Erreurs et brutalités coloniales/III/III

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Éditions Montaigne (p. 157-190).


CHAPITRE III

Province de Farafangana


Procédés administratifs ayant exaspéré les indigènes. — Comment agissaient :
Vinay à Amparihy, Alfonsi à Iakora, le capitaine Quinque à Midongy, le lieutenant Baguet à Befotaka.
Incidents à Vondrozo :
Responsabilité du chef de province. — Comment étaient accueillies les plaintes des indigènes (affaire Ramalama). — Le gouverneur général laissé dans l’ignorance de la réalité.


La première manifestation de rébellion, l’assassinat du sergent Vinay, se produisit dans le district de Vangaindrano. Vinay, sergent d’infanterie coloniale, avait été désigné comme chef du poste d’Amparihy, directement par l’état-major des troupes d’occupation, en 1901. Au Soudan où il avait servi antérieurement, Vinay, au dire de militaires l’y ayant vu à l’œuvre, avait, dans ses rapports avec les indigènes, montré une brutalité, un autoritarisme étroit, défauts peu compatibles avec les fonctions dont, à Madagascar, l’avait chargé le commandement des troupes. Il est vraisemblable que les chefs du Soudan, trop bienveillants, mal renseignés, n’avaient pas, dans leurs notes, fourni à l’état-major de Madagascar, les documents qui auraient permis de juger les aptitudes du sergent à l’administration des indigènes. Pendant quelques mois, Vinay eut avec lui un soldat européen, que la maladie éloigna en 1902. Les procédés répréhensibles apparurent dès que, délivré d’un témoin, le sergent put s’abandonner à ses impulsions naturelles.

La rentrée de l’impôt de capitation et de la taxe sur les bœufs était laborieuse dans tout le district de Vangaindrano. L’argent y était rare. La chasse à l’impôt fut ardemment poursuivie dans le secteur d’Amparihy.

Le chef de district de Vangaindrano dans son rapport du 1er  trimestre 1904 écrit : « Quand les miliciens se présentaient aux abords d’un village dans le but d’arrêter les retardataires, ils voyaient ceux-ci disparaître dans les forêts et leurs opérations de police se transformaient alors en véritables chasses à l’homme ». À l’approche du chef de district lui-même : des villages entiers se vident.

Et pour que dans ce pays sans argent, l’impôt de 1903 ait été complètement couvert en janvier 1904, il avait fallu que « la chasse à l’impôt » ait été ardente. Vinay, dans son secteur, s’y était livré sans mesure.

Quelques exemples, puisés dans la correspondance même du sergent, montrent par quels moyens il assurait le recouvrement de l’impôt. Les chefs de village étaient rendus responsables du non paiement des impôts par les contribuables des agglomérations sous leurs ordres. Dans une lettre du 12 novembre 1902, Vinay rend compte que, des contribuables s’étant absentés de leurs villages pour vendre des bœufs à Fort-Dauphin, il a gardé les chefs en otage, dans la prison d’Amparihy, jusqu’à ce que les absents soient venus se constituer prisonniers. Ce n’est pas seulement le chef de village qu’il rend responsable du paiement de l’impôt d’un retardataire, c’est son parent. Makahay est retenu en prison comme otage de Revotsy, son parent retardataire.

Toute la tribu des Sahafera, qui se révoltera une des premières, ne s’est pas acquittée de la taxe sur les bœufs dans les délais prescrits. Vinay se fait amener les bœufs de la tribu sous prétexte de les marquer, et, afin d’activer le paiement des taxes, en garde une partie au poste.

Ailleurs, à Ambovila, il fait mettre en fourrière les bœufs non déclarés au recensement. Sur cinquante-six bœufs, les gens d’Ambovila en perdent ainsi trente-cinq.

Tout ceci est extrait de sa correspondance avec le chef de district ou de province.

Des témoignages nombreux, concordants et dignes de foi, prouvent que Vinay exigeait souvent d’un indigène une double contribution. Quand un contribuable s’était acquitté sous un nom, il était imposé à nouveau sous un autre, sous prétexte d’une erreur ou d’un oubli dans le recensement des habitants d’un village.

Autre exemple : Le nommé Tsiminby a quitté a région d’Amparihy, s’est fixé à Manantenina, dans le cercle de Fort-Dauphin et y a payé sa taxe personnelle. Vinay écrit à son collègue de Manantenina d’emprisonner Tsiminby et de le détenir indéfiniment ; sa libération encouragerait l’exode des habitants d’Amparihy vers Fort-Dauphin. L’annonce de l’augmentation de la capitation, portée de 10 à 15 francs dans la province de Farafangana, provoquait en effet le déplacement des indigènes vers la province voisine de Fort-Dauphin, où l’impôt était moins lourd.

Vinay, en toutes choses, agissait en véritable despote. L’emprisonnement était son moyen d’assurer l’exercice de son autorité et de ses fantaisies.

Un chef Tsilefa est allé à Vangaindrano sans prévenir le sergent ; il est puni de 15 jours de prison.

Un autre chef, Tsimiavika, n’a pu arriver à temps à Vangaindrano, où il était convoqué pour un kabary. Il est puni de 8 jours de prison pour n’avoir pas dit au sergent que, se sentant malade, il ne pourrait répondre à la convocation.

Des indigènes retardataires de l’impôt se sont engagés comme porteurs, au service de marchands, afin de gagner l’argent nécessaire au paiement de leurs contributions. Ils sont rencontrés, avec leur convoi, par les miliciens de Vinay. Les miliciens les escortent jusqu’à leur lieu de destination, puis les ramènent à Amparihy où est confisqué le salaire versé par leurs employeurs.

Il faut noter que toutes ces incarcérations prescrites par Vinay étaient illégales. Les peines de prison visées par l’arrêté sur l’indigénat, ne pouvaient être infligées que par les chefs de province ou de district. Simple chef de poste, Vinay n’avait point qualité pour condamner un indigène à la prison ; il devait solliciter du chef de district l’application du code de l’indigénat. Comment l’administration supérieure a-t-elle pu tolérer de tels excès de pouvoir ?

Vinay voulait-il un bœuf, quand il ne le prenait pas parmi ceux mis en fourrière, il l’achetait… au prix fixé par lui. À cette époque, dans la région, un bœuf valait 60 à 70 francs. Quand les troupes s’emparèrent du repaire de Papanga, abandonné par Kotavy, entre autres objets ayant appartenu à Vinay, elles trouvèrent son carnet de dépenses. Écrite de sa main y figurait cette mention : un bœuf acheté 3 francs.

Pour amener les villages retardataires à payer leurs taxes sur les rizières et les bœufs, Vinay les oblige à venir à Amparihy vendre du riz et des bœufs aux miliciens qui les achèteront volontiers… on devine si le prix en fut librement débattu entre vendeurs et acheteurs !

On pourrait ajouter d’autres faits semblables, multiplier les exemples d’excès de pouvoir en matière de recouvrement d’impôt, ou de police ; on doit ajouter, comme causes de la révolte, les réquisitions excessives de travailleurs.

La création de routes imposa aux populations de lourdes charges dans toute la province de Farafangana. À ces travaux de viabilité, prescrits par l’autorité supérieure, se superposèrent ceux de tous genres dus à l’initiative des chefs de district et de poste. En 1900 les prestations avaient été supprimées et les travailleurs indigènes ne devaient plus travailler gratuitement, mais être payés. Les sommes (nous le verrons en examinant les faits survenus dans le district de Midongy) consacrées à la main-d’œuvre étaient dérisoires et il n’en arrivait que poussière aux travailleurs. Les intermédiaires, interprètes, gouverneurs, chefs de village, s’interposaient entre la caisse et les bourjanes. Certain jour, les chefs, n’ayant rien touché, demandent une gratification ; Vinay (lettre du 24 février 1904) leur répond « qu’ils mettent moins d’empressement à exécuter les travaux qu’à en réclamer la rémunération ». Les hommes n’étant pas assez nombreux, les femmes sont mises au travail des routes ; les hommes inoccupés dans les villages sont conduits de force sur les chantiers. Quelques-uns s’absentent deux jours : ils sont allés payer leurs impôts à Vangaindrano ; ils en sont ramenés par les miliciens.

À la main-d’œuvre occupée aux travaux des routes, s’ajoute celle exigée par les travaux décidés non plus par le chef de province, mais par le district. Le chef du district de Vangaindrano a besoin de pièces de bois : Vinay les fait couper dans la forêt et porter à Vangaindrano, à un jour et demi de marche. Ce transport est effectué par des individus retenus comme otages de contribuables n’ayant pas encore payé leur impôt. Dans la lettre d’envoi, Vinay spécifie qu’il n’y a pas lieu de se préoccuper à Vangaindrano de leur nourriture. Or, certaines pièces de bois étaient de telles dimensions qu’il fallait trente personnes pour en porter une seule et les otages avaient personnellement payé leurs contributions.

Le chef de province a fait construire des routes, le chef de district couper et transporter des bois ; le chef de poste, Vinay, impose aux indigènes la reconstruction de sa case.

Son poste a été dévasté par une tempête violente ; il le fait reconstruire en briques, sans prévoir aucune dépense.

Tous ces travaux absorbent l’activité des indigènes de la région : les commerçants ne peuvent plus se procurer la main-d’œuvre qui leur est nécessaire. Le 30 septembre 1904, dans une lettre adressée aux négociants, dont il était le représentant. Choppy (celui qui fut tué à Manambondrono) n’a pu vendre beaucoup de marchandises, dit-il, parce que 280 bourjanes de Manambondrono sont occupés par Vinav au travail des routes ou dans la forêt.

La main-d’œuvre devient rare ; Vinay décide, afin de se conserver des travailleurs, de garder en prison les retardataires de l’impôt, une fois qu’ils se seront acquittés, un nombre de jours égal à celui qui s’est écoulé entre la date d’incarcération et la date du paiement.

Vinay a été assassiné avec la complicité certaine de ses miliciens, et sans retenir certaines violences non suffisamment établies à la charge du sergent, la rancune de ses agents s’explique cependant.

Un milicien Rasaka a déserté, à la suite d’une Punition de quinze jours de prison. Vinay décide qu’il sera mis à la cangue jusqu’à ce qu’il ait payé une amende de 15 francs et sa taxe de capitation pour 1904 : on est en janvier de cette année-là.

Rasaka est repris ; il paye, mais il fera trois mois de prison, en outre, comme punition de sa désertion. (Lettre de Vinay au chef de district ; le 19 janvier 1904).

Molestés par Vinay, les indigènes l’étaient de plus par les miliciens qui, comme tout indigène, n’usaient de l’autorité que pour leur propre profit. Ils infligeaient des amendes aux villages par lesquels ils passaient, ligotaient les habitants — excellent moyen de se faire payer.

Quand un milicien quittait le service par mort, démission, licenciement, etc., Vinay donnait à son remplaçant le nom de celui auquel il succédait. Il n’y avait jamais de la sorte mutation dans le corps et l’emploi de la solde devenait incontrôlable. En février 1903, Vinay licencie le caporal Miandra, et annonce au chef de district qu’il garde la somme de 7 francs, reliquat de solde dû au caporal.

Les indigènes, suivant une coutume héréditaire, justement combattue par l’autorité, brûlent la forêt ; c’est un incendie préparatoire de leurs cultures. Vinay décide de tirer sur les villages les plus voisins de l’incendie.

Tous ces faits sont d’une exactitude indiscutable, révélés par la correspondance du sergent lui-même. Encore ai-je laissé de côté nombre de témoignages, paraissant véridiques, mais qui seraient suspects à ceux décidés à repousser, comme sans valeur, toute déposition des indigènes.

On se demandera comment Vinay a pu, sans aucun effort de dissimulation de sa part, agir ainsi pendant deux ans, sans provoquer l’intervention de ses chefs.

M. de Juzancourt, chef du district de Vangaindrano, n’a pu ignorer les faits révélés par la correspondance de Vinay. On a reproché à juste titre à M. de Juzancourt de ne pas avoir visité son district, d’être resté pendant six mois d’affilée à Vangaindrano, de n’avoir pas interrogé, vu les indigènes. Or il n’avait pas besoin de se déplacer pour connaître les agissements de Vinay ; les lettres du sergent l’instruisaient suffisamment.

La vérité est que les agissements de Vinay ne choquaient pas M. de Juzancourt ; les indigènes du poste d’Amparihy étaient traités par Vinay comme ils l’étaient ailleurs, soumis à Amparihy comme ailleurs au régime de bon plaisir : la tyrannie howa, dont nous prétendions libérer les

autochtones, se perpétuait.

Midongy

Le district de Midongy fut plus que toute autre région, agité par la révolte. Dès le début l’attaque du poste de Begago, par Befanhoa, déclencha l’action violente de populations depuis longtemps excédées par le régime de fer sous lequel elles vivaient.

C’est dans le district de Midongy que les procédés de violence, le mépris de tous les droits, de toute justice, furent portés au comble en 1903 et 1904.

Les impôts pesaient trop lourdement sur une population sans ressources : de 10 francs, somme déjà trop élevée, la taxe de capitation devait être portée, en 1905, à 15 francs : déjà le recouvrement de la taxe à 10 francs avait été poursuivi avec brutalité. Sous la direction du capitaine Quinque, commandant à Midongy, des chefs de poste se livrent à Ranotsara, Iakora, Soarano, sans relâche, à la chasse à l’impôt.

Dans le territoire du poste de Ranotsara, Repatro est fusillé à Ambatohitrika en 1903. Des reconnaissances parcourent les villages pour activer le recouvrement des taxes. Les chefs de plusieurs villages sont mis en prison jusqu’à ce qu’une partie des habitants ait payé. Des contribuables, dépourvus de numéraire, sont invités à amener leurs bœufs au poste, où le chef les leur achète au prix qui lui convient, soit pour la masse de ravitaillement, soit pour son compte personnel. Les bœufs appartenant à des fugitifs, déserteurs de l’impôt, sont confisqués, amenés au poste ; les villages abandonnés sont brûlés.

Certains chefs, incarcérés comme responsables du non payement des contributions de leur ressortissants, sont maintenus en prison huit jours après la libération des contribuables en retard. Les villages sont rendus responsables collectivement des taxes des fugitifs. Quelques otages sont maintenus en prison six mois et même un an, jusqu’à recouvrement total des perceptions. Des circulaires prescrivent le versement de la totalité des impôts dans un délai de trois mois, la saisie des bœufs. Lorsque le chef de village était trop âgé, on emprisonnait un de ses parents, plus jeune.

Tous ces faits sont rapportés d’après les correspondances échangées avec le sous-district de Befotaka et les postes de Ranotsara, Soarana, etc.

À Midongy le capitaine Quinque prescrit de ne pas tenir compte des versements partiels que certains indigènes auront pu faire dans d’autres provinces et d’exiger d’eux la totalité de la capitation.

Les Baras du district de Midongy possédaient des armes : sagaies et fusils. Les fusils, à pierre pour la plupart, étaient peu dangereux ; l’autorité militaire voulut les enlever à leurs possesseurs. L’entreprise était difficile, elle se heurtait, nous l’avons vu, à l’attachement de l’indigène pour ses armes, dont la possession était affaire de dignité plus peut-être que d’utilité. Rien n’était plus facile que de dissimuler des fusils, dans ce pays à population clairsemée, dont les rochers, la forêt étaient autant de labyrinthes, inconnus de l’Européen. Le nombre des armes rendues volontairement fut infime. Pour découvrir les fusils cachés, l’autorité dut provoquer les délations des partisans.

Le partisan n’est, à de rares exceptions près, digne d’aucune considération. Indigène, il trahit ses frères, et se sert de son influence sur l’Européen pour satisfaire sa cupidité ou des vengeances personnelles. Nos agents européens sont exposés à commettre les pires maladresses, les plus odieuses injustices lorsqu’ils suivent les indications, les renseignements, soit des partisans, soit des femmes indigènes leurs concubines. Les uns et les autres, malgré leur situation qui les rapproche de l’Européen, demeurent des indigènes et ne sont jamais désintéressés dans leurs rapports ou leur conduite.

Les partisans virent le parti à tirer de la délation. Quand, sur leurs indications, des armes étaient découvertes chez un indigène, ils étaient récompensés par le chef de poste qui leur donnait des bœufs, pris sur le troupeau du détenteur d’armes.

Des patrouilles de tirailleurs indigènes, guidées par les partisans dénonciateurs, commandées trop fréquemment par des sous-officiers indigènes, étaient lancées sur les villages soupçonnés de posséder des fusils. En mars 1904 par exemple, le sergent indigène Faralahy se lance, à la tête d’une troupe sur quelques villages. À son apparition les indigènes prennent la fuite : Faralahy fait feu sur eux ; des traces de sang jalonnent la piste des fuyards. La même patrouille poursuit un groupe qui n’avait pas de fusils et tue quatre hommes désarmés. Le sergent européen Philipini, fait grief à Faralahy, non d’avoir tiré sur des hommes sans armes, mais d’avoir gaspillé vingt-six cartouches et demande pour lui une punition. Le capitaine Quinque (lettre du 6 mars 1904) refuse d’infliger une punition à Faralahy : « la consommation de vingt-six cartouches n’est pas exagérée, et le sergent indigène ne mérite aucune observation. »

En août 1904, l’adjudant de Beon, commandant le poste de Ranotsara, rend compte qu’une reconnaissance a ramené douze bœufs (représentant deux amendes de 100 francs — taux de l’amende infligée à des détenteurs d’armes —, ce qui donnerait à chaque bœuf une valeur réellement trop peu élevée de 16 fr. 50). Deux bœufs supplémentaires, confisqués à des indigènes plus riches que les autres, furent donnés en récompense aux partisans dénonciateurs.

Les partisans dénonçaient à tort et à travers, assurés de toucher le prix de leur délation, qui était toujours acceptée par l’autorité et suivie de la reddition de quelque arme. Les indigènes qui ne possédaient pas d’arme, certains d’être punis s’ils n’en apportaient pas au moins une au poste, achetaient un fusil dans le sud de Madagascar, non désarmé. Un véritable commerce s’était établi ; un fusil coûtait un et parfois plusieurs bœufs.

On ne s’étonnera pas de cette peur des indigènes dénoncés, quand on connait certaines pratiques employées à l’égard de ceux qui soutenaient ne posséder aucune arme.

L’adjudant de Beon raconte (lettres du 23 août 1904 et 9 septembre 1904) qu’une reconnaissance chez les Ambiliony a forcé les aveux par des moyens qui ne « sont peut-être pas dans les mœurs Bara » mais « avec eux il faut agir ainsi et ne pas avoir regret de la chose faite ». Pour obtenir qu’un indigène livrât son gendre caché chez lui, dit la même lettre, « cinq minutes de ficelage ont suffi »

Devant une autre reconnaissance, les habitants d’un village, redoutant de tels procédés, s’enfuient : la reconnaissance ramène quinze bœufs. Le sergent indigène fait tirer deux coups de fusil sur un fuyard, l’indigène Tsiatory, mais « malheureuse- ment, dit l’adjudant de Beon, sans l’atteindre ». Les partisans opèrent parfois seuls ; ainsi deux partisans rencontrent quatre hommes conduisant des bœufs : les hommes fuient, les partisans s’emparent des animaux, qualifiés « bœufs fahavalos ».

Dans le territoire de Iakora, le sergent Philipini rassemble la population et déclare à Relalo, chef de village, frère de Befanhoa, qu’en raison de sa mauvaise volonté à remettre les fusils et à faire rentrer ses parents qui ont pris la brousse, il va être fusillé. Il fait bander les yeux à Relalo. Le fils de Relalo s’enfuit. Philipini fait tirer une salve sur ce fuyard qui est tué. Les tirailleurs lui coupent la tête et les mains. Ce pauvre homme était le neveu de Befanhoa, qui l’appelait son fils : c’est celui-là dont Befanhoa reprochera plus tard la mort au capitaine Quinque.

Une reconnaissance commandée par le sergent indigène Rainimandrafy est envoyée par Philipini pour rechercher des armes : Rainimandrafy rapporte deux têtes au poste.

À Befotaka commandait le lieutenant Baguet, tué plus tard devant Amparihy. En juillet 1904 il écrit au capitaine Quinque, qu’il a accordé un délai d’un mois aux indigènes de son secteur pour rendre les fusils. Ce délai expiré, si le désarmement n’est pas achevé, les chefs seront punis de six mois de prison, et d’amendes, figurées par leurs bœufs attribués aux dénonciateurs. Si ces chefs n’ont pas de bœufs, ils seront incarcérés pendant six mois de plus.

Les habitants des villages s’enfuient, poursuivis par les patrouilles qui tirent sur les villages des feux de salve. Le 10 novembre 1904, les chefs Ivolosy et Revingo, dénoncés comme détenteurs de fusils, sont confiés à une patrouille. Ils tentent de fuir. Ivolosy est tué (10 avril 1903). Le soldat Babou est chef de poste à Imandabé : il écrit à son chef le lieutenant Baguet qu’il infligera une amende d’un bœuf par fusil trouvé. Le lieutenant Baguet lui a recommandé de ne pas attacher trop brutalement les bourjanes arrêtés. Babou réplique qu’il n’a que ce moyen pour les faire parler. Le lieutenant Baguet lui répond : « Il y a un autre moyen de les faire parler, c’est de frapper sur une partie de l’individu que vous connaissez bien et cela ne laisse pas de trace ». À partir de ce moment le soldat Babou se servit d’un bâton carré en faisant étendre les gens à plat ventre.

Au mois d’octobre 1904, quinze villages zafinparana sont abandonnés d’un coup. Le lieutenant Baguet met cet exode sur le compte du désarmement.

Avec la perception des impôts et le désarmement, les corvées imposées aux indigènes pour la construction et l’entretien des routes ont été une cause de plaintes incessantes et d’exode des populations, soit vers la brousse, soit vers des provinces voisines, où le travail forcé était moins dur.

Un plan de routes très vaste avait été établi par le chef de province de Farafangana, et son subordonné le capitaine Quinque, chef du district de Midongy, développe considérablement ces projets.

Autour du seul poste de Ranotsara, d’après le rapport de son chef, le sergent Philipini, deux cent cinquante bourjanes travaillent sur les routes en mai 1904. Le sergent a, quelques semaines auparavant, infligé quinze jours de prison à onze chefs de village qui n’avaient pas répondu assez promptement à la réquisition.

L’adjudant Colomer, à Soarano, fait surveiller les travailleurs employés sur la route Antanjobato-Ivolobe par des tirailleurs et partisans connus pour avoir tué, quelques jours auparavant, le chef Berahany.

En mai 1904 également, le capitaine Quinque donne l’ordre au lieutenant Petitjean, chef du sous-district d’Iakora, de faire construire une nouvelle route d’Iakora à Soarano. D’après le devis du capitaine, quatre-vingt travailleurs seront employés pendant un mois ou six semaines et un crédit de 250 francs ouvert à cet effet. Les indigènes devront fournir environ trois mille deux cents journées pour la somme globale de 250 frs : la journée devra donc être payée 10 centimes. Cette ombre de rémunération permettait d’obéir aux prescriptions du gouvernement général, lequel avait supprimé la corvée et ordonné de payer les indigènes occupés aux travaux publics.

Et cette indemnité dérisoire ne fut même pas versée : cent bourjanes furent employés du 14 mai au 8 septembre 1904 ; ils fournirent vingt et un mille journées au lieu des trois mille deux cents prévues. Pendant que l’importance du travail dépassait les prévisions du devis, le crédit alloué était réduit à 100 francs par le capitaine Quinque, alors que l’allocation primitive était de 250 francs. Il revenait donc à chaque bourjane à peu près 5 millimes par jour. Les malheureux ne touchèrent absolument rien, ces 100 francs de crédit ayant à peine suffi à payer des indemnités aux soldats ou caporaux surveillants.

D’avril à juillet 1904, dans le sous-district de Befotaka, le lieutenant Baguet fait construire plus de trois cents kilomètres de route, dites filanjana- bles, c’est-à-dire permettant le passage du filanjana. Ces routes ont de 1 m. 50 à 2 mètres en dedans des fossés et, en dehors des fossés, 1 mètre ou 2 sont débroussaillés. Pour ces travaux il a été alloué 1130 francs qui ont servi à acheter des outils et à donner des gratifications à quelques chefs. Évidemment les routes sont construites à bon marché : 43 centimes le kilomètre. À Esira, petit poste dépendant de Befotaka, le sergent chef de poste n’a pu amener que trente bourjanes sur les chantiers ; il demande l’autorisation de mettre à la barre le chef Retzambo, pensant ainsi faire venir des travailleurs plus nombreux. Le lieutenant Baguet accorde l’autorisation, prescrit à son subordonné de bien prendre en mains les gens d’Esira et lui envoie, pour payer les travaux, 50 francs à répartir ainsi : 15 francs au caporal européen, 10 francs aux deux tirailleurs surveillants, 25 francs aux trois chefs de tribus ; le reste… (il n’y en avait pas) était destiné aux travailleurs.

En juin 1904, seize villages du district de Bafotaka travaillaient aux routes. Quoi qu’il ait prescrit de secouer très durement les tribus d’Esira, quoiqu’il ait écrit à Ranotsara qu’il n’y avait pas lieu d’écouter les doléances des indigènes à propos des routes « sinon, disait-il, nous n’aurions qu’à partir », le lieutenant Baguet ne croyait pas, malgré le mécontentement déterminé par les travaux, à un soulèvement possible.

Fait plus grave : un mépris absolu et scandaleux de la vie humaine s’étale dans toute l’administration du district de Midongy.

Les villages prennent la fuite pour échapper aux corvées, à l’impôt, au désarmement. Des reconnaissances commandées par un gradé indigène, ou constituées par des partisans, sont lancées à leur poursuite. Les instructions données à ces reconnaissances sont résumées ainsi dans une lettre d’un chef : « Donner la chasse aux bourjanes, brûler les abris, détruire les plantations ». La chasse consiste à tirer, sur les indigènes en fuite et sans armes, des feux de salve. Ainsi lancées les reconnaissances font feu sur tout être rencontré. Elles deviennent si dangereuses, qu’en mars 1904 le capitaine Quinque prescrit aux chefs de reconnaissance dans l’Ivolobe de ne pas faire tirer trop vite, « car ils pourraient atteindre des émissaires, qui ont d’ailleurs reçu l’ordre de venir auprès des tirailleurs ou des Européens qu’ils rencontreraient et qui sont prévenus que s’ils prennent la fuite, ils seront poursuivis à coups de fusil ».

Les reconnaissances tirent sur les femmes, les enfants, comme sur les hommes. Les gens de Bekifafo fuient devant une reconnaissance, ils perdent en route un homme et une femme tués, une femme blessée par les tirailleurs.

Une reconnaissance, commandée par le lieutenant Janiaud, découvre un village dissident, habité par trois hommes et trois femmes. Ils fuient à son approche. Un homme et une femme sont tués, cette dernière par mégarde, dit le rapport, le tirailleur Mahatsanga « l’ayant prise pour un homme ».

Une autre reconnaissance aperçoit, devant une grotte, un indigène qui se prépare à fuir : elle tire et le tue, le supposant porteur d’un fusil : il n’avait qu’une angady et deux sagaies.

En septembre 1904, le lieutenant Baguet, cerne, pensant y trouver un assassin, le village de Vangavato. La reconnaissance tire sur les habitants qui fuient à travers les cactus et tue le fils de Tsirefy qui, dit le lieutenant Baguet, « était d’une nature très douce et n’avait certainement jamais fait de mal à personne ». Tant pis, « comme on dit en langage trivial, on ne peut faire d’omelette sans casser des œufs ».

Mais les indigènes ne sont pas victimes seulement de patrouilles tirant dans le tas, au risque de casser quelques œufs, comme l’écrivait le lieutenant Baguet.

Les exécutions sommaires, sans jugement, sur l’ordre d’un officier, d’un sous-officier, parfois d’un simple soldat, sont de pratique courante.

Le plus souvent l’indigène est tué par un tirailleur, un milicien chargé de sa garde. Le gardien a pour consigne de tirer sur tout prisonnier qui cherche à s’échapper, et les tentatives d’évasion sont si fréquentes que, d’évidence, la consigne véritable est de tirer… sous prétexte que le prisonnier a cherché à fuir.

De Ranotsara l’adjudant de Beon (21 novembre 1904) signale que le chef Tsirafy, détenu pour avoir donné asile à des étrangers, a tenté de s’enfuir et a été tué. Le tirailleur Mary rencontre un indigène sans carte ni passeport : l’indigène fuit, le tirailleur le frappe d’un coup de sagaie ; le fuyard ne s’arrêtant pas est tué d’un coup de fusil.

De Soarano l’adjudant Colomer (1er  octobre 1904) annonce que le nommé Remosy, détenu parce qu’il avait changé de résidence, ayant tenté de s’évader, a été tué d’un coup de fusil.

Ce même adjudant (7 octobre 1904) écrit qu’il cerne pendant la nuit les villages où se trouvent des insoumis. Les femmes, les enfants, sont détenus comme otages des maris ou pères absents ; les otages sont prévenus que s’ils sont repris après évasion, ils seront fusillés.

Sous le commandement de l’adjudant Colomer furent fusillés au poste de Soarano, avant la révolte, Tsianatry et Itsioanora, du village de Mananno, en présence de la population d’Iakora (27 août 1903).

Bemovo, du village d’Ambolialia, arrêté pour recel de fusils, tente de s’échapper : il est tué (août 1904).

Remendroka de Berefo et Remosa de Tsahatiana, arrêtés pour cause inconnue, sont fusillés par l’escorte qui les conduit à Ivolobe.

Velomania et un inconnu, inculpés de vols de bœufs, sont envoyés à Befotaka ; leur escorte les tue en chemin.

À Befotaka les chefs Ivolosy et Revingo, dénoncés comme détenteurs d’armes, sont emmenés par une patrouille : ils tentent de s’échapper : Ivolosy est tué.

Befanhoa, l’instigateur de la révolte dans le nord de la province de Farafangana, celle qui devait débuter par l’enlèvement du poste de Begago et le meurtre du sergent Alfonsi, avait été un agent dévoué de l’administration ; il se tourna contre elle pour venger un grief personnel. En septembre 1904 (11 septembre 1904), une reconnaissance fut envoyée par le capitaine Quinque dans l’Ivolobé ; sa mission consistait à s’emparer d’Indrepa et de vingt bœufs. La troupe était commandée par le sergent Beaufas-Morel. Après une marche de nuit, le village de Beampombo, — chef Befanhoa — se trouva cerné avant le jour. Les chiens donnèrent l’alarme, les habitants sortirent de leurs cases, et, terrifiés, s’enfuirent à travers les cactus ou les feux de salve les suivirent. Un indigène fut tué par Beaufas-Morel, deux furent blessés. Vingt habitants, parmi lesquels Befanhoa, furent ligotés et amenés à Midongy avec un troupeau de soixante bœufs.

Le capitaine Quinque infligea à Befanhoa, pour avoir donné asile à des dissidents, une amende de 500 francs, payable dans les 48 heures. Befanhoa n’avait pas à sa disposition une somme aussi élevée ; pour se la procurer il dut vendre quarante bœufs aux commerçants Randriafanana et Iakaditapiana.

Cette amende, le capitaine Quinque n’avait aucunement le droit de l’infliger. Mais il fit mieux : il n’en enregistra pas le versement et la somme illégalement perçue ne figura pas au livre des recettes du district de Midongy. Que devinrent les 500 francs d’amende extorqués à Befanhoa ? Furent-ils employés à des travaux exécutés dans le poste de Midongy ? Furent-ils, comme en a déposé l’interprète Michel, promis aux tirailleurs en patrouille dans l’Ivolobé ? Le capitaine Quinque, pour justifier l’omission de cette recette sur ses livres de caisse, a expliqué que la somme ayant été illégalement perçue, ne pouvait figurer régulièrement en recettes…

Il n’y a qu’une explication satisfaisante : le capitaine Quinque, comme beaucoup de fonctionnaires de cette époque, s’était constitué une masse noire, un budget échappant aux vérificateurs. L’amende infligée à Befanhoa n’était pas un fait exceptionnel. Dans le district de Midongy, elle était perçue fréquemment, soit en bœufs, soit en espèces. À Soarano (novembre 1904) l’adjudant Colomer préleva, sur une amende infligée à deux voleurs de bœufs, une vache, un veau et dix francs, le tout ayant dû être remis à des bourjanes qui apportaient des matériaux au poste.

Le 17 février 1904, le caporal Wirth était envoyé pour confisquer des bœufs non déclarés.

Le 5 novembre 1904, à Ranotsara, l’adjudant de Beon inflige une amende de 100 francs, payable dans les 48 heures, à Tsiandika, chef du village de Bereketra, parce qu’il a accueilli un dissident. En outre, Tsiandika est puni de 15 jours de prison.

Le code de l’indigénat était appliqué au mépris des prescriptions du décret qui l’avait promulgué. De simples chefs de poste, à Soarana, à Ranotsara, exerçaient une juridiction réservée aux chefs de province et de district ; des sous-officiers, même de simples soldats, comme le soldat Babou, punissaient sans en avoir le droit. L’application des peines était non moins illégalement pratiquée. Le code de l’indigénat ne permettait pas d’infliger plus de quinze jours de prison : les chefs de poste punissaient de trois mois, six mois et même davantage ; l’amende, au maximum légal de cinquante francs, était portée à cent et même cinq cents frs.

Ces agissements des autorités militaires, dans le district de Midongy, ont-ils été connus du chef de province commandant à Farafangana, et par lui portés à la connaissance de l’autorité supérieure de Tananarive, du gouverneur général, ou tout au moins de ses bureaux ?

Le chef du district de Midongy dans sa correspondance avec le chef de province, ne dit pas tout, mais il en dit cependant suffisamment pour qu’un supérieur aussi expérimenté que M. Benevent ait pu se rendre compte de la dureté employée à l’égard des indigènes.

Or d’après les ordres et les correspondances du chef de province, d’après celles des chefs de poste du district de Midongy, ces chefs, outre la responsabilité de leurs actes directs, ont assumé celle des sévices exercés sur les indigènes par les partisans sous leurs ordres.

J’ai déjà dit combien était redoutable l’action des partisans, accomplissant les missions dont ils étaient chargés dans leur seul intérêt personnel, violentant, pillant. Ayant l’oreille de l’autorité, ils dénonçaient leurs ennemis comme coupables de détentions d’armes, de fraudes en matière d’impôt, ou se faisaient acheter leur silence. Crus sur parole ils expliquaient, au retour de leurs expéditions, leurs méfaits, les meurtres commis, par la prétendue nécessité de se défendre, ou les tentatives de fuite des gens arrêtés. Ainsi, les chefs de poste, soit par leur propre action, soit souvent par celle des partisans, exerçaient une autorité qui empruntait ses procédés à la tradition la plus barbare.

Des excès commis par les partisans, j’en ai déjà rapporté des exemples ; j’en veux maintenant donner de topiques, parce qu’ils ont été constatés, dénoncés par des officiers eux-mêmes.

Le capitaine commandant à Tsivory en 1904 (aujourd’hui général) adressait au commandant du cercle de Fort-Dauphin, une liste de griefs, dressée contre les partisans de Befotaka par des indigènes de ce district. Ces indigènes s’étaient réfugiés à Tsivory et refusaient obstinément de rentrer dans leurs villages d’origine.

Itsimiejeky, Mahoramby, Isaoka, Ibona, accusés par les partisans de détenir des fusils, ont été arrêtés par le soldat Babou du poste d’Esira. Ils meurent dans la prison de Befotaka à la suite des mauvais traitements infligés par les partisans et les tirailleurs. Ibona avait eu les membres attachés avec des cordes enduites de sel et de piment.

Isoavarina, chef du village du même nom, est dénoncé comme donnant abri à six rebelles. Les partisans le ligotent. Pour ne pas être lié trop durement, Isoavarina leur donne cinq bœufs et 35 piastres (175 francs). Les partisans, sous les ordres d’un des leurs, nommé Ibehendy et particulièrement cruel, dirigent les prisonniers vers Befotaka ; chacun d’eux s’adjuge une femme du village. À l’étape, un des rebelles, Antesaka, tue Ibehendy qui a violé sa femme devant lui.

Isambo, dénoncé comme détenant un fusil, est arrêté, maltraité par les tirailleurs Rehavo et Izanga ; il meurt quelques heures après.

Rehevy est accusé d’avoir quitté son village sans autorisation. Arrêté par les partisans Remasa et Ibehendy, il est maltraité en cours de route et meurt en arrivant à la prison de Befotaka.

Ihefondily, dénoncé comme détenteur d’un fusil, meurt dans son village, à la suite des mauvais coups que lui ont portés Remosa et Ibehendy, partisans.

Ivolory, chef de village, est tué par les mêmes partisans, qui prétendent lui faire donner une arme.

Betsiliny est arrêté par Remosa. Ce dernier le suspend par les pieds au toit de sa case. Il est détaché après avoir remis vingt francs au partisan.

Isoma, arrêté par Remosa, est relâché après lui avoir remis cinq francs et un jeune bœuf.

Idinka est arrêté par le soldat Babou et meurt à Befotaka à la suite de mauvais traitements.

Remihaga est dénoncé comme détenteur d’un fusil. Il meurt dans son village après avoir été roué de coups par le tirailleur Izanga chargé de l’arrêter.

Retsimaty, arrêté par les tirailleurs et les partisans, est attaché avec des cordes enduites de sel et de piment. Ses deux mains depuis lors restent déformées et inertes.

En juin-juillet 1904, Zafindravalo, chef de village du district de Befotaka, avec une trentaine de ses hommes, fuit son village d’Ivangavato et vient s’installer dans le district de Tsivory. Conduit au poste, mis en demeure de réintégrer son village, il s’y refuse, préférant mourir, dit-il. Il y est renvoyé sous escorte.

Renseignements pris, Zafindravalo craignait d’être exposé à la tyrannie du partisan Ibehendry. Ce partisan avait faussement accusé d’assassinat Itsivafy, père de Zafindravalo, puis il avait tué Ifandroata, fils d’Itsivafy, comme ce dernier se rendait à la rizière : il avait ensuite raconté au chef de poste de Befotaka que Ifandroata l’avait menacé de sa hache. Sans examen, le chef de poste l’avait cru sur parole.

Itsiharindrova, dénoncé par les partisans comme détenant un fusil, est frappé par le soldat Babou

qui lui casse un bras.

Aux exactions et violences imputables aux partisans, on peut ajouter celles commises par des chefs de village, qui ont la confiance des chefs de poste.

Itavokery, chef d’un groupement Androravola, menace cinq de ses hommes de les dénoncer comme détenteurs d’un fusil ; chacun pour obtenir son silence lui donne une vache. Il en va de même d’un chasseur de sanglier, Ikihaka, que le chef accuse de posséder plus d’une sagaie : Ikihaka donne une vache.

Le même chef, Itavokery, couche avec une femme du village. Le lendemain il condamne le village, sous prétexte d’une punition infligée par le poste, à lui verser dix francs et… à les donner à la femme pour prix de sa nuit.

Des chefs de poste brutaux avec les indigènes, laissant la bride sur le cou à leurs hommes de confiance, qui sont des partisans ou des chefs de village, voilà comment, en 1904, dans le district de Midongy, s’exerce l’action civilisatrice de la France.

Le lieutenant Garenne, commandant par intérim le poste d’Esira en avril 1905, s’indignait des agissements des partisans de Befotaka. Ceux-ci, au cours d’une reconnaissance hors de leur secteur, avaient : 1° volé quatre-vingt cinq bœufs au village d’Ambarinahary, 2° molesté les habitants, tué d’un coup de talon de hache porté sur le crâne, un vieillard Imaféka (coupable selon le partisan Ibehandry), 3° blessé de même façon le nommé Remalaza, 4° volé vingt bœufs au nommé Rasiny, d’Amasora, 5° enlevé au village de Belavenoka six cent trente-quatre bœufs, 6° brûlé le village de Belavenoka.

Aux formes régulières s’était substitué le régime du bon plaisir. Les délits de droit commun devaient être déférés aux tribunaux indigènes, composés d’un Européen et d’un indigène, sous la présidence au moins d’un chef de district. Cette juridiction n’a pas fonctionné, avant 1905, dans la province de Farafangana et surtout dans le district de Midongy : le tribunal était représenté par le seul chef de poste.

Quelques jours après le massacre de Begogo, deux chefs viennent au poste de Midongy dire qu’ils n’ont en rien participé à l’attaque organisée par Befanhoa. Le capitaine Quinque les fait pendre et le lieutenant Janiaud écrit dans le compte-rendu des événements survenus à Midongy, où il commande par intérim : « J’ai fait détacher les deux pendus, dont l’odeur devenait insupportable ». Dans les instructions qu’il donne au capitaine Quinque, M. Benevent, chef de la province, se borne à de vagues recommandations et vraiment trop tardives. Le 22 novembre 1904 après la rébellion d’Amparihy, M. Benevent, mettant sa responsabilité à l’abri, écrit à Midongy que « la répression doit toujours avoir pour compagne la justice et pour conséquence le pardon ». Le 20 mai 1904, M. Benevent avait prescrit au chef de district de Vangaindrano d’exiger de ses subordonnés beaucoup d’énergie, afin d’assurer la perception des impôts sur la population de la falaise.

Vinay, on l’a vu, se conformait à ces ordres. À Vondrozo, la province prescrit de ne pas délivrer de passeport aux indigènes se déplaçant pour formuler des plaintes, avant de leur avoir fait payer la taxe de l’année en cours (16 septembre 1904).

On comprend que les indigènes aient rarement exposés leurs doléances, ce qui leur fut presque reproché par M. le secrétaire général Lepreux (V. page 143).

Dans le district d’Ikongo, la population doit construire les logements des fonctionnaires, et les chefs acquitter sur leurs remises d’impôts, les dépenses entraînées par ces constructions (2 août 1904).

L’impôt entre difficilement dans l’Ikongo « s’il est impossible d’emprisonner trois cents hommes à la fois, écrit le chef de province… les chefs de village devraient être rendus responsables du paiement de la taxe personnelle : c’est le seul moyen qui ait réussi dans les autres districts… » (7 novembre 1904).

Le chef de la province de Farafangana a dans bien des cas, on le voit, prescrit des mesures que ses subordonnés ont exécutées brutalement. Le chef de la province n’a pas cherché à en connaître plus que ce qui lui a été communiqué, et ni des instructions qu’il envoyait ni des mesures d’exécution qui étaient prises, il n’a, dans ses rapports officiels, donné au gouvernement général la véritable figure. S’il avait voulu regarder, il aurait appris autre chose que ce qui lui était rapporté officiellement.

Ce que nous savons des agissements du sergent Alfonsi, massacré à Begogo, ce qu’en savait le capitaine Quinque, ce qu’aurait pu connaître M. Benevent, s’il en avait eu le désir, est aussi démonstratif des procédés d’administration usités dans cette région et à cette époque.

En juin 1903, le sergent Alfonsi avait pris, par intérim, pendant l’absence du lieutenant titulaire, le commandement du sous-district de Iakora.

Quelques jours après il envoyait en mission à Refaty l’interprète Ignace Rahaga, chargé d’amener les contribuables retardataires à payer leurs taxes.

Pendant l’absence de l’interprète, Alfonsi pénètre dans sa case et violente sa femme. Cette femme s’échappe hors du poste : le sergent la fait ramener par deux tirailleurs. En rentrant à Iakora, Ignace apprend ce qui s’était passé et refuse de sérvir d’interprète. Alfonsi le frappe et le tient en prison pendant trois heures. Rahaga adresse une réclamation au lieutenant Petitjean, pour l’instant chef du poste de Midongy, et refuse de se rendre au bureau. Nouvelle scène avec Alfonsi : l’interprète part pour Midongy.

En route, une lettre du lieutenant Petitjean, accueillant sa réclamation, parvient à Rahaga. Celui-ci rentre à Iakora où le sergent, furieux d’avoir reçu du même officier de vifs reproches, se venge sur le porteur du courrier qu’il jette en prison après l’avoir roué de coups.

En juillet 1903, Alfonsi récidive ; il se fait amener la femme de l’interprète par deux hommes de garde : nouvelle réclamation de Rahaga. Le lieutenant Janiaud, chef du poste d’Iakora, renvoie, par mesure disciplinaire, Alfonsi à sa compagnie, à Midongy.

Les chefs indigènes de canton, Jameson et Velonahady, portèrent également des plaintes contre Alfonsi. Il leur aurait un jour, publiquement, frotté la bouche avec du crottin de mulet ; à Jameson parce qu’il manquait trois bourjanes sur le nombre réquisitionné ; au second parce qu’il n’avait pas rapporté du paddy et des poules.

C’est cet homme, dont le moins qu’on puisse dire est que sa moralité n’était pas compatible avec l’exercice d’une autorité, que le capitaine Quinque, son capitaine, au fait de toute sa conduite antérieure, désignait en octobre 1904, après l’amende infligée à Befanhoa, comme chef du poste de Begogo. Il l’amena à Begogo et le présenta à la population, — en grande partie composée des parents et bourjanes de Befanhoa — comme celui qui saurait les « mater ».

Comment à Farafangana, à Tananarive surtout, l’autorité eût-elle pu contester le choix d’Alfonsi comme chef de Begogo, alors que par un ordre du 5 juillet 1904, le capitaine Quinque porte à la connaissance de la compagnie « les propositions qu’il a faites au titre de l’inspection générale, en faveur des officiers, sous-officiers et tirailleurs de la compagnie et qui ont été adressées à M. le lieutenant-colonel commandant le 2e régiment de tirailleurs malgaches » ?

Voici ces propositions :

Pour adjudant, les sous-officiers :

Vinay, sergent.

Alfonsi, sergent.

Beaufas-Morel, sergent.

Pour la médaille militaire :

Vinay, sergent.

Alfonsi, sergent.

Beaufas-Morel, sergent.

Si les supérieurs du capitaine Quinque n’avaient connu Vinay, Alfonsi, coupables des agissements les plus condamnables, que par les propositions flatteuses de leur chef, ils auraient été excusables de les avoir soutenus. Malheureusement il est établi que M. de Juzancourt connaissait, par sa correspondance, les agissements de Vinay et M. Benevent ne pouvait ignorer ce qu’étaient exactement Vinay et Alfonsi.

District de Vondrozo

Exposer les agissements des autorités dans le district de Vondrozo serait répéter le récit de ce qui se passait à Vangaindrano et à Midongy : patrouilles tirant dans le tas sur les indigènes, emprisonnements, amendes, exécutions, etc. Je ne veux retenir qu’un épisode caractéristique des mœurs administratives.

Ceci se passait en septembre 1903. À cette date le poste de Vondrozo était commandé par un chef intérimaire, le lieutenant Bourès, seul Européen présent et qui, débutant dans la vie militaire, exerçait pour la première fois des fonctions administratives. L’indigène de confiance du chef de poste était un nommé Tiavanga.

Partisan des premisrs jours, Tiavanga s’était distingué comme le plus actif auxiliaire de l’administration dans le désarmement du district de Vangaindrano. Par ses délations, ses vols de bœufs, ses violences, il était devenu la terreur des villages.

L’autorité de Tiavanga s’imposa d’emblée au lieutenant Bourès. Au dire de Tiavanga, un très mauvais esprit régnait dans le clan Vohilakatza, qui n’avait pas payé ses impôts. L’arrestation de dix-sept petits chefs de ce clan fut décidée ; ils demeureraient emprisonnés à Vondrozo jusqu’à ce que leurs ressortissants aient versé le montant de leurs contributions.

Quand les dix-sept hommes arrivèrent à Vondrozo, la prison était pleine, il n’y avait pas de place pour eux. Ils furent descendus dans un silo, en compagnie de voleurs de bœufs. Le silo contenait vingt-cinq prisonniers qui y passèrent la nuit.

Les tirailleurs chargés de la surveillance, fermèrent l’ouverture du silo avec des planches, sur lesquelles ils se couchèrent. Au matin les planches furent enlevées : un silence absolu, troublé seulement par quelques gémissements, régnait dans le silo : sur les vingt-cinq occupants, vingt étaient morts asphyxiés.

Cet événement détermina une vive effervescence dans la région ; des murmures s’élevèrent, le lieutenant Bourès s’alarma, se rendit dans les villages, distribua quelques piastres, s’efforça de calmer les esprits, rejetant sur Tiavanga, son subordonné, la responsabilité de l’arrestation des chefs et de leur détention dans le silo.

Malgré ses efforts, l’émoi persistait. Le lieutenant se rendit à Farafangana, auprès du capitaine Dardaine, alors chef de la province. Que se passa-t-il entre ces deux officiers ? Aucun document n’a été trouvé relatif soit à leur entrevue, soit à l’événement qui l’avait motivée.

Le lieutenant Bourès revint à Vondrozo. Le lendemain il fit appeler le sergent comorien Ossoufi ; lui ordonna de s’assurer de Tiavanga, de le conduire à Faranfangana et de le tuer… s’il tentait de s’évader. Ossoufi, à quelque distance du poste de Vondrozo, abattit Tiavanga d’un coup de fusil.

De ces incidents : mort de vingt indigènes asphyxiés dans leur prison, exécution du partisan Tiavanga, nulle trace ne fut trouvée dans les rapports, soit du chef de district, le lieutenant Bourès, soit du chef de la province, le capitaine Dardaine ; les faits furent soigneusement dissimulés au gouvernement général.

Nous avons vu les prescriptions de la province de Farafangana relatives aux indigènes demandant des passeports, en vue de porter plainte auprès des autorités supérieures. Ces passeports ne devaient être délivrés qu’aux plaignants ayant payé la totalité de leurs impôts. C’était mettre un obstacle grave à la liberté des indigènes qui avaient des griefs à exposer.

Quand ces griefs étaient patents, l’histoire du gouverneur indigène Ramalama montre comment satisfaction était accordée à des plaintes reconnues légitimes.

Dans le district de l’Ikongo, le commandant de la province de Farafangana (en 1903) avait donné aux Tanala de la forêt un gouverneur indigène, né dans le pays : Ramalama. Comme tout noir investi d’une autorité, Ramalama ne l’exerçait qu’à son profit personnel : l’exaction était la raison de son administration.

Habitués à la tyrannie, les Tanala supportèrent d’abord avec patience les fantaisies de leur gouverneur, puis, excédés, adressèrent au chef de la Province de nombreuses plaintes. Quarante-deux de ces plaintes, dit un rapport officiel, reconnues en partie fondées, relevaient des violences, des exactions de toutes sortes commises par Ramalama (août 1904). Que fit M. Benevent, chef de la province de Farafangana, à qui une enquête avait dévoilé la conduite habituelle du gouverneur indigène ?

Un de ses rapports nous renseigne.

« Ce gouverneur, écrit là Benevent dans un rapport au gouverneur général, a commis des abus graves, mais nous ne devons pas oublier que le plus grand grief contre lui, c’est d’être notre auxiliaire. Les gens ne lui pardonnent pas qu’il nous ait conduits autrefois dans leurs repaires les plus reculés ».

Une anodine lettre de blâme fut adressée à Ramalama ; et ce fut tout en ce qui le concernait : il demeura gouverneur indigène et put, à son aise, sévir contre les plaignants qui lui étaient connus.

Par contre, comme l’agitation contre lui ne cessait pas, que les indigènes tenaient des kabarys, on renforça les postes de milice de la région. Cinquante-six miliciens de plus, répartis entre les postes de Fort-Carnot et Ankarimbelo, garantirent à Ramalama l’exercice de son autorité.

Comme on conçoit que les indigènes, ce que leur reprochait M. Lepreux, n’aient pas eu assez de confiance dans l’autorité, pour se plaindre !

Cette énumération de faits criminels un peu fastidieuse et pénible, décevante pour les Français qui croient à notre colonisation civilisatrice, preuve combien, dans le sud-est de Madagascar, jusqu’en 1905, la conception de l’autorité administrative, quant à ses rapports avec les indigènes, fut scandaleuse. Dans la province de Farafangana, les occupants agirent comme, avant eux, avaient agi les dominateurs howas. Au changement de maîtres, l’indigène ne gagna rien. Les exigences des européens, justes ou non, leurs règlements, s’imposaient uniquement par la force arbitrairement employée.

La révolte n’eut pas d’autre cause que les excès de l’administration.

Évidemment, les indigènes abhorraient l’autorité française, et comment auraient-ils pu ne pas l’abhorrer tandis qu’ils souffraient de sa brutalité ?

Mais la haine de l’indigène n’est pas à attribuer uniquement, comme le voulait la théorie administrative, à une haine de race : sa source était dans les agissements d’une autorité despotique.