Escal-Vigor/Partie I/Chapitre II

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Société dv Mercvre de France (p. 20-38).

II

Henry, nature passionnée et de philosophie audacieuse, s’était dit, non sans raison, que par ses affinités, il se sentirait chez lui dans ce milieu bellement barbare et instinctif.

Il inaugurait même son avènement de « Dykgrave » par une innovation contre laquelle le dominé Balthus Bomberg devait infailliblement fulminer, du haut de son pupitre pastoral. En effet, pour flatter le sentiment autochtone, Henry avait invité à sa table non seulement quelques hobereaux et gros terriens, deux ou trois artistes de ses amis de la ville, mais il avait convié en masse de simples fermiers, de petits armateurs, d’infimes patrons de chalands et de voiliers, le garde-phare, l’éclusier, les chefs d’équipe de diguiers et jusqu’à de simples laboureurs. Avec ces indigènes, il avait prié à cette crémaillère leurs femmes et leurs filles.

Sur sa recommandation expresse, tous et toutes avaient revêtu le costume national ou d’uniforme. Les hommes se modelaient en des vestes d’un velours mordoré ou d’un roux aveuglant, ouvrant sur des tricots brodés des attributs de leur profession : ancres, instruments aratoires, têtes de taureaux, outils de terrassiers, tournesols, mouettes, dont le bariolage presque oriental se détachait savoureusement sur le fond bleu marin, comme des armoiries sur un écusson. À de larges ceintures rouges brillaient des boucles en vieil argent d’un travail à la fois sauvage et touchant ; d’autres exhibaient le manche en chêne sculpté de leurs larges couteaux ; les gens de mer paradaient en grandes bottes goudronnées, des anneaux de métal fin adornaient le lobe de leurs oreilles aussi rouges que des coquillages ; les travailleurs de la glèbe avaient le râble et les cuisses bridés dans des pantalons de même velours que celui de leur veste, et ces pantalons, collant du haut, s’élargissaient depuis les mollets jusqu’au coup de pied. Leur petit feutre rappelait celui des basochiens au temps de Louis XI. Les femmes arboraient des coiffes à dentelles sous des chapeaux coniques à larges brides, des corsages plus historiés, aux arabesques encore plus fantastiques que les gilets des hommes, des jupes bouffantes du même velours et du même ton mordoré que les vestes et les culottes ; des jaserans ceignant trois fois leur gorge, des pendants d’oreille d’un dessin antique quasi byzantin et des bagues au chaton aussi gros que celui d’un anneau pastoral.

C’étaient pour la plupart de robustes spécimens du type brun, de cette ardente et pourtant copieuse race de Celtes noirs et nerveux, aux cheveux crépus et en révolte. Paysans et marins hâlés, un peu embarrassés au début du repas, avaient vite recouvré leur assurance. Avec des gestes lourds mais non empruntés, et même de ligne souvent trouvée, ils se servaient du couteau et de la fourchette. À mesure que le repas avançait, les langues se déliaient, des rires, parfois un juron, scandaient leur idiome guttural, haut en couleur avec, pourtant, des caresses et des veloutés inattendus.

Logique dans sa dérogation à l’étiquette, violant toute préséance, l’amphitryon avait eu le bon esprit d’asseoir chaque fois à côté d’un de ses pairs de l’oligarchie une fermière, une patronne de chaloupe ou une poissonnière, et, réciproquement, à côté d’une voisine de château, se calait un jeune nourrisseur de crâne encolure ou un chaloupier aux biceps noueux.

Les amis de Kehlmark constatèrent que presque tous les convives étaient dans la fleur ou dans la chaude maturité de l’âge. On aurait dit une sélection de femmes avenantes et de gars plastiques et galbeux.

Parmi les invités se trouvait un des principaux cultivateurs du pays, Michel Govaertz de la ferme des Pèlerins, veuf, père de deux enfants, Guidon et Claudie.

Après le seigneur de l’Escal-Vigor, le fermier des Pèlerins était l’homme le plus important de Zoudbertinge, le village sur le territoire duquel était situé le château des Kehlmark.

Durant la minorité et l’absence du jeune comte, Govaertz l’avait même remplacé à la tête de la wateringue ou conseil d’entretien et de préservation des terres d’alluvion, dites polders, conseil dont le Dykgrave était le chef. Et ce n’était pas sans une certaine mortification d’amour-propre que, par le retour de Kehlmark, le fermier des Pèlerins s’était vu relégué au rang d’un simple membre des comices en question. Mais l’affabilité du jeune comte avait bientôt fait oublier à Govaertz cette petite diminution d’autorité. Puis, auparavant, il ne siégeait dans la wateringue que comme représentant du Dykgrave, tandis que comme juré il avait droit d’initiative et voix délibérative dans le chapitre. De plus, n’avait-il point été récemment élu bourgmestre de la paroisse ? Gros paysan, quadragénaire de belle prestance, pas méchant, mais vaniteux, de caractère nul, il avait été extrêmement flatté d’être invité au château et d’occuper, avec sa fille, la tête de la table. Soutenu par ses compères, surtout stylé et instigué par sa fille, la non moins ambitieuse mais plus intelligente Claudie, il incarnait les prérogatives et les immunités civiles et tenait frondeusement tête au pasteur Bomberg. Un instant, il craignit que le comte de Kehlmarck ne profitât de son influence pour se faire nommer magistrat du village. Mais Henry abhorrait la politique, les compétitions qu’elle engendre, les bassesses, les intrigues, les compromissions qu’elle impose aux hommes publics. De ce côté, Govaertz n’avait donc rien à craindre. Aussi résolut-il de se faire un ami et un allié du grand seigneur, pour réduire le dominé à l’impuissance. Cette attitude lui avait été recommandée par Claudie dès qu’on apprit l’arrivée du châtelain d’Escal-Vigor.

Pour honorer le bourgmestre, le comte avait assis Claudie Govaertz à sa droite.

Claudie, la forte tête de la maison, était une grande et plantureuse fille, au tempérament d’amazone, aux seins volumineux, aux bras musclés, à la taille robuste et flexible, aux hanches de taure, à la voix impérative, type de virago et de walkyrie. Un opulent chignon de cheveux d’or brun casquait sa tête volontaire et répandait ses mèches sur un front court, presque jusqu’à ses yeux hardis et effrontés, bruns et fluides comme une coulée de bronze, dont un nez droit et évasé, une bouche gourmande, des dents de chatte, soulignaient la provocation et la rudesse. Toute en chair et en instincts, un besoin de tyrannie, une ambition féroce parvenait seule à réfréner ses appétits et à la conserver chaste et inviolée jusqu’à présent, malgré les ardeurs de sa nature. Pas l’ombre de sensibilité ou de délicatesse. Une volonté de fer et aucun scrupule pour arriver à ses fins. Depuis la mort de sa mère, c’est-à-dire depuis ses dix-sept ans — aujourd’hui elle en comptait vingt-deux — elle gouvernait la ferme, le ménage et, jusqu’à un certain point, la paroisse. C’est avec elle que devrait compter le pasteur. Son frère Guidon, un adolescent de dix-huit ans, et même son père le bourgmestre, tremblaient lorsqu’elle élevait la voix. Un des plus beaux partis de l’île, elle avait été très recherchée, mais elle avait éconduit les prétendants les plus argenteux, car elle rêvait un mariage qui l’élèverait encore au-dessus des autres femmes du pays. Telle était même la raison de sa vertu. Magnifique et vibrant morceau de chair, aussi affriolée qu’affriolante, elle décourageait les poursuites des mâles sérieusement intentionnés, quoiqu’elle eût voulu s’abandonner, se pâmer dans leurs bras et leur rendre étreinte pour étreinte, qui sait, peut-être même les provoquer et, au besoin, les prendre de force.

Afin de mater et d’étourdir ses postulations, Claudie se dépensait, la semaine, en corvées, en besognes éreintantes, et, aux kermesses, elle se livrait à des danses furieuses, provoquait des algarades, fomentait des hourvaris et des rixes entre ses galants, mais leurrant le vainqueur, le maîtrisant au besoin, affectant encore plus de brutalité que lui, allant jusqu’à le battre et le traiter comme il avait servi ses rivaux, puis s’esquivant, intacte. Ou s’il lui arriva de rendre furtivement une caresse, de tolérer quelque privauté anodine, elle se reprenait au moment critique, rappelée à la sagesse par son rêve d’un glorieux établissement.

Aussitôt qu’elle eut vu Henry de Kehlmark, elle se jura de devenir châtelaine de l’Escal-Vigor.

Henry était beau cavalier, célibataire, fabuleusement riche à ce qu’on prétendait, et aussi noble que le Roi. Coûte que coûte il épouserait cette altière femelle. Rien de plus facile que de se faire aimer de lui. N’avait-elle pas fait tourner la tête à tous les jeunes villageois ? À quelles extrémités les plus huppés ne se seraient-ils pas résolus pour la conquérir ? Il ferait beau voir qu’un homme la refusât si elle consentait à se livrer à lui.

Claudie savait déjà, pour l’avoir entrevue dans le parc ou sur la plage, que le comte était accompagné d’une jeune femme, sa gouvernante ou plutôt sa maîtresse. Ce concubinage avait même mis le comble à la sainte indignation du dominé Bomberg ! Mais Claudie ne s’inquiétait pas outre mesure de la présence de cette personne. Kehlmark ne devait pas en faire grand cas. À preuve que la demoiselle ne s’était pas même montrée à table. Claudie se flattait bien de la faire renvoyer et, s’il le fallait, de la remplacer en attendant le mariage ; assez sûre d’elle-même pour se donner à Kehlmark et le forcer ensuite à l’épouser. Puis, la jordaenesque femelle jugeait assez insignifiante cette petite personne pâle et mièvre, vaguement anémique, maigrichonne, privée de ces robustes appas si prisés des rustres.

Non, le comte de la Digue n’hésiterait pas longtemps entre cette mijaurée et la superbe Claudie, la plus éblouissante femelle de Smaragdis et même de Kerlingalande.

Durant le dîner, elle jaugea l’homme avec des regards et un flair lascifs de bacchante, en même temps qu’elle estimait le mobilier, le couvert et la vaisselle avec des yeux de tabellion ou de commissaire-priseur. Quant à la valeur du domaine, elle lui était connue depuis longtemps, d’ailleurs comme à tous ceux du village. Ce vaste vallon triangulaire, limité de deux côtés par les digues, et du troisième par une grille et de larges fossés, représentait, avec les cultures et les bois dépendants, près du dixième de l’île entière. Et la rumeur publique attribuait en outre à Kehlmark des possessions en Allemagne, aux Pays-Bas et en Italie.

On se racontait aussi que son aïeule, la douairière, lui avait laissé près de trois millions de florins en titres de rente. Il n’en fallait pas davantage pour que la positive Claudie jugeât Kehlmark un épouseur, un mâle très sortable. Peut-être, s’il n’avait pas été riche et titré, l’eût-elle préféré un peu plus membru et sanguin. Mais elle ne se lassait pas d’admirer son élégance, ses traits aristocratiques, ses mains de demoiselle, ses beaux yeux outre-mer, sa fine moustache, et sa barbiche soigneusement taillée. Ce que le Dykgrave présentait d’un peu réservé ou d’un peu timide, de presque langoureux et mélancolique par moments, n’était pas fait pour déplaire à la pataude. Non point qu’elle donnât dans le sentimentalisme : rien, au contraire, n’était plus loin de son caractère extrêmement matériel ; mais parce que ces moments de rêverie chez Kehlmark lui paraissaient révéler une nature faible, un caractère passif. Elle n’en régnerait que plus facilement sur sa personne et sur sa fortune. Oui, ce noble personnage devait être on ne peut plus malléable et ductile. Comment aurait-il subi, sinon, si longtemps le joug de cette « espèce », de cette demoiselle, que l’expéditive Claudie n’était pas loin de considérer comme une intruse ? Le raisonnement auquel se livrait la gaillarde ne manquait pas de logique : « S’il s’est laissé engluer et dominer par cette pimbêche, combien il serait plus vite subjugué par une vraie femme ! »

Et les façons d’Henry n’étaient point faites pour la décevoir. Il se montra tout le temps d’une gaîté fébrile, presque la gaîté d’un penseur trop absorbé qui cherche à s’étourdir ; il lutinait et agaçait sa voisine de table avec une telle persistance, que celle-ci se crut déjà arrivée à ses fins. Ce laisser-aller de Kehlmark acheva de scandaliser les quelques hobereaux invités à ces excentriques agapes, mais ils n’en firent rien paraître, et, tout en se gaussant intérieurement de cette réunion saugrenue, à laquelle ils avaient consenti d’assister par égard pour le rang et la fortune du Dykgrave, en sa présence ils affectèrent de trouver l’idée de cette crémaillère souverainement esthétique, et se récrièrent d’admiration. Nous laissons à penser en quels termes ils racontèrent cette inconvenante mascarade au dominé et à sa femme, dont, avec deux ou trois bigotes, ces nobilions gourmés et collet monté formaient les seules ouailles. L’un après l’autre ils demandèrent leur voiture et se retirèrent furtivement avec leurs prudes épouses et héritières. On ne s’en amusa que mieux après leur départ.

Le comte, qui dessinait et peignait comme un artiste de profession, se plut, au café, à croquer un très pimpant médaillon de Claudie, qu’il lui offrit après qu’on l’eut fait circuler à la ronde, pour l’émerveillement des naturels de plus en plus ravis par la rondeur de leur jeune Dykgrave. Michel Govaertz, particulièrement, était aux anges, flatté des attentions du comte pour son enfant préférée. Tout le temps Henry avait trinqué avec elle, et il ne cessait de la complimenter sur son costume : « Il vous sied à ravir, disait-il. Combien vous vous imposez plus naturellement sous ces atours que cette dame, là-bas, qui se fait habiller à Paris ! » Et il lui désignait du regard une baronne très compassée et fagotée, assise à l’autre bout de la table, et qui, flanquée de deux désinvoltes loups de mer, ne s’était point départie, depuis le potage, d’une moue dégoûtée et d’un silence plein de morgue.

— Peuh ! avait répondu Claudie, vous voulez rire, monsieur le comte. C’est bien que vous nous ayez prescrit le costume du pays, sinon je me serais aussi vêtue comme nos dames d’Upperzyde.

— Je vous en conjure, reprit le comte, gardez-vous de pareil affublement. Ce serait faire acte de trahison !

Et le voilà qui se lance dans un panégyrique du costume naïvement approprié aux particularités du terroir, aux différences de contrées et de races. « Le costume, déclare-t-il, complète le type humain. Ayons nos vêtements personnels comme nous avons notre flore et notre faune spéciales ! » Ses mots imagés semblent peindre et modeler de belles formes humaines harmonieusement drapées.

Au plus fort de sa conférence éthologique, il s’aperçoit que la jeune paysanne l’écoute sans rien comprendre à son enthousiasme.

Pour la distraire, il se mit en devoir de lui montrer les diverses pièces du château fraîchement restauré, bourré de souvenirs et de reliques. Claudie prit le bras du comte et, ouvrant la marche, il invita les autres villageois à les suivre d’enfilade en enfilade. Les yeux de Claudie, comme deux charbons ardents, dévoraient l’or des cadres, des lambris et des torchères, les tapisseries féodales, les panoplies d’armes rares, mais demeuraient insensibles à l’art, au goût, à l’ordonnance de ces luxueux accessoires. De nobles nus, peints ou sculptés, entre autres les copies des jeunes hommes du Buonarotti encadrant les compositions du plafond de la Sixtine, ne la frappaient que par leur costume in naturalibus. Elle éclatait, en se renversant, d’un rire polisson, ou bien se couvrait le visage, jouant l’effarouchement, la gorge houleuse ; et Kehlmark la sentait frémir et panteler contre sa hanche. Michel Govaertz marchait sur leurs pas avec la bande ahurie et égrillarde. Des loustics commentaient les toiles de maîtres, s’affriolaient et, devant les nudités mythologiques, faisaient, de l’œil et même du geste, leur choix.

À plusieurs reprises, le bourgmestre alla leur recommander plus de discrétion.

Comme il revenait de les rappeler vainement à la décence : « Quelqu’un qui n’est pas content de vous voir parmi nous, monsieur le comte, dit-il, c’est notre dominé, Dom Balthus Bomberg. »

— Ah bah ! fit le Dykgrave. En quoi lui porté-je ombrage ? je ne pratique pas, j’en conviens, mais je crois en savoir aussi long que lui sur le chapitre des religions, et quant à la véritable, l’éternelle vertu je m’entendrai bien avec les braves gens de tous les cultes… Au fait, Dom Balthus a décliné mon invitation d’aujourd’hui, en donnant à entendre que pareilles promiscuités répugnent à son caractère… En voilà de l’évangélisme !… Il est gentil pour ses paroissiens…

— Savez-vous bien, qu’il a déjà prêché contre vous ! dit Claudie.

— Vraiment ? Il me fait beaucoup d’honneur.

— Il ne vous a pas attaqué directement et s’est bien gardé de vous nommer, reprit le bourgmestre, mais les assistants ont tout de même compris qu’il s’agissait de Votre Seigneurie, lorsqu’il dénonçait tels beaux châtelains venus de la capitale, qui affichent des idées de mécréants et qui, manquant à tous leurs devoirs, donnent le mauvais exemple aux humbles paroissiens, en moquant, par leurs mœurs dissolues, le très saint sacrement du mariage ! Et patati, et patata ! Il paraît qu’il en a eu pour un bon quart d’heure, du moins à ce que nous ont raconté mes dévotes de sœurs, car ni moi, ni les miens nous ne mettons le pied dans son église !…

En entendant cette allusion à son faux ménage, le comte avait légèrement changé de couleur, et ses narines accusèrent même une nerveuse contraction de colère qui n’échappa point à Claudie.

— N’aurons-nous pas l’honneur de saluer madame… ou, comment dirai-je, mademoiselle… ? demanda la paysanne en balbutiant avec affectation.

Une nouvelle expression de furtif mécontentement passa sur la physionomie de Kehlmark. Ce nuage n’échappa non plus à la futée villageoise. « Tant mieux, songeait-elle, la mijaurée semble déjà l’avoir excédé ! »

— Vous voulez parler de mademoiselle Blandine, mon économe, fit Kehlmark d’un air enjoué ! Excusez-la. Elle est très occupée et, de plus, extrêmement timide… Son grand plaisir consiste à préparer et à diriger, dans la coulisse, mes petites réceptions… Elle est quelque chose comme mon maître de cérémonies, le régisseur général de l’Escal-Vigor…

Il riait, mais Claudie trouva ce rire un peu pincé et étranglé. En revanche ce fut avec une intonation sincèrement attendrie qu’il ajouta : « C’est presque une sœur… À deux nous avons fermé les yeux à mon aïeule ! »

Après un silence : « Et vous viendrez nous voir, aux Pèlerins, monsieur le comte ? » demanda Claudie, un peu inquiétée, dans ses spéculations matrimoniales, par la flexion presque fervente des dernières paroles d’Henry.

— Oui, monsieur le comte, vous nous feriez grand honneur par cette visite, insista le bourgmestre. Sans nous vanter, « les Pèlerins » n’ont point leur égal dans tout le royaume. Nous ne possédons que bêtes de choix, sujets primés, les vaches et les chevaux aussi bien que les porcs et les moutons…

— Comptez sur moi, fit le jeune homme.

— Sans doute, monsieur le comte connaît-il tout le pays ? demanda Claudie. — Ou à peu près. L’aspect en est assez varié. Upperzyde m’a laissé le souvenir d’une jolie villette avec des monuments et même un musée curieux… J’y découvris autrefois un savoureux Frans Hals… Ah, un joufflu petit joueur de chalumeau ; la plus merveilleuse symphonie de chair, de vêture et d’atmosphère dont cet exubérant et viril artiste ait jamais enchanté la toile… Pour ce ravissant petit drôle, je donnerais toutes les Vénus, même celles de Rubens… Il me faudra retourner à Upperzyde.

Il s’arrêta, songeant qu’il parlait latin à ces braves gens.

— On m’a entretenu aussi, reprit-il, des dunes et des bruyères de Klaarvatsch… Attendez donc. N’y a-t-il point par là des paroissiens bizarres ?…

— Ah, les sauvages ! fit le bourgmestre, avec protection et mépris. Une population de sacripants ! Les seuls vagabonds et indigents du pays !… C’est notre Guidon, mon vaurien de fils, qui les a pratiqués ! Chose triste à dire, il pourrait être des leurs !

— Je prierai votre garçon de me conduire un jour par là, bourgmestre ! dit Kehlmark en faisant passer ses hôtes dans une autre pièce. Ses yeux s’étaient allumés, au souvenir du petit joueur de chalumeau. À présent ils se voilaient et sa voix avait eu un tremblement, un accent d’une indicible mélancolie, suivi comme d’un sanglot déguisé en toux. Claudie continuait à regarder à droite et à gauche, supputant la valeur marchande des bibelots et des raretés.

Dans la salle de billard, où ils venaient d’entrer, toute une paroi était prise, comme on sait, par le Conradin et Frédéric de Bade, peinture de Kehlmark lui-même d’après une gravure très populaire en Allemagne. Le suprême baiser des deux jeunes princes, victimes de Charles d’Anjou, mettait sur leur visage une expression d’amour extrême, quasi sacramentel, intensément rendue par Henry.

— Ça ?… Deux petits princes. Les maîtres d’un de mes très arrière-aïeux… On va leur couper la tête ! expliqua-t-il, singulièrement gouailleur, à Claudie qui béait devant cette peinture presque avec des yeux de badaude, habituée des exécutions capitales.

— Pauvres enfants ! remarqua la grosse fille. Ils s’embrassent comme des amoureux…

— Ils s’aimaient bien ! murmura Kehlmark comme s’il eût dit amen. Et il entraîna plus loin sa compagne. Comme elle constatait naïvement la profusion de statues et d’académies d’hommes parmi les tableaux et les marbres : « En effet, ce sont des machines comme il s’en trouve à Upperzyde et dans d’autres musées !… Cela meuble ! Faute de modèles je travaille d’après cela ! » répliqua Kehlmark, et cette fois d’un ton indifférent, contrefaisant, aurait-on dit, les intonations profanes de ceux qu’il pilotait.

Moquait-il ses invités ou se surveillait-il lui-même ?

Selon la mode villageoise, on s’était mis à table à midi.

Il était neuf heures et le soir tombait.

Tout à coup on entendit sonner et ronfler des cuivres.

Des torches se rapprochèrent avec des rythmes de sérénades foraines et projetèrent, dans la pénombre des salons, un rougeoiement d’aurore boréale.