy-cy d’une maniere non moins ingenieuſe que naturelle. Cette fille appuyée contre le puits (car je vous ay fait ſouvenir de toutes celles qui compoſent le Tableau, & je ſuppoſe que preſentement vous l’avez comme devant les yeux) cette fille, dis-je, eſt dans une attention ſi bien exprimée, qu’elle ſemble trouver à redire de ce que Rébecca reçoit les preſens d’un Etranger ; ou qu’elle eſt jalouſe de ce qu’il la récompenſe ſi liberalement du ſervice qu’elle luy a rendu. Si l’on conſidere la beauté & la nobleſſe de cette figure, ſoit dans la proportion de toutes ſes parties, ſoit meſme dans ſes veſtemens, on verra qu’elle eſt conſorme aux plus belles ſtatuës antiques : mais on verra en meſme temps que le Peintre a penſé à varier ſon ſujet autant par les differens mouvemens de l’ame que par les actions du corps & les attitudes differentes des perſonnes qu’il a figurées. Voulant faire paroiſtre celle-cy jalouſe de ſa compagne, il l’a repreſentée plus âgée, & d’un teint moins vif, parce qu’il eſt naturel que les filles déja plus avancées en âge ayent du chagrin, lors qu’on leur en préfere de plus jeunes. Son teint un peu paſle eſt la marque d’un temperament mélancolique & d’une inclination à la jalouſie. Auſſi paroiſt-elle penſive & ſans action, négligemment appuyée contre le puits.
Les deux autres, qui font un groupe avec elle, ne ſont pas de meſme humeur, & ne ſemblent pas ſi touchées. L’on apperçoit pourtant ſur leur viſage un certain trouble, & une eſpece d’émotion cauſée par un ſecret reſſentiment de voir Rébecca préferée à toutes les autres.
On peut particulierement conſiderer avec quel eſprit le Pouſſin a repreſenté cette fille qui verſe de l’eau à ſa compagne, & qui en meſme temps obſerve avec attention ce qui ſe paſſe entre Rébecca, & le ſerviteur d’Abraham. Celle qui reçoit l’eau ſemble l’avertir que ſa cruche eſt trop pleine, & luy demander à quoy elle penſe de ne pas regarder à ce qu’elle fait.
Cette action eſt ſi naturelle & ſi heureuſement trouvée, qu’il ne ſe pouvoit rien imaginer de plus convenable en une pareille occaſion, ni qui ſoit exprimée avec plus d’élegance. Car ſi dans les autres filles dont je viens de parler on voit de l’envie, il ne paroiſt quaſi dans celles-cy que de l’indifference.
Dans les quatre qui ſont plus éloignées, on remarque plus de curioſité. Celle qui tient ſa cruche ſemble écouter ce que l’Etranger dit à Rébecca. Il n’y a rien de mieux deſſeigné que cette jeune fille veſtuë de rouge, qui ſe tourne vers ſa compagne. Celle qui s’appuye ſur ſon épaule ne ſemble-t-elle pas parler à une autre qui porte un vaſe ſur ſa teſte, & qui ſe courbe pour en prendre encore un qui eſt à terre ? Toutes leurs actions ſont ſi vrayes, & ſi noblement diverſifiées, qu’il y paroiſt du mouvement & de la vie. Et pour augmenter davantage la beauté du ſujet par une plus grande diverſité, le Peintre a repreſenté encore d’autres filles dont les cruches ſont pleines, & qui ſemblent s’en retourner chez elles.
Il y en a deux qui, pour s’entretenir confidemment, ſe ſont éloignées des autres juſques à ce que leur rang ſoit venu pour tirer de l’eau. Elles ſont aſſiſes, & ſi appliquées à parler enſemble, qu’elles n’ont nulle attention à ce qui ſe paſſe auprés du puits. Pour ce qui regarde la proportion des corps, elle eſt judicieuſement obſervée dans toutes ces filles ſelon leur âge ; & c’eſt dans leurs differens airs de teſte qu’on voit differentes beautez, qui toutes ont des graces particulieres.
Quanc à la diſtribution des couleurs, elle fait dans ce Tableau une grande partie de ce qui charme la veûë. De l’union du païſage avec les figures il en naiſt un doux accord, & une harmonie admirable qui ſe répand dans tout l’ouvrage. Il eſt vray auſſi, qu’outre la belle entente qui ſe voit dans l’arrangement des couleurs, on peut dire que des ombres & les lumieres y ſont traitées avec un artifice qui ne contribuë pas peu à ſa perfection, par les differens effets qu’elles font dans la campagne, contre les baſtimens, & enfin ſur tous les corps qui entrent dans la compoſition de ce Tableau.
Le Pouſſin voulant qu’il n’y euſt rien que de beau & d’agréable, a choiſi, comme je vous ay fait voir, une ſituation de lieu conforme à ſon intention. Le païſage n’a rien de ſolitaire : on y voit les beautez de la campagne, & la commodité d’une ville qui repreſente bien la ſimplicité, & la douceur de la vie des premiers hommes. Et quoy-que pour ſe conformer à l’hiſtoire, il ait pris l’heure que le Soleil commence à deſcendre ſous l’horiſon, l’air néanmoins n’eſt point chargé de ces vapeurs que nous voyons qui s’élevent de la terre lors que la nuit approche, parce qu’il n’ignoroit pas que dans les païs chauds & ſecs le Soleil n’attire pas durant le jour comme en d’autres endroits, des vapeurs & des exhalaiſons ſi épaiſſes. Il a repreſenté une de ces belles ſoirées où l’air eſt pur & ſerain, & où les objets éclairez des rayons du Soleil qui baiſſe, ſe font voir avec plus de douceur & de tendreſſe.
Mais en quoy on peut admirer ſa doctrine & ſon jugement, c’eſt dans les carnations & les couleurs de toutes les figures. Il fait reconnoiſtre dans cét ouvrage qu’il ſçavoit bien diſtinguer de quelle maniere on doit peindre les corps qui ſont en pleine campagne & ceux qui ſont renfermez, & la difference qu’il faut mettre entre une figure veûë de loin, & une qui eſt proche. Ce qui a donné du credit à quelques Peintres qui ont repreſenté des carnations fraiſches & vives, c’eſt qu’ils n’ont pas eû ces égards. Ils ont peint leurs figures comme veûës de prés, & leur donnant une beauté de couleurs plus ſenſibles, & moins éteintes qu’elles ne peuvent avoir dans une diſtance un peu éloignée : ils ont mieux aimé ſatiſfaire les yeux que la raiſon. C’eſt en cela que les gouſts ſont differens. Le Pouſſin n’a pas cru devoir garder cette conduite. Il a ſuivi la nature dans les choſes eſſentielles beaucoup mieux que tous les autres Peintres, & n’a jamais voulu s’en écarter que dans ce qu’elle a de défectueux ; mais il l’a toûjours exactement imitée lors qu’il l’a trouvée belle & parfaite. Et quand il a repreſenté des perſonnes en campagne & en plein air, il les a peintes telles qu’elles doivent paroiſtre du lieu où on les voit. Il a obſervé la diminution des teintes de meſme que celles de la forme & des grandeurs, & a eſté auſſi excellent obſervateur de la perſpective aërienne que de la perſpective linéale. Comme il connoiſſoit que c’eſt une perfection de la peinture, & un des plus difficiles ſecrets de l’art, de bien marquer la quantité d’air qui s’interpoſe entre l’œil & les objets, il avoit tellement étudié cette partie, & l’a ſi bien miſe en pratique, qu’on peut dire avec verité que c’eſt en cela qu’il a excellé. C’eſt auſſi par ce moyen qu’il a rendu ſes compoſitions ſi charmantes, qu’il ſemble qu’on chemine dans tous les païs qu’il repreſente ; que ſes figures ſe détachent de telle ſorte les unes des autres, qu’il n’y a ni confuſion, ni embarras ; que les couleurs meſme les plus vives demeurent dans leur place ſans trop avancer, ou trop reculer, ni ſe nuire les unes aux autres ; que les lumieres, de quelque nature qu’elles ſoient, ne ſont jamais ni trop fortes, ni trop foibles ; que les reflets font les effets qu’ils doivent ; & que de quelque ſorte qu’il traite un ſujet, & qu’il éclaire, il fait toujours un effet admirable, parce qu’avec la gradation des couleurs il ſçavoit en faire le choix ſelon l’amitié qu’elles ont entre elles, & répandre ſes jours & ſes ombres à propos.
Que ſi le Pouſſin n’a pas toujours ſuivi les maximes des Peintres Venitiens dans l’épanchement des ombres & des lumieres par de grandes maſſes, ni ſuivi entierement leur conduite dans la maniere de coucher ſes couleurs, pour aider à donner plus de relief aux corps : il a travaillé ſur un autre principe ; il a pris Raphaël pour ſon guide, & fondé ſur les obſervations qu’il faiſoit continuellement ſur le naturel, il a fort bien ſceû détacher, comme je viens de vous dire, toutes les figures par la diminution des teintes, & par cette merveilleuſe entente qu’il avoit de la perſpective de l’air. Cette maniere & cette conduite fait dans ſes Tableaux un effet conforme à ce que l’on voit d’ordinaire dans la nature. Car ſans l’artifice des grandes ombres & des grands clairs, on y voit les objets tels qu’on les découvre ordinairement dans le grand air & en pleine campagne, où l’on ne voit point ces fortes parties de jours & d’obſcuritez. Auſſi pluſieurs ne s’en ſervent que comme d’un ſecours pour ſuppléer à leur impuiſſance, & les affectent meſme ſouvent avec auſſi peu de raiſon & de jugement, que ces contrastes d’actions extraordinaires, & ces mouvemens mal entendus, cachant dans ces grandes ombres les defauts du deſſein, & trompant les ignorans par des mouvemens forcez & ridicules qu’ils leur font regarder comme de merveilleux effets de l’art.
Dans le Tableau dont je viens de parler, les habits de toutes les filles ſont de couleurs vives & douces, mais rompuës & éteintes en quelques endroits. Il ne les a point chargées de riches parures, pour les faire paroiſtre davantage, parce qu’il ſçavoit leur donner une beauté qui efface toute ſorte de richeſſe. Leurs accommodemens ſont conformes à leur âge & à leur ſexe. Enfin ſi l’on conſidere bien ce Tableau, on verra que toutes les beautez en ſont pures, & ſi j’oſe dire toutes nuës. Elles ſont naturelles, ſans ajuſtemens & ſans fard : le Peintre n’a relevé d’aucunes fleurs cét excellent ouvrage ; il l’a dépouillé de tout ornement, comme un beau viſage que l’on découvre, & à qui l’on oſte le voile.
M’eſtant un peu arreſté ; Ce que yous venez de remarquer, dit Pymandre, ſuffiroit pour apprendre à faire un Tableau accompli : car il ne faudroit, à mon avis, que bien imiter cét ouvrage, pour faire un ſecond chef-d’œuvre.
Il n’eſt pas aiſé, luy repartis-je, de ſe ſervir des belles choſes ſans choquer les regles de l’art, & manquer dans les maximes de noſtre illuſtre Peintre. Vous avez veû, comme il dit luy-meſme, qu’il ne chante pas toûjours ſur un meſme ton. S’il s’eſt conduit de la maniere que je yous ay marquée pour un ſujet qui ſe paſſe à la campagne, il prend d’autres meſures pour ceux qu’il repreſente dans des lieux enſermez. Le Tableau où il a peint Moïſe qui foule aux pieds la couronne de Pharaon, eſt bien oppoſé à celuy de Rébecca. Les carnations ſont de couleurs plus ſenſibles, les ombres & les lumieres plus fortes, les reflets plus marquez, & toutes les parties plus reſſenties & plus diſtinctes, parce qu’il ſuppoſe que le ſujet eſt renfermé, & proche de celuy qui le regarde. Combien les expreſſions en ſont-elles differentes ? Le Roy y paroiſt étonné, voyant que le petit Moïſe jette ſa couronne, au lieu de répondre à ſes careſſes. On y remarque la colere des Preſtres Egyptiens, qui prennent cette action pour un préſage ſi funeſte, qu’ils veulent à l’heure meſme ſe défaire de cét enfant. La crainte que la Princeſſe en a, luy fait tendre les bras pour le ſauver.
Le Tableau de l’Extréme-Onction qui fait un des ſept Sacremens de M. de Chantelou, eſt encore traité de la meſme ſorte à l’égard du lieu & de la diſtance, mais different par les ombres & les jours cauſez par des lumieres particulieres, & encore par les expreſſions de triſteſſe & de douleur diverſement répanduës ſur les viſages de toutes les perſonnes qui ſont autour du malade.
Le Preſtre qui luy donne les ſaintes huiles, eſt un homme grave & venerable par ſon âge & par ſa dignité. Il n’eſt pas veſtu d’un habit particulier : car dans les premiers temps de l’Egliſe les Preſtres n’eſtoient point diſtinguez par leurs veſtemens. On connoiſt par les ſentimens de douleur que témoignent les aſſiſtans, ceux qui prennent plus de part à la conſervation du malade. On diſcerne la femme, la mere & les enſans, d’avec les autres perſonnes qui ne luy ſont pas ſi proches. Pour ce qui est du mourant, on croit voir en luy comme dans le Tableau de cét ancien SculpteurCreſilas., combien il luy reſte de temps à vivre.
Je ne ſçay pas comment ceux qui diſent que le Pouſſin n’a pas bien fait les draperies, ont regardé ſes Tableaux : car dans celuy dont je parle, de meſme que dans les autres, on ne peut pas ſouhaiter des veſtemens mieux mis, des plis mieux formez & mieux entendus. Ce ne ſont point de ces grands morceaux d’étoffe qui n’ont nulle figure, & qui ne repreſentent que des pieces de drap déployées, & jettées au haſard ; mais on voit que tous les habits ſont de veritables veſtemens, qui en couvrant le nud, marquent la forme du corps, & le cachent avec une honneſteté & une modeſtie conſorme aux ſexes, aux âges & aux conditions. Les étoſſes paroiſſent ce qu’elles doivent eſtre, c’eſt à dire, ou legeres, ou plus peſantes, ſelon leur uſage, avec un agencement ſi commode & ſi aiſé, ſi noble & ſi agreable, qu’il n’y a rien qui embaraſſe, qui choque la veûë, ni qui faſſe un mauvais effet. Ce n’eſt point la quantité d’ornemens qui en fait la beauté : la ſimplicité y donne tout l’agrément ; & les couleurs ſont ſi bien ménagées, que la vivacité des unes ne détruit point les autres. Si quelqueſois dans les figures les plus éloignées il employe une couleur qui ait beaucoup d’éclat, elle eſt miſe avec une diſcretion & une entente ſi admirable, que celles qui ſont les plus proches ne perdent rien de leur force & de leur beauté.
Je ſouhaiterois pouvoir vous faire preſentement remarquer cette merveilleuſe gradation de couleurs dans le Tableau de Saint François Xavier qui eſt aux Jeſuites : vous admireriez ſans doute dans cét ouvrage la ſcience du Pouſſin. C’eſt un des plus conſiderables qu’il ait faits, tant pour les excellentes parties du deſſein & du coloris, que pour les expreſſions nobles & naturelles, qui paroiſſent d’autant plus que les figures ſont grandes comme nature.
J’ay beaucoup d’impatience, dit Pymandre, de voir cét ouvrage dont vous relevez ſi ſouvent le merite, à cauſe auſſi que j’avois toujours oûï dire que le Pouſſin n’avoit jamais fait de grandes figures.
Ce Tableau ſeul, repartis-je, peut faire juger du contraire. Mais il faut que je vous diſe, pour vous deſabuſer, que quand le Pouſſin ſe fut mis en réputation pour les Tableaux de moyenne grandeur, il ſe vit ſi accablé de ces ſortes d’ouvrages, qu’il ne ſongea pas à en entreprendre d’autres : outre qu’il n’eſtoit point de ceux qui recherchent avec empreſſement les grands atteliers plûtoſt pour s’enrichir que pour aquerir de l’honneur ; & qu’il demeuroit dans un païs où d’ordinaire ceux de la nation ſont toûjours préſerez aux étrangers quand il y a quelque entrepriſe glorieuſe ou utile à faire. C’eſt ce que j’ay veû à Rome. Lors qu’on voulut faire un Tableau à Saint Charles des Catinares, on demanda des deſſeins à nos meilleurs Peintres François : mais quand ſe vint à l’exécution, les Italiens s’intereſſerent tous à ne pas ſouffrir qu’on leur preſeraſt un étranger. Ainſi le Pouſſin de meſme que nos plus habiles Peintres François qui ont demeuré à Rome, n’ont gueres eſté appellez pour faire de grands ouvrages. Le Pouſſin s’en ſoucioit moins qu’un autre, parce qu’il ſe contentoit de ſon travail ordinaire, & trouvoit dans des Tableaux d’une mediocre grandeur un champ aſſez vaſte pour faire paroiſtre ſon ſçavoir : auſſi n’en a-t-il point fait où l’on ne puiſſe remarquer une infinité de differentes beautez. Mais ne pouvant pas entrer dans le détail de tous ſes ouvrages pour vous en faire connoiſtre les divers caracteres, & ce que les ſçavans y admirent, je veux ſeulement yous parler encore du Tableau de la Mane, qui eſt dans le Cabinet du Roy. Comme cét ouvrage paſſe pour un des plus beaux de ce Peintre, je vous rapporteray les remarques que l’on y fit en 1667. dans l’Académie Royale de Peinture, où eſtoient alors tous les Peintres & les Sculpteurs qui la compoſent, & pluſieurs perſonnes ſçavantes : le jugement de tant d’habiles hommes pourra ſervir à autoriſer tout ce que je vous ay dit du Pouſſin. Je n’auray pas de peine à vous parler de cét ouvrage, car je me ſouviens aſſez de ce que j’en ay déja écrit.
Ce Tableau, qui repreſente les Iſraélites dans le deſert lors que Dieu leur envoya la Mane, a ſix pieds de long ſur quatre pieds de haut. Le païſage eſt compoſé de montagnes, de bois, & de rochers. Sur le devant paroiſt d’un coſté une femme aſſiſe qui donne la mammelle à une vieille femme, & qui ſemble flater un jeune enſant qui eſt auprés d’elle. La femme qui donne à teter eſt veſtuë d’une robbe bleuë & d’un manteau de pourpre rehauſſé de jaune ; & l’autre eſt habillée de jaune. Tout proche eſt un homme debout couvert d’une draperie rouge ; & un peu plus derriere, il y a un malade à terre, qui ſe levant à demi, s’appuye ſur un baſton.
Un vieillard est aſſis auprés de ces deux femmes dont je viens de parler : il a le dos nud, & le reſte du corps couvert d’une chemiſe, & d’un manteau d’une couleur rouge & jaune. Un jeune homme le tient par le bras, & aide à le lever.
Sur la meſme ligne, & de l’autre coſté à la gauche du Tableau, on voit une femme qui tourne le dos, & qui porte entre ſes bras un petit enfant. Elle a un genou à terre ; ſa robbe eſt jaune & ſon manteau bleu. Elle fait ſigne de la main à un jeune garçon qui tient une corbeille pleine de Mane, d’en porter au vieillard dont je viens de parler.
Prés de cette femme, il y a deux jeunes garçons : le plus grand repouſſe l’autre, afin d’amaſſer luy ſeul la Mane qu’il voit répanduë à terre. Un peu plus loin ſont quatre figures : les deux plus proches repreſentent un homme & une femme qui recueillent de la Mane ; & des deux autres, l’une eſt un homme qui porte quelque choſe à ſa bouche, & l’autre une fille veſtuë d’une robbe meſlée de bleu & de jaune. Elle regarde en haut, & tient le devant de ſa robbe pour recevoir ce qui tombe du Ciel.
Proche le jeune garçon qui porte une corbeille eſt un homme à genou qui joint les mains, & leve les yeux au Ciel,
Les deux parties de ce Tableau qui ſont à droit & à gauche, forment deux groupes de figures qui laiſſent le milieu ouvert, & libre à la veûë, pour mieux découvrir Moïſe & Aaron qui ſont plus éloignez. La robbe du premier eſt d’une étoſſe bleuë, & ſon manteau eſt rouge. Pour le dernier, il eſt veſtu de blanc. Ils ſont accompagnez des Anciens du peuple diſpoſez en pluſieurs attitudes differentes.
Sur les montagnes & ſur les colines qui ſont dans le lointain, paroiſſent des tentes, des feux allumez, & une infinité de gens épars de coſté & d’autre ; ce qui repreſente bien un campement.
Le Ciel eſt couvert de nuages fort épais en quelques endroits ; & la lumiere qui ſe répand ſur les figures paroiſt une lumiere du matin qui n’eſt pas fort claire, parce que l’air eſt rempli de vapeurs ; & meſme d’un coſté il eſt plus obſcur par la chute de la Mane.
Ce Tableau ayant eſté expoſé dans l’Académie non ſeulement pour eſtre veû de toute l’Aſſemblée, mais pour eſtre examiné dans toutes ſes parties, on conſidera d’abord la diſpoſition du lieu, qui repreſente parfaitement un deſert ſterile, & une terre inculte.
Car quoy-que le païſage ſoit compoſé d’une maniere tres-ſçavante & agréable, ce ne ſont pourtant que de grands rochers qui ſervent de fond aux figures. Les arbres n’ont nulle fraiſcheur : la terre ne porte ni plantes, ni herbes ; & l’on n’apperçoit ni chemins, ni ſentiers qui faſſent juger que ce païs ſoit frequenté.
Le Peintre ayant à repreſenter le Peuple Juif dans un endroit dépourveû de toutes choſes, & dans une extréme neceſſité, ne pouvoit imaginer une ſituation qui convint mieux à ſon ſujet. On y voit quantité de perſonnes qui paroiſſent dans une laſſitude, une ſaim, & une langueur extréme.
Certe multitude de monde répanduë en divers endroits, partage agréablement la veûë, & ne l’empeſche point de ſe promener dans toute l’étenduë de ce deſert. Cependant, afin que les yeux ne ſoient pas toûjours errans, & emportez dans un ſi grand eſpace de païs, ils ſe trouvent arreſtez par les groupes de figures qui ne ſéparent point le ſujet principal, mais ſervent à le lier, & à le faire mieux comprendre. On y trouve un contraſte judicieux dans les differentes diſpoſitions des figures dont la poſition & les attitudes conformes à l’hiſtoire engendrent l’unité d’action, & la belle harmonie que l’on voit dans ce Tableau.
Quanc à la lumiere, on remarqua de quelle ſorte elle ſe répand ſur tous les objets. Que le Peintre, pour montrer que cette action ſe paſſe de grand matin, a fait paroiſtre quelques vapeurs qui s’élevent au pied des montagnes & ſur la ſurface de la terre ; ce qui fait que les objets éloignez ne ſont pas ſi apparens.
Cela ſert meſme à détacher davantage les figures les plus proches, ſur leſquelles frapent certains éclats de lumieres qui ſortent par des ouvertures de nuées que le Peintre a faites exprés pour autoriſer les jours particuliers qu’il diſtribuë en divers endroits de ſon ouvrage. L’on connoiſt bien qu’il a cru devoir tenir l’air plus ſombre du coſté où tombe la Mane, & faire que les figures y ſoient plus éclairées que de l’autre coſté où le Ciel eſt ſerain, afin de les varier toutes auſſi-bien dans les effets de la lumiere que dans leurs actions, & donner une agréable diverſité de jours & d’ombres à ſon Tableau.
Aprés avoir fait ces remarques ſur la diſpoſition de tout l’ouvrage, on examina ce qui regarde le deſſein. Pour montrer que le Pouſſin a eſté ſçavant & exact dans cette partie, on fit voir combien les contours de la figure du vieillard qui eſt debout, ſont grands & bien deſſeignez, & toutes les extrémitez correctes, & prononcées avec une préciſion qui ne laiſſe rien à deſirer.
Mais ce que l’on obſerva d’excellent dans cette rare peinture, eſt la proportion de toutes les figures, laquelle eſt priſe ſur les plus belles ſtatuës antiques, & parfaitement accommodée au ſujet.
On fit voir que le vieillard qui eſt debout, a les proportions du Laocoon, qui eſt d’une taille bien faite, & dont toutes les parties du corps conviennent a un homme qui n’eſt ni extrémement fort, ni trop délicat. Que le Pouſſin s’eſt ſervi des meſmes meſures pour repreſenter cét homme malade, dont les membres, bien que maigres & décharnez, ne laiſſent pas d’avoir entre eux un rapport tres-juſte, & capable de former un beau corps.
Quant à la femme qui donne la mamelle à ſa mere, on jugea qu’elle tient de la figure de Niobe ; que toutes les parties en ſont deſſeignées agréablement, & tres-correctes ; & qu’il y a, comme dans la ſtatuë de cette Reine, une beauté maſle & délicate tout enſemble, qui marque une bonne naiſſance, & qui convient à une femme de moyen âge.
La mere eſt ſur la meſme proportion, mais on y voit plus de maigreur & de ſechereſſe, parce que la chaleur naturelle venant à s’éteindre dans les vieilles gens, il arrive que les muſcles ne ſont plus ſouſtenus avec autant de vigueur qu’auparavant, qu’ainſi ils paroiſſent plus relâchez ; & meſme que les nerfs cauſent certaines apparences que le Peintre ne doit pas omettre pour bien imiter le naturel.
On trouva que cét homme couché derriere ces femmes, tire ſa reſſemblance de la ſtatuë de Seneque qui eſt à Rome dans la Vigne Borgheſe. Le Pouſſin a choiſi l’image de ce Philoſophe comme la plus convenable pour repreſenter un vieillard qui paroiſt un homme d’eſprit. On y voit une belle proportion dans les membres ; mais une apparence de veines & de nerfs, & une ſechereſſe ſur la peau, qui ne vient que d’une grande vieilleſſe, & des fatigues qu’il a ſouffertes.
Le jeune homme qui luy parle tient beaucoup de l’Antinoüs qui eſt à Belvedere : on croit voir dans toutes les parties de ſon corps comme une chair ſolide qui marque la force & la vigueur de la jeuneſſe.
Les deux autres qui ſe batent ſont de proportions differentes. Le plus jeune peut avoir eſté pris ſur le modelle des enfans de Laocoon ; & pour mieux figurer un âge encore tendre & peu avancé, le Peintre a fait que toutes les parties en ſont délicates & peu formées. Mais l’autre qui ſemble plus âgé & plus vigoureux tient de cette forte compoſition de membres qu’on voit dans un des Luteurs qui eſt au Palais de Medicis.
La jeune femme qui tourne le dos, a quelque reſſemblance à la Diane d’Epheſe qui eſt au Louvre ; & bien que cette femme ſoit plus couverte d’habits que la Diane, on ne laiſſe pas de connoiſtre la beauté & l’élegance de tous ſes membres, dont les contours délicats & gracieux forment cette taille ſi agréable & ſi aiſée, que les Italiens nomment Suelte.
Le Peintre a eû deſſein de faire voir dans ce dernier groupe des proportions differentes de celles du premier dont j’ay parlé, afin qu’il y euſt une eſpece d’oppoſition, & qu’il paruſt de la diverſité dans les figures auſſi-bien par leurs âges, par leur forme & leur délicateſſe, que par leurs actions. Car dans le jeune homme qui porte une corbeille, il y a une beauté délicate, qui ne peut avoir pour modelle que cette admirable figure de l’Apollon antique, les contours de ſes membres ayant quelque choſe encore de plus gracieux que ceux du jeune homme qui parle à ce vieillard.
La fille qui tend ſa robbe, a la taille & la proportion de la Venus de Medicis ; & l’homme qui eſt à genou ſemble avoir eſté imité ſur Hercule Commode.
Aprés que chacun eût dit ſon avis ſur ces differentes proportions, bien loin de blaſmer le Peintre d’avoir en cela imité les Antiques, il fut loûé de les avoir ſi bien ſuivies. On admira les expreſſions de ſes figures toutes propres à ſon ſujet : car il n’y en a pas une donc l’action n’ait rapport à l’eſtat où eſtoit alors le Peuple Juif, qui ſe trouvant dans une extréme neceſſité, & dans un abbatement inconcevable, ſe vit dans ce moment ſoulagé par le ſecours du Ciel. Auſſi l’on voit que les uns ſemblent ſouffrir ſans connoiſtre encore l’aſſiſtance qui leur eſt envoyée, & que les autres qui en reſſentent les effets ſont dans des diſpoſitions differentes.
Pour entrer dans le particulier de ces figures, & apprendre de leurs actions meſmes non-ſeulement ce qu’elles font, mais ce qu’elles penſent, on examina tous leurs differens mouvemens. Les uns, pour penetrer l’intention du Peintre, & déclarer ſur cela leurs propres penſées diſoient que ce n’eſt pas ſans deſſein que le Pouſſin a repreſenté un homme déja âgé pour regarder cette femme qui donne à teter à ſa mere, parce qu’une action de charité ſi extraordinaire devoit eſtre conſiderée par une perſonne grave, afin de la relever davantage, d’en connoiſtre le merite, & donner ſujet de la faire auſſi remarquer plus particulierement à ceux qui verront le Tableau. Qu’il n’a pas voulu que ce fuſt un homme groſſier & ruſtique, parce que ces ſortes de gens ne font pas de réflexion ſur les choſes qui meritent d’eſtre obſervées.
Les autres s’empreſſoient à faire voir comment ce meſme vieillard, pour repreſenter une perſonne étonnée & ſurpriſe, a les bras retirez & poſez contre le corps, diſans que dans les actions impréveûës les membres ſe retirent d’ordinaire les uns auprés des autres, lors principalement que l’objet qui nous ſurprend imprime dans noſtre eſprit une image qui nous fait admirer ce qui ſe paſſe, & que l’action ne nous cauſe aucune crainte ni aucune frayeur qui puiſſe troubler nos ſens, & leur donner ſujet de chercher du ſecours, ou de ſe défendre contre ce qui les menace. Auſſi on voit que ne concevant que de l’admiration pour une choſe ſi digne d’eſtre remarquée, il ouvre les yeux autant qu’il le peut ; & comme ſi en regardant plus fortement il comprenoit davantage la grandeur de cette action, il employe toutes les puiſſances qui ſervent aux ſens de la veûë pour mieux voir ce qu’il ne peut trop eſtimer.
Il n’en eſt pas de meſme des autres parties de ſon corps : les eſprits qui les abandonnent, font qu’elles demeurent ſans mouvement. Sa bouche eſt fermée comme s’il craignoit qu’il luy échapaſt quelque choſe de ce qu’il a conceû, & auſſi parce qu’il ne trouve pas de paroles pour exprimer la beauté de cette action. Et comme dans ce moment le paſſage de la reſpiration ſe trouve ſermé, l’eſtomac eſt plus élevé qu’à l’ordinaire, ce qui paroiſt dans quelques muſcles de cette partie du corps qui n’eſt pas couverte.
Cét homme ſemble meſme ſe retirer un peu en arriere pour marquer ſa ſurpriſe, & en meſme temps le reſpect qu’il a pour la vertu de cette femme qui donne ſa mamelle.
Conſiderant pourquoy elle ne regarde pas ſa mere, en luy rendant ce charitable ſecours, mais qu’elle ſe panche du coſté de ſon enſant ; on attribua cela au deſir qu’elle avoit de pouvoir les ſecourir tous deux en meſme temps, lequel luy fait faire une action de double mere. Car d’un coſté elle voit dans une extréme defaillance celle qui luy a donné la vie ; & de l’autre celuy qu’elle a mis au jour luy demande une nourriture qui luy appartient, & qu’elle luy dérobe en la donnant à une autre : ainſi le devoir & la pieté la touchent également. C’eſt pourquoy dans le moment qu’elle oſte le lait à ſon enfant elle luy donne des larmes, & taſche de l’appaiſer par ſes paroles & par ſes careſſes. Comme cét enfant a de la crainte pour ſa mere, & qu’il n’eſt pas émeû de jalouſie comme ſi c’eſtoit un autre enfant de ſon âge qu’on luy préſeraſt, il ſe contente de témoigner ſa douleur par des plaintes, & il ne paroiſt pas qu’il s’emporte avec excés pour avoir ce qu’on luy oſte.
L’action de cette vieille qui embraſſe ſa fille, & qui luy met la main ſur l’épaule, eſt bien une action de vieilles gens qui craignent toûjours que ce qu’ils tiennent ne leur échape, & qui marque auſſi ſon amour & ſa reconnoiſſance envers ſa fille.
Le malade qui ſe leve à demi pour les regarder, ſert encore à les faire conſiderer. Il eſt ſi ſurpris de la charité de la fille, qu’il oublie ſon mal, & fait un effort pour les mieux voir.
Le Peintre a voulu figurer deux mouvemens d’eſprit tres-differens dans le vieillard qui eſt couché derriere les deux femmes, & dans le jeune homme qui luy montre le lieu où tombe la Mane. Car ce jeune homme rempli de joye regarde cette nourriture extraordinaire ſans y faire aucune réſlexion, ni penſer d’où elle vient. Mais cét homme plus judicieux, ſans que la curioſité la luy faſſe conſiderer avec attention, & en amaſſer avec empreſſement, leve les mains & les yeux au Ciel, adore la divine providence qui la répand ſur terre.
Comme l’auteur de cette peinture eſt admirable dans la diverſité des mouvemens & dans la force de l’expreſſion, il a fait que toutes les actions de ſes figures ont des cauſes particulieres qui ſe rapportent à ſon principal ſujet. C’eſt ce que tout le monde n’avoit pas de peine à remarquer dans ces jeunes garçons qui ſe pouſſent pour avoir la Mane qui eſt à terre. Car par là on voit l’extrême miſere où ce peuple eſtoit réduit, & dont perſonne n’eſtoit exempt. Auſſi ces jeunes gens ne ſe batent pas comme s’ils ſe vouloient du mal, mais ſeulement l’un empeſche l’autre d’amaſſer ce qu’ils voyent tous deux leur eſtre ſi neceſſaire.
On connoiſt un effet de bonté dans cette femme veſtuë de jaune, en ce qu’elle invite le jeune homme qui tient une corbeille pleine de Mane à en porter au vieillard qui eſt derriere elle, croyant qu’il a beſoin d’eſtre ſecouru.
Quelqu’un conſiderant combien le Peintre a exprimé de beauté & de délicateſſe dans la jeune fille qui regarde en haut, & qui tient le devant de ſa robbe pour recevoir ce qu’elle voit tomber, attribua cette action à l’humeur dédaigneuſe de ce ſexe, qui croit que toutes choſes luy doivent arriver ſans peine, ne voulant pas ſe baiſſer comme les autres pour recueïllir la Mane, mais la reçoit du Ciel comme s’il ne la répandoit que pour elle.
Le Pouſſin, pour varier toutes les actions de ſes figures, a repreſenté un homme qui porte de la Mane à ſa bouche : on voit qu’il ne fait que commencer à y taſter, & qu’il cherche quel gouſt elle a.
Par les deux figures ſi empreſſées à amaſſer cette nourriture extraordinaire, on peut juger qu’on a voulu repreſenter les perſonnes qui par une prévoyance inutile taſchoient d’en faire une trop grande proviſion.
Ceux qui paroiſſent devant Moïſe & Aaron, les uns à genoux & les autres dans une poſture encore plus humiliée, ont auprés d’eux des vaſes remplis de Mane, & ſemblent remercier le Prophete du bien qu’ils viennent de recevoir. Moïſe, en levant les bras & les yeux en haut, leur montre que c’eſt du Ciel qu’ils reçoivent un ſecours ſi favorable ; & Aaron qui joint les mains, leur ſert d’exemple pour rendre graces à Dieu, comme font les anciens & les plus ſages des Iſraëlites qui ſont plus derriere, dont la poſture & les actions font connoiſtre la reconnoiſſance particuliere qu’ils ont des miracles que Dieu opere pour eux.
Entre les perſonnes qui ſont les plus proches de Moiſe, il y a une femme, qui par ſon action fait remarquer ſa curioſité. Car comme ſi elle entendoit dire que c’eſt du Ciel que cette nourriture leur eſt envoyée, elle regarde en haut ; & pour ſe défendre d’une trop forte lumiere qui l’ébloûït, elle met la main au devant, comme ſi de ſes yeux elle vouloit penetrer juſques dans la ſource d’où ſortent ces biens.
Outre toutes ces belles expreſſions on conſidera encore la belle maniere dont le Pouſſin a veſtu ſes figures, chacun avoûant qu’il a toûjours excellé en cela. Car les habits qu’il leur donne ſont des habits qui les couvrent agréablement, ne faiſant pas comme d’autres Peintres, qui, comme je vous ay déja dit, ne cachent le corps qu’avec des pieces d’étoſſes qui n’ont aucune forme de veſtement. Dans les Tableaux de ce grand maiſtre, il n’en eſt pas de meſme : comme il n’y a point de figure qui n’ait un corps ſous ſes habits, il n’y a point auſſi d’habit qui ne ſoit propre à ce corps, & qui ne le couvre bien. Mais il y a encore cela de plus, qu’il ne fait pas ſeulement des habits pour cacher la nudité, & n’en prend pas de toutes ſortes de modes, & de tout païs. Il a trop ſoin de la bienſéance, & de cette partie du coſtume non moins neceſſaire dans les Tableaux d’hiſtoires que dans les Poëmes : c’eſt pourquoy l’on voit qu’il ne manque jamais à cela, & qu’il ſe ſert de veſtemens conformes aux païs & à la qualité des perſonnes qu’il repreſente.
Ainſi comme parmi ce peuple il y en avoit de toutes conditions, & qui avoient plus fatigué les uns que les autres, les figures ne ſont pas régulierement veſtuës d’une ſemblable maniere. On en voit qui ſont à demi-nuës, comme celle du vieillard qui conſidere cette charitable fille qui allaite ſa mere.
On obſerva qu’encore que les plis de ſon manteau ſoient grands & libres, & qu’il paroiſſe d’une groſſe étoſſe, on ne laiſſe pas néanmoins de voir le nud de la figure. Cette eſpece de caleçon que les Anciens appelloient Bracca, qui luy couvre les cuiſſes & les jambes, n’eſt pas d’une étoffe pareille à celle du manteau ; elle ſouffre des plis plus petits & plus preſſez : cependant les jambes ne paroiſſent point ſerrées, & l’on voit toute la beauté de leurs contours.
La condition des perſonnes eſt particulierement diſtinguée par leurs veſtemens, dont quelques-uns ſont enrichis de broderies, & les autres plus grands & plus amples donnent davantage de majeſté à celles qui en ſont veſtuës.
Pour ce qui regarde la Perſpective du plan de ce Tableau, elle y eſt parfaitement obſervée. Le Pouſſin ayant repreſenté un lieu dont la ſituation eſt tout-à-ſait inégale, il s’eſt ſervi des terraſſes les plus élevées pour y mettre les principaux perſonnages, ce qui donne plus de jeu & de varieté à la diſpoſition entiere de tout cét Ouvrage. Et meſme cela luy a ſervi à placer une plus grande quantité de perſonnes dans un petit eſpace, & à poſer avantageuſement les figures de Moïſe & d’Aaron qui ſont comme les deux Heros de ſon ſujet.
Quant à l’épanchement de la lumiere, ayant repreſenté un air épais & chargé des vapeurs du matin, il a comme précipité les diminutions de ſes figures éloignées, & les a affoiblies autant par la qualité que par la force des couleurs, pour faire avancer celles de devant, & les faire éclater avec plus de vivacité par la grande lumiere qu’elles reçoivent au travers de quelques ouvertures de nuées qu’il ſuppoſe eſtre audeſſus d’elles ; ce qu’il autoriſe aſſez par les autres nuages entr’ouverts qui ſont dans le Tableau.
On conſidera meſme dans les effets du jour trois parties dignes d’eſtre remarquées. La premiere, une lumiere ſouveraine, qui est celle qui frape davantage ; la ſeconde, une lumiere gliſſante ſur les objets ; & la troiſiéme, une lumiere perduë, & qui ſe confond par l’épaiſſeur de l’air.
C’eſt de la lumiere ſouveraine qu’eſt éclairée l’épaule de cét homme qui eſt debout, & qui paroiſt ſurpris, la teſte de la femme qui donne ſa mamelle, ſa mere qui tete, & le dos de cette autre qui ſe tourne & qui eſt veſtuë de jaune : il n’y a que le haut de ces figures qui ſoit éclairé de cette forte lumiere ; car le bas ne reçoit qu’un jour gliſſant, ſemblable à celuy de la figure du malade, du vieillard couché, & du jeune homme qui aide à le relever, & encore de ces deux garçons qui ſe batent, & des autres qui ſont autour de la femme qui tourne le dos.
Pour Moïſe, & ceux qui l’environnent, ils ne ſont éclairez que d’une lumiere éteinte par l’interpoſition de l’air qui ſe trouve dans la diſtance qu’il y a entre eux & les autres figures qui ſont ſur le devant du Tableau, & qui reçoivent encore du jour, ſelon qu’elles ſont plus ou moins éloignées.
Le jaune & le bleu eſtant les couleurs qui participent le plus de la lumiere & de l’air, le Pouſſin à veſtu ſes principales figures d’étoffes jaunes & bleuës ; & dans toutes les autres draperies il a toûjours meſlé quelque choſe de ces deux couleurs principales, faiſant en ſorte que le jaune y domine davantage, afin qu’elles tiennent de la lumiere qui eſt répanduë dans tout le Tableau.
A toutes ces remarques ſi ſçavantes & ſi judicieuſes, on en ajouſta pluſieurs autres, non ſeulement neceſſaires poux connoiſtre la beauté de cét ouvrage, mais encore treſ-utiles à ceux qui cherchent à s’inſtruire & à ſe perfectionner dans la peinture. Mais comme je vous ay fait un détail aſſez ample de ce qui fut dit alors, je pourrois vous devenir ennuyeux par un plus long recit.
Ayant ceſſé de parler, Pymandre me dit : Eſt-il poſſible que dans une ſi grande compagnie il n’y euſt perſonne qui trouvaſt quelque choſe à reprendre dans un ſi grand ouvrage ?
Vous me faites ſouvenir, repartis-je, qu’un de l’Academie aprés en avoir fait l’éloge pour captiver les auditeurs, dit qu’il luy ſembloit que le Pouſſin ayant eſté ſi exact à ne vouloir rien obmettre des circonſtances neceſſaires dans la compoſition d’une hiſtoire, il n’avoit pas néanmoins fait une image aſſez reſſemblante à ce qui ſe paſſa au deſert lors que Dieu y fit tomber la Mane, puis qu’il l’a repreſentée comme de la nege qui tombe de jour, & à la veûë des Iſraélites ; ce qui eſt contre le texte de l’Ecriture,Exode ch. 26 qui porte qu’ils la trouvoient le matin aux environs du camp répanduë ainſi qu’une roſée qu’ils alloient amaſſer. De plus, que cette grande neceſſité, & cette extréme miſere qu’il a marquée ne convient pas au temps de l’action qu’il figure : car lors que le peuple receût la Mane, il avoit déja eſté ſecouru par les cailles, qui avoient eſté ſuffiſantes pour appaiſer ſa plus grande faim ; ainſi il n’eſtoit pas neceſſaire de peindre des gens dans une ſi grande langueur, & moins encore faire tomber cette viande miraculeuſe de la ſorte que tombe la nege.
A cela on repartit qu’il n’en eſt pas de la Peinture comme de l’Hiſtoire : qu’un Hiſtorien ſe fait entendre par un arangement de paroles, & une ſuite de diſcours qui forme une image des choſes, & repreſente ſucceſſivement telle action qu’il luy plaiſt ; mais le Peintre n’ayant qu’un inſtant dans lequel il doit prendre la choſe qu’il veut figurer ſur une toile, il es quelquefois neceſſaire qu’il joigne enſemble beaucoup d’incidens qui ayent précedé, afin de faire comprendre le ſujet qu’il expoſe, ſans quoy ceux qui verroient ſon ouvrage ne ſeroient pas mieux inſtruits de l’action qu’il repreſente que ſi un Hiſtorien, au lieu de rapporter tout le ſujet de ſon hiſtoire, ſe contentoit d’en dire ſeulement la fin.
Que c’eſt par cette raiſon que le Pouſſin voulant montrer comment la Mane fut envoyée aux Iſraélites, a cru qu’il ne ſuffiſoit pas d’en répandre par terre, & de repreſenter des hommes & des femmes qui la recueïllent ; mais qu’il falloit, pour marquer la grandeur de ce miracle, faire voir en meſme temps l’eſtat où ils eſtoient alors. Que pour cela il les a repreſentez dans un lieu deſert ; les uns dans une langueur, les autres empreſſez à amaſſer cette nourriture, & d’autres encore à remercier Dieu de ſes bienfaits : ces differens eſtats & ces diverſes actions luy tenant lieu de diſcours & de paroles pour faire entendre ſa penſée. Et puis que le Peinture n’a point d’autre langage ni d’autres caracteres que ces ſortes d’impreſſions, c’eſt ce qui l’a obligé de faire voir cette Mane tombant du Ciel, parce qu’il ne peut autrement faire connoiſtre d’où elle vient. Car ſi on ne la voyoit pas choir d’enhaut, & que ces hommes & ces femmes la priſſent à terre, on pourroit auſſitoſt croire que ce ſeroit une graine, ou quelque fruit.
Qu’il eſt vray que le peuple avoit déja receû de la nourriture par les cailles qui eſtoient tombées dans le camp : mais comme il ne s’eſtoit paſſé qu’une nuit, on peut dire qu’elles n’avoient pu donner ſi promptement de la vigueur aux plus abbatus. Qu’encore que dés le jour précedent Dieu euſt promis au peuple par ſon Prophete de luy donner de la viande ce ſoir-là, & du pain tous les matins : comme ce peuple néanmoins eſtoit en grand nombre, & répandu dans une ample étenduë de pais, il n’eſt pas hors d’apparence qu’il n’y en euſt pluſieurs qui n’euſſent point encore ſceû la promeſſe qui leur avoit eſté faite, ou meſme la ſçachant n’ajouſtaſſent pas foy aux paroles de Moïſe, puis qu’ils eſtoient naturellement incredules.
Quelque autre perſonne ajouſta à toutes ces raiſons, que ſi par les regles du theatre, il eſt permis aux Poëtes de joindre enſemble pluſieurs évenemens arrivez en divers temps pour en faire une ſeule action, pourveû qu’il n’y ait rien qui ſe contrarie, & que la vrayſemblance y ſoit exactement obſervée ; il eſt encore bien plus juſte que les Peintres prennent cette licence, puis que ſans cela leurs ouvrages demeureroient privez de ce qui en rend la compoſition plus admirable, & fait connoiſtre davantage la beauté du génie de leur auteur. Que dans cette rencontre l’on ne pouvoit pas accuſer le Pouſſin d’avoir mis dans ſon Tableau aucune choſe qui empeſche l’unité d’action, & qui ne ſoit vrayſemblable, n’y ayant rien qui ne concourre à un meſme ſujet. Quoy-qu’il n’ait pas entierement ſuivi le texte de l’Ecriture Sainte, on ne peut pas dire qu’il ſe ſoit éloigné de la verité de l’hiſtoire. Car s’il a voulu ſuivre celle de Joſephe, cét auteur rapporte que les Juiſs ayant receû les cailles, Moïſe pria Dieu qu’il leur donnaſt encore une autre nourriture ; & que levant les mains en haut, il tomba comme des gouttes de roſées qui groſſiſſoient à veûë d’œil, & que le peuple penſoit eſtre de la nege : mais en ayant tous gouſté, ils connurent que c’eſtoit une veritable nourriture qui leur eſtoit envoyée du Ciel ; de-ſorte que les matins ils alloient dans la campagne en prendre leur proviſion pour la journée ſeulement.
Pour ce qui eſt d’avoir repreſenté des perſonnes, dont les unes ſont dans la miſere & autres qui ſemblent avoir receû du ſoulagement, c’eſt en quoy ce ſçavant homme montre qu’il n’eſtoit pas ignorant de l’art poétique, ayant compoſé ſon ouvrage dans les regles qu’on doit obſerver aux pieces de theatre. Car pour peindre parfaitement l’hiſtoire qu’il traite, il avoit beſoin des parties neceſſaires à un poëme, afin de paſſer de l’infortune au bonheur. L’on voit que ces groupes de differentes perſonnes qui font diverſes actions, ſont comme autant d’épiſodes qui ſervent à ce que l’on nomme peripeties, ou de moyens pour faire connoiſtre le changement arrivé aux Iſraélites qui ſortent d’une extréme miſere, & rentrent dans un eſtat plus heureux : ainſi leur infortune eſt marquée par ces perſonnes languiſſantes & abbatuës. Le changement qui s’en fait, eſt figuré par la chûte de la Mane, & leur bonheur ſe connoiſt dans la poſſeſſion d’une nourriture qu’on leur voit amaſſer avec úne joÿe extréme. De-ſorte que bien loin de trouver quelque choſe à redire dans ce Tableau, on doit plûtoſt admirer de quelle maniere le Pouſſin s’eſt conduit dans un ſujet ſi grand & ſi difficile, & où il n’a rien fait qui ne ſoit autoriſé par de bons exemples, & digne d’eſtre imité par tous les Peintres qui viendront aprés luy.
Ce ſentiment ſur celuy non-ſeulement de tous ceux de l’Académie qui eſtoient en grand nombre, mais encore de pluſieurs perſonnes doctes dans les ſciences, & intelligentes dans les beaux arts, leſquelles ſe trouverent à cette conference dont j’ay voulu vous faire le détail, parce qu’il me ſemble qu’elle ſert d’une approbation auſſi forte qu’on en peut deſirer, pour convaincre ceux qui oſent blaſmer ce que le Pouſſin a ſait. Car que peut-on dire de plus avantageux que ce que je viens de rapporter au ſujet du Tableau de la Mane ? Et quel autre ouvrage pourroit-on faire voir où il y euſt un auſſi grand nombre de belles parties à conſiderer ? On a examiné ce qui regarde l’invention, la diſpoſition, le deſſein, les proportions, les expreſſions, ce qui appartient à la beauté du coloris ; & l’on n’a rien trouvé qui ne merite de l’admiration. Ainſi jugez, je vous prie, de quelle autorité peuvent eſtre les ſentimens de ceux qui diſent, que ſi le Pouſſin a ſceû la theorie de cét art, il n’a pas eſté capable de le pratiquer comme ont fait beaucoup d’autres ; luy, dont vous voyez au jugement des ſçavans, des choſes exécutées avec une ſcience ſi profonde, des connoiſſances ſi particulieres, une beauté de pinceau ſi agréable, & un raiſonnement ſi ſolide.
Je pourrois vous donner encore pour exemple pluſieurs de ſes Tableaux, pour vous faire voir de quelle force il a heureuſement réüſſi dans l’exécution des differens modes qu’il s’eſt toûjours propoſez dans ſes ouvrages ; & vous dire qu’on peut bien le conſiderer comme un génie extraordinaire ; puis qu’ayant trouvé l’art de mettre en pratique toutes les differentes manieres des plus ſçavans maiſtres de l’Antiquité, il s’en eſt fait des régles ſi certaines, qu’il a donné à ſes figures la force d’exprimer tels ſentimens qu’il a voulu, & de faire qu’elles inſpirent de pareils mouvemens dans l’ame de ceux qui voyent ſes Tableaux.
Je l’ay déja dit, que ce ſçavant homme a meſme ſurpaſſé en quelque ſorte les plus fameux Peintres & Sculpteurs de l’Antiquité qu’il s’eſt propoſé d’imiter, en ce que dans ſes ouvrages on y voit toutes les belles expreſſions qui ne ſe rencontroient que dans differens maiſtres. Car Timomachus qui repreſenta Ajax en colere, ne fut recommandable que pour avoir bien peint les paſſions les plus vehementes. Le talent particulier de Zeuxis, eſtoit de peindre des affections plus douces & plus tranquilles, comme il fit dans cette belle figure de Penelope, ſur le viſage de laquelle on reconnoiſſoit de la pudeur & de la ſageſſe. Le Sculpteur Cteſilas fut principalement conſideré pour les expreſſions de douleur.
Mais, comme je viens de dire, ſi ces ſçavans ouvriers excelloient dans quelques parties, le Pouſſin les poſſedoit toutes. C’eſt dans ſon Tableau du petit Moïſe, qui foule aux pieds la couronne de Pharaon, qu’on peut voir des effets de colere. Combien de ſujets ſaints & dévots, dont la comparaiſon ne ſe peut faire avec les tableaux de Zeuxis, portent-ils les marques d’une ſainte pudeur, & d’une ſageſſe toute divine ?
Ce mourant auquel on donne l’Extréme-Oction, & dont je vous ay parlé, ne doit-il pas nous perſuader que ce qu’on a écrit de la ſtatuë de Cteſilas n’eſt point une exageration ? Quels effets de reſpect & de crainte peut-on voir plus touchans que ceux du Tableau où Eſther paroiſt devant Aſſuérus ? Je vous ay entretenu des ſujets où il a ſi bien repreſenté la triſteſſe, la joye, & les autres paſſions.
Y a-t-il rien de plus plaiſant, & de plus gracieux que les Baccanales qu’il a peintes ? Dans celle qu’il fit pour M. du Freſne, l’on voit une femme enjoûée, qui ſemble & danſer en joûant des caſtagnettes, pendant qu’un jeune homme joûë de la fluſte. C’eſt un des Tableaux où il a pris plus de ſoin, & où il a ſuivi des proportions tirées des ſtatuës & des plus beaux bas-reliefs antiques. Ceux qui en ont une parfaite connoiſſance n’ont pas de peine à découvrir de quelle ſorte il a obſervé ce quon y remarque de plus élegant ; & comment il a ſouvent imité avec beaucoup d’adreſſe & de bonheur ce qu’il y a de plus agréable dans le bas-relief des danſeuſes, dans les vaſes de Medicis & de Borgheſe, dans celuy que l’on voit encore dans une Egliſe de Gaïete au Royaume de Naples, dont il faiſoit une eſtime particuliere. Ces reſtes antiques ſont des chefs-d’œuvres de l’art, qui luy ont paru bien plus dignes d’eſtre pris pour modelles que des hommes malfaits, & des femmes telles qu’on les trouve, dont pluſieurs Peintres moins habiles ſe ſont contentez.
S’il a mis quelqueſois dans ſes Tableaux des figures entieres & telles qu’elles ſont dans les reſtes antiques, il n’a fait en cela qu’imiter les plus ſçavans Peintres qui l’ont précedé, & Raphael le premier, leſquels pourtant ne s’en ſont point ſervis plus heureuſement que le Pouſſin. Car on peut dire, ſans vouloir le trop loûër, à leur deſavantage, qu’ils n’ont point, comme luy, entendu à diſpoſer leurs figures dans les régles de la perſpective lineale, & de celle de l’air, ni enrichi leurs Tableaux de païſages & d’évenemens qui ſervent non ſeulement pour l’ornement du ſujet, mais inſtruiſent de quelques particularitez neceſſaires à l’Hiſtoire, & remettent devant les yeux les ceremonies & les couſtumes anciennes ; ce qui ſatiſfait les ſçavans, & donne du plaiſir à tout le monde.
Ainſi ayant repreſenté dans un païſage le corps de Phocion, que l’on emporte hors du pais d’Athenes comme il avoit eſté ordonné par le peuple, on apperçoit dans le lointain, & proche la ville, une longue proceſſion qui ſert d’embelliſſement au Tableau, & d’inſtruction à ceux qui voyent cét ouvrage, parce que cela marque le jour de la mort de ce grand Capitaine qui fut le dix-neuviéme de Mars, jour auquel les Chevaliers avoient accouſtumé de faire une proceſſion à l’honneur de Jupiter.
Dans le Tableau que le Pouſſin fit pour M. de Chantelou, où la Vierge eſt en Egypte, on y voit une autre ſorte de proceſſion de Preſtres Egyptiens, qui ont la teſte raſe, ſont couronnez de verdure, & veſtus ſelon l’uſage du païs. Les uns ont des tymbales, des fluſtes, des trompettes : d’autres portent des éperviers ſur des baſtons : il y en a qui ſont ſous un porche, & qui ſemblent aller vers le Temple de leur Dieu Serapis, portant le coffre dans lequel eſtoient enfermez ſes os.
Derriere une femme veſtuë de jaune eſt une ſorte de fabrique faite pour la retraite de l’oiſeau Ibis que l’on y voit, & une eſpece de tour donc le toit eſt concave, avec un grand vaſe pour recueillir la roſée. Cependant le Peintre ne faiſoit point ces embelliſſemens par un pur caprice, & pour les avoir imaginez, ainſi qu’il l’écrivit alors. Il s’appuyoit ſur l’Hiſtoire, ou ſur des exemples antiques, comme dans cette ceremonie Egyptienne, qu’il dit « avoir tirée du Temple de la Fortune de Paleſtrine, dont le pavé de Moſaïque repreſentoit l’Hiſtoire naturelle & morale des Egyptiens ; & dont il s’eſt ſervi dans le fond de ſon Tableau, pour plaire, & faire connoiſtre que la Vierge eſtoit alors en Egypte ». C’eſt ainſi qu’il en a uſé en d’autres rencontres, quand, pour faire mieux connoiſtre les lieux où les choſes ſe ſont paſſées, il en a donné quelques marques particulieres, ſoit par la magniſicence des baſtimens, ſoit par les divinitez des eaux qu’il a repreſentées ſous differentes figures ; ſoit par les animaux particuliers à chaque païs, ainſi que faiſoit le Peintre Néacles, qui pour marquer le fleuve du Nil, mettoit ordinairement un crocodile tout proche. Dans le Tableau où le Pouſſin a repreſenté le petit Moïſe trouvé ſur les eaux, & qui eſt dans le Cabinet du Roy, on voit une ville remplie de palais magnifiques & de hautes pyramides, qui font connoiſtre aſſez que c’eſt Memphis la capitale d’Egypte.
Outre que les paiſages qu’il a faits quinze ou ſeize ans avant ſa mort, ſont agréables par leurs differentes diſpoſitions, il y a mis des ſujets tirez de l’Hiſtoire ou de la Fable, ou quelques actions extraordinaires qui ſatiſfont l’eſprit & divertiſſent les yeux.
Cette ſolitude qui eſt chez M. le Marquis de Hauterive, où l’on voit des Moines aſſis contre terre, & appliquez à la lecture, ne cauſe-t-elle pas un certain repos à l’ame, qui fait naiſtre un deſir de pouvoir joûïr d’une tranquillité pareille à celle où l’on croit voir des Religieux dans un deſert ſi paiſible & ſi charmant ?
Le païſage qui eſt dans le Cabinet de M. Moreau fait un effet contraire. La ſituation du lieu en eſt merveilleuſe, mais il y a ſur le devant des figures qui expriment l’horreur & la crainte. Ce corps mort, & étendu au bord d’une fontaine, & entouré d’un ſerpent ; cét homme qui fuit avec la frayeur ſur le viſage ; cette femme aſſiſe, & étonnée de le voir courir & ſi épouvanté, ſont des paſſions que peu d’autres Peintres ont ſceû figurer auſſi dignement que luy.
On voit que cét homme court veritablement, tant l’équilibre de ſon corps eſt bien diſpoſé pour repreſenter une perſonne qui fuit de toute ſa force ; & cependant il ſemble qu’il ne court pas auſſi viſte qu’il voudroit. Ce n’eſt point, comme diſoit il y a quelque temps un de nos amis, de la ſeule grimace qu’il s’enfuit ; ſes jambes & tout ſon corps marquent du mouvement. Je pourrois vous parler de pluſieurs autres païſages que ce ſçavant hamme a faits, où l’on trouve toujours de quoy admirer, & ſe divertir ; mais il faut que vous les voyez auſſi-bien que ſes autres Tableaux qui ſont à Paris.
Le Roy en a deux que le Pouſſin fit en 1641. pour le Cardinal de Richelieu. Dans l’un eſt repreſenté le Temps qui découvre la Verité ; & dans l’autre eſt peint comme Dieu s’apparut à Moïſe dans le buiſſon ardent.
Vous verrez chez le ſieur Stella aux Galleries du Louvre, Apollon qui pourſuit Daphné ; une Danaé couchée ſur un lit ; & Venus qui donne les armes à Enée. Ce dernier fut peint en 1639.
Dans le Cabinet de M. le Marquis de Hauterive, eſt un Coriolan.
Dans celuy de M. le Noſtre, un Saint Jean qui baptiſe le peuple aux bords du Jourdain.
Un petit Moïſe trouvé ſur les eaux, peint en 1638.
Un autre Tableau de la premiere maniere, repreſentant Narciſſe, qui ſe regarde dans une fontaine.
Il y a chez M. Fromont de Veines, un Tableau de la mort de Saphira ; & une Vierge dans un paiſage accompagnée de cinq figures.
Dans le Cabinet de M. Gamard des Chaſſes, on y voit Apollon & Daphné de la premiere maniere.
M. Blondel Maiſtre des Mathematiques de Monſeigneur le Dauphin a eû de M. de Richaumont un Sacrifice de Noé, & un Hercule entre le Vice & la Vertu, des premieres manieres du Pouſſin.
Il y a encore pluſieurs Tableaux de ce ſçavant homme, deſquels je ne me ſouviens pas preſentement qui ſe trouvent en divers Cabinets de Paris, & que l’on déplace ſouvent, ou par la mort des curieux, ou par les échanges & les ventes qui s’en font.
Je ne demande pas, dit Pymandre, que vous faſſiez un effort de memoire pour vous en ſouvenir ; vous en avez nommé un aſſez grand nombre. Mais pourſuivez, ſi vous le trouvez bon, d’examiner encore les excellentes qualitez de ce grand Peintre. Car bien que je cruſſe avoir une entiere connoiſſance de luy, par ce que j’en ay veû, & par tout ce que j’en ay oûï dire, j’avoûe que je ne m’eſtois point imaginé qu’il euſt un rang ſi conſiderable parmi les Peintres les plus célebres ; & je ſuis ravi que la France ait produit un homme ſi rare, que les Italiens meſmes, comme vous diſiez tantoſt, l’ayent reconnu pour le Raphaël des François.
Il eſt vray, luy repartis-je, que la France & l’Italie n’ont point eû de Peintres plus ſçavans. Ils avoient beaucoup de reſſemblance dans la grandeur de leurs conceptions, dans le choix des ſujets nobles & relevez, dans le bon gouſt du deſſein, dans la belle & naturelle diſpoſition des figures, dans la forte & vive expreſſion de toutes les affections de l’ame. Tous les deux ſe ſont plus attachez à la forme qu’à la couleur, & ont préferé ce qui touche & ſatiſfait l’eſprit & la raiſon, à ce qui ne contente que la veûë. Auſſi, plus on conſidere leurs ouvrages, & plus on les aime & on les admire.
Ne vous imaginez pas, s’il vous plaiſt, que la comparaiſon que je fais de ces hommes illuſtres ſoit un moyen donc je me ſerve pour loûër davantage le Pouſſin ; je ne prétends point établir ſon merite par rapport à ce qu’ont fait les plus grands Peintres, ſoit de ceux qui ont eſté avant luy, ſoit de ceux de ſon temps, ſoit encore de ceux qui ont travaillé depuis en quelque païs que ce puiſſe eſtre. Chacun d’eux a eû ſes talens particuliers ; & ſi quelques-uns en ont poſſedé de très-conſiderables, je ne croy pas qu’on puiſſe pour cela rien diminuer de l’eſtime qu’on doit faire de luy. Je vous ay autrefois parlé des differentes qualitez qui ont donné de la réputation au Titien & au Corege : l’excellence & la beauté ſinguliere de leur travail n’a pas empeſché que Raphaël n’ait eſté regardé comme le Maiſtre de tous, parce qu’il poſſedoit des qualitez ſi grandes, qu’elles l’ont rendu ſans égal.
Mais ſi l’on vouloit marquer quelque difference entre Raphael & le Pouſſin, on pourroit dire que Raphael avoit receû du Ciel ſon ſçavoir & les graces de ſon pinceau, & que le Pouſſin tenoit de la force de ſon génie & de ſes grandes études ſes belles connoiſſances, & tout ce qu’il poſſedoit de merveilleux dans ſon Art.
Pour bien juger de noſtre premier Peintre François, il faut le conſiderer ſeul ſans le comparer à d’autres, & regardant les talens particuliers qu’il a eûs, on aura de la peine à en trouver parmi ceux dont je vous ay parlé qui luy ſoient comparables.
Il me ſemble que je vous ay aſſez fait connoiſtre quelle eſtoit la force de ſon génie à bien inventer, & la beauté de ſon jugement à ne choiſir qu’une matiere : grande & illuſtre. Les Tableaux dont je vous ay fait des deſcriptions vous doivent avoir perſuadé de ſon ſçavoir dans ce qui regarde la compoſition & l’ordonnance. Vous y avez pu remarquer ſa ſcience dans l’art de bien deſſeigner les figures & donner des proportions convenables aux perſonnes, aux ſexes, aux âges, & aux differentes conditions. C’eſt luy qui a fait paroiſtre le premier cét art admirable de bien traiter les ſujets dans toutes les circonſtances les plus nobles ; & qui comme un flambeau a ſervi de lumiere pour voir ce que les autres n’ont fait qu’avec deſordre & confuſion.
Il étudioit ſans ceſſe tout ce qui eſtoit neceſſaire à ſa profeſſion, & ne commençoit jamais un Tableau ſans avoir bien medité ſur les attitudes de ſes figures qu’il deſſeignoit toutes en particulier & avec ſoin. Auſſi on pouvoit ſur ſes premieres penſées & ſur les ſimples eſquiſſes qu’il en faiſoit, connoiſtre que ſon ouvrage ſeroit conforme à ce qu’on attendoit de luy. Il diſpoſoit ſur une table de petits modelles qu’il couvroit de veſtemens pour juger de l’effet & de la diſpoſition : de tous les corps enſemble, & cherchoit ſi fort à imiter toûjours la nature, que je l’ay veû conſiderer juſques à des pierres, à des mottes de terre, & à des morceaux de bois, pour mieux imiter des rochers, des terraſſes, & des troncs d’arbres. Il peignoit avec une propreté, & d’une maniere toute particuliere : il arrangeoit ſur ſa palette toutes ſes teintes ſi juſtes, qu’il ne donnoit pas un coup de pinceau inutilement, & jamais ne tourmentoit ſes couleurs. Il eſt vray que le tremblement de ſa main ne luy euſt pas permis de travailler avec la meſme facilité que font d’autres Peintres, mais la force de ſon génie & ſon grand jugement réparoient en luy la foibleſſe de ſa main.
Quelque ouvrage qu’il fiſt, il ne s’agitoit point avec trop de violence : il ſe conduiſoit avec moderation, ſans paroiſtre plus foible à la fin de ſon travail qu’au commencement ; parce que le beau feu qui échaufoit ſon imagination avoit toûjours une force pareille. La lumiere qui éclairoit ſes penſées eſtoit uniforme, pure, & ſans fumée. Soit qu’il falluſt faire voir dans ſes compoſitions de la vehemence, & quelqueſois de la colere & de l’indignation, ſoit qu’il fuſt obligé de repreſenter les mouvemens d’une juſte douleur, il ne ſe tranſportoit jamais trop, mais ſe conduiſoit avec une égale prudence, & une meſme ſageſſe. S’il traitoit quelques ſujets poëtiques, c’eſtoit d’une maniere fleurie & élegante ; & ſi dans les Baccanales il a taſché de plaire, & de divertir par les actions & les manieres enjoûées qu’on y voit, il a cependant toûjours conſervé plus de gravité & de modeſtie que beaucoup d’autres Peintres qui ont pris de trop grandes libertez.
Il eſt vray qu’on peut regarder en luy comme une adreſſe toute particuliere le ſoin qu’il a eû de peindre avec beaucoup d’amour & d’agrémens ces ſortes de ſujets ; de les avoir remplis de plus d’embelliſſemens que les actions hiſtoriques qu’il a traitées, dans leſquelles on trouve la verité, belle & bien ornée, mais ſans fard, & où ſouvent meſme il a affecté de retrancher certaines richeſſes que le ſujet auroit pú recevoir, mais qui ſe trouvent bien récompenſées par la grande beauté de ſes figures.
On voit pourtant dans la compoſition des uns & des autres, qu’à l’exemple des ſçavans Orateurs, ſon intention a eſté d’en ſerrer toutes les parties qu’il diviſe en certains membres, auſquels il ne donne d’étenduë que ce qui eſt neceſſaire pour exprimer ſa penſée, ſans qu’il y ait dans ſon ouvrage ni embarras, ni confuſion, ni rien de ſuperflu.
L’on n’y voit jamais de mouvemens qui ne ſoient conformes à ce que les perſonnages doivent faire. Ces racourciſſemens deſagréables, ces contraſtes d’attitudes & d’actions contraintes, & ſouvent ridicules, que certains Peintres recherchent, & affectent ſi fort, pour donner, diſent-ils, plus de vie & d’agitation à leurs figures, ne ſe rencontrent point dans les Tableaux du Pouſſin : tout y paroiſt naturel, facile, commode, & agréable ; chaque perſonne fait ce qu’elle doit faire, avec grace & bienſéance.
Ce n’eſt pas avec un moindre ſuccés qu’il a réüſſi dans l’expreſſion de toutes les paſſions de l’ame. Je vous ay ſait obſerver que quelque fortes qu’elles ſoient, il ne les outre jamais, qu’il connoiſt juſques à quel degré il faut les marquer ; & ce qui eſt encore conſiderable, il ſçait faire un parfait diſcernement des perſonnes capables des plus fortes paſſions, & de quelle maniere il faut les en rendre touchez.
On ne voit rien de trop recherché, ni de trop negligé dans ſes Tableaux. Les baſtimens, les habits, & généralement tous les accommodemens ſont toûjours conformes à ſon ſujet. Les lumieres & les ombres ſont répanduës de la meſme ſorte que la nature les ſait paroiſtre ; il n’affecte point d’en repreſenter de plus grandes, ni de donner plus de force, ou de foibleſſe à ſes corps ; il ſçait l’art de les faire fuir ou avancer par des moyens naturels & agréables. Il entend parfaitement l’amitié que les couleurs ont les unes avec les autres ; & quoy-qu’il ſe ſerve également dans le prés & dans le loin de couleurs claires & vives, il les rompt, les affoiblit, & les diſpoſe de-ſorte qu’elles ne ſe nuiſent point les unes aux autres, & font toûjours un bel effet. Je vous ay parlé tant de fois de ſon intelligence à bien faire toutes ſortes de païſages, & à les rendre ſi plaiſans & ſi naturels, qu’on peut dire que hors le Titien, on ne voit pas de Peintre qui en ait fait de comparables aux ſiens. Il touchoit parfaitement toutes ſortes d’arbres, & en exprimoit les differences & l’agitation ; diſpoſoit les terraſſes d’une maniere naturelle, mais bien choiſie ; donnoit de la fraiſcheur aux eaux, qu’il embelliſſoit des reflets des objets voiſins ; ornoit les campagnes & les colines de villes ou de fabriques bien entenduës, diminuant les choſes les plus éloignées avec une entente merveilleuſe ; & pour donner ce précieux que l’on voit dans ſes ouvrages, faiſoit naiſtre des accidens de jours & d’ombres par des rencontres de nuages & par des vapeurs ou des exhalaiſons élevées en l’air dont il ſçavoit parfaitement faire les differences de celles du matin & de celles du ſoir.
Dans quelques-uns de ſes Tableaux il a repreſenté des temps calmes, & ſerains ; dans d’autres des pluyes, des vents, & des orages, comme ceux que vous avez veús autreſois chez le ſieur Pointel. Le Pouſſin les fit en 1651. & dans le meſme temps il écrivit au ſieur Stella, « Qu’il avoit fait pour le Cavalier del Pozzo, un grand païſage, dans lequel, luy dit-il, j’ay eſſayé de repreſenter une tempeſte ſur terre, imitant le mieux que j’ay pû l’effet d’un vent impetueux, d’un air rempli d’obſcurité, de pluye, d’éclairs & de foudres qui tombent en pluſieurs endroits, non ſans y faire du deſordre. Toutes les figures qu’on y voit joûënt leur perſonnage ſelon le temps qu’il fait : les unes ſuyent au travers de la pouſſiere, & ſuivent le vent qui les emporte ; d’autres au contraire vont contre le vent, & marchent avec peine, mettant leurs mains devant leurs yeux. D’un coſté un Berger court, & abandonne ſon troupeau, voyant un lion, qui, aprés avoir mis par terre certains Bouviers en attaque d’autres, dont les uns ſe défendent, & les autres piquent leurs bœufs, & taſchent de ſe ſauver. Dans ce deſordre la pouſſiere s’éleve par gros tourbillons. Un chien aſſez éloigné, aboye, & ſe heriſſe le poil, ſans oſer approcher. Sur le devant du Tableau l’on voit Pirame mort & étendu par terre, & aupres de luy Tyſbé qui s’abandonne à la douleur. »
Voilà de quelle maniere il ſçavoit peindre parfaitement tourtes ſortes de ſujets, & meſme les effets les plus extraordinaires de la nature, quelque difficiles qu’ils ſoient à repreſenter ; accompagnant ſes païſages d’hiſtoires, ou d’actions convenables, comme dans celuy-cy, qui eſt un temps faſcheux, il a trouvé un ſujet triſte & lugubre.
Toutes les choſes que je viens de vous rapporter, ne doivent-elles pas faire prononcer en faveur du Pouſſin, ſans eſtre meſme obligé d’attendre le jugement de quelque ſçavant qui les autoriſe ?
En effet, dit Pymandre, je tiens que ce que la multitude approuve, doit auſſi eſtre approuvé des doctes : la grande eſtime que tout le monde fait des Tableaux du Pouſſin eſt une eſpece de jugement populaire, où je voy que les ignorans & les habiles ne ſont point de differens avis.
Enſin, repris-je, nous avons parlé de pluſieurs ſçavans hommes qui ont travaillé longtemps, & qui par le ſecours de l’étude & une longue pratique ont taſché de ſe rendre capables d’exprimer noblement leurs penſées. Mais aprés avoir bien conſideré tout ce qu’ils ont fait de plus beau, & meſme avoir examiné les ouvrages des Anciens dans le peu de choſes à freſque que l’on a tirez de la Vigne Adriane, & particulierement ce mariage qui eſt dans la Vigne Aldobrandine, dont la ſimplicité & la nobleſſe qu’on y remarque ont fait concevoir au Pouſſin quel pouvoit eſtre le génie de ces grands hommes : il faut avoûër que ce Peintre, ſans s’attacher à aucune maniere, s’eſt ſait le maiſtre de ſoy-meme, & l’auteur de toutes les belles inventions qui rempliſſent ſes Tableaux ; Qu’il n’a rien appris des Peintres de ſon temps, ſinon à éviter les defauts dans leſquels ils ſont tombez ; Que nous luy ſommes redevables de la connoiſſance que nous pouvons avoir de la plus grande perfection de cét art. Et l’on peut dire qu’il a rendu un ſignalé ſervice à la patrie, en y répandant les ſçavantes productions de ſon eſprit, leſquelles relevent conſiderablement l’honneur & la gloire des Peintres François, & ſerviront à l’avenir d’exemples & de modelles à ceux qui voudront exceller dans leur profeſſion.
Pymandre vouloit me parler, lors que nous fuſmes interrompus par l’arrivée de quelques perſonnes : ce qui nous obligea de finir noſtre converſation, & de remettre à une autre ſois ce que nous avions encore à dire.
